Les Mystères du peuple/VIII/5

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Les Mystères du peuple — Tome VIII
LE TRÉPIED DE FER ET LA DAGUE

Chapitre IV.

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CHAPITRE IV.


Le château de Chivry. — La salle du dais. — Le sire de Nointel ramène aux pieds de sa fiancée dix captifs enchaînés. — Un repas de noce au quatorzième siècle. — La poterne du château. — La loi du talion. — Le pont de l’Orville. — Le sire de Nointel et le chevalier de Chaumontel. — Charles-le-Mauvais. — Message de Mahiet. — Politique du roi de Navarre. — Guillaume Caillet couronné roi des Jacques.




Le château de Chivry, situé à trois lieues de Nointel et bâti, comme presque tous les manoirs féodaux, au sommet d’une montagne escarpée, n’a rien à redouter d’une attaque de vive force ; défendu par cent hommes d’armes et par sa position, il peut résister à un long siége ; et pour entreprendre une pareille attaque, des machines de guerre et des engins d’artillerie eussent été indispensables. La magnificence intérieure de cet édifice seigneurial égale sa force défensive ; entre autres somptuosités, la salle du dais, ou salle d’honneur, offre un coup d’œil splendide. Ses solives, peintes et dorées, étincellent sur le bleu du plafond ; de riches tentures couvrent les murailles, et d’énormes cheminées de pierre sculptée, où brûlent des troncs d’arbres entiers, s’élèvent aux deux extrémités de cette immense galerie, éclairée par dix fenêtres à ogives, aux vitraux armoriés, et large de cent pas, sur deux cents de longueur ; vastes dimensions indispensables aux cérémonies des festins d’apparat, dans lesquels les majordomes du sire de Chivry entrent, selon la coutume, à cheval, par l’une des portes de la salle, apportant solennellement dans des plats d’argent les mets d’honneur, tels que paons et faisans rôtis, ornés de leur tête, de leurs ailes et de leurs queues chatoyantes ; ou encore pâtisseries gigantesques représentant le manoir seigneurial, orné d’un écusson armorié de vives couleurs, glorieux mets que les pages placent sur la table devant la reine du festin. 


Ce jour-là, une brillante compagnie, nobles, seigneurs, dames, damoiselles et enfants de châtellenies voisines, réunis dans la galerie du château de Chivry, s’empressent autour de la belle Gloriande, triomphalement assise sous le dais, sorte de siége élevé, recouvert de brocart d’or et surmonté d’un ciel empanaché ; jamais la damoiselle n’a paru aux yeux éblouis de ses admirateurs plus superbe et plus rayonnante : elle resplendit de parure ; ses cheveux noirs, tressés d’un fil de perles et d’escarboucles, sont à demi cachés par son virginal chapel de fiancée ; sa robe de velours blanc, brochée d’argent, découvre hardiment sa poitrine et ses bras accomplis. Une écharpe de soie orientale, frangée de perles, ceint sa taille svelte et élevée. L’œil brillant, la joue animée, la lèvre souriante, Gloriande reçoit les compliments de la noble assemblée qui la félicite sur son mariage, dont l’heure va bientôt sonner à la chapelle du château. Le vieux sire de Chivry jouit en bon père du bonheur de sa fille et des hommages dont il la voit entourée. Cependant, malgré l’épanouissement de ses traits, Gloriande fronce de temps à autre ses noirs sourcils en regardant avec impatience du côté des portes de la grande galerie ; le comte de Chivry, surprenant un de ces regards impatients, dit à sa fille en souriant : — Sois tranquille… Conrad ne tardera pas à paraître.

— Mon père, sa bizarrerie est inexplicable. Quoi ! de retour de la guerre et arrivé ce matin ici, je ne l’ai point encore vu ?

— Eh bien ! tiens, le voici… regarde-le… ma belle amoureuse !

Au moment où le vieux seigneur parle ainsi, un cortége triomphal entre dans la salle immense. Des joueurs de clairon ouvrent la marche, sonnant un air de bravoure, puis viennent des pages, aux livrées du sire de Nointel, suivis de ses écuyers ; ceux-ci conduisent enchaînés dix hommes hideux à voir ; leur crâne et leur visage complètement rasés, sont d’un brun couleur de suie ; mornes, accablés, ils tiennent leur tête tristement baissée et portent de longs sarraus tout neufs, en étoffe mi-partie blanche et verte (couleurs armoriales de la maison de Chivry). De temps à autre ces captifs secouent leurs chaînes avec fracas en poussant des gémissements lamentables et prononçant quelques mots en un langage inintelligible et barbare ; derrière eux s’avance Conrad Neroweg, sire et seigneur de Nointel, superbement campé sur son cheval de guerre, sa visière baissée, sa lance au poing, et revêtu d’une splendide armure de bataille. À ses côtés, mais à pied, marche Gérard de Chaumontel, aussi armé de toutes pièces et semblant partager le triomphe de son ami. Les acclamations de la noble assistance accueillent ce cortége, et la belle Gloriande, envermillonnée de surprise, de bonheur et d’amour, car son fiancé lui ramène dix captifs enchaînés, se lève de son siége et, agitant son mouchoir parfumé, s’écrie :

— Gloire au victorieux ! honneur au plus vaillant des preux !

— Gloire au victorieux ! — répète la noble assistance, — honneur au plus vaillant des preux !

Le sire de Nointel, descendant alors de son cheval, que l’un de ses pages emmène hors de la galerie, relève la visière de son casque, et tandis que ses écuyers ordonnent par signe aux prisonniers de s’agenouiller au pied du dais de la damoiselle de Chivry, Conrad lui dit fièrement :

— La dame m’avait ordonné d’aller guerroyer contre l’Anglais, et de lui ramener dix captifs ; le devoir de tout preux chevalier est d’obéir à la reine de ses pensées. Je suis allé guerroyer. Voici les dix captifs anglais, conquis par moi à la bataille de Poitiers. C’est moi, captif du dieu d’amour, qui conduis ces prisonniers enchaînés aux pieds de ma dame qui me tient moi-même enchaîné par le plus doux des servages.

Ces chevaleresques et galantes paroles excitent les transports de l’assemblée ; le sire de Nointel s’incline modestement et reprend :

— Ces captifs appartiennent à ma dame ; qu’elle dispose de leur sort en souveraine !

— Mon vaillant chevalier me prie de décider du sort de ces captifs, — reprend la belle Gloriande ; — j’ordonne qu’ils soient délivrés de leurs chaînes… et qu’on leur fasse largesse ! Le jour de mon mariage doit être pour tous un jour de liesse… — Puis, tendant sa main à Conrad qui met un genou en terre devant sa fiancée : — Voici ma main, sire de Nointel ; je ne saurais la donner à un plus preux chevalier.

— Heureux jours aux deux époux ! — crie l’assemblée, — gloire et bonheur à Gloriande de Chivry et à Conrad de Nointel ! !

Pendant que la brillante compagnie témoigne ainsi de la part qu’elle prend à la félicité des deux futurs époux, le sire de Chivry, s’approchant du chevalier de Chaumontel, lui dit à demi-voix en regardant les prisonniers anglais :

— Gérard, quelle diable d’espèce d’Anglais est donc celle-là ?… ils sont noirs comme des taupes !

— Messire comte, — répond gravement le chevalier, — ces coquins sont de la tribu anglaise des Ratamorphrydich !

— Hein ! — dit le vieux seigneur stupéfait de ce nom barbare ; — tu dis de la tribu des…


— Des Ratamorphrydich ! — reprend sans sourciller le chevalier. — C’est une des tribus les plus féroces du nord de l’Angleterre, on la croit issue d’une colonie gyptiaque ou même syriaque ! venue des déserts de Moscovie, aux rivages d’Albion, sur des chevaux marins !… Et voilà pourquoi, messire, ces coquins sont si noirs !

— Ah ! très-bien, — repart le vieux seigneur abasourdi de la science géographique du chevalier. — Je m’explique, maintenant, la couleur foncée du teint de ces captifs.

La cloche de la chapelle du château de Chivry ayant en ce moment tinté, le sire de Chivry dit au chevalier : — Voici le premier coup de la messe de mariage. Ah ! Gérard, c’est un beau jour pour mes vieux ans que celui-ci… doublement beau, car il luit en de tristes temps !

— Messire, de quoi vous plaignez-vous ? Conrad vous revient couvert de lauriers, prisonnier des Anglais, sur parole, il est vrai ; mais en ce moment ses vassaux boursillent sa rançon ; il est aimé de votre fille, il l’adore ; votre château bien approvisionné, bien fortifié, défendu par une vaillante garnison, n’a rien à redouter des Anglais et des routiers ; Jacques Bonhomme, encore tout meurtri de la leçon qu’il a reçue l’an passé au tournoi de Nointel, n’ose lever le nez de dessus les sillons qu’il laboure pour vous : donc, messire, vivez en paix et en joie !

— Mon père, — vint dire au comte de Chivry la belle Gloriande avec empressement, — voici le second coup de cloche pour la messe… partons… partons !

— Allons, je te suis, chère impatiente, — dit le vieux seigneur en souriant à sa fille. — Donne la main à Conrad et allons à l’autel.

— Ah, mon père ! quel est mon bonheur ! savez-vous que Conrad a parlé de moi au régent, notre sire ? Ce jeune et gracieux prince désire me voir à la cour… Nous partirons avant huit jours pour Paris… D’ici là, j’aurai le temps de faire faire trois robes : l’une de brocart d’or… l’autre de…

— Tu te feras faire dix robes, vingt robes, si tu le veux, et des plus riches ! — dit le comte avec une expansion de tendresse paternelle, on pinçant les joues de sa fille. — Rien de trop beau pour Gloriande de Chivry, lorsqu’elle paraîtra à la cour ! Il est bon de prouver à ces rois qui prétendent primer la seigneurie, qu’autant qu’eux autres nous sommes grands seigneurs ; l’argent ne te manquera pas : mes baillis ont mes ordres ; dès demain ils frapperont double taxe sur mes vassaux en l’honneur de ton mariage, selon la coutume. Mais, tiens, voici un autre impatient, aie pitié de son martyre, — ajouta gaiement le comte en montrant Conrad qui s’approchait vivement, cherchant des yeux Gloriande. Le sire de Nointel prit avec amour la main de sa fiancée, le cortége se forma, et la noble assistance, suivie des pages, des écuyers, se dirigea vers la chapelle du manoir.

Les prisonniers anglais, délivrés de leurs chaînes par ordre de la damoiselle de Chivry, venaient les derniers. Au moment où ils passaient le seuil de la porte de la galerie, il tomba de dessous le sarrau de l’un ces captifs, un grand couteau à manche de bois grossier.

— Adam-le-Diable, — dit à voix basse un autre prisonnier, — ramasse donc ton couteau…




Le mariage de la damoiselle de Chivry et du seigneur de Nointel a eu lieu le matin, et dans la galerie du manoir, transformée en salle de festin, sont réunis tous les invités à ces brillantes épousailles ; le repas a duré jusqu’à une heure assez avancée de la soirée, il touche à sa fin. Durant six heures et plus les nobles convives ont fait fête à tous les services de cet interminable repas, car pendant que Jacques Bonhomme soutient à peine sa triste vie avec des fèves presque pourries et de l’eau saumâtre, les seigneurs, qu’il engraisse de ses rudes labeurs, mangent, et remangent à crever dans leur peau ; jugez-en, fils de Joel, d’après le festin de noces de la belle Gloriande. Le premier service, destiné à ouvrir l’appétit, se composait de limons, de fruits confits au vinaigre, de cerises aigres, de salaisons, de salades et autres mets appétissants. Second service : Pâtes d’écrevisses et d’amandes à la crème, brouets de viandes macérées cuites avec du bouillon, potages au riz, à l’avoine, à la fromentée, au macaroni, à la chair pilée, au millet, servis sur table de façon à ce que les diverses couleurs dont ils sont habilement teints par un cuisinier expert réjouissent agréablement la vue des convives ; potages blancs, bleus, jaunes, rouges, verts ou dorés, harmoniaient leurs nuances. Troisième service : Rôtis à la sauce, et combien d’innombrables sauces ! sauce à la cannelle, à la noix muscade, aux bourgeons, aux raisins, au genêt, aux roses, aux fleurs, toutes ces sauces teintes aussi de couleurs variées. Quatrième service : Pâtés de toutes sortes, pâtés de sanglier, pâtés de cerf, pâtés monstrueux renfermant, au milieu de rangées d’oisons gras, un agneau farci ; enfin les pâtisseries, des tartes à double visage, aux herbes, aux feuilles de roses, aux cerises, aux châtaignes, et au milieu de cette profusion de tartes, s’élevait une pâtisserie monumentale de trois pieds de hauteur représentant les donjons, les tours, les remparts du noble manoir de Chivry… La longue table, chargée d’une riche vaisselle où se reflète la clarté de grands luminaires d’argent, garnis de flambeaux de cire, offre un joyeux désordre ; les hanaps, les coupes d’argent ou de vermeil, remplis de vins herbés, circulant de main en main, redoublent la bonne humeur des convives ; quelques-uns commencent à chanceler sur leur siége, étourdis par les fumées de l’ivresse ; beaucoup de nobles dames et de damoiselles, sans avoir fêté jusqu’au délire bachique les épousailles de Gloriande, ont la joue plus que vermeille, l’œil émérillonné, le sein palpitant, et rient aux éclats des récits licencieux que les seigneurs, assis à côté d’elles et buvant à la même coupe, leur content à l’oreille. Au dehors de la salle du banquet, les serviteurs et les hommes d’armes du château, partageant la liesse générale, célèbrent le mariage de la damoiselle de Chivry à grand renfort et reconfort de pots de bière, de cidre ou de vin ; grand nombre de ces buveurs sont complétement ivres.

La belle Gloriande et Conrad restent étrangers à l’allégresse causée par la bonne chère et les propos graveleux ; plus doux est l’enivrement des deux fiancés ; ils se chérissent, et bientôt pour eux va sonner l’heure du déduit amoureux ; parfois, ils échangent sournoisement un coup d’œil d’impatience ; ardents sont les regards de Conrad, troublés sont les regards de Gloriande, son beau sein fait doucement onduler ses colliers de perles et de diamants ; elle fronce même ses noirs sourcils et hausse ses blanches épaules en entendant son père, déjà fort aviné, crier à tue-tête pour demander silence, déclarant qu’il veut chanter une vieille chanson à boire en vingt-huit tensons ! ! ! et chaque couple buvant au même hanap sera tenu de le vider entre chaque tenson ! après quoi les fiancés seront cérémonieusement conduits par les damoiselles d’honneur dans la chambre nuptiale, dont la porte s’ouvre sur la galerie. À cette proposition de son père, de chanter vingt-huit tensons ! proposition acclamée par les convives, la belle Gloriande jette un regard désolé sur Conrad, et celui-ci s’adressant à son ami Gérard de Chaumontel, placé près de lui :

— Au diable le vieil ivrogne… et sa chanson ! elle durera deux heures !

— À propos de ce bonhomme, — répondit en éclatant de rire le chevalier à moitié ivre, — il m’a demandé tantôt pourquoi nos prisonniers anglais étaient noirs comme des taupes ? alors je lui ai dit… — Mais s’interrompant, le chevalier reprit après un moment de réflexion : — Dis-moi, Conrad, est-ce que ce n’est pas onze manants et non dix, que ce matin nous avons ramassés sur la lisière de la forêt, d’où ils sortaient avec précaution, armés de fourches, de faux, de cognées ? Ils allaient… nous ont-ils dit d’un air piteux, chasser des loups qui leur causaient grand dommage ! Ah ! ah ! ah ! je ris encore en pensant à notre capture… Mais, par le diable… c’est onze manants et non point dix que nous avons pris… Comment se fait-il qu’étant onze… ils ne soient que dix ?

— Tais-toi donc, — répondit Conrad avec impatience, — l’on peut t’entendre. Oublies-tu que l’un de ces manants s’est échappé en route ?

— Quel trait de lumière ! — s’écria Gérard en calculant sur ses doigts avec une gravité d’ivrogne, — ces manants étaient au nombre de onze. Bien… l’un d’eux s’est échappé… donc il ne doit en rester que dix ! Oui, c’est évident ! Ah ! Conrad, tu es le plus lumineux des mortels !

En cet instant le seigneur de Chivry entonnait d’une voix forte le quatrième tenson de son chant bachique ; la belle Gloriande ne put endurer plus longtemps son amoureux martyre ; elle échangea un coup d’œil d’intelligence avec Conrad, et presque aussitôt elle poussa un léger cri étouffé, en saisissant le bras de son père, auprès de qui elle siégeait. Le vieux seigneur s’interrompit brusquement de chanter et dit à Gloriande avec surprise :

— Qu’as-tu, chère fille ?

— Je ne sais, mon père… mais j’éprouve une sorte d’éblouissement ; je voudrais me retirer chez moi.

— Ma bien-aimée Gloriande, — dit vivement le sire de Nointel en se levant, — souffrez que je vous accompagne…

— Oui, je vous en prie, Conrad… je prendrai un peu l’air à la fenêtre de notre chambre ; il me semble que cela me fera du bien…

— Allons, — reprit tristement le seigneur de Chivry, — je recommencerai ma chanson au repas de demain matin. — Puis il ajouta : — Que les damoiselles d’honneur de l’épousée veuillent bien l’accompagner, selon l’usage, jusqu’à la porte de la chambre nuptiale.

À ces mots, plusieurs jeunes damoiselles quittèrent à regret les chevaliers auprès de qui elles étaient assises, et entourèrent la mariée, tandis que Conrad faisait le tour de la table immense pour aller rejoindre sa femme, et que deux pages allaient ouvrir la porte de la chambre des époux, brillamment éclairée par des flambeaux de cire parfumée. Au fond l’on apercevait le lit nuptial, surmonté d’un dais armorié et à demi entouré de rideaux de tapisserie scintillante de fils d’argent ; mais voici que soudain Gérard de Chaumontel, de plus en plus ivre, se hissant sur son siége, se met à crier :

— Nobles dames et damoiselles, je demande à vous prouver que je suis un homme… — Et comme de grands éclats de rire accueillirent ces paroles du chevalier, il reprit en souriant d’un air satisfait : — Laissez-moi donc achever… Donc, je demande à vous prouver ainsi qu’à vous, messires, que je suis un homme… de divination singulière !

— Voyons… prouvez, — reprit gaiement l’assistance, — prouvez-nous cela, chevalier ! Nous écoutons !

— L’an passé, — reprit Gérard, — lors du tournoi de Nointel, où vous assistiez tous et où Jacques Bonhomme a osé regimber, Conrad a fait pendre quelques-uns de ces croquants et noyer celui que j’avais vaincu en combat judiciaire.

— Tiens, je voudrais bien voir noyer un vilain ! moi, — cria la voix d’un enfant de douze ans, le fils du sire de Bourgueil. — J’en ai vu fouetter, essoriller, pendre et écarteler des vilains, mais point je n’en ai vu noyer ! Mon père, vous ferez noyer un vilain… pour voir… n’est-ce pas ?

— Mon fils, — répondit à l’enfant le sire de Bourgueil d’un ton doctoral, — votre interruption est messéante… vous deviez attendre que le sire chevalier eût fini de parler et alors m’exprimer votre désir.

— Ce manant que j’avais vaincu, — poursuivit Gérard de Chaumontel, — ce manant, au moment de prendre son premier et son dernier bain, eh, eh, eh ! ne m’a-t-il pas dit à moi, d’une voix de diable enrhumé : « Tu me fais noyer, tu seras noyé. » N’a-t-il pas dit à Conrad : « Tu as forcé ma femme, ta femme sera forcée. »

— Allons, il est ivre ! — dirent en murmurant quelques assistants. — Il déraisonne !

— Cette lugubre histoire de pendus et de noyés est incongrue en un jour de noces !

— Assez ! chevalier, assez !

— Cuvez en paix votre vin, bon sire !

— Attendez que je vous prouve… en quoi je suis un homme des plus singulièrement divinatoires… — reprit Gérard. Mais les huées couvrent sa voix, et le sire de Nointel, frissonnant malgré lui au souvenir funèbre, évoqué par son ami, prend la main de Gloriande, que les damoiselles d’honneur entourent, et lui dit en se dirigeant avec elle vers la chambre nuptiale :

— Venez, n’écoutez pas ce fou, il est ivre… venez, ma bien-aimée… venez.

Tout à coup un écuyer, livide, ensanglanté, paraît comme un spectre à la grande porte de la galerie… fait deux pas, chancelle, tombe sur les dalles, qu’il rougit de son sang, et en expirant murmure ces seuls mots :

— Monseigneur… oh !… monseigneur !

À ce spectacle, un cri d’horreur et d’effroi part de toutes les bouches. La belle Gloriande se jette, saisie d’épouvante, dans les bras de Conrad ; il cherche machinalement à son côté son épée ; mais il l’avait quittée en changeant son armure pour ses habits de cour. L’assemblée, morne, stupéfaite, garde pendant un instant le silence, et l’on entend éclater au loin de formidables rumeurs… Elles se rapprochent de plus en plus… un autre écuyer, pâle, couvert de sang, accourt et s’écrie d’une voix entrecoupée :

— Trahison !… trahison ! ! Les prisonniers anglais ont égorgé les gardes de la poterne du château… et l’ont ouverte à une multitude furieuse… Les voilà ! les voilà !

Aussitôt, ces cris répétés par une foule de voix : Jacquerie ! Jacquerie ! retentissent au dehors de la grande salle, et les vitraux des fenêtres défoncées à coups de fourches et de haches volent en éclats.

Une bande nombreuse de Jacques, conduits par Adam-le-Diable et par ses compagnons, à figure noircie, qui avaient ainsi que lui joué le rôle de captifs anglais, pénètrent dans la salle du festin, à travers ses croisées ; la noble assistance épouvantée reflue d’un même mouvement vers la porte principale, espérant fuir de ce côté ; mais à cette porte apparaissent Guillaume Caillet et Mazurec-l’Agnelet, à la tête d’une autre troupe de Jacques armés de bâtons, de coutres de charrue et de faux, teints du sang de la garnison du château qu’ils viennent de massacrer, la surprenant ivre au milieu des liesses de la fête nuptiale. Presque tous ces paysans révoltés étaient vassaux des seigneurs de Nointel et de Chivry. À l’aspect de cette foule, hâve, farouche, ensanglantée, demi-nue, traînant les haillons de la misère et du servage, les dames, les damoiselles, poussant des cris de terreurs, s’entassent éperdues au fond de la grand’salle. La belle Gloriande se jette frémissante entre les bras de son mari. Les seigneurs ayant, selon l’usage, quitté leurs armures et leurs armes pour vêtir leurs habits de gala, saisissent des couteaux de table, des hanaps d’argent ou des escabeaux, afin de se défendre ; les joyeuses fumées du vin se dissipent soudain, et ils se rangent en tumulte devant les femmes afin de les protéger.

Guillaume Caillet lève sa hache par trois fois ; à ce signal les clameurs tumultueuses des Jacques cessent peu à peu, et bientôt leur succède un grand silence, seulement troublé par les exclamations d’effroi et les gémissements des femmes épouvantées.

— Mes Jacques ! — s’écrie Guillaume Caillet, — vous avez apporté des cordes, garrottez d’abord tous ces nobles hommes, tuez ceux qui résistent, mais épargnez à tout prix le père et l’époux de la mariée… épargnez aussi le chevalier de Chaumontel.

— Je me charge de ces trois-là, je les connais, — dit Adam-le-Diable. — À moi mes Anglais !

Les vassaux s’élancent sur les seigneurs au nombre d’une trentaine ; quelques-uns opposent aux Jacques une résistance désespérée. Ils sont tués ; mais la plupart de ces chevaliers, démoralisés, atterrés par cette brusque attaque, se laissent garrotter, et parmi ceux-là, le vieux seigneur de Chivry, Gérard de Chaumontel et Conrad de Nointel, que l’on arrache des bras de la belle Gloriande. Celle-ci, plus furieuse encore qu’effrayée, s’emporte en imprécations, en injures contre ces manants révoltés ; Adam-le-Diable s’empare d’elle, la maîtrise et lui attache les mains derrière le dos, en lui disant avec un ricanement farouche :

— Ah ! ah ! chacun son tour, ma noble damoiselle… L’an passé, tu as ri de nous au tournoi de Nointel ; à cette heure… nous allons rire de toi.

— Ce prisonnier anglais me connaît ! — s’écria Gloriande. — Est-ce un rêve horrible que tout ceci ?

— Je suis vassal de la seigneurie de Nointel et non point Anglais, ma belle, — répondit Adam-le-Diable. — Ce rôle de captifs nous a été imposé par ton noble époux, ton vaillant chevalier, le sire de Nointel, trop lâche pour faire quelqu’un prisonnier ; il nous a rencontrés sur la lisière de la forêt et nous a ordonné, sous peine d’être pendus, de l’accompagner ici, afin de servir de complices à sa fourberie, et de figurer les prisonniers anglais qu’il devait te ramener de la bataille de Poitiers ; nous avons consenti à la mascarade ; elle nous donnait accès dans le château de ton père. L’un de nous, s’échappant en route, a couru prévenir nos compagnons de s’approcher des remparts de ce manoir à la faveur de la nuit. Nous avons ce soir égorgé tes hommes d’armes de garde à la poterne : à moitié ivres, ils fêtaient tes noces ; nous avons baissé le pont, introduit ici nos Jacques, et maintenant nous allons rire de toi, ma belle… comme tu as ri de nous au tournoi de Nointel !

Gloriande laisse parler Adam-le-Diable sans lui répondre, et elle s’écrie, frémissant d’une indignation douloureuse :

— Conrad a menti !… Conrad m’a trompée !… Conrad est un lâche !…

— Oui, ton noble époux est un menteur et un lâche ! — répond Adam-le-Diable en entraînant Gloriande vers l’extrémité de la salle. — Il te faut un mari plus vaillant ; je vais te conduire à lui… Viens, belle damoiselle… viens… ton premier mariage ne compte pas…

Gloriande de Chivry oublie un instant ses dangers, ses terreurs. Accablée par cette pensée, horrible pour son orgueil, que Conrad de Nointel était un lâche ! elle se laisse entraîner presque sans résistance par Adam-le-Diable vers l’extrémité de la salle.

Là, au milieu des Jacques formés en cercle, Guillaume Caillet s’appuie sur le manche de sa lourde hache ; près de lui se trouvent Mahiet-l’Avocat d’armes, les bras croisés sur la poitrine, le front-pensif, et Mazurec-l’Agnelet, veuf d’Aveline-qui-jamais-n’a-menti. Ce serf, à demi vêtu d’un sayon de peau de chèvre, les cheveux hérissés, les bras nus et sanglants, l’œil crevé, le nez écrasé, la lèvre fendue, est d’une épouvantable laideur. Gloriande amenée par Adam-le-Diable, qui vient de lui dire avec un éclat de rire féroce en la poussant vers Mazurec : — Voilà ton nouveau mari ! — Gloriande n’entend pas ces paroles et recule d’un pas en s’écriant avec horreur à l’aspect du serf défiguré :

— Oh !… quel monstre.

Mais quel est l’effroi de la damoiselle, lorsqu’elle voit ce monstre s’avancer lentement en fixant sur elle son œil cave, étincelant de haine, et qu’elle sent s’appesantir sur sa blanche épaule la main calleuse du serf lui disant d’une voix sourde :

— Au nom de la force… tu m’appartiens… de même qu’au nom de la force Aveline, ma fiancée, a appartenu à ton mari Conrad de Nointel…

— Oh !… que dit ce monstre ? — murmure Gloriande éperdue en se rejetant en arrière afin de se dégager de la rude étreinte du vassal, et elle s’écrie d’une voix déchirante :

— Mon père… au secours, mon père !…

Le vieux seigneur de Chivry était à deux pas de là, garrotté comme Gérard de Chaumontel et Conrad de Nointel. Celui-ci, hébété par la frayeur, écrasé par le remords, n’entend rien, ne voit rien ; il joint les mains avec force et murmure :

— Seigneur, mon Dieu, et tous les saints de votre paradis ! ayez pitié de moi !… Je suis un grand pécheur… je me repens d’avoir forcé la fiancée de ce vassal… Malheur à moi ! la révolte des serfs a toujours été fatale à la race des Neroweg !… Ayez pitié de moi, Jésus, mon Dieu !… ayez pitié de moi !…

— Mon père, au secours ! — crie toujours Gloriande en tâchant d’échapper aux robustes mains de Mazurec-l’Agnelet, dont les ongles, crispés comme les serres d’un oiseau de proie, retiennent près de lui la fiancée du sire de Nointel, — mon père, au secours !…

— Vassal ! — dit d’une voix haletante le vieux seigneur de Chivry à Guillaume Caillet, — tu es le chef de cette bande de forcenés ; sauve la vie et l’honneur de ma fille, je t’épargnerai… j’en jure par le Dieu vivant ! je t’épargnerai le châtiment que méritent tes crimes !

— Dis-moi, noble seigneur, — reprend le chef des Jacques avec un calme sinistre, — c’est un beau jour, n’est-ce pas, le jour des noces d’une enfant qu’on aime ?

— Hélas ! ce matin, je croyais que le mariage de ma fille Gloriande serait un beau jour pour moi !

— Moi aussi, je croyais cela le matin du jour des noces de ma fille Aveline-qui-jamais-n’a-menti… Un vassal, vois-tu, a comme un autre des entrailles de père… j’aimais si tendrement mon enfant ! Elle était douce, belle et pure ; elle faisait la joie, l’orgueil de ma misérable vie… Sais-tu ce qui est arrivé ?… Le sire de Nointel, ton gendre, a fait traîner ma fille dans son lit, il l’a déshonorée… et puis après, il me l’a rendue !…

— Vassal ! — s’écrie le vieux seigneur emporté par son indomptable fierté de race, — le sire de Nointel a usé des droits qu’il a sur toute fille non noble !

— Ce droit, d’où le tenait-il ? De la force !… Donc, qui a la force a le droit… Aujourd’hui, les Jacques ont la force, ils en usent comme tu en usais hier !… — répondit Guillaume Caillet sans se départir de son calme farouche. — Écoute encore… Mazurec, le fiancé de ma fille, a voulu s’opposer à ce qu’elle fût violentée… il a dû, en punition de tant d’audace, faire amende honorable à genoux devant son seigneur… Écoute encore… Hier, ma fille a été, comme tant d’autres victimes, étouffée par la fumée dans un souterrain, c’était l’ordre du bailli du sire de Nointel… La mort de ma fille a été horrible ! oh ! horrible !…

— Est-ce ma faute ? — s’écrie le seigneur de Chivry, — mon Dieu ! est-ce ma faute à moi ?

— Est-ce la mienne à moi ? — répond Guillaume Caillet avec un flegme effrayant. — « Œil pour œil, dent pour dent ! » dit l’Écriture ; moi je dis ceci : Le sire de Nointel a violenté la fiancée de Mazurec-l’Agnelet ; la fiancée du sire de Nointel sera violentée par Mazurec…

— Truand ! misérable ! — s’écrie le seigneur de Chivry ; — est-ce la faute de ma fille si elle…

— Est-ce la faute de la mienne si elle a été traînée dans le lit de son seigneur ? Non, non, il souffrira ce qu’il a fait souffrir à autrui… c’est justice ! Jacques Bonhomme a aujourd’hui la force, il en use… Longtemps il vous a fait rire ; ah ! il va vous faire pleurer, saigner, grincer des dents, nobles hommes !

Les Jacques accueillent avec des cris de triomphe l’arrêt prononcé par leur chef pendant qu’Adam-le-Diable enfonce d’un coup de pied une porte située au fond de la grande galerie. Cette porte s’ouvre, et aux clartés des flambeaux de cire parfumée qui brûlent dans des luminaires de vermeil, les Jacques voient l’intérieur éblouissant de la chambre nuptiale.

— Viens ! — dit Mazurec-l’Agnelet en entraînant la belle Gloriande de Chivry, — viens !

— Mon père, défendez-moi ! tuez-moi ! mais sauvez mon honneur !… — Et la damoiselle, défaillante de terreur, se débat en vain contre Mazurec, qui l’entraîne. — Mon père ! délivrez-moi de ce monstre !…

— Ma fille  ! — s’écrie le comte de Chivry en s’agitant dans ses liens avec une fureur impuissante et faisant des efforts désespérés pour s’élancer vers Gloriande, — ma fille ! oh ! malheur à moi ! — Et il éclate en sanglots. — Malheur à moi !…

— Aveline m’appelait aussi en vain à son secours… — dit Guillaume Caillet en maintenant le vieux comte de Chivry. — Hein ! c’est affreux pour un père d’assister au déshonneur de son enfant ?… Cette torture, Jacques Bonhomme la subit depuis des cent et des cent ans ! subis-la donc à ton tour, fier seigneur !…

— Oh ! la mort !… — crie Conrad de Nointel, chez qui la rage succède à l’épouvante, et qu’Adam-le-Diable et un des Jacques contiennent à grand’peine, — ah ! la mort, et ne pas voir ces horreurs ! Ciel et terre ! ce misérable et infâme vassal oser porter la main sur Gloriande !…

— Oh ! oh ! tu t’emportes ! — dit Adam-le-Diable en éclatant de rire. — Tout à l’heure, tu feras amende honorable à deux genoux devant ton maître et seigneur Jacques Bonhomme, dans la personne de Mazurec, et tu lui demanderas pardon de l’avoir injurié alors qu’il allait forcer ta fiancée…

— Conrad, sachons mourir ! — reprend le chevalier Gérard de Chaumontel. — Nous serons bientôt vengés de ces truands ; pas un n’échappera aux lances des chevaliers.

Mahiet-l’Avocat d’armes, jusqu’alors impassible, s’avance et, appuyant son gantelet sur l’épaule du chevalier, lui dit :

— Tu t’es battu couvert de fer contre mon frère Mazurec demi-nu, armé d’un bâton ; il se battra couvert de fer contre toi demi-nu et armé d’un bâton. Si tu es vaincu, tu seras mis en sac et noyé ; aujourd’hui, Jacques Bonhomme est devenu d’appelé… appelant…

— Mais avant ce combat, — s’écrie Adam-le-Diable, — la table est mise, il reste du vin dans les coupes… à table, mes Jacques ! à table !… Que chacun prenne sa chacune sur ses genoux, à la barbe de ces seigneurs, pères, frères ou maris de ces nobles dames et damoiselles !… Oh ! assez de fois, à la barbe de Jacques Bonhomme, qui les faisait tant rire et tant rire ! ses nobles maîtres ont déshonoré ses sœurs, ses filles, sa femme !… Hardi, mes Jacques ! vive l’amour ! vive le vin ! Après boire, nous enfermerons dans les souterrains du château toute cette noblesse, hommes, femmes, enfants ; tout sera enfumé, brûlé, rôti ! tout ! loups, louves et louveteaux ! Après quoi, les ruines du manoir incendié seront leur tombeau !… Hardi, Jacques Bonhomme ! vive l’amour ! vive le vin !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

À cet endroit de mon récit, moi, Mahiet, qui écris ceci, je frissonne encore d’horreur au souvenir de l’infernale orgie dont j’ai été le témoin et des férocités qui l’ont suivie !… Hélas ! ces effroyables représailles étaient légitimes… si légitime est la loi qui punit le meurtre en tuant le meurtrier !

Ces Jacques à demi sauvages, poussés à bout par le désespoir, n’ayant à attendre aucune justice des hommes, rendaient, dans leur aveugle fureur, le mal pour le mal ! Si épouvantable qu’elle fût, qu’était-ce donc que leur vengeance d’un jour auprès des atrocités sans nombre dont notre race asservie est victime depuis la conquête de Clovis !… Et cependant, telle est l’amertume de la plus juste vengeance, que je maudissais doublement nos oppresseurs séculaires : leur impitoyable cruauté n’avait-elle pas provoqué ces épouvantables représailles !…




La nuit va bientôt faire place au jour, la lune se couche, les premières lueurs de l’aube empourprent l’orient. Une troupe de Jacques, après avoir mis à feu et à sang le manoir de Chivry, dont tous les habitants ont péri dans l’incendie, une troupe de Jacques se dirige, en gravissant une haute colline, vers le pont de l’Orville, du haut duquel, l’année précédente, Mazurec, mis en sac, a été jeté à la rivière. À la tête de cette troupe marchent Guillaume Caillet, Mazurec, Mahiet et Adam-le-Diable ; viennent ensuite les Jacques, conduisant garrottés le sire de Nointel et le chevalier de Chaumontel, demi-nus et désarmés. Mazurec-l’Agnelet, coiffé du casque du chevalier de Chaumontel, revêtu de sa cuirasse et de sa cotte de mailles, armé de son poignard et de son épée, marche entre Mahiet-l’Avocat d’armes et Guillaume. Celui-ci, s’arrêtant au sommet de la colline qu’ils venaient de gravir, et d’où l’on découvrait le pays à trois à quatre lieues à la ronde, grâce aux premières lueurs de l’aube, s’écrie en désignant tour à tour différents points de l’horizon rougi par les flammes ou obscurci par leurs noires fumées :

— Voyez-vous le château de Chivry, le château de Bourgueil, le château de Saint-Prix, le château de Montsorin, le château de Villiers, le château de Rochemur ? et tant d’autres, et tant d’autres ! mis cette nuit à feu, à sac et à sang par des bandes de vassaux révoltés ?… Entendez-vous le tocsin des villages appelant les serfs aux armes ?… Il a sonné toute la nuit, il sonne encore, ce tocsin ! longtemps il sonnera la vengeance de Jacques Bonhomme !… Écoutez… écoutez !

En effet, les tintements précipités des cloches sonnant à toute volée dans une foule de villages disséminés au milieu des plaines et des bois arrivaient jusqu’au sommet de la colline, apportés par la brise matinale. L’horizon, réverbérant la lueur des incendies qui dévoraient tant de manoirs féodaux, semblait en feu ; les premiers rayons du soleil pouvaient à peine pénétrer l’épaisseur de ces nuages sombres et ardents.

— Le coup d’œil vaut la musique ! — dit Adam-le-Diable, prêtant l’oreille aux retentissements du tocsin. Puis, croisant ses mains derrière son dos, écartant les jambes, se cambrant sur ses robustes reins, il embrasse d’un regard avide le rideau flamboyant des lointains incendies. — Les voilà donc en feu, en ruines ! ces fiers donjons cimentés du sang, de la sueur de notre race, et qui, pendant des cent et des cent ans, ont été l’effroi de nos pères ! Ah ! ah ! ah ! — ajoute le paysan avec un éclat de rire farouche, — combien, à cette heure, il doit se passer de choses lugubres dans ces manoirs !… Quel dommage de n’entendre point d’ici les cris des nobles dames forcées par Jacques Bonhomme ! les cris des nobles hommes massacrés, torturés par Jacques Bonhomme  ! Enfer et sang ! cela manque à mon bonheur !…

— Consolons-nous, — reprend Guillaume Caillet, — à cette heure, en Beauvoisis, en Laonnais, en Picardie, en Vermandois, en Champagne, partout enfin dans l’Île de France, Jacques Bonhomme fait de pareils feux de joie !…

— Je voudrais voir toutes les flammes, — dit Adam-le-Diable en hochant la tête, — je voudrais entendre tous les cris !


— Ah ! — dit Mahiet avec une amertume profonde, — si les cris des Gaulois nos pères, esclaves, serfs ou vassaux, morts martyrs depuis la conquête franque, pouvaient s’entendre à travers les âges… ah ! si les cris de nos mères, écrasées sous le servage, affamées pur la misère, violentées par les seigneurs, pouvaient s’entendre à travers les âges !… cet effroyable concert de malédictions, de hurlements de douleur, de haine et de vengeance, arriverait du fond des siècles jusqu’à nous !…

— Mon frère, — reprend Mazurec-l’Agnelet, sombre et abattu, en hâtant le pas afin de devancer quelque peu Adam-le-Diable et Guillaume Caillet, et de se trouver un moment seul avec Mahiet, — tes paroles me donnent doublement honte de moi-même, maintenant que je sais, par toi, que nous sommes fils du même père… Je l’avoue, cette nuit j’ai été lâche…

— Quand cela ?…

— Lorsque j’ai eu entraîné la fiancée de Conrad dans la chambre nuptiale…

— Explique-toi.

— La porte de la chambre refermée sur nous, la belle Gloriande est tombée à genoux devant moi, les mains jointes, elle a crié grâce ! Ce cri m’a été, malgré moi, au cœur ; je me suis dit : « Ma pauvre Aveline a dû crier ainsi grâce… en suppliant mon seigneur de ne pas la violenter… elle a dû souffrir tout ce qu’en ce moment souffre cette damoiselle… » Cela m’a fait pitié… J’ai pleuré en pensant à Aveline ; j’ai oublié ma haine et ma vengeance… C’est une grande lâcheté, n’est-ce pas, mon frère ?…

— Achève…

— Tu ne me reproches pas ma lâcheté ?

— Achève, frère, achève…

— La belle Gloriande, me voyant pleurer, a redoublé ses supplications ; alors, je lui ai dit : « Dans ma condition de misérable serf, je n’avais qu’une joie au monde, l’amour d’Aveline-qui-jamais-n’a-menti… Elle a été violentée par mon seigneur, ton fiancé ; puis, après des mois de douleur et de désespoir, elle est morte étouffée dans le souterrain du bois de Nointel, au moment de mettre au jour le fils de sa honte… J’aurais le droit et le pouvoir de me venger sur toi ; je ne le ferai pas… Il me semblerait dans tes cris, dans tes larmes, voir les larmes, entendre les cris d’Aveline violentée par son seigneur… C’est elle qui en toi me fait encore pitié… ne crains rien de moi !… » La belle Gloriande a pris mes mains, elle les a baisées en pleurant… elle m’a supplié de la laisser fuir par un passage secret ; j’y ai consenti. Je suis resté dans la chambre songeant à Aveline… jusqu’au moment où l’on a mis le feu au château. Guillaume et Adam ont cru qu’avant de périr comme les autres dans les flammes, la fiancée de mon seigneur avait été forcée par moi… non ! je n’ai pas eu ce courage… La vengeance ne m’aurait pas rendu mon bonheur perdu !…

— Oh ! pauvre frère ! âme tendre ! cœur généreux ! — répond Mahiet, cruellement ému, — toi que la nature avait fait Mazurec-l’Agnelet, et que la férocité de tes maîtres a fait Mazurec-le-loup ! tu étais né pour aimer, non pour haïr… Hélas ! tu dis vrai, la vengeance, si légitime qu’elle soit, la vengeance ne rend pas le bonheur perdu !… La mort dont la loi punit le meurtrier ne rend pas la vie à sa victime ! la mort dont la loi punit le voleur ne rend pas à celui qui a été volé l’argent qu’on lui a dérobé ! mais il faut pourtant que le crime soit puni !… Pendant tant de siècles de servage, de torture, à quelle justice humaine ou divine nos pères ont-ils pu recourir ? à qui pouvaient-ils s’adresser dans leur désespoir ?… Dieu et les hommes étaient sourds !… À cette heure, l’implacable vengeance des Jacques frappe en un jour les descendants de ceux qui, d’âge en âge, ont frappé notre race asservie !… C’est fatal : le mal appelle le mal ! la violence appelle la violence ! le sang appelle le sang !… Qu’il retombe sur ceux qui les premiers l’ont versé ! En ces temps maudits, la clémence serait, pour nos bourreaux, l’impunité !… — Puis, voyant Adam-le-Diable et Guillaume Caillet se rapprocher, Mahiet-l’Avocat d’armes ajoute tout bas : — Frère, que personne, sinon moi… ne sache que tu as respecté Gloriande ; il faut surtout que Conrad, pour sa punition, croie au déshonneur de sa fiancée !… — S’adressant alors à Guillaume, qui venait de le rejoindre, Mahiet dit : — Nous voici bientôt au pont de l’Orville, hâtons-nous…




Le soleil levant éclaire de ses rayons les eaux rapides de l’Orville, où, l’année précédente, Mazurec a été précipité lié dans un sac. L’on voit encore sur la berge les troncs des vieux saules où les vassaux faits prisonniers après leur révolte ont été pendus, le vent du matin courbe les roseaux à l’abri desquels Adam-le-Diable et Mahiet, cachés pendant les préparatifs du supplice de Mazurec, avaient pu ensuite le retirer de l’eau.

Bientôt les Jacques arrivent au pont, le traversent et atteignent la grande prairie au milieu de laquelle a eu lieu le tournoi donné par leur seigneur, le sire de Nointel ; là, ils s’arrêtent. Grand nombre d’entre eux s’étaient trouvés spectateurs de la passe d’armes, puis du duel judiciaire entre Mazurec et le chevalier de Chaumontel. Quelques paysans, d’après les ordres de Guillaume Caillet, vont couper, à l’aide de leurs cognées, des pieux et des tiges de jeunes arbres au moyen desquels ils établissent des barrières autour d’un espace de trente pieds carrés environ. Les Jacques se rangent et se pressent autour de ce champ clos improvisé.

Guillaume Caillet s’approche de ceux de ses hommes qui amènent garrottés le sire de Nointel et le chevalier de Chaumontel. Cc dernier est pâle, mais résolu ; Conrad, abattu, découragé, s’abandonne à une terreur superstitieuse : il voit se réaliser la sinistre prédiction de son vassal, qui, l’année précédente et au moment de son supplice, lui a dit : 


« — Tu as forcé ma fiancée ; ta fiancée sera forcée !… »

Le sire de Nointel n’a conservé de ses riches habits que son pourpoint et ses chausses de velours, déjà mis presque en lambeaux par les ronces du chemin ; une sueur froide colle ses cheveux à ses tempes. Guillaume Caillet lui dit :

— L’an passé, ma fille a été jetée dans ton lit et par toi violentée ; cette nuit, Mazurec t’a rendu outrage pour outrage… ma fille et tant d’autres victimes ont péri d’une mort atroce dans le souterrain de la forêt de Nointel… Cette nuit ta fiancée et tant d’autres sont morts dans les souterrains du château de Chivry, incendié par Jacques Bonhomme. Cela ne me suffit point… Mazurec t’a fait en public amende honorable parce que, furieux du déshonneur de sa fiancée, il t’avait injurié… Or, cette nuit, tu as injurié Mazurec, le traitant de truand, lorsqu’il entraînait ton épousée… Tu vas faire devant Jacques Bonhomme amende honorable aux pieds de Mazurec… Si tu refuses, — ajoute Guillaume Caillet voyant son seigneur frapper du pied avec rage, — si tu refuses… je te fais subir le supplice dont tant de fois tes vassaux ont été victimes : deux jeunes arbres vigoureux seront courbés, l’on t’attachera à l’un par les pieds, à l’autre par les mains, et on laissera ensuite les baliveaux se redresser…

— J’ai vu mon compère Toussaint-Cloche-Gourde ainsi écartelé entre deux baliveaux de chêne ! — dit Adam-le-Diable. — Je sais comment on s’y prend pour mener cette torture à bien… donc, dépêchons, choisis : l’amende honorable ou le supplice.

— Va, Conrad ! — dit Gérard de Chaumontel avec une dédaigneuse amertume, — subissons jusqu’au bout les avanies de ces manants ; je te le répète, nous serons vengés. Oh ! bientôt le casque aura raison du bonnet de laine, et la lance de la fourche…

Conrad de Nointel, frissonnant d’épouvante à la menace de la torture, dit à Guillaume d’une voix rauque :

— Marche… je te suis… — Et se retournant vers son ami : — Gérard, ne me laisse pas seul. 


— Je serai ton fidèle compagnon jusqu’à fin, — répond le chevalier. — Nous avons joyeusement vidé plus d’une coupe ensemble, nous mourrons ensemble !

Les deux nobles, conduits par les Jacques, arrivent au milieu de l’enceinte, autour de laquelle se pressent les vassaux révoltés ; presque tous aussi avaient été témoins de l’amende honorable de Mazurec. Celui-ci, revêtu de l’armure de Gérard de Chaumontel, se tient debout, au milieu de la lice, appuyé sur sa longue épée.

— À genoux ! — dit Adam-le-Diable au sire de Nointel ; et pesant de sa forte main sur l’épaule de son seigneur, il le fait tomber agenouillé devant le vassal. — Et maintenant répète mes paroles :

— « Seigneur Jacques Bonhomme, je m’accuse et me repens humblement de m’être emporté en mauvaises paroles contre vous, lorsque cette nuit vous entraîniez pour la violenter ma noble fiancée, la belle Gloriande de Chivry… »

Les éclats de rire, les moqueries, les huées des Jacques accueillent ces mots qui rappellent au sire de Nointel la perte éternelle de son bonheur et l’outrage qu’il croit commis sur la damoiselle qu’il adore ; il s’affaisse sur lui-même, pousse un rugissement de douleur, et des larmes brûlantes tombent de ses yeux.

— M’est avis que voilà qui est assez affreux, n’est-ce pas, seigneur de Nointel ? songer que celle que l’on aimait a été forcée, — dit Guillaume Caillet. — Et puis… se voir obligé de demander à genoux pardon d’avoir voulu s’opposer à l’outrage qui désespère votre vie ! C’est rude, n’est-ce pas ?… Interroge là-dessus Mazurec-l’Agnelet ; la torture que tu subis en ce moment, il l’a subie l’an passé à tes pieds…

— Allons, dépêchons ! — reprend Adam-le-Diable, — dépêchons, noble sire ! fais amende honorable à genoux devant Jacques Bonhomme, sinon tu es écartelé sur l’heure.

Le sire de Nointel ne répond que par un nouveau rugissement de fureur en se tordant sous ses liens. 


— Conrad, — dit Gérard, — répète donc ces vaines paroles, cède à ces lâches truands : que peux-tu contre la force ?

— Jamais, — s’écrie le sire de Nointel exaspéré ; — plutôt souffrir mille morts ! Demander pardon à ce misérable serf… lorsqu’à mes yeux il a entraîné… ma fiancée… ma belle et fière Gloriande… — Puis il éclate en sanglots, en cris de rage : — Sang et massacre ! Tout à l’heure j’étais anéanti… maintenant j’ai l’enfer dans l’âme… Oh ! si j’étais libre… je déchirerais ces manants avec les ongles, avec les dents !

— Sire de Nointel, si tu fais vite amende honorable aux genoux de Mazurec, je te mets ensuite une épée à la main, — dit Mahiet-l’Avocat d’armes en s’approchant lentement. — Oui, je te promets de me battre avec toi, et si tu n’es pas plus couard qu’un lièvre, tu mourras du moins en homme.

— Vrai ! — balbutie Conrad dans l’égarement du désespoir et de la fureur, — tu me donneras une épée !… je pourrai mourir en voyant couler le sang d’un de vous… misérables serfs révoltés ! Oh ! du sang… j’en ai soif… j’en boirais ! !…

— Alors dépêche, — répond Mahiet ; et prenant l’épée nue que son frère Mazurec tenait à la main, il la jette sur le sol à peu de distance de Conrad, et mettant le pied sur la lame, il ajoute :

— Fais l’amende honorable… tu seras aussitôt délivré de tes liens ; tu prendras cette épée, et tu boiras mon sang, si tu le peux, fils des Neroweg !

— Allons, beau sire, — reprend Adam-le-Diable s’adressant à Conrad, — allons, répète après moi : « Seigneur Jacques Bonhomme, je m’accuse et me repens humblement… » — Et s’interrompant. — Ne grince point des dents, haut et puissant seigneur… ces grincements te gêneront pour parler… Voyons, répète : « Seigneur Jacques Bonhomme, je… »

« — Seigneur Jacques Bonhomme, » — répète Conrad de Nointel d’une voix strangulée par la colère et couvant d’un œil ardent l’épée dont la vue seule lui donnait la force d’accomplir cette expiation terrible, — « seigneur Jacques Bonhomme, je m’accuse et me repens humblement… »

« — De m’être emporté de mauvaises paroles contre vous, seigneur Jacques Bonhomme, » — poursuit Adam-le-Diable au milieu des nouveaux éclats de rire et des huées des Jacques, — « lorsque vous alliez forcer ma fiancée… la belle Gloriande de Chivry. »

— Non, non, jamais ! — s’écrie Conrad de Nointel en écumant, — jamais ! je ne répéterai ces paroles infâmes !

Mahiet jette son casque loin de lui, déboucle son corset d’acier, dégrafe ses brassards, ôte son pourpoint de buffle et, ne gardant sur lui que la partie de son armure qui couvre ses cuisses et ses jambes, il écarte sa chemise, met sa poitrine à nu, et dit au sire de Nointel :

— Tiens, voilà de la chair à trouer, si tu le peux… je suis déjà blessé à la cuisse… cela égalise pour toi les chances ; de plus, je te jure de ne te frapper qu’à la poitrine ; oui, je te le jure, aussi vrai que, esclaves ou serfs, ceux de ma race se sont déjà rencontrés le fer à la main, à travers les âges, avec tes aïeux ; car tu l’as dit, fils des Neroweg, tu l’as dit au château de Chivry : — La révolte des serfs a toujours été fatale à ta famille ! — Voilà pourquoi je veux me battre avec toi… Ma poitrine est nue… je t’offre une épée… Dépêche donc ton amende honorable à Jacques Bonhomme.

— Ah ! chien bâtard de cette vile race gauloise conquise par mes ancêtres… je te tuerai ! — s’écrie Conrad de Nointel presque délirant ; et toujours agenouillé aux pieds de Mazurec, il murmure d’une voix pantelante : « Je me repens, seigneur Jacques Bonhomme, de m’être… emporté en mauvaises paroles… contre vous… lorsque vous avez voulu… violer… ma fiancée… »

— « La belle Gloriande de Chivry… » et prononce le nom distinctement, — reprit Adam-le-Diable. — Allons vite…

— La belle… Gloriande… de… Chivry... — répète Conrad avec un sanglot déchirant.



— Va… haut, puissant et redouté seigneur de Nointel ! va… Jacques Bonhomme te pardonne l’outrage qu’il t’a fait ! — répond Mazurec au milieu d’une nouvelle explosion de cris de triomphe et de huées méprisantes poussés par les Jacques.

— L’épée ! l’épée ! — crie Conrad en se redressant livide, effrayant, les mains toujours liées derrière le dos ; et s’adressant à Mahiet : — Tu m’as promis du sang… le tien… ou le mien… mais je veux mourir en voyant du sang…

— Délivrez-le de ses liens, — dit l’Avocat d’armes tenant toujours sous son pied l’épée placée sur le sol et tirant la sienne.

Pendant que les Jacques délient les cordes dont est garrotté le seigneur de Nointel, le chevalier Gérard de Chaumontel fait un pas vers son ami et lui dit :

— Adieu, Conrad… La fureur t’aveugle, tu es affaibli par les fatigues de cette nuit… tu seras tué par cet hercule… champion de son état… mais nous serons vengés.

— Moi ! tué… — s’écrie le sire de Nointel avec un éclat de rire effrayant. — Non, non, c’est moi qui vais tuer ce chien bâtard… tu vas le voir tomber sous mes coups.

— Recommande toujours ton âme à messire saint Jacques, — dit Gérard d’un ton pénétré ; — son invocation est sans égale dans les duels.

— Oh ! j’invoquerai ma haine, — reprend Conrad en secouant ses bras qu’Adam-le-Diable allait débarrasser de leurs derniers liens ; mais Mahiet fait signe à son compagnon de suspendre un moment encore la délivrance du sire de Nointel, et reprend d’une voix forte et recueillie en s’adressant aux révoltés :

— Frères… la vengeance de Jacques Bonhomme est juste… il venge en un jour des siècles d’asservissement, de misère, de douleur, subis par ses pères ; en voulez-vous la preuve ? Voici des faits puisés dans la légende de ma famille ; cette légende est aussi la vôtre… car elle est celle de tous ceux de notre race… Et toi, Conrad Neroweg, sire de Nointel, écoute aussi… tu comprendras notre haine implacable contre la noblesse et la royauté.

Conrad tressaille dans ses liens ; les Jacques se pressent silencieux et attentifs autour de l’Avocat d’armes ; il continue ainsi :

— Il y a onze cents ans de cela… l’un de mes aïeux, Schanvoch-le-Soldat, frère de lait de Victoria-la-Grande, la femme empereur, qui a prédit l’affranchissement de la Gaule, Schanvoch-le-Soldat s’est battu contre l’un des chefs des hordes franques qui déjà menaçaient d’envahir la Gaule, notre mère-patrie ; ce chef s’appelait Neroweg-l’Aigle-Terrible… il était l’ancêtre du sire de Nointel que voici… Deux siècles plus tard, les Francs, grâce à la complicité des évêques de Rome, avaient conquis la Gaule et réduit ses habitants au plus cruel esclavage ; depuis lors, notre terre est devenue la proie de nos conquérants ; depuis lors, nous l’avons, à leur profit, arrosée de nos sueurs, de nos larmes, de notre sang… Aux premiers jours de cette conquête, Karadeuk-le-Bagaude, notre aïeul à Mazurec et à moi, un esclave révolté, s’est battu contre Neroweg, comte au pays d’Auvergne, comte de par le droit de la rapine et du meurtre. Ce Neroweg avait soumis à une torture atroce Loysik-l’Hermite-Laboureur et Ronan-le-Vagre, fils de Karadeuk-le-Bagaude. Bagaudie et Vagrerie étaient la Jacquerie de ce temps-là… Vagres et Bagaudes se vengeaient déjà comme les Jacques de l’oppression des seigneurs d’origine étrangère ; le comte Neroweg est tombé sous la hache de Karadeuk… Enfin, il y a près de trois cents ans, un autre de mes aïeux, Dèn-Braô-le-Maçon et plusieurs serfs, ses compagnons de travail, ont été enterrés vifs par un Neroweg V, sire de Plouernel au pays de Bretagne. Ce noble homme enterrait ainsi avec Dèn-Braô le secret de la construction d’un passage souterrain conduisant à son manoir féodal. Le fils de Dèn-Braô, resté serf de la seigneurie de Plouernel, s’appelait Fergan-le-Carrier. Neroweg VI enleva le fils de Fergan, afin de faire servir cet enfant aux sanglants sortiléges d’une magicienne. Fergan put délivrer son fils ; mais il vit le supplice de deux de ses parents : Bezenecq-le-Riche et Isoline sa fille. Imposé à une énorme rançon par Neroweg VI et hors d’état de la payer, Bezenecq périt au milieu d’affreux tourments ; Isoline, témoin de la torture de son père, et violentée dans son cachot par l’un des fils de Neroweg VI, devint folle de terreur ; elle mourut sous les yeux de Fergan-le-Carrier, il creusa sa fosse. Vint le temps des croisades… Fergan retrouva seul à seul son seigneur au fond des déserts de Syrie. Il pouvait le tuer par surprise ; il lui proposa le combat… Enfin, il y a un an, mon frère Mazurec-l’Agnelet a vu sa fiancée déshonorée par toi, sire de Nointel, fils des Neroweg, après quoi tu as contraint mon frère de faire amende honorable à tes pieds, puis de se battre demi-nu contre le chevalier de Chaumontel armé de toutes pièces. Mazurec, vaincu dans cette lutte inégale, condamné à être noyé dans un sac, périssait sans Adam-le-Diable et moi : nous l’avons retiré de la rivière… Enfin, Aveline-qui-jamais-n’a-menti a péri d’une mort affreuse par les ordres de ton bailli… L’histoire des maux de ma famille, c’est l’histoire des maux de notre race à nous tous qui sommes ici… oui, c’est l’histoire de notre race asservie, opprimée par la tienne depuis tant de siècles ! oui, parmi ces milliers de vassaux révoltés qui à cette heure courent aux armes, il n’en est pas un dont la famille n’ait souffert ce que la mienne a souffert ! notre légende est la leur ! Comprends-tu maintenant le trésor de haine, de vengeance accumulé de siècle en siècle dans l’âme navrée de Jacques Bonhomme ? Comprends-tu que d’âge en âge les pères aient légué à leurs enfants cette haine, seul héritage que leur laissa la servitude ? Comprends-tu que le vassal a un terrible compte à régler avec son seigneur ? Comprends-tu que Jacques Bonhomme soit à son tour sans merci ni pitié ? Comprends-tu, enfin, que si, en ce moment, au lieu de me battre contre toi, je t’assommais dans tes liens comme un loup pris au piége, ce serait justice ? Justice incomplète ! tu n’as qu’une vie… et ils sont innombrables les fils de la vieille Gaule morts victimes des Franks conquérants !… 


Ces dernières paroles furent suivies d’une explosion de fureur des Jacques, exaspérés contre le sire de Nointel ; ils sentaient que la légende de la famille de Mahiet était la légende du martyre séculaire de Jacques Bonhomme.

— À mort notre seigneur !… à mort sans combat !… — répètent les paysans insurgés ; — oui, oui, à mort comme un loup pris au piége !…

— Vassal, j’ai ta parole ; tu as juré de te battre !… — s’écrie Conrad de Nointel, s’adressant à l’Avocat d’armes et tremblant d’être tué sans bataille et de perdre la chance d’assouvir sa rage ; aussi ajoute-t-il presque malgré lui : — À quoi bon parler ici du passé ? est-ce que je suis solidaire des actes de mes ancêtres ?

— Ah ! les voilà bien ces seigneurs franks ! — répond Mahiet avec mépris ; — ils conservent orgueilleusement leur généalogie dans leurs cartulaires ; ils sont fiers de prouver, charte en main, que leur noble famille remonte au temps de la conquête de la Gaule ; que leurs aïeux comptaient parmi les leudes de Clovis… ce bandit sacré par l’Église de Rome… Ils se pavanent de l’antiquité de leur noblesse et répudient les crimes qui l’ont fondée, cette noblesse !… Ah ! tu répudies les actes de tes ancêtres ? Tu renies donc ta race ?

— Moi ! — s’écrie Conrad de Nointel. — Ah ! ton épée entrerait dans ma gorge, que jusqu’à la fin je me dirais fier d’appartenir à la race guerrière qui vous a tenus et vous tiendra sous le fouet et le bâton, misérables serfs !… Je le jure par la noblesse de mes aïeux, en mourant, je vous cracherais encore à la face !…

Mahiet contient du geste une nouvelle explosion de fureur des Jacques, et dit à Adam-le-Diable :

— Délivre ce noble seigneur de ses derniers liens… Une fois de plus, à travers les âges, un fils de Joel et un fils de Neroweg vont se mesurer l’épée à la main !…

— Puisse notre descendance se rencontrer encore avec la tienne pour son malheur ! — répond d’une voix sourde de Conrad de Nointel. — La branche aînée de ma famille habite ses domaines d’Auvergne… et le frère de mon père a plusieurs fils !

— Commençons par toi, — dit Mahiet en dégaînant. — C’est un combat à mort sans merci ni pitié !…

— Et moi aussi, frère, je serai sans pitié ni merci pour ce lâche voleur, cause de tous mes maux ! — s’écrie Mazurec-l’Agnelet en montrant du poing Gérard de Chaumontel ; et il ajoute : — Adam, délie-lui les mains ; il y a de la place ici pour se battre deux contre deux. À mon frère notre sire… à moi ce chevalier larron… Donne-moi une fourche, Adam-le-Diable ; la fourche est la lance de Jacques Bonhomme !

Gérard de Chaumontel, délivré de ses liens et seulement vêtu de sa chemise et de ses chausses, reçoit de Guillaume Caillet un bâton pour se défendre, et est poussé par Adam en face de Mazurec ; celui-ci, protégé de la tête aux pieds par l’armure de fer du chevalier, qu’il lui a enlevée, tient à la main une longue fourche à trois pointes acérées.

— Avance donc, double larron ! — dit Mazurec ; — faut-il que j’aille à ta rencontre ?

Le chevalier, blanc d’effroi et poursuivi des huées des Jacques, serre des deux mains son bâton et répond en tâchant de sourire avec dédain : — Attends, attends ; les hérauts d’armes n’ont pas encore donné le signal…

Conrad de Nointel, dont les bras ont été déliés, accourt et se baisse vers la terre afin de saisir l’épée que Mahiet tient toujours sous son pied.

— Un moment ! — dit l’Avocat d’armes en pesant toujours sur le glaive. — Seigneur de Nointel, regarde-moi en face… si tu l’oses !

Conrad se relève, attache ses yeux étincelants sur son adversaire et lui dit d’une voix sourde : — Que veux-tu ?

— Je veux, beau sire, t’aiguillonner au combat ; je me défie de ton courage, car tu as fui lâchement à la bataille de Poitiers. Tout à l’heure, tu m’as traité de vil esclave bon pour le fouet et le bâton !…

— Et je le répète, — dit Conrad, pâle de rage, — je le répète, vil truand !

— Tiens, voici pour cet outrage ! — répond Mahiet, souffletant le visage livide du sire de Nointel. — Ce soufflet est l’aiguillon que je t’ai promis… Serais-tu plus couard qu’un lièvre, la fureur maintenant te tiendra lieu de courage, — ajoute-t-il en faisant un bond en arrière pour se mettre en défense. Conrad de Nointel, exaspéré, s’élance l’épée haute sur l’Avocat, au moment où Gérard de Chaumontel, armé de son bâton, reculait prestement hors de portée de la fourche de Mazurec.

— Infâme larron ! — crie le vassal courant sus au chevalier en brandissant sa fourche, — j’étais plus brave que toi, quand je te combattais malgré ton armure de fer, ta lance et ton épée… Je me suis jeté sous les pieds de ton cheval et je t’ai pris corps à corps !…

— Mes Jacques, — dit Adam-le-Diable, voyant le chevalier de Chaumontel reculer à chaque pas de Mazurec, — croisons nos faux derrière ce chevalier de la couardise ; il tombera sur nos fers s’il veut échapper à la fourche de Mazurec.

Les Jacques suivent le conseil d’Adam ; et Gérard de Chaumontel, au moment où Mazurec se précipite sur lui sa fourche en arrêt, voit derrière lui s’élever un redoutable cercle de faux menaçantes.

— Lâches manants ! — s’écrie le chevalier, — vous abusez de votre force !

— Et toi, beau sire, — répond Adam-le-Diable en éclatant de rire, — n’abusais-tu pas de la tienne en combattant à cheval et armé de toutes pièces contre Mazurec demi-nu, n’ayant qu’un bâton pour se défendre ?

Pendant que ceci se passait, le sire de Nointel chargeait Mahiet avec impétuosité. Rendu très-dextre au maniement de l’épée par l’habitude des tournois, jeune, agile, vigoureux, il porte plusieurs coups très-adroits à l’Avocat d’armes ; celui-ci les pare en gladiateur consommé, disant avec mépris :

— Savoir si bien se servir d’une épée, et fuir piteusement à la bataille de Poitiers ! triple honte !…

En cet instant, Mahiet, par une brusque retraite de corps, évite l’épée de Conrad de Nointel, riposte vigoureusement, atteint son adversaire à l’épaule, et, à son grand étonnement, le voit soudain rouler sur le sol, raidir ses membres et rester immobile.

— Quoi ? — dit l’Avocat d’armes en baissant son épée, — mort pour si peu ?

— Mon frère, défie-toi… c’est peut-être une ruse !… — s’écrie Mazurec, à qui Gérard de Chaumontel vient enfin d’asséner un si furieux coup de bâton, qu’il se brise en éclats sur le casque de fer du vassal. — Sans ce casque, j’étais assommé. Oh ! c’est une bonne coutume pour vous, sires chevaliers, de vous battre ainsi armés contre Jacques Bonhomme demi-nu ! — dit Mazurec. Et quoique ébranlé du choc, il enfonce sa fourche jusqu’au manche dans le ventre du chevalier larron ; celui-ci tombe en blasphémant. Et Mazurec répète, à la vue de Conrad immobile sur le sol : — Mon frère, défie-toi ; c’est une ruse !

En effet, Mahiet, surpris de la chute de son adversaire, se courbait vers lui, lorsque le sire de Nointel se redresse brusquement sur son séant, se cramponne d’une main aux jambes de l’Avocat d’armes, et, tenant de son autre main une courte dague jusqu’alors cachée dans ses chausses, il tâche de percer le flanc de son ennemi, qui, saisi par les jambes, perd l’équilibre.

— Ah ! vipère ! — dit Mahiet, laissant échapper malgré lui son épée en tombant sur le corps de Conrad, dont il peut à temps maîtriser le bras, — j’avais l’œil au guet… ta mort était feinte !… — Et, arrachant la dague des mains du sire de Nointel, il la lui plonge dans la poitrine en disant : — Meurs donc, fils des Neroweg ! tu auras été traître jusqu’à la fin !… 


— Gérard… — murmure Conrad d’une voix agonisante, — J’ai… eu tort de forcer… la femme de ce vassal… Oh !… Gloriande… Gloriande ! !

Et le seigneur de Nointel expire au milieu des cris de joie de ses vassaux.

— Je garde cette dague au pommeau armorié du blason des Neroweg, — dit Mahiet en retirant du corps de Conrad l’arme ensanglantée ; — elle augmentera les reliques de notre famille !

À peine Mahiet s’est-il éloigné du cadavre du sire de Nointel, que ses vassaux, tant de fois victimes de sa cruauté, se précipitent dans l’arène, et, à coups de faux, de fourches, de haches, s’acharnent sur ses restes encore pantelants, et les mutilent avec une furie sauvage, tandis qu’Adam-le-Diable, aidé de deux Jacques, relevait le chevalier de Chaumontel, encore vivant quoique mortellement blessé par le coup de fourche de Mazurec.

— Donnez le sac et la corde ! — dit Adam. L’un des paysans apporte un sac dont il s’était précautionné au château de Chivry. Le corps sanglant du chevalier Gérard de Chaumontel est ensaqué ; sa tête cadavéreuse sort seule de ce linceul. Les Jacques le chargent sur leurs épaules, et se dirigent vers le pont de l’Orville.

— Rappelle-toi ma prédiction, — dit Mazurec au chevalier avec un sourire sinistre. — Il y a un an, tu me faisais noyer… je t’ai prédit que tu serais noyé !

Gérard de Chaumontel pousse des gémissements lamentables ; une terreur superstitieuse succédant à son audace, il murmure d’une voix défaillante :

— Messire saint Jacques, ayez pitié de moi… messire saint Jacques, intercédez pour moi… auprès du Seigneur Dieu et de tous ses saints… Je suis puni justement… J’avais volé la bourse de ce vassal… Seigneur… Seigneur… mon Dieu, ayez pitié de moi !

Les paysans arrivent sur le pont de l’Orville, transportant le corps du chevalier de Chaumontel, garrotté dans le sac ; il est précipité dans la rapide et profonde rivière, aux acclamations frénétiques des Jacques.

— Ainsi périssent nos seigneurs, noyés, brûlés, massacrés ! Ils ont fait noyer, brûler, massacrer, nos frères ! — s’écrie d’une voix tonnante Guillaume Caillet debout sur le pont, ayant à ses côtés Mazurec et Mahiet-l’Avocat.

— À mort, nos seigneurs ! — répètent les Jacques d’une seule voix. — Que pas un n’échappe !

— Femmes, enfants… massacrons tout !

— Pas de pitié pour eux !

— Ils ont brûlé nos femmes, nos enfants, dans le souterrain de la forêt de Nointel !

— À mort… à mort !




Mahiet, du haut du pont où sont massés les paysans, aperçoit au loin un cavalier arrivant à toute bride, le reconnaît bientôt et s’écrie :

— Rufin-Brise-Pot !

L’Avocat d’armes court au devant de l’écolier que suivent à une assez grande distance plusieurs groupes d’insurgés. Rufin, saute à bas de son cheval et dit à Mahiet :

— J’ai appris par les paysans que je précède qu’il y avait ici un grand rassemblement de Jacques, j’espérais te trouver parmi eux, sinon j’aurais battu le pays, afin de te remettre une lettre de maître Marcel… la voilà…

Mahiet prend la missive avec empressement, et pendant qu’il la lit, Rufin-Brise-Pot lui dit :

— Par Jupiter ! la compagnie d’une honnête femme porte vraiment bonheur ! Quand j’avais Margot-la-Savourée sous le bras, il m’arrivait toujours malencontre, tandis que rien n’a été plus heureux que mon voyage avec cette charmante Alison-la-Vengroigneuse, qui, je le crains, ne vengroigne qu’à l’endroit de Cupido ! Nous sommes arrivés à Paris sans encombre, et dame Marguerite a parfaitement accueilli Alison. Ah ! mon ami, j’idolâtre cette divine cabaretière ! Fi… le vilain mot ! Non, non, cette Hébé ! Hébé n’était-elle point la cabaretière olympique ! Ah ! si Alison m’acceptait pour époux, nous fonderions une agréable taverne, particulièrement destinée aux écoliers de l’Université. L’enseigne serait splendide, on lirait des vers grecs et latins en manière d’appel aux buveurs ; de ces vers voici le sens : — De même que messire Bacchus peut

Mahiet interrompt l’écolier et lui dit vivement après avoir lu la lettre d’Étienne Marcel :

— Rufin, je retourne à Paris avec toi ; tu me prendras en croupe. Le prévôt des marchands a des ordres à me donner ; Mazurec est vengé, partout les Jacques se soulèvent, selon ce que Marcel a appris par des gens arrivés des provinces ; il faut maintenant mettre à profit et diriger ce mouvement formidable… Attends-moi là pendant quelques instants, je reviens.

Et Mahiet, retournant vers Guillaume Caillet, Mazurec et Adam-le-Diable, les prend à l’écart et leur dit :

— Marcel me rappelle près de lui ; le régent s’est retiré à Compiègne ; il a mis Paris hors la loi, et se dispose à marcher, à la tête des troupes royales, contre cette cité ; on l’attend, il y sera, de par Dieu, bien reçu ! Toutes les villes de communes, Meaux, Amiens, Laon, Beauvais, Noyon, Senlis, sont en armes ; partout les paysans s’insurgent, les bourgeois, les corporations de métiers s’allient à eux. Le roi de Navarre est capitaine général de Paris ; cet homme mérite son nom de Mauvais, mais c’est un puissant instrument. Marcel le brisera s’il dévie de la bonne voie et ne s’incline pas devant la souveraineté populaire… L’heure de l’affranchissement de la Gaule a enfin sonné… Mais pour mener l’œuvre à bonne fin, il faut régulariser la Jacquerie ; ses bandes éparses, après avoir fait justice des seigneurs, doivent se rallier, se discipliner et former une armée capable de combattre celle du régent d’abord, et les Anglais ensuite ; écrasons nos ennemis du dedans, et après ceux du dehors…

— C’est juste, — dit Guillaume Caillet pensif ; — dix bandes éparses ne peuvent pas grand’chose, dix bandes réunies peuvent beaucoup. Je suis connu en Beauvoisis ; nos Jacques me suivront où je les conduirai. L’extermination des seigneurs achevée, nous tomberons sur les Anglais… vermine qui ronge le peu que la seigneurie nous laisse…

— Oh ! les Anglais ! la tuerie d’hier me met en goût ! — s’écrie Adam-le-Diable en brandissant sa faux. — Nous les faucherons jusqu’au dernier…

— Et la moisson sera belle… si nous fauchons avec ensemble, — reprend Mahiet. — Meaux, Senlis, Beauvais, Clermont, attendent les Jacques ; leurs portes seront ouvertes aux paysans ; ils trouveront là des vivres et des armes…

— Du fer et du pain ! rien de plus ! — dit Guillaume Caillet. — Ensuite… quel est le projet de Marcel ?

— Ces villes fortes, occupées par les Jacques et par la bourgeoisie armée, tiendront en échec les troupes du régent dans cette province, — répond Mahiet. — Les autres contrées s’organiseront pareillement… Maintenant écoute bien ceci… ce sont les instructions que me donne Marcel. Le roi de Navarre est des nôtres parce qu’il espère, avec l’appui du parti populaire, détrôner le régent ; il occupe Clermont avec ses troupes, il doit de là se rendre sous les murs de Paris, pour y attendre l’armée royale ; il a besoin de renfort. Marcel se défie de lui ; rallie toutes les bandes des Jacques, et rends-toi à Clermont à la tête d’une force de sept à huit mille hommes ; tu pourras ainsi sans crainte te joindre à Charles-le-Mauvais, dont il faut toujours se méfier ; mais sa troupe ne comptant qu’environ deux mille gens de pied et cinq cents cavaliers, elle serait, en cas de trahison, écrasée par les Jacques, trois ou quatre fois supérieurs en nombre !

— C’est entendu, — reprend Guillaume Caillet après avoir attentivement écouté l’Avocat d’armes. — Et de Clermont… marcherons-nous droit sur Paris ?

— Aussitôt après ton arrivée à Clermont, tu recevras de nouvelles instructions de Marcel. Dompter la seigneurie, détrôner le régent, chasser l’étranger de notre sol, tel est le but du prévôt des marchands. La campagne terminée, l’heure de l’affranchissement de Jacques Bonhomme sera venue : délivré de la tyrannie des seigneurs, des pilleries des Anglais, libre, heureux, paisible, enfin, il jouira des fruits de ses rudes labeurs, et goûtera sans crainte les douces joies de la famille… Oui… toi Guillaume, toi Adam, toi Mazurec, et tant d’autres, hélas ! frappés dans leurs plus chères affections, vous aurez été les derniers martyrs des seigneuries et les vengeurs, les libérateurs de notre race…

— Mahiet… quoi qu’il arrive maintenant, vainqueur ou vaincu, je peux mourir, ma fille est vengée, — répond Guillaume Caillet. — Je te promets de conduire plus de dix mille hommes sous les murs de Clermont ; le sang des seigneurs, l’incendie de leurs châteaux, marqueront la route des Jacques… Maintenant, dis-moi où je te reverrai ?

— À Clermont, je t’apporterai là les instructions de Marcel ; il me rappelle à Paris ; j’y retourne, — répond Mahiet. — Et serrant Mazurec entre ses bras, — Adieu, mon frère… mon pauvre frère… adieu… et à bientôt… Guillaume, je le laisse auprès de toi… veille sur lui.

— Je l’aime comme j’aimais ma fille ! Nous parlerons d’elle… et nous combattrons en hommes qui ne tiennent plus à la vie !

Mahiet, après ses adieux à son frère, se dirige en toute hâte vers Paris, prenant en croupe Rufin-Brise-Pot ; les Jacques, dont le nombre grossit à chaque instant, se préparent à marcher sur Clermont, où se trouvait alors Charles-le-Mauvais, roi de Navarre.




Charles-le-Mauvais, roi de Navarre, occupait, à Clermont en Beauvoisis, le château des comtés de ce pays, vaste édifice, dont l’une des tours dominait la place dite « du Faubourg. » Le premier étage de ce donjon, éclairé par une longue et étroite fenêtre ogivale, formait une vaste salle circulaire ; là était assis auprès d’une table Charles-le-Mauvais ; le jour venait à peine de paraître, le prince disait à l’un de ses écuyers :

— A-t-on fini de dresser l’échafaud ?

— Oui, sire… vous pouvez le voir d’ici par la fenêtre…

— Et les bourgeois… quelle contenance ?

— Ils sont consternés, toutes les boutiques sont closes, personne ne circule dans les rues.

— Et le populaire ?… les corporations des métiers ?

— Sire, depuis l’exécution d’hier, il ne reste guère de menues gens…

— Mais enfin ce qui reste ?

— Ce qui reste est consterné, épouvanté, comme la bourgeoisie.

— Néanmoins, que mes Navarrais fassent bonne garde aux portes de la ville, aux remparts et dans les rues, qu’ils tuent sans miséricorde tout bourgeois, manant ou artisan, qui oserait mettre le nez hors de chez lui ce matin.

— L’ordre est déjà donné, sire ; il sera exécuté.

— Et les chefs de ces maudits Jacques ?

— Toujours impassibles, sire.

— Sang du Christ ! il faudra bien qu’ils remuent tout à l’heure… L’on s’est procuré un trépied ?

— Oui, sire.

— Que tout soit prêt pour sept heures sonnant.

— Tout sera prêt, sire.

Charles-le-Mauvais réfléchit un instant, et dit en montrant une médaille émaillée de son chiffre, placée près de lui sur une table :

— L’homme arrêté cette nuit, aux portes de la ville, et qui m’a envoyé cette médaille par l’un de mes archers, est-il arrivé ? 


— Oui, sire… on vient de l’amener désarmé et garrotté selon vos ordres… Il est gardé à vue dans la salle basse.

— Qu’on l’introduise ici…

L’écuyer sort, Charles-le-Mauvais se lève de son siége, s’approche de la fenêtre donnant sur la place où est dressé l’échafaud, et après l’avoir entr’ouverte afin de regarder au dehors ; il la referme et revient s’asseoir près de la table, les lèvres contractées par un sourire sinistre. À ce moment, l’écuyer rentre précédant des archers entre lesquels marche Mahiet-l’Avocat d’armes, les mains liées derrière le dos, les traits enflammés de courroux. Charles-le-Mauvais fait un signe à l’écuyer ; celui-ci s’éloigne avec les Navarrais ; le prince et Mahiet restent seuls.

— Sire, je suis victime d’une méprise ou d’une indigne trahison ! — s’écrie l’Avocat d’armes. — Je désire pour votre honneur qu’il y ait méprise…

— Il n’y a point de méprise.

— Alors c’est trahison ! me désarmer ! me garrotter ! moi, porteur de la médaille que je vous ai fait remettre avec un billet constatant que j’étais envoyé près de vous par maître Marcel ! C’est trahison, sire ! indigne félonie, vous dis-je…

— Il n’y a dans tout ceci ni méprise, ni félonie.

— Qu’est-ce donc alors ?

— Une simple mesure de prudence, — répond froidement Charles-le-Mauvais, et il ajoute : — Tu as signé ta lettre, Mahiet-l’Avocat d’armes… C’est ton nom et ta profession ?

— Oui.

— Marcel t’envoie près de moi ?

— Je vous l’ai dit et prouvé en vous faisant parvenir cette médaille.

— Quel est le but de ton message ?

— Vous le saurez lorsque vous m’aurez fait délivrer de mes liens.

— Tes liens ne te lient point la langue… ce me semble ?

— Ils lient ma dignité…


— C’est subtil… mais prends garde, les instants sont précieux, ton message est sans doute important… sa réussite peut être compromise par ton silence prolongé.

— Sire, je venais à vous, sinon en ami, du moins en allié, vous me traitez en ennemi, vous n’aurez pas un mot de moi ; maître Marcel me saura gré de ma réserve…

— Soit… — dit Charles-le-Mauvais ; et il frappe sur un timbre. À ce bruit, son écuyer rentre, le prince lui dit : — Que l’on reconduise cet homme hors de la ville, et que les portes soient refermées sur lui.

Mahiet fait un mouvement, réfléchit ; et, après quelque hésitation, il reprend : — Donc, je parlerai, si outrageant que soit votre accueil envers un envoyé de Marcel.

L’écuyer sort de nouveau à un signe du roi de Navarre, et celui-ci dit à Mahiet : — Parle… quel est ton message ?

— Maître Marcel m’a chargé de vous signifier, sire, qu’il est temps, plus que temps pour vous, d’ouvrir la campagne ; l’armée du régent marche sur Paris, tous les vassaux sont soulevés en armes ; de nombreuses troupes de Jacques, comme ils s’appellent en souvenir du nom insultant que leur donnait la seigneurie, doivent être en marche sur Clermont pour se joindre à vous… Je suis même surpris de ne pas trouver les Jacques ici…

— Par quelle porte es-tu entré dans Clermont ?

— Par la porte du chemin de Paris. Il faisait encore nuit lorsque je suis arrivé dans cette ville et que je vous ai dépêché l’un des archers qui m’ont arrêté.

— Pendant que tu attendais ma réponse, tu n’as causé avec aucun soldat ?

— Non ; l’on m’a laissé seul et enfermé dans l’une des tourelles du rempart.

— Continue…

— Maître Marcel veut connaître quel sera votre plan de campagne lorsque vos troupes seront renforcées de huit à dix mille Jacques qui, d’un moment à l’autre, arriveront à Clermont.

— Nous parlerons de ceci tout à l’heure… Quel est l’état des esprits à Paris ?

— Les adversaires de Marcel, partisans du régent, s’agitent fort ; ils tâchent d’égarer la population en imputant à la révolte tous les maux dont souffre la cité. Des troupes royales s’étaient emparées d’Étampes et de Corbeil, afin d’empêcher les arrivages de grains et d’affamer Paris ; Marcel s’est mis à la tête des milices bourgeoises et, après un combat meurtrier, il a repoussé les royaux et assuré la subsistance de Paris. Mais les adversaires du prévôt des marchands redoublent leurs sourdes menées, afin d’amener une partie de la bourgeoisie à repentance envers le régent ; le peuple, plus habitué aux privations, se résigne ; toujours plein de foi dans un avenir qui doit l’affranchir, il ne défaille ni dans son énergie ni dans son dévouement à Marcel, surtout depuis que la nouvelle du soulèvement des Jacques est parvenue à Paris. Les vassaux de toute la vallée de Montmorency sont insurgés, ainsi que les… — Mais, s’interrompant, Mahiet ajoute : — Pour Dieu, sire ! faites-moi délivrer de ces liens… ils sont une honte pour moi et pour vous…

— À cette honte, je me résigne ; imite-moi… Tu disais donc que les partisans du régent s’agitent ? Le Maillart doit être parmi les meneurs de ce mouvement ?

— Non… pas ouvertement du moins. Les chefs avoués du parti de la cour sont de nobles hommes ; entre autres le chevalier de Charny et le chevalier Jacques de Pontoise. Donc, sire, il faut agir promptement, résolûment. Votre chance de régner est grande si vous venez au secours des Parisiens ; combattez les troupes du régent, utilisez, selon les vues de maître Marcel, le puissant concours que vous offre la Jacquerie ! l’élan de cette révolte peut sauver la Gaule ! Les paysans n’ont pas, après les seigneurs, d’ennemis plus implacables que les Anglais. Le but de Marcel en appuyant l’insurrection des Jacques, en organisant leurs bandes, est surtout de les lancer en masse contre les Anglais au nom de la patrie ravagée par leurs bandes, et de repousser enfin l’étranger de notre sol. Le triomphe est certain si l’on profite de l’exaltation des Jacques en la dirigeant vers ce but sacré : le salut et la délivrance du pays ! Voilà pourquoi, sire, maître Marcel a voulu opérer la jonction des Jacques avec les forces dont vous disposez.

— Oh ! oui, — reprend Charles-le-Mauvais avec un sourire sardonique, — notre ami Marcel avait bien judicieusement choisi mes auxiliaires.

— Que voulez-vous dire ?…

— Ce que je veux dire ?… Attends…

Le roi de Navarre frappe de nouveau sur un timbre ; l’écuyer reparaît et sort après avoir attentivement écouté quelques mots que le prince lui dit à l’oreille.

— Sire, — dit Mahiet, — voici bien des mystères et des chuchottements ; se trame-t-il quelque nouvelle trahison contre moi ?

— Bon… — reprend Charles-le-Mauvais en haussant les épaules, — folle est ton idée !… Je désire seulement me précautionner afin que notre entretien reste calme et mesuré comme il convient.

— Sire, ai-je donc manqué jusqu’ici de calme et de mesure ?

— Jusqu’ici… non… mais tout à l’heure, il se pourrait que ta modération fût mise à une rude épreuve… et je…

La rentrée de deux écuyers jeunes et robustes, accompagnant le confident de Charles de Navarre, interrompt les dernières paroles de ce prince et avant que Mahiet, dont les mains étaient déjà liées, ait pu faire un mouvement, il est terrassé malgré son énergique résistance, car d’un coup de pied il envoie rouler un des écuyers à dix pas de lui ; ce que voyant, Charles-le-Mauvais s’écrie :

— Tudieu ! mon Hercule !… quelle vigueur d’athlète !… Ai-je tort de me précautionner contre les suites de notre entretien, malgré tes assurances de rester calme et mesuré ?


Les trois écuyers, revenant à la charge contre l’Avocat d’armes, parviennent, non sans peine, à garrotter ses jambes aussi étroitement que ses bras, après quoi le roi de Navarre leur dit :

— Placez le messire envoyé sur ce siége, près de la fenêtre ; il se tiendra assis ou debout à sa guise… Maintenant, sortez.

Resté seul avec Mahiet en proie à une fureur impuissante, le prince reprend :

— À cette heure, notre conversation peut continuer paisiblement sans que je risque de me voir interrompu par l’un de ces arguments ad hominem dont tu as tout à l’heure gratifié mon écuyer au milieu du ventre.

— Ah ! Charles-le-Mauvais, chaque jour tu t’appliques à justifier ton nom ! — s’écrie Mahiet. — Mes soupçons ne me trompaient pas ! Tu as à m’apprendre quelque infâme trahison… et tu redoutes ma colère !

Le roi de Navarre hausse les épaules avec dédain et répond :

— Vassal ! si je te faisais l’honneur de te craindre, je t’aurais déjà fait pendre… si je trahissais Marcel, je serais à Compiègne aux côtés du régent… Tu n’es pas pendu, je ne suis point à Compiègne ; donc, tu divagues !… Reprenons tranquillement notre entretien, interrompu au moment où tu me parlais des Jacques, ces honnêtes auxiliaires que Marcel m’envoyait… Eh bien, les Jacques sont venus…

— Ici ?… à Clermont ?…

— Ils sont venus ici… à Clermont.

— Quand cela ?

— Hier… au nombre de huit à dix mille.

— Où sont-ils ?

— Oh ! oh !… où ils sont ? — répond Charles-le-Mauvais avec un sourire féroce, — où ils sont ?… Embarrassante question que celle-là !… Elle fait, depuis que l’homme est homme, le désespoir de ceux qui cherchent à savoir où l’on va… en sortant de ce monde-ci…

— Qu’entends-je ?… les Jacques ?… 


— Ils sont… où nous serons tous !…

— Morts ! — s’écrie Mahiet frappé de stupeur et d’effroi, — morts ! massacrés ! mon Dieu !…

— Allons, calme-toi… et écoute les détails de l’aventure…

— Cet homme m’épouvante ! — dit Mahiet, le front baigné d’une sueur froide. — Est-ce un piége qu’il me tend ?

— Donc, — reprend Charles-le-Mauvais, — ils sont venus les Jacques, ces bêtes féroces qui pillent et incendient les châteaux, égorgent les seigneurs, violentent les femmes, massacrent les enfants, afin, disent ces forcenés, que la seigneurie soit anéantie dans son germe !

— Misère de Dieu ! — s’écrie Mahiet en se dressant debout malgré les liens dont ses jambes sont garrottées ; — les représailles de Jacques Bonhomme ont duré un jour… son martyre a duré des siècles !…

— Vassal ! — dit avec une hauteur souveraine le roi de Navarre en interrompant Mahiet, — les droits du conquérant sur la race conquise, les droits du seigneur sur le serf sont absolus, sont divins !… Tout vilain ou manant révolté mérite la mort !

L’Avocat d’armes tressaille, regarde fixement le roi de Navarre et lui dit : — Charles-le-Mauvais, tu ne me laisseras pas sortir vivant d’ici ; tu serais perdu si je rapportais tes paroles à Marcel !…

— Tu sortiras vivant d’ici, — répond froidement le prince ; — et en outre de mes paroles, tu rapporteras à Marcel des faits… et ces faits… les voici…

Mahiet, en proie à d’inexprimables angoisses, retombe sur son siége ; le roi de Navarre continue :

— Et d’abord, tu diras à Marcel que, si rusé qu’il soit, je n’ai point été sa dupe : les chefs de ces Jacques, qu’il m’envoyait comme auxiliaires, devaient devenir mes surveillants, et au besoin mes bourreaux… si je m’écartais de la ligne à moi tracée par cet insolent bourgeois. Je n’étais entre ses mains, m’a-t-il dit, « qu’un instrument qu’il briserait au besoin !… » Eh bien ! moi, j’ai brisé l’un des redoutables instruments de Marcel, j’ai anéanti la Jacquerie… oui, et en ce moment, mes amis Gaston Phœbus, comte de Foix, et le captal de Buch écrasent à Meaux les derniers tronçons de ce maudit serpent de révolte qui voulait se dresser contre la seigneurie…

— La Jacquerie écrasée ! anéantie ! — dit Mahiet avec une stupeur croissante. Puis, revenant à son premier soupçon : — Charles-le-Mauvais, tu es le plus méchant et le plus fourbe des hommes… tu me tends un piége… Si les Jacques sont venus à Clermont au nombre de huit à dix mille, tu n’avais pas de forces suffisantes pour les exterminer.

— Messire envoyé, tu es trop prompt dans tes jugements. Écoute d’abord, tu apprécieras ensuite. Je t’ai promis des faits ; les voici : Hier, vers le milieu du jour, j’ai été averti de l’approche des Jacques ; la bourgeoisie de Clermont et les corps de métiers, infectés du vieux levain communier, sont sortis de la ville afin d’aller à la rencontre de ces forcenés et de leur faire fête. J’ai encouragé ces démarches ; et pendant que les Jacques faisaient halte dans certain bienheureux vallon situé en dehors de Clermont, trois de leurs chefs se sont présentés au pont-levis demandant à m’entretenir, car ils venaient, disaient-ils, devers moi en amis…

— Les noms ? — s’écrie Mahiet avec anxiété, — les noms de ces chefs ?

— Guillaume Caillet… Adam-le-Diable… et Mazurec-l’Agnelet… ton frère !…

— Mon frère ! — répète l’Avocat d’armes stupéfait. — Comment sais-tu ?…

— Oh ! je sais beaucoup de choses… et je ne te cacherai rien ; ma sincérité est connue… J’ai donc ordonné d’introduire près de moi les trois chefs des Jacques ; je les ai fort courtoisement accueillis, leur touchant dans la main, les appelant mes compères, leur donnant, de par Dieu, l’accolade ! Nous sommes convenus que, d’après les volontés de Marcel, ils seraient mes auxiliaires, et que bientôt nous nous mettrions en marche vers Paris ; en attendant le départ, leurs hommes devaient rester campés dans le vallon ; les chefs, après avoir été donner l’ordre de ce campement, se concerteraient avec moi pour nos opérations. Chose dite, chose faite. Les trois chefs vont veiller au campement des Jacques et reviennent ici ; mon premier soin est de les faire jeter au cachot : je savais de reste que, privées de leurs chefs, ces exécrables bandes seraient à moitié vaincues. J’envoie alors l’un de mes officiers, le sire de Bigorre, prévenir les Jacques qu’ensuite de ma conférence avec leurs chefs, ceux-ci désirent que leurs hommes commencent sur l’heure quelques exercices de bataille avec mes archers et mes cavaliers, afin de s’habituer à l’ordonnance militaire. Les Jacques, donnant dans le piége où leurs chefs ne seraient point tombés, acceptent joyeusement cette proposition…

Charles-le-Mauvais voit l’indignation et la colère de Mahiet se trahir par de brusques mouvements malgré ses liens, s’interrompt un moment et ajoute : — Je me félicite de plus en plus de t’avoir fait garrotter ; tu m’aurais déjà sauté à la gorge. Réserve ta fureur, elle aura tout à l’heure de quoi s’exercer… Je poursuis… Les bourgeois et les corps de métiers de Clermont avaient fait mettre de nombreux tonneaux en perce, afin de fêter les Jacques, leurs compères ; la liesse est complète après boire, les Jacques demandent à grands cris une première marche militaire en manière d’exercice. Le sire de Bigorre, habile capitaine, commande la manœuvre, de telle sorte qu’après quelques marches et contre-marches, les Jacques se trouvent entassés en troupeaux dans le fond du vallon, tandis que mes archers garnissent toutes ses pentes à bonne portée du trait, et que mes cavaliers occupent les deux seules issues qui pouvaient permettre aux fuyards de s’échapper de cette gorge profonde…

— Va, roi ! — dit Mahiet avec une amertume désespérée ; — je m’attends à tout ! Vous êtes experts, vous autres princes, dans les lâches massacres !… 


— Un massacre ?… Non… mais une vraie battue aux loups, — répond Charles-le-Mauvais. — Donc, les Jacques, en stupides et féroces animaux, tout fiers de parader aux yeux de la bourgeoisie de Clermont, tâchent de régler leur marche au pas militaire, font les beaux, se redressent, portant aussi fièrement leurs bâtons, leurs fourches et leurs faux que s’ils portaient les nobles armes de la chevalerie ; ils applaudissent à la belle ordonnance de mes gens d’armes, qui couronnent les hauteurs du vallon au fond duquel cette Jacquerie est amoncelée. Soudain les clairons sonnent ; cette sonnerie divertit fort ces manants révoltés ; mais leur divertissement ne dure guère ; aux premiers sons du clairon, mes archers bandent leurs arcs, et une grêle de traits meurtriers lancés de haut en bas par mes soldats au milieu des masses compactes de cette Jacquerie la déciment. La panique se met dans le troupeau sauvage, ces brutes veulent fuir par les deux issues du vallon ; mais ils se trouvent en face de mes cinq cents cavaliers couverts de fer, qui, à coups de lance, d’épée, de masse de fer, chargent furieusement cette canaille, tandis que mes archers continuent de cribler de traits les flancs de la bande et ceux qui tentent de gravir les pentes de la colline…

Mahiet, consterné, ne peut retenir un sourd gémissement ; Charles-le-Mauvais sourit d’un air sinistre et poursuit ainsi :

— Rien de plus couard que ces truands leur premier feu jeté. Telle était leur épouvante, selon le sire de Bigorre, qu’ils se laissaient égorger comme des veaux, se jetant à genoux, tendant la gorge à l’épée, la poitrine à la flèche, la tête à la massue. Bref, tous ceux que le fer n’a pas carnagés sont morts étouffés sous les cadavres. Les bourgeois et la plèbe spectateurs de la tuerie, aussi entassés au fond de la vallée, ont en grand nombre partagé le sort de Jacques Bonhomme, leur compère ; de sorte que, du même coup, je me suis débarrassé des paysans et de la plèbe de la ville ainsi que d’une notable partie de bourgeois communiers. Je tiens leur cité en mon pouvoir, je la garde ; c’est affaire à régler entre leur comte et moi. Maintenant, messire ambassadeur, dis de ma part à Marcel de ne plus mêler les Jacques à nos opérations : d’abord, il reste peu ou prou de ces bêtes féroces ; puis, c’est un méchant compagnonnage. Tout à l’heure tu seras délivré de tes liens, ton cheval te sera rendu. Si, doutant de mes paroles, tu veux t’assurer de la réalité de cette boucherie, avant de retourner à Paris, rends-toi au vallon que je te dis, regarde, et surtout bouche-toi le nez… car la charogne de cette Jacquerie commence à puer très-fort !

Mahiet, oubliant ses liens, fait un nouveau mouvement afin de s’élancer sur Charles-le-Mauvais ; celui-ci reprend en riant :

— Ingrat !… tu voudrais m’étrangler… Vois cependant ma générosité : j’ai épargné la vie des trois chefs de cette bande de loups enragés… Tu en doutes ? — ajoute le roi de Navarre, répondant à un soupir douloureux de Mahiet, qui songeait à son frère. — Pourquoi ne pas me croire ? Qui m’empêche de te dire la vérité ? Qu’ai-je à craindre de toi ?…

— Il serait vrai ? — s’écrie l’Avocat d’armes, cédant à une vague espérance ; — mon frère aurait échappé au massacre ?

— Oui. Et si au lieu de mugir comme un taureau entravé, tu parles paisiblement, honnêtement, ainsi que doit parler un envoyé bien appris, je te donne ma foi de chevalier que, tout à l’heure, tu verras ton frère.

— Mazurec vit… je le verrai !…

— Il vit… et tu le verras ; foi de chevalier, je te le répète. Mais, de par Dieu ! causons raisonnablement ; il nous faut maintenant aviser aux moyens à prendre, afin que Marcel et moi nous puissions agir de concert.

— Marcel !… — s’écrie Mahiet, — Marcel agir de concert avec toi, lâche bourreau de tant de victimes ! Marcel s’allier désormais avec toi, qui m’as dit que tout vassal rebelle méritait la mort !… Ah ! cette funeste alliance, contractée sous l’impérieuse nécessité des circonstances, est à jamais rompue ! C’est un terrible enseignement ; il éclairera les peuples tentés de chercher un appui dans les princes pour combattre un ennemi commun !

— Tu es un oison ! tu calomnies le bon sens de Marcel, de qui, mieux que toi, j’apprécie la sagesse politique ; Oh ! oh ! c’est un maître homme que ce marchand drapier ! Sais-tu ce qu’il te répondra lorsque, de retour à Paris, tu vas, tout effaré, lui annoncer le carnage de cette Jacquerie ?

— Oh ! oui, je le sais…

— Moi aussi, je le sais. Or, donc, il répondra ceci : « — Bourgeoisie et Jacquerie était mon armée à moi, Marcel ; j’espérais la discipliner et pouvoir dire au roi de Navarre : Mon armée est supérieure à la vôtre, acceptez mes conditions, marchons ensemble contre le régent, je vous promets sa couronne, si vous consentez à subir la loi absolue des Assemblées nationales ; sinon, non. Alliez-vous au régent contre nous, peu m’importe ; les bourgeoisies tiennent les villes, les paysans la campagne ; je ne vous crains pas. Mais voici que la Jacquerie, le gros de mon armée, est anéantie, — ajoutera judicieusement Marcel ; — le désastre est irréparable. Il me reste deux partis à prendre : faire ma soumission au régent, lui livrer ma tête et celle de mes amis, ou bien servir les projets du roi de Navarre, qui possède une armée capable de résister aux troupes royales. Donc, au lieu d’imposer des conditions au roi de Navarre, je suis forcé de subir les siennes. » — Voilà ce que, dans son bon sens, te dira Marcel.

— Lui ! trahir la cause à laquelle il a voué sa vie ?

— Quoi ! trahir ? Il assure au contraire l’exécution d’une partie de ses desseins. Me crois-tu donc assez sot pour ignorer que, forcément… (Marcel me l’a dit, et il disait vrai), que, forcément, si je monte au trône, je devrai accomplir la plupart des réformes que cet enragé redresseur d’abus poursuit depuis tant d’années avec acharnement ? Est-ce que, tôt ou tard, les bourgeoisies ne se rebelleraient pas contre moi, comme elles se sont rebellées contre le régent, si je ne leur donnais mieux et plus que lui ? Marcel m’a encore dit avec son bon sens ordinaire : « — Vous, sire, qui ambitionnez la couronne, vous ne verrez dans chaque réforme qu’un moyen de vous affermir sur le trône ; le régent, au contraire, ne verrait dans chaque réforme qu’une atteinte à la souveraineté de ses droits héréditaires. »

— Charles-le-Mauvais, si telles sont tes intentions, si chacune de tes paroles n’est pas un mensonge ou ne cache pas un piége, pourquoi as-tu massacré les Jacques ? pourquoi as-tu écrasé ce soulèvement populaire ? Ne devait-il pas assurer l’affranchissement de la Gaule et chasser les Anglais de notre sol…

— Me prends-tu pour une buse ? Sur quoi régnerais-je si la Gaule était complétement libre ? Et la seigneurie, que deviendrait-elle ? Non, non, bon gré, mal gré, je serai forcé de consentir bon nombre de réformes qui satisferont les bourgeoisies ; je me résignerai non pas à être l’instrument passif des Assemblées nationales, ainsi que le veut Marcel, mais à gouverner de concert avec elles ; et j’emploierai tous mes efforts à terminer la guerre contre les Anglais. Quant à débâter Jacques Bonhomme, non point ; je me ferais un ennemi de chaque seigneur ! Jacques Bonhomme restera Jacques Bonhomme comme devant ! Son affranchissement ! Es-tu donc insensé ? Qui donc remplirait le trésor royal ? Qui donc taillerait-on à merci et à miséricorde ? L’affranchissement de Jacques Bonhomme ! Eh ! ce serait la fin de la seigneurie et de la royauté !… Ces pestes de franchises bourgeoises, issues des exécrables communes, sont déjà trop menaçantes pour les trônes… Ceci entendu, tu diras à Marcel que, dès demain, je réunirai les différentes troupes de mon armée, et que je marcherai vers Paris, dont il m’ouvrira, je l’espère, les portes… Aussi, afin de convenir avec lui de ce fait et d’autres, tu lui diras de venir me trouver à Saint-Ouen, où je serai après-demain soir…

L’impitoyable logique de Charles-le-Mauvais redoublait encore l’horreur qu’il inspirait à Mahiet ; cette horreur, il allait la témoigner, lorsque sept heures sonnent au loin à l’église paroissiale de Clermont. Le roi de Navarre sourit et dit à l’Avocat d’armes :

— Je t’ai promis que tu verrais ton frère… tu vas le voir. Je veux bien t’apprendre comment j’ai découvert votre parenté… J’avais hier posté dans un endroit secret de la prison des trois chefs de cette Jacquerie un coquin tout oreilles chargé d’épier ces truands ; il a plusieurs fois entendu l’un d’eux, s’adressant à ses complices, regretter, non la vie, qu’il s’attendait à perdre ; mais une dernière entrevue avec son frère Mahiet-l’Avocat d’armes, ami de Marcel. Or, ce matin, recevant ta lettre, signée Mahiet, et dans laquelle tu t’annonçais comme envoyé du préfet des marchands… il m’a été facile de reconnaître ta parenté avec ce Jacques.

— Où est mon frère ?

— Ici près. Tu vas le voir ; ne t’en ai-je pas donné ma foi de chevalier ?… Ainsi, préviens Marcel qu’après-demain je l’attends à Saint-Ouen.

— Mais mon frère… mon frère ?…

— Tu vas le voir dans un instant, te dis-je, — répond Charles-le-Mauvais en se dirigeant vers la porte ; et, au moment de sortir, il se retourne, répétant à Mahiet : — N’oublie pas de prévenir Marcel qu’après-demain soir je l’attendrai à Saint-Ouen.

Le roi de Navarre sort. Un moment après son départ, la porte s’ouvre de nouveau, l’Avocat d’armes fait un mouvement de joie, s’attendant à voir entrer Mazurec, il n’en est rien, il voit paraître l’un des écuyers du prince.

— Ton maître m’avait annoncé la venue de mon frère… — dit avec une anxiété croissante Mahiet à l’écuyer. Celui-ci ouvre la fenêtre près de laquelle est assis l’Avocat d’armes, et la lui désignant du geste, il répond :

— Regarde.

Puis il s’éloigne, après avoir enfermé le prisonnier dans la salle. 


Mahiet, saisi d’un pressentiment sinistre, s’approche de la fenêtre aussi rapidement qu’il le peut, malgré les liens dont ses jambes sont garrottées. Tel est le spectacle qui s’offre à ses yeux…

Au-dessous de lui, à une profondeur de trente pieds environ, une enceinte assez vaste, entourée de maisons, et à laquelle aboutissent deux rues, alors barrées par des pelotons de soldats pour qu’aucun habitant de la cité ne puisse pénétrer dans cette place. À son extrémité, à peu de distance de la fenêtre où se tient Mahiet, s’élève un vaste échafaud ; en son milieu se dresse un poteau garni d’une sellette formant siége ; de chaque côté de ce poteau, deux billots servent de base à deux pieux très-aigus. Plusieurs bourreaux vont et viennent sur la plate-forme de l’échafaud : les uns garnissent de chaînes le poteau du milieu ; les autres, occupés autour d’un fourneau, tournent et retournent au milieu d’un ardent brasier, à l’aide de tenailles, l’un de ces petits trépieds de fer dont se servent les paysans pour poser leur marmite auprès de l’âtre. Ce trépied commence à rougir ; les bourreaux agenouillés autour du fourneau soufflent de tous leurs poumons afin d’aviver l’incandescence des charbons.

Le son de plusieurs trompettes se fait entendre dans la direction de l’une des deux rues ; les soldats postés à son issue s’écartent et donnent passage à une première troupe d’archers. Entre celle-ci et la seconde s’avancent d’un pas ferme Guillaume Caillet, Adam-le-Diable et Mazurec-l’Agnelet ; celui-ci à demi vêtu d’un vieux sayon de peau de chèvre, les deux autres paysans portant l’antique blaude (blouse) gauloise, des sabots et des bonnets de laine. L’on a dédaigné de garrotter leurs mains et leurs pieds ; Adam et Mazurec ont passé chacun un bras sur l’épaule de Guillaume, placé entre ses deux compagnons. Tous trois ainsi enlacés, la tête haute, le regard intrépide, la démarche résolue, se dirigent vers l’échafaud.

Un grand nombre d’archers composant l’arrière-garde de l’escorte se disséminent sur la place, leur arc bandé, les yeux levés vers les fenêtres des maisons environnantes. L’une de ces croisées s’ouvre, aussitôt deux traits lancés par des archers volent, sifflent, disparaissent à travers l’ouverture de la fenêtre… un gémissement lugubre et un cri de mort s’élèvent de l’intérieur de la maison. Les deux archers garnissent leurs arcs de nouveaux traits ; ils exécutent leurs ordres : défense a été faite aux bourgeois de la ville habitant les demeures voisines de la place de paraître à leurs fenêtres durant le supplice des trois chefs de la Jacquerie. Tous trois arrivent près de l’échafaud.

Mahiet, haletant, la figure baignée d’une sueur froide, saisi d’horreur, de désespoir à la vue de ce spectacle, sent son esprit se troubler ; il se croit obsédé par un songe effrayant… Il distingue les figures, il entend la voix de Mazurec, d’Adam et de Guillaume échangeant un suprême adieu au pied de l’échafaud, pendant que, sur la plate-forme, les bourreaux s’occupent des derniers préparatifs du supplice… Guillaume Caillet, prenant les mains d’Adam et de Mazurec, s’écrie d’une voix forte qui parvient aux oreilles de l’Avocat d’armes :

— Hardi, mes Jacques ! hardi jusqu’à la fin !… Adam, ta femme est vengée !… Mazurec, notre Aveline est vengée ! nos parents, nos amis étouffés, brûlés dans le souterrain de la forêt de Nointel sont vengés !… Le bourreau va nous torturer, nous mettre à mort, qu’importe ? Notre mort ne les fera pas revivre ces belles dames, ces nobles seigneurs tombés sous nos coups au milieu de leur bonheur ! Leur agonie a été furieuse, ils regrettaient la vie… nous ne la regrettons pas, nous, notre vie de misères et de larmes ! Oh ! Jacques Bonhomme, tu t’es laissé martyriser pendant des siècles… la Jacquerie t’a vengé !… Un jour, d’autres achèveront ce que nous avons commencé !… Hardi, mes Jacques ! hardi jusqu’à la fin !…

— Oh ! Jacques Bonhomme, tu t’es laissé martyriser pendant des siècles… — répètent Adam et Mazurec en levant le poing vers le ciel dans un élan d’exaltation farouche ; — la Jacquerie t’a vengé !… D’autres achèveront ce que nous avons commencé !… Hardi, mes Jacques ! hardi jusqu’à la fin !…


Les bourreaux, occupés des apprêts du supplice, laissent dire les trois paysans, dont les paroles ne peuvent avoir d’écho sur cette place déserte ; mais lorsque le trépied de fer qu’ils faisaient rougir sur les charbons ardents est chauffé à blanc, l’un des tourmenteurs s’écrie :

— C’est prêt.

Aussitôt les archers, enchaînant les trois jacques sur la plate-forme de l’échafaud, les livrent aux bourreaux. Guillaume Caillet est assis garrotté sur la sellette placée au bas du poteau dressé entre les deux billots surmontés d’un pieu aigu ; Mazurec et Adam, les mains liées derrière le dos, dépouillés de leurs vêtements, sauf leurs braies, sont conduits vers ces billots. Un bourreau arrache le bonnet de laine qui couvre les cheveux gris de Guillaume Caillet, tandis que l’un des autres tourmenteurs, saisissant avec des tenailles le petit trépied chauffé à blanc et les pieds renversés en l’air, emboîte dans le cercle de fer brûlant le crâne du vieux paysan et lui dit :

— Je te couronne, roi des Jacques !…

Guillaume Caillet pousse des rugissements de douleur atroce ; ses cheveux flambent, la peau de son front grésille, saigne, se fend sous la pression du trépied de fer incandescent. Les haches des autres bourreaux se lèvent sur Adam et sur Mazurec agenouillés devant les billots.

— Mon frère !… — s’écrie Mahiet-l’Avocat d’armes parvenant à vaincre cette oppression qui suffoquait et étouffait sa voix comme au milieu d’un rêve horrible, — mon frère !…

À cet appel déchirant, Mazurec relève et tourne vivement la tête vers la fenêtre d’où est parti le cri… mais au même instant l’éclair de la hache des bourreaux, qui s’abaisse et frappe, luit aux yeux de Mahiet, le corps de son frère s’affaisse… sa tête roule sur la plateforme de l’échafaud qu’elle arrose de nombreux jets de sang.

L’Avocat d’armes est saisi de vertige, le cœur lui manque, il chancelle et tombe privé de connaissance. 


. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Mahiet, lorsqu’il reprit ses sens, se vit délivré de ses liens et étendu sur de la paille, dans une salle basse. Un archer le veillait à la clarté d’une lampe. La nuit était venue ; rassemblant ses souvenirs comme s’il se fût éveillé d’un sommeil pénible, l’Avocat d’armes se rappela l’affreuse réalité ; l’archer lui apprit que, trouvé sans connaissance, dans la salle de la tour, par les écuyers de Charles-le-Mauvais, et transporté en ce lieu, il était, après un long accès de délire, tombé dans une torpeur profonde dont il sortait ; ses armes, son cheval lui seraient rendus, et il pouvait quitter Clermont quand il le voudrait. Mahiet pria l’archer de le conduire auprès de l’un des officiers du roi de Navarre, dans l’espoir d’obtenir la permission de rendre un pieux hommage aux restes de Mazurec ; le prince consentit à la demande de l’Avocat d’armes ; celui ci quitta le château, se dirigea vers le lieu du supplice, et, à la clarté de la lune, monta sur l’échafaud gardé par des soldats ; les cadavres des trois Jacques devaient rester encore exposés durant la journée du lendemain. Guillaume Caillet, après sa torture, avait été, ainsi que ses deux compagnons, décapité ; sa tête et les leurs étaient plantées à l’extrémité des pieux aigus qui surmontaient les billots. Mahiet baisa religieusement le front glacé de son frère Mazurec-l’Agnelet… et descendit de l’échafaud ; son pied heurta le petit trépied de fer, tombé sur le sol après l’exécution de Guillaume Caillet.

— Cet instrument de supplice, témoin de la mort de mon frère, augmentera les reliques de notre famille ; je le joindrai à la dague de Neroweg, seigneur de Nointel ! — se dit l’Avocat d’armes en ramassant furtivement le trépied qu’il cacha sous sa cape ; il alla chercher son cheval à la porte de Clermont, et quitta cette ville pour se rendre en hâte à Paris auprès d’Étienne Marcel.