Les Nicandres, ou Les Menteurs qui ne mentent point/Acte III

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Les Nicandres, ou Les Menteurs qui ne mentent point
Théâtre de feu M. BoursaultLa Compagnie des LibrairesTome I (p. 334-360).
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ACTE III

SCENE PREMIERE.

ISMENE, LE COMMISSAIRE.
ISMENE.

Enfin de mon malheur vous avez connoissance ;
Je vous ai de ma honte assez fait confidence :
Je vous ai découvert de quel sexe je suis,
Et le nom de l’ingrat qu’à présent je poursuis :
Mais tout ingrat qu’il est, comme il a du courage,
Il peut vous outrager, & je crains qu’on l’outrage ;
Car enfin à la haine il a beau m’animer,
Mon naturel usage est l’usage d’aimer :
En m’ôtant son amour, il retient ma tendresse ;
Ainsi pour s’en saisir il faut user d’adresse,
Puis que de tous côtés je redoute les coups,
Soit qu’ils viennent de lui, soit qu’ils viennent de vous.

LE COMMISSAIRE.

Vous craignez vainement qu’il se puisse défendre.

Jusques dans son logis on le peut aller prendre ;
Et quinze ou seize Archers, aux captures forts prompts…

ISMENE.

Ah ! de grace, à Nicandre épargnons ces affronts.
L’ingrat m’est toujours cher, tout cruel qu’il puisse être ;
Et quoiqu’il soit éteint, son amour peut renaître :
Ecoutez le biais que je croi le plus doux,
Je lui fais un appel, & je prens rendez-vous ;
Je m’en dis offensé, sans lui dire autre chose ;
Je lui mande qu’au Cours il en sçaura la cause ;
Que je suis Gentilhomme aussi noble que lui,
Et qu’au lieu que je marque il peut même aujourd’hui…

LE COMMISSAIRE.

Et sur votre parole il aura l’assurance ?…

ISMENE.

Il a tant de courage & si peu de prudence,
Qu’à sa seule valeur osant trop se fier,
Dans le Cours de la Reine il sera le premier.
Là, vous & vos Archers ayez soin de vous rendre ;
Et sous un faux semblant de vouloir nous défendre,
Nous ayant désarmés par votre autorité,
Vous pourrez le saisir avec facilité.

Cette voye est plus douce, & me semble plus sure.

LE COMMISSAIRE.

Mais enfin d’une femme il verra l’écriture,
Et d’un cœur amoureux prévenant le dessein…

ISMÉNE.

Vous croyez mon cartel fabriqué de ma main ?
Une main empruntée a pris soin de l’écrire ;
Et pour en peu de mots achever de tout dire,
Un Valet que j’ai pris aux degrés du Palais
Mieux vêtu mille fois que mille autres valets
Servira ma colere, & fera mon message.
Vous de votre côté commencez votre ouvrage,
Amassez tous vos gens, & selon mon espoir
Faites-les rendre au Cours à six heures du soir :
Voilà ce que de vous j’ai voulu me promettre,
Et tandis qu’au Courrier mon valet va remettre…
Il revient ; il me cherche, allez tout dépêcher.
Adieu.

Le Commissaire sort.

SCENE II.

RAGOTIN, ISMENE.
RAGOTIN.

Adieu.N’est-ce pas vous que je viens rechercher,
Dites-moi ?

ISMENE.

Dites-moi ?C’est moi-même : As-tu beaucoup de zéle ?
Car je ne doute point que tu ne sois fidéle,
Et de ta part enfin je crains peu d’accidens.

RAGOTIN.

N’ai-je pas dans Paris cinq ou six Répondans
Pour me cautionner, s’ils me sont nécessaires,
J’ai trois Laquais, un Page, & deux Clercs de Notaires ;
Diable, je suis connu par d’honnêtes Messieurs !
J’ai l’honneur, qui plus est, d’être aimé de plusieurs ;
Et je conte cela mon plus bel avantage.

ISMENE.

Il est grand ; mais écoute, as-tu bien du courage ?

RAGOTIN.

Du courage ? j’en créve… en mon juste courroux…
Produisez quelques-uns qui me tâtent le poux.
Est-ce Brave ? Soldat ? Mousquetaire ?

ISMENE.

Est-ce Brave ? Soldat ? Mousquetaire ?Moi-même.

RAGOTIN.

Vous, Monsieur ?

ISMENE.

Vous, Monsieur ?Moi ?

RAGOTIN.

Vous, Monsieur ?Moi ?Pour vous mon respect est extrême,
Je suis votre valet.

ISMENE.

Je suis votre valet.Mais enfin…

RAGOTIN.

Je suis votre valet.Mais enfin…Mon Dieu ! Mais.
C’est un point chatoüilleux que l’honneur d’un Laquais ;
Je suis plein de courage, & n’en suis jamais vuide ;
Mais j’aurois du regret de faire un Maîtricide :
Vous ne l’ignorez pas, les honnêtes Chrétiens…

ISMENE.

Tu conçois à rebours le discours que je tiens ;
J’ai querelle.

RAGOTIN.

J’ai querelle.Querelle ! est-il vrai ?

ISMENE.

J’ai querelle.Querelle ! est-il vrai ?J’ai querelle ;
Et je veux éprouver à quel point va ton zéle.
Pour porter un cartel de toi seul j’ai fait choix.

RAGOTIN.

Donnez-vous bien souvent de semblables emplois ?

ISMENE.

Selon.

RAGOTIN.

Selon.Dites-moi donc sans donner de bricole,
Si c’est que je me louë, ou bien si je m’enrôle ?

ISMENE.

As-tu peur ?

RAGOTIN.

As-tu peur ?Moi ? non ; mais…

ISMENE.

As-tu peur ?Moi ? non ; mais…Mais, point tant de façon,
Si tu sens de la peur tu peux le dire.

RAGOTIN.

Si tu sens de la peur tu peux le dire.Et… non ;
Mais…

ISMENE.

Mais…Voilà le cartel ; prens le soin de le rendre ;

Tu liras le dessus ; il s’adresse à Nicandre.

RAGOTIN.

A Nicandre !

ISMENE.

A Nicandre !A Nicandre ; il demeure ici près ;
A ce nom tu frémis que je crois ?

RAGOTIN.

A ce nom tu frémis que je crois ?Moi ? non, mais…

ISMENE.

S’il demande le nom de celui qui t’envoye,
Il pourra le sçavoir, puisqu’il faut qu’il me voye.
Je vais dans mon logis, ruë aux Ours, au Dauphin,
De ce jour ennuyeux attendre le déclin ;
Cela fait, dans ce lieu tu viendras me reprendre ;
Adieu.

SCENE III.

RAGOTIN seul.
RAGOTIN.

Adieu.Je vais porter un cartel à Nicandre !
A lui qui me veut battre, & qui fait le madré,
Ah ! Nicandre, ma foi tu seras Nicandré !
Tu t’en vas étrenner mon épée. Il avance ;
Mais il ne songe pas à ceci, que je pense ;

Dieu sçait si le cartel le va rendre éperdu !

SCENE IV.

Le premier NICANDRE, RAGOTIN.
Le premier NICANDRE.

Iacinte assurément m’aura trop attendu ;
Il m’a trop retenu cet Ami ; j’en déteste.
Où pourrai-je à présent la trouver ? Ah, ah.

RAGOTIN lui allongeant une botte.

Où pourrai-je à présent la trouver ? Ah, ah.Zeste.

Le premier NICANDRE.

Tu reviens à belle heure, & tu penses qu’au cas…

RAGOTIN.

Oui, je pense ; pourquoi ne penserois-je pas ?
Je veux penser.

Le premier NICANDRE.

Je veux penser.Coquin ; je puis t’être funeste,
Et si tu fais le fou tu ne doutes pas…

RAGOTIN allongeant encore une autre botte.

Et si tu fais le fou tu ne doutes pas…Zeste.

Le premier NICANDRE.

Où crois-tu que tu sois ? dis marouffle.

RAGOTIN.

Où crois-tu que tu sois ? dis marouffle.Pourquoi ?
J’ai mon droit comme vous sur le pavé du Roi,
De quoi vous mêlez-vous ? Qu’est-ce donc ? J’y veux être.

Le premier NICANDRE.

Mais à qui donc es-tu ?

RAGOTIN.

Mais à qui donc es-tu ?Moi ? Je suis à mon Maître ;
Avec autre que vous on se trouve un peu mieux ;
Tenez quasi défunt, jettez ici les yeux,
Puis après au Seigneur recommandez votre ame.

Le premier NICANDRE.

Cet infame…

RAGOTIN.

Cet infame…Tantôt vous aurez de l’infame ;
Vous m’avez querellé, vous avez fait le fat ;
Vous en mourrez, beau Sire, & mourrez intestat ;
Lisez.

Le premier NICANDRE. lit.

Lisez.Lisez.Sans que je me nomme,
Nicandre, vous sçaurez que je suis Gentilhomme ;
Que l’épée à la main j’ai dessein de vous voir.
Du sujet que j’en ai, j’ose tout me promettre :
C’est au Cours de la Reine, à six heures du soir ;

Et j’aurai le second qui vous rend cette Lettre.

Nicandre continuë.

Tu ne me sers donc plus, Ragotin ?

RAGOTIN.

Tu ne me sers donc plus, Ragotin ?Non, ma foi.

Le premier NICANDRE.

Je n’en murmure point ; cela dépend de toi ;
Tu te rends le second de celui qui m’appelle ?
Tu le dois, c’est ton maître, & j’admire ton zéle ;
Voyons si ta valeur à ton zéle répond.

Il tire l’épée, & Ragotin remet la sienne.
RAGOTIN.

Que ne suis-je premier, aussi-bien que second !
Voyez-vous de courroux comme le nez me fronce ?

Le premier NICANDRE.

Quoi ! tu crains…

RAGOTIN.

Quoi ! tu crains…Ecoutez, je vais rendre réponse ;
Si vous vouliez m’attendre un moment dans ce lieu ?

Le premier NICANDRE.

Je le veux…

RAGOTIN.

Je le veux…Mettez là votre main. Sans adieu.
C’est assez ; si j’y viens que le Diable m’emporte. bas

SCENE V.

Le Premier NICANDRE seul.
Le premier NICANDRE.

Ciel ! vous m’êtes propice, & l’on ouvre la porte ;
Le bonheur de vous voir va donc m’être accordé,
Hipolite : Iacinte, ai-je point trop tardé ?
Si vous pouviez sçavoir quel plaisir vous me faites.
Je jure…

SCENE VI.

IACINTE, Le premier NICANDRE.
IACINTE.

Je jure…Allez vous-en au peautre, à qui vous êtes.

Le premier NICANDRE.

Quoi ! Iacinte me laisse, & dans cet embarras…

IACINTE.

Allez vous-en au Diable, & ne me touchez pas,
Vous dis-je.

Le premier NICANDRE.

Vous dis-je.Mais, Iacinte, il me semble…

IACINTE.

Vous dis-je.Mais, Iacinte, il me semble…Il me semble
Qu’on ne vaut pas la peste alors qu’on vous ressemble ;
Qu’être lâche, perfide, hypocrite, emballeur,
Méchant comme la grêle, insolent, suborneur ;
Qu’avoir l’ame du Diable à tous coups possédée ;
C’est de votre peinture une légére idée :
Il me semble cela.

Le premier NICANDRE.

Il me semble cela.Mais au moins…

IACINTE.

Il me semble cela.Mais au moins…Au moins mais…

Le premier NICANDRE.

Mais vous m’avez promis…

IACINTE.

Mais vous m’avez promis…Mais je vous dépromets ;
Et de plus laissez-moi, j’ai des mains, je dévore.

SCENE VII.

EUTROPE, IACINTE, Le premier NICANDRE.
EUTROPE.

Est-ce pas près d’ici que demeure Isidore ?

IACINTE.

Oui ; le voulez-vous voir ?

EUTROPE.

Oui ; le voulez-vous voir ?Ah ! je le voudrois bien.

IACINTE.

Attendez.

Le premier NICANDRE à Iacinte.

Attendez.Vous pouvez par le même moyen…
A tout ce procédé, je ne puis rien comprendre,
Iacinte.

EUTROPE.

Iacinte.Ou je m’abuse, ou je vois le Nicandre.
Je le vois, c’est lui même. A la fin je te tiens.
C’est en vain que tes bras sont plus forts que les miens.
Qu’as-tu fait de ma fille ?

IACINTE appelle à une fenêtre.

Qu’as-tu fait de ma fille ?Isidore ! allons vîte.
A Eutrope.
Tenez ferme, tenez, car il faut qu’on le gîte.
Isidore !

Le premier NICANDRE.

Isidore !Monsieur lâchez-moi de ce pas ;
Ou du moins…

IACINTE.

Ou du moins…Tenez ferme, & ne le lâchez pas ;
Son filou de caquet m’a sçû rendre éblouie.

SCENE VIII.

ISIDORE, IACINTE, EUTROPE, Le premier NICANDRE.
ISIDORE à la fenêtre.

Une voix transcendante a percé mon ouïe.
Apprêtez-vous…

IACINTE.

Apprêtez-vous…Monsieur, venez vîte au secours.
Apprêtez-vous…MonA Eutrope.
Vénérable vieillard, tenez ferme toujours ;

D’une fille de bien, de famille assez grande
Ayant pris tout l’honneur, il faut qu’il me le rende,
Ou qu’il creve.

EUTROPE.

Ou qu’il creve.De rage, il m’en voit tout en feu ;
Le déloyal, le traître !

Le premier NICANDRE.

Le déloyal, le traître !Est-ce conte ? Est-ce jeu ?
Quoi Iacinte elle même aura donc de la joye !…

IACINTE.

Venez vîte, Monsieur, vous saisir de la proye ;
C’est Nicandre.

EUTROPE.
Le premier NICANDRE.

C’est Nicandre.Lui-même.Il est vrai, mais confus…

ISIDORE en bas.

Rendons-en grace & los à Jupin de la sus.
O malin Téréus, de qui l’ame trop noire
D’une Philomela contamines la gloire ;
Toi qui dans le vrai centre où l’on prend les plaisirs,
Veux immatriculer tes coupables desirs ;
Un saut patibulaire est le prix que j’annexe
Aux torrides souhaits dont l’outrage me vexe ;

Et par un sort tragique âprement avancé,
Du terrestre climat tu seras expulsé.

IACINTE.

Prenez l’occasion qu’un bon Ange vous offre ;
Tandis qu’il est ici permettez qu’on le coffre :
Je m’en vais au plus vîte amener le Coffreur.

Elle sort.
Le premier NICANDRE tenu par les deux bras.

Quoi ! de l’un & de l’autre éprouver la fureur !
D’un courroux si bizarre apprenez-moi la cause ;
Soit à vous, soit à vous, ai-je fait quelque chose ?
De qui m’ose arrêter que je sçache le nom.
Est-ce vous ? Est-ce vous ?

EUTROPE.

Est-ce vous ? Est-ce vous ?C’est moi-même.

ISIDORE.

Est-ce vous ? Est-ce vous ?C’est moi-même.Ego sum.
Une fille effleurée est un grand vitupére.

EUTROPE.

Et cela de bien près touche un malheureux pere.
Isidore !

ISIDORE.

Isidore !Isidore ! Hé vous me connoissez ?

EUTROPE.

Je ne vous ai point vû depuis dix ans passez.

Un tel temps a rendu ma mémoire affoiblie,
Cependant de vos traits elle est toute remplie ;
Eutrope aime Isidore, & le Ciel a permis…

ISIDORE.

Eutrope ! ah parangon des fidéles amis !
Charissime collegue, incapable de noises,
Relégué par le sort aux rives Lyonnoises,
Si vous êtes fertile en tendresses pour moi,
Etreignez Isidore, & plaignez son émoi :
C’est Eutrope !

EUTROPE.

C’est Eutrope !Vous voir est ce que je souhaite.
Mais ma joye Isidore est pourtant imparfaite,
Une fille abusée…

ISIDORE.

Une fille abusée…Ah !

EUTROPE.

Une fille abusée…Ah !Ah !

ISIDORE.

Une fille abusée…Ah !Ah !Ah !

EUTROPE.

Une fille abusée…Ah !Ah !Ah !Ah !

Isidore et Eutrope lâchent Nicandre, & s’embrassent en pleurant, tandis que Nicandre s’échappe.
Le premier NICANDRE.

Une fille abusée…Ah !Ah !Ah !Ah !Destin !
Je suis débarrassé de leurs mains à la fin ;
Mais le foible malheur que celui que j’évite,
Si le triste Nicandre est haï d’Hipolite ;
Elle est seule chez elle, allons-y de ce pas.

Il entre chez Hipolite.

SCENE IX.

Le second NICANDRE, CRISPIN, EUTROPE, ISIDORE.
CRISPIN chargé d’une valise.

Ah ! que déménager est un rude tracas !
Peste soit la valise ! Elle est diablement lourde,
Haye ! Au meurtre ! Ah l’échine !

Les deux Vieillards étant embrassés, Crispin passe auprès d’eux, trébuche, se laisse tomber, & les fait tomber tous deux.
EUTROPE.

Haye ! Au meurtre ! Ah l’échine !Ah maudite balourde !

ISIDORE.

J’ai les muscles froissés, & le corps mutilé.

Le second NICANDRE.

Ce coquin… Dieux, Eutrope ! Il paroît désolé :
Quoi le pere d’Isméne est dedans cette ville !
A la premiére porte attrapons un asyle,
Fuyons.

Il entre aussi chez Hipolite.

SCENE X.

EUTROPE, ISIDORE, CRISPIN.
EUTROPE.

Fuyons.Est-ce pour rire, ou du moins es-tu fou ?

CRISPIN.

Oui vraiment c’est pour rire ; on se casse le cou,
Pour rire ! c’est Eutrope, il faudra qu’on acheve…
Monsieur ! je croi, ma foi que le diable l’enléve.
Ho, Nicandre ! Il fait gille, & je suis retenu ;
Dites-moi, s’il vous plaît, ce qu’il est devenu,
Messieurs ?

EUTROPE.

Messieurs ?Le voyez-vous le malicieux traître ?
Il nous a fait tomber pour faire fuir son maître :
Quoi, perfide Crispin, oses-tu nous choquer ?

ISIDORE.

Dans la prison prochaine il le faut colloquer ;
Et que touchant son maître une réminiscence…

CRISPIN.

Moi, Messieurs, en prison ? Vous raillez, que je pense.

EUTROPE.

Dis l’endroit qui le cache, ou du moins nous le rend.

CRISPIN.

Si le diable l’emporte, en puis-je être garand,
Messieurs ?

EUTROPE.

Messieurs ?Laisse la feinte & parois plus sincere.
Le malheur d’une fille émeut l’ame d’un pere ;
Peut-être est-elle grosse, & je sçai le moyen…

CRISPIN.

Ma foi, grosse ou menuë, il n’y va rien du mien.
De ce qu’a cette fille on peut dire les causes,
Et ne pas se méprendre en faisant choix des choses :
Si dedans un cachot je me voyois caché
Je ferois pénitence, & je n’ai pas péché ;
De quoi que mon étoile aujourd’hui me menace
Ou souffrez que je péche, ou qu’un autre le fasse ;
Je ferois à regret pénitence gratis.

ISIDORE.

Empêchons que nos vœux ne soient pas mi partis ;
Thémis veut qu’on le tole, & s’il ratiocine…

CRISPIN.

En son chien de patois qu’est-ce qu’il baragoüine ?
Ma mort est résoluë, il le dit en Hébreu.
A condamner Crispin différez tant soit peu ;
Et qu’un jour à venir le bon Dieu vous le rende,
Charitables Messieurs, qui voulez qu’on me pende,
Et qui tous acharnés sur un pauvre garçon…
Mais que voici des gens de méchante façon !
Ah ! combien les Bourreaux ont de Valets de Chambre ?

SCENE XI.

EUTROPE, ISIDORE, IACINTE,
CRISPIN, UN SERGENT, les Archers.
LE SERGENT.

Messieurs, de la Justice ayant l’heur d’être membre…

CRISPIN.

Membre, vous ?

LE SERGENT.

Membre, vous ?Oüida, Membre ; & je dirai de plus…

CRISPIN.

Diable ! que la justice a les membres dodus !

IACINTE.

On diroit qu’à vos vœux toute chose réponde.
Ces Messieurs tous ensemble attendoient d’autre monde,
Et Nicandre… Le traître, où s’est-il retiré ?

ISIDORE.

Imperceptiblement il s’est évaporé ;
Mais voilà qui le pleige, il faut qu’on l’appréhende ;
Que dedans une Chartre après on le descende ;
Et son procès ensuite étant fait & parfait,
Qu’il serve d’holocauste à mon sang putrefait.

EUTROPE.

Votre sang, dites-vous ? C’est le mien qu’on outrage.

ISIDORE.

C’est le mien.

EUTROPE.

C’est le mien.C’est le mien.

CRISPIN.

C’est le mien.C’est le mien.J’ai le dos bon, courage.

A Eutrope.

Votre fille à ce compte a perdu son honneur ?

EUTROPE.

Oui, perfide.

CRISPIN à Isidore.

Oui, perfide.La vôtre a le même malheur ?</poem>

ISIDORE.

Oüi, pécore.

CRISPIN à Iacinte.

Oüi, pécore.Et le tien ?</poem>

IACINTE.

Oüi, pécore.Et le tien ?Moi ? je l’ai.

CRISPIN.

Oüi, pécore.Et le tien ?Moi ? je l’ai.Chose vraye ?
Car si tu ne l’as plus, il faut bien que je l’aye.
Croi-moi, tâtes-y, tâte, & ne déguise rien.
Tu peux parmi le leur faire passer le tien ;
Cependant que d’honneur tout le monde me charge,
Signe au bas de la feuille, & te mets à la marge.
Ton honneur, si tu l’as.

IACINTE.

Ton honneur, si tu l’as.Si ! comment si ! fripon :
Moi, si j’ai mon honneur ! si je l’ai !

CRISPIN.

Moi, si j’ai mon honneur ! si je l’ai !Que sçait-on ?

On te voit du grand monde imiter la méthode :
Tu veux comme ce monde enchérir sur la mode :
Ce qu’il fait tu le fais, & pour cette raison,
Le Si, dont je te parle est assez de saison.
Si donc…

IACINTE.

Si donc…Quoi ! vous souffrez que ce perfide cause ?

LE SERGENT.

Si de mon ministére il vous plaît quelque chose,
Messieurs…

EUTROPE.

Messieurs…C’est ce pendard qu’il faut prendre.

CRISPIN.

Messieurs…C’est ce pendard qu’il faut prendre.Qui ?

IACINTE.

Messieurs…C’est ce pendard qu’il faut prendre.Qui ?Toi.

ISIDORE.

Accipez.

EUTROPE.

Accipez.Saisissez.

IACINTE.

Accipez.Saisissez.Prenez.

LE SERGENT saisissant Crispin.

Accipez.Saisissez.Prenez.De par le Roy…

CRISPIN.

Vrais Suppots de Satan, effroyable couvée…
Peste ! comme le membre a la tête levée !
Il me va mener pendre, il n’est rien si constant.
Membre, qui démembrez, ne me tirez pas tant.
Aux archers.
Vous, petits membrillons dont je crains la présence,
Vous, qui du maître-membre accroissez la puissance,
Hapes-chairs de mon ame, ah ! ne permettez point
Que de pierre de taille on me fasse un pourpoint.
Je suis valet de bien, & c’est pure malice.

EUTROPE.

D’un méchant ravisseur c’est l’infame complice ;
Et l’honneur d’une fille a rendu désolé…

CRISPIN.

Eh ! Monsieur, qu’on me foüille, on verra si je l’ai.
L’honneur est nécessaire, en de bonnes familles,
Et j’en voudrois avoir pour donner à vos filles.
Si pour prendre le mien dans ce lieu l’on m’a pris,
Messieurs…

ISIDORE au Sergent.

Messieurs…Vous le tenez in manibus vestris,
Sufficit ; Domine vous sçaurez m’en répondre,

Dans un sombre manoir vous devez le profondre ;
Puis, quand dans la prison vous l’aurez intégré,
L’hôtel de Nicandre vous sera démontré.
Sur-tout vers sa demeure ayez soin qu’on se muce.
Employez à sa prise & la fourbe, & l’astuce ;
L’amiable Iacinte ira guider vos pas.
Vous, Eutrope, in domum venez prendre un repas.
Et lors qu’à vos douleurs vous aurez donné tréve,
Vous me clarifierez le sujet qui vous gréve.
Venez.

EUTROPE.

Venez.Vous le voulez, j’accomplis vos souhaits.
Au Sergent.
Débonnaires Messieurs, vous serez satisfaits ;
Mais au traître Crispin, daignez joindre Nicandre.

SCENE XII.

CRISPIN, LE SERGENT, IACINTE, les Archers.
CRISPIN au Sergent.

Membre, nous sommes seuls, on ne peut nous entendre.
Dites-moi, puis-je pas un moment vous parler ?

LE SERGENT.

Tu le peux un moment ; que veux-tu ?

CRISPIN.

Tu le peux un moment ; que veux-tu ?M’en aller,
O cher membre !

LE SERGENT.

O cher membre !Il raisonne : on diroit qu’il méprise…

CRISPIN.

Menez donc à ma suite en prison la valise,
O gigot de Justice ! & traînez avec moi
Mon malheureux paquet dans la maison du Roi.

Fin du troisiéme Acte.