Les Origines de la France contemporaine/Tome 11/Livre 6/Chapitre 3

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Librairie Hachette et Cie (Vol. 11. Le régime moderne, tome 3e.p. 291-370).

CHAPITRE III

I. Histoire de la machine napoléonienne. — De ses deux bras, le premier, qui opère sur les adultes, se désarticule et se casse. — Le second, qui opère sur la jeunesse, fonctionne intact jusqu’en 1850. — Pourquoi il demeure intact. — Motifs des gouvernants. — Motifs des gouvernés. — II. La loi de 1850 et la liberté d’enseignement. — Son objet apparent et ses effets réels. — Alliance de l’État et de l’Église. — Le monopole de fait. — Direction ecclésiastique de l’Université jusqu’en 1859. — Rupture graduelle de l’alliance. — La direction de l’Université redevient laïque. — L’intérêt laïque et l’intérêt clérical. — Séparation et satisfaction de ces deux intérêts jusqu’en 1876. — Instabilité de ce régime. — Motifs de l’État pour reprendre la haute main. — En fait, les parents n’ont que le choix entre deux monopoles. — Décadence originelle et forcée des institutions privées. — Achèvement de leur ruine après 1850 par la double concurrence trop forte de l’Église et de l’État. — L’Église et l’État seuls éducateurs survivants. — Direction intéressée et doctrinale des deux enseignements. — Divergente croissante de deux directions. — Leur effet sur la jeunesse. — III. Les vices internes du système. — L’internat sous une discipline de caserne ou de couvent. — Nombre et proportion des internes dans les établissements de l’État et dans les établissements de l’Église. — Point de départ de l’internat français. — La société scolaire conçue non comme un organisme distinct de l’État, mais comme un mécanisme manœuvré par l’État. — Conséquences de ces deux conceptions. — Pourquoi l’internat s’est introduit et renforcé dans les établissements ecclésiastiques. — Effets de l’internat sur l’adolescent qui en sort. — Lacunes de son expérience, erreurs de son jugement, éducation nulle de sa volonté. — Aggravation, du mal par le régime français des écoles spéciales et supérieures. — IV. Autre vice du système. — Point de départ de l’enseignement supérieur en France. — Substitution des écoles d’État spéciales aux universités encyclopédiques et libres. — Effet de cette substitution. — Les examens et les concours. — La culture artificielle, intense et forcée. — Comment elle est arrivée à l’outrance. — Excès et prolongation des études théoriques. — insuffisance et retard de l’apprentissage pratique. — Comparaison de ce système et des autres, en France avant 1789, en Angleterre et aux États-Unis. — Les forces perdues. — Emploi erroné et dépense excessive de l’énergie mentale. — Depuis 1889, toute la jeunesse y est condamnée. — V. L’instruction publique depuis 1870. — Concordance de la conception napoléonienne et de la conception jacobine. — Extension et aggravation du système. — Le procédé déductif de l’esprit jacobin. — Ses conséquences. — Dans l’enseignement supérieur et dans l’enseignement secondaire. — Dans l’enseignement primaire. — L’enseignement primaire gratuit, obligatoire et laïque. — VI. Effet total et actuel du système. — Disconvenance croissante de l’éducation préalable et de la vie adulte. — Altération de l’équilibre mental et moral dans la jeunesse contemporaine.

I

Après lui, dans les ressorts de sa machine, naturellement une détente se fait, et, naturellement aussi, des deux groupes que la machine atteignait, c’est le premier, celui des hommes faits, qui se libère le moins incomplètement et le plus vite : pendant le demi-siècle qui suit, on voit la censure préventive ou répressive des livres, des journaux, des théâtres, tous les instruments spéciaux de compression, tous les bâillons de la parole se desserrer, se détacher par morceaux, et à la fin tomber à terre ; même restaurés et appliqués de nouveau, avec insistance et rudesse, ces bâillons légaux ne seront jamais, si efficaces qu’autrefois ; aucun gouvernement n’entreprendra, comme Napoléon, de fermer à la fois toutes les issues à la pensée écrite ; il restera toujours des passages à peu près libres. Même pendant les années rigoureuses de la Restauration et du second Empire, l’étouffement sera moindre, les bouches pourront s’ouvrir, et il y aura moyen de parler, au moins par les livres, et aussi par la presse, à condition d’y parler avec discrétion et mesure, en termes froids et généraux, d’un ton uni, en baissant la voix. De ce côté, la machine impériale, trop blessante, s’est promptement détraquée ; tout de suite, le bras de fer par lequel elle tenait les adultes a paru insupportable aux adultes ; ils l’ont de plus en plus infléchi, écarté ou cassé ; aujourd’hui il n’en reste que des débris ; depuis vingt ans il n’opère plus ; ses morceaux même sont hors d’usage. — Au contraire, de l’autre côté, sur le second groupe, sur les enfants, les adolescents, les jeunes gens, le second bras, intact jusqu’en 1850, puis écourté, mais bientôt renforcé, plus énergique et plus agissant que jamais, a gardé presque toutes ses prises.

Sans doute, à partir de 1814, son mécanisme est moins rigide, son application moins stricte, son emploi moins universel, sa manœuvre moins dure ; il froisse moins les âmes, et il n’en froisse pas autant. Par exemple, dès la première Restauration[1], le décret de 1811 contre les petits séminaires est rapporté ; ils sont restitués aux évêques, reprennent leur caractère ecclésiastique, rentrent dans la voie spéciale et normale hors de laquelle Napoléon, par contrainte, les faisait marcher. Presque aussitôt, le tambour, l’exercice et les autres pratiques trop manifestement napoléoniennes disparaissent dans les établissements privés et publics d’instruction moyenne ; le régime scolaire cesse d’être un apprentissage militaire, et le collège n’est plus l’annexe préparatoire de la caserne. Un peu plus tard et pendant plusieurs années, dans des chaires de l’État, à la Sorbonne, M. Guizot, M. Cousin, M. Villemain professent, en toute liberté, avec éclat, devant une foule attentive et passionnée, sur les plus hautes questions de philosophie, de littérature et d’histoire. Ensuite, sous la monarchie de Juillet, l’Institut, mutilé par le Premier Consul, se répare, se complète, et retrouve dans l’Académie des sciences morales et politiques la classe suspecte qui, depuis le Consulat, lui manquait. En 1833, un ministre, M. Guizot, pourvoit, par une loi qui est une institution, à l’entretien régulier, à la dotation obligatoire, au recrutement certain, à la qualité, à l’universalité de l’enseignement primaire, et pendant dix-huit ans, aux trois étages de l’enseignement, l’engin universitaire, modérant sa pression ou émoussant ses pointes, travaille sous des mains tolérantes ou libérales, avec tous les ménagements que comporte sa structure, de façon à faire beaucoup de bien sans faire beaucoup de mal, à contenter à demi la majorité qui est tout ensemble demi-croyante et demi-libre penseuse ; à ne choquer gravement personne, sauf le clergé catholique et cette minorité intransigeante qui, par principe doctrinal ou par zèle religieux, assignent à l’éducation, comme but dirigeant et comme objet suprême, la culture, l’enracinement, la floraison définitive de la foi. Mais, dans la loi et même dans la pratique, l’Université de 1808 subsiste ; elle a conservé ses droits, elle perçoit ses taxes, elle exerce sa juridiction, elle jouit de son monopole.

Aux premiers jours de la Restauration, en 1814, le gouvernement ne la maintenait que par provision ; il promettait tout, réforme radicale, liberté plénière ; il annonçait que, par ses soins, « les formes et la direction de l’éducation des enfants seraient rendues à l’autorité des pères et mères, tuteurs et familles[2] ». Simple prospectus et réclame du pédagogue nouveau qui s’installe, et, par une belle phrase, tâche de se concilier les parents. Après une ébauche partielle et une ordonnance vite rapportée[3], les gouvernants découvrent que l’Université de Napoléon est un très bon instrument de règne, bien meilleur que celui dont ils disposaient avant 1789, plus facile à manier, plus efficace. Il en est ainsi de tous les instruments sociaux, esquissés et demi-fabriqués par la Révolution, achevés et mis en jeu par le Consulat et l’Empire ; chacun d’eux a été construit « par la raison », « selon les principes » ; partant, son mécanisme est simple ; toutes ses pièces s’engrènent avec précision ; elles se transmettent exactement l’impulsion reçue ; il opère ainsi d’un seul coup, uniformément, à l’instant, avec certitude, sur toutes les parties du territoire ; sa poignée est centrale et, dans tous les services, les nouveaux gouvernants mettent la main sur cette poignée. À propos de l’administration locale, le duc d’Angoulème disait, en 1815[4] : « Nous préférons les départements aux provinces ». Pareillement, aux anciennes universités provinciales, à la vieille institution scolaire éparse, diverse, et plutôt surveillée que gouvernée, à tout établissement scolaire plus ou moins indépendant et spontané, le gouvernement de la monarchie restaurée préfère l’Université impériale, une, unique, cohérente, disciplinée et centralisée.

En premier lieu, il gagne à cela un vaste personnel de salariés et de créatures, tout le personnel enseignant[5], sur lequel il a prise par ses faveurs ou ses défaveurs, par l’ambition et le désir d’avancement, par la crainte d’une destitution et le souci du pain quotidien, d’abord plus de 22 000 instituteurs primaires, des milliers de professeurs, proviseurs, censeurs, principaux, régents, répétiteurs et maîtres d’étude dans les 36 lycées, dans les 368 collèges, dans les 1255 institutions et pensions ; ensuite, plusieurs centaines d’hommes importants, tous les personnages considérables de chaque circonscription universitaire, les administrateurs des 28 académies, les professeurs de faculté dans les 23 facultés des lettres, dans les 10 facultés des sciences, dans les 7 facultés de théologie, dans les 9 facultés de droit, dans les 3 facultés de médecine ; ajoutez-y les savants du Collège de France, du Muséum, de l’École Polytechnique, de tous les établissements de haute instruction spéculative ou pratique : entre tous, ils sont les plus accrédités et les plus influents ; on tient en eux la tête de la science et de la littérature : par eux et par leurs seconds ou suivants de tout degré dans les facultés, lycées, collèges, petits séminaires, institutions, pensions et petites écoles, on peut imposer ou suggérer des croyances et des opinions aux 2000 étudiants en droit, aux 4000 étudiants en médecine, aux 81 000 élèves de l’enseignement secondaire, aux 700 000 écoliers de l’enseignement primaire. Conservons et employons cet admirable engin ; mais appliquons-le à nos fins, utilisons-le pour notre service. Jusqu’ici, sous la République et l’Empire, ses fabricants, plus ou moins jacobins, l’ont manœuvré dans leur sens, à gauche ; manœuvrons-le dans notre sens, à droite. Pour cela, il suffit de l’orienter à nouveau, et bien ; désormais « les bases de l’éducation[6] seront la religion, la monarchie, la légitimité et la charte ».

À cet effet, nous, le parti dominant, nous usons de nos droits légaux ; à la place des rouages mauvais, nous en mettons de bons ; nous épurons notre personnel, nous ne nommons ou ne laissons en place que des hommes sûrs ; au bout de six ans, presque tous les recteurs, proviseurs et professeurs de philosophie, beaucoup d’autres professeurs, nombre de censeurs[7], seront des prêtres. À la Sorbonne, nous avons fait taire M. Cousin, et nous remplaçons M. Guizot par M. Durozoir ; au Collège de France, nous avons destitué Tissot et nous n’agréons pas Magendie. Nous « supprimons » en bloc la Faculté de Médecine afin d’avoir, en la reconstituant, les mains libres, et d’en exclure onze professeurs mal notés, entre autres Pinel, Dubois, Jussieu, Desgenettes, Pelletan et Vauquelin. Nous supprimons un autre foyer d’insalubrité, l’École Normale supérieure, et, pour recruter notre corps enseignant, nous instituons[8], au chef-lieu de chaque académie, une sorte de noviciat universitaire ou les élèves, peu nombreux, choisis exprès, préparés dès l’enfance, s’imbiberont plus à fond et à demeure des doctrines saines qui conviennent à leur futur état.

Nous laissons les petits séminaires se multiplier et se remplir jusqu’à comprendre 50 000 élèves. C’est l’évêque qui les fonde ; aucun éducateur ou inspecteur de l’éducation n’est si digne de confiance : partant nous lui conférons, « en tout ce qui concerne la religion[9], le droit de surveillance sur tous les collèges de son diocèse », la charge « de les visiter lui-même ou de les faire visiter par un de ses vicaires généraux », la faculté « de provoquer auprès du conseil royal de l’instruction publique les mesures qu’il aura jugées nécessaires ». Au sommet, de la hiérarchie siège un Grand Maître avec les pouvoirs et le titre de M. de Fontanes, avec un titre de plus, celui de membre du cabinet et de ministre de l’instruction publique, Mgr de Frayssinous, évêque d’Hermopolis[10], et, dans les cas difficiles, cet évêque, placé entre sa conscience catholique et les articles positifs du statut légal, « sacrifie la loi » à sa conscience[11]. — Voilà le parti qu’on peut tirer de l’instrument scolaire ; après 1850, on l’emploiera de même et dans le même sens ; après 1796, on l’a fait travailler et, après 1875, on le fera travailler aussi vigoureusement, dans le sens contraire. Quels que soient les gouvernants, monarchistes, impérialistes ou républicains, ils sont toujours maîtres de s’en servir à leur profit ; c’est pourquoi, même résolus à n’en pas abuser, ils le conserveront en entier, ils s’en réserveront l’usage[12], et il faudra des secousses bien fortes pour rompre ou relâcher l’étreinte fixe par laquelle leurs mains tiennent la poignée centrale.

Sauf ces excès et surtout après la fin de ces excès, quand le gouvernement, de 1828 à 1848, cesse d’être sectaire et que le jeu normal de l’institution n’est plus vicié par l’ingérence de la politique, les gouvernés acceptent en bloc l’Université, telle que les gouvernants la maintiennent ; eux aussi, ils ont leurs motifs, les mêmes que pour se soumettre aux autres engins de la centralisation napoléonienne. — Et d’abord, comme l’institution départementale et communale, l’institution universitaire fonctionne toute seule ; elle n’exige qu’à peine ou point du tout la collaboration des intéressés ; elle les dispense de tout effort, tracas ou souci, et cela est bien commode. Pareille à l’administration locale, qui, sans leur concours ou avec leur concours presque nul, leur fournit des ponts, des chaussées, des canaux, la propreté, la salubrité et des précautions contre les fléaux qui se propagent, l’administration scolaire met à leur disposition, sans demander aucun effort à leur paresse, son service complet, tout l’appareil local et central de l’instruction primaire, secondaire, supérieure et spéciale, personnel et matériel, outillage et bâtiments, maîtres et programmes, examens et grades, règlements, et discipline, dépenses et recettes. Comme à la porte d’une table d’hôte, on leur dit : « Entrez, asseyez-vous, on va vous présenter les plats qui vous conviennent le mieux, et dans l’ordre le plus convenable ; ne vous préoccupez pas du service ni de la cuisine : une grande compagnie centrale, une agence bienfaisante et savante dont le siège est à Paris, s’en est chargée et vous en décharge. Tendez votre assiette, mangez, vous n’avez pas d’autre peine à prendre ; d’ailleurs votre écot sera très petit. »

En effet, ici comme ailleurs, Napoléon a importé ses habitudes de sévère économie, de comptabilité exacte et de perceptions opportunes ou déguisées[13]. Quelques centimes additionnels inscrits d’office, parmi beaucoup d’autres, au budget local, quelques millions indiscernables, parmi plusieurs centaines d’autres millions, dans l’énorme monceau du budget central, voilà les ressources et les recettes qui défrayent, l’enseignement public : non seulement, pour cet objet, la cote de chaque contribuable reste infime, mais elle disparaît, englobée dans le total dont elle n’est qu’un article ; il ne la remarque pas. — De leur poche et directement, avec la conscience d’un service distinct qu’on leur rend et qu’ils rétribuent, les parents, pour l’instruction primaire de leur enfant, ne payent[14] que 12, 10, 3 ou même 2 francs par an ; encore, par l’extension croissante de la gratuité, un cinquième, puis un tiers[15], plus tard la moitié d’entre eux sont exemptés de cette charge. — Pour l’instruction secondaire, au collège ou au lycée, ils ne tirent chaque année de leur bourse que deux ou trois louis ; et, si leur fils est pensionnaire, ces quelques pièces d’or se confondent avec d’autres en un tas qui est le prix total de l’internat, en moyenne 700 francs[16], somme médiocre pour défrayer, non seulement l’instruction, mais encore pendant tout un an l’entretien d’un jeune garçon, gîte, nourriture, blanchissage, éclairage, chauffage et le reste ; à ce taux, les parents sentent qu’ils ne font pas un mauvais marché ; ils ne subissent pas d’extorsion, l’État n’agit point en fournisseur rapace. Bien mieux, il est souvent un créancier paternel, il distribue trois ou quatre mille bourses ; si leur fils en obtient une, leur dette annuelle leur est remise, et toute la fourniture universitaire, instruction et entretien, leur est livrée gratis. — Aux facultés, ils ne s’étonnent pas de solder des droits d’inscription, d’examen, de grade et de diplôme ; car les certificats ou parchemins qu’ils reçoivent en échange de leur argent sont, pour le jeune homme, des acquisitions positives qui l’acheminent vers une carrière et des valeurs sociales qui lui confèrent un rang. Au reste, dans ces facultés et dans tous les autres établissements d’instruction supérieure, l’entrée est libre, gratuite ; assiste qui veut, quand il veut, sans payer un sou.

Ainsi constituée, l’Université apparaît au public comme une institution libérale, démocratique, humanitaire et pourtant économique, peu dispendieuse. Ses administrateurs et professeurs, même les premiers, n’ont qu’un salaire modique : 6000 francs au Muséum et au Collège de France[17], 7500 à la Sorbonne, 5000 dans les facultés de province, 4000 ou 3000 dans les lycées, 2000, 1500, 1200 dans les collèges communaux, juste de quoi vivre. Le train des plus hauts fonctionnaires est modeste ; chacun vivote sur des appointements restreints qu’il gagne par un travail modéré, sans surcharge ou décharge notable, dans l’attente d’un avancement graduel ou d’une retraite sûre. Point de gaspillage, les écritures sont bien tenues ; peu de sinécures, même dans les bibliothèques ; point de passe-droits ou de scandales criants. L’envie égalitaire est presque désarmée ; il y a beaucoup de places pour les petites ambitions et les mérites moyens, et il n’y a presque aucune place pour les grandes ambitions, les grands mérites. Les hommes éminents servent l’État et le public à prix réduits moyennant un traitement alimentaire, un grade plus haut dans la Légion d’honneur, parfois un siège à l’Institut, un renom universitaire ou européen, sans autre récompense que le plaisir de travailler d’après leur conscience intime[18] et l’approbation des vingt ou trente personnes compétentes, qui, en France ou à l’étranger, sont capables d’apprécier leur travail à sa valeur.

Dernière raison pour accepter ou tolérer l’Université : son œuvre, chez elle ou à côté d’elle, se développe par degrés, et plus ou moins largement, selon les besoins sentis. — En 1815, il y avait 22 000 écoles primaires de toute espèce ; en 1829[19], on en compte 30 000, et, en 1850, 63 000. En 1815, elles instruisaient 737 000 enfants, et, en 1829, 1 357 000 ; en 1850, elles en instruisaient 3 787 000. En 1815, pour former les instituteurs primaires, il n’y avait qu’une école normale ; en 1850, il y en a 78. Par suite, tandis qu’en 1827 sur 100 conscrits 42 savaient lire, en 1877 c’est 85 ; tandis qu’en 1820 sur 100 femmes 34 pouvaient signer leur acte de mariage, en 1879 c’est 70. — Pareillement, dans les lycées et Collèges, l’Université, qui élevait en 1815 37 000 adolescents, en élève 54 000 en 1848 et 64 000 en 1865[20] ; plusieurs branches d’études, en particulier l’histoire[21], s’introduisent dans l’enseignement secondaire et y portent de bons fruits. — Même dans l’enseignement supérieur, qui, par institution, reste languissant, décoratif ou routinier, il se produit des améliorations : l’État ajoute des chaires à ses établissements de Paris, et fonde en province des facultés nouvelles. En somme, un esprit curieux et capable de se conduire lui-même peut, à Paris du moins, en utilisant les diverses institutions universitaires, acquérir sur tous les sujets des informations complètes et se donner l’éducation compréhensive. — Qu’il y ait, dans le système, des inconvénients très graves, par exemple l’internat, les pères, qui l’ont subi, s’y résignent pour leurs fils. Qu’il y ait, dans le système, des lacunes très grandes, par exemple le manque d’universités véritables, le public, qui n’a pas vu l’étranger et ignore l’histoire, ne s’en aperçoit pas. En vain, à propos de l’instruction publique en Allemagne, M. Cousin, dans son rapport éloquent de 1834, comme autrefois Cuvier dans son rapport discret de 1811, signale cette lacune ; en vain M. Guizot, ministre, se propose de la combler : « Je ne rencontrai point, dit-il[22], de forte opinion publique qui me pressât d’accomplir, dans le haut enseignement, quelque œuvre générale et nouvelle. En fait d’instruction supérieure, le public, à cette époque,… n’était préoccupé d’aucune grande idée, d’aucun impatient désir… Le haut enseignement tel qu’il était constitué et donné suffisait aux besoins pratiques de la société, qui le considérait avec un mélange de satisfaction et d’indifférence. »

En matière d’éducation, non seulement pour ce troisième stade, mais encore pour les deux premiers, à l’endroit de leurs objets, de leurs effets, de leurs méthodes et de leurs limites, l’opinion est apathique ; la belle science qui, au XVIIIe siècle, avec Jean-Jacques, Condillac, Valentin Haüy, l’abbé de l’Épée et tant d’autres, avait poussé des jets si puissants ou si fructueux, s’est desséchée et a fini par avorter ; transplantée en Suisse et en Allemagne, la pédagogie vit encore, mais sur son terrain natal elle est morte[23]. Sur le but, les moyens, les procédés, les degrés, les formes de la culture mentale et morale, il n’y a plus en France de recherches suivies ni de théories fécondes, aucune doctrine en voie de formation et d’application, point de controverses, point de dictionnaires et manuels spéciaux, pas une Revue bien informée et considérable, point de cours publics ; Une science expérimentale n’est que le résumé de beaucoup d’expériences diverses, librement tentées, librement discutées et vérifiées, et, par un effet forcé du monopole universitaire, celles-ci manquent ; entre autres conséquences de l’institution napoléonienne, on pouvait constater, dès 1808, la décadence de la pédagogie et prédire sa fin certaine, à courte échéance. Ni les parents, ni les maîtres, ni les jeunes gens, ne s’en soucient ; hors du système dans lequel ils vivent, ils n’imaginent rien ; ils s’y sont accommodés comme à la maison qu’ils habitent ; Contre la distribution des appartements, la hauteur des étages et l’étroitesse des escaliers, contre les insuffisances de l’éclairage, de l’aération et de la propreté, contre les exigences du propriétaire et du concierge, ils peuvent bien gronder quelquefois ; mais transformer la maison, l’aménager autrement, la reconstruire en tout ou en partie sur un autre plan, ils n’y songent pas. Car, d’abord, ils n’ont pas de plan ; ensuite, la maison est trop grosse et ses parties sont trop bien liées ; par son ensemble, par sa masse, elle tient et tiendrait indéfiniment, si tout d’un coup, en 1848, un tremblement de terre imprévu n’y venait faire une brèche.

II

Le lendemain même du 24 février 1848, M. Cousin, rencontrant M. de Rémusat sur le quai Voltaire, levait les bras au ciel et s’écriait : « Courons nous jeter aux pieds des évêques ; eux, seuls peuvent nous sauver aujourd’hui ». Et, dans la commission parlementaire, M. Thiers, avec une vivacité égale ; « Cousin, Cousin, avez-vous bien compris quelle leçon nous avons reçue ? Il a raison, l’abbé Dupanloup[24]. » De là le statut nouveau[25] ; le rapporteur, M. Beugnot, en explique nettement les motifs et l’objet : il s’agit pour les gouvernants « de recueillir toutes les forces morales du pays, de s’unir les uns aux autres pour combattre et terrasser l’ennemi commun », le parti antisocial, « qui, victorieux, ne ferait grâce à personne », ni à l’Université ni à l’Église. En conséquence, l’Université renonce à son monopole : l’État n’est plus l’unique entrepreneur de l’instruction publique ; les écoles tenues par des particuliers ou des associations enseigneront à leur guise, non à la sienne ; il n’y inspectera plus « l’enseignement », mais seulement « la moralité, l’hygiène et la salubrité[26] » ; elles seront exemptes de sa juridiction et affranchies de ses taxes. Partant ses établissements et les établissements libres seront les uns pour les autres, non plus des adversaires dangereux, mais des « coopérateurs utiles » ; ils se devront et se donneront « de bons avis et de bons exemples » ; aux uns et aux autres « il portera un intérêt égal » ; désormais son Université « ne sera qu’une institution entretenue par lui pour stimuler la concurrence, pour lui faire porter tous ses fruits », et, à cet effet, il s’entend avec son principal concurrent, avec l’Église.

Mais, dans cette coalition des deux pouvoirs, c’est l’Église qui se fait la meilleure part, prend l’ascendant, donne la direction. Car, non seulement elle profite de la liberté décrétée et en profite presque seule, pour fonder en vingt ans près de cent collèges ecclésiastiques, et pour placer partout des Frères ignorantins dans les écoles primaires ; mais encore, en vertu de la loi[27], elle met dans le conseil supérieur de l’Université quatre évêques ou archevêques ; en vertu de la loi, elle met dans chaque conseil académique et départemental l’évêque diocésain avec un ecclésiastique désigné par lui ; d’ailleurs, par son crédit auprès du gouvernement central, elle jouit de toutes les complaisances administratives. Bref, d’en haut et de près, elle conduit, réprime, régente l’Université laïque, et, de 1849 à 1859, la domination et l’ingérence ecclésiastiques, les tracasseries, la compression, les destitutions[28], les disgrâces, renouvellent le régime qui de 1821 à 1828 a déjà sévi. Comme sous la Restauration, l’Église a mis sa main dans celle de l’État pour manœuvrer de concert avec lui la machine scolaire ; mais, comme sous la Restauration, elle s’est réservé la haute main, et, bien plus que lui, c’est elle qui manœuvre. En somme, sous le nom, l’affiche et la proclamation théorique de la liberté pour tous, le monopole universitaire se reconstitue, sinon de droit, du moins de fait, et en faveur de l’Église.

Vers 1859 et après la guerre d’Italie, à propos du pape et du pouvoir temporel, les deux mains jointes se desserrent, puis se séparent ; leur association se défait, les deux intérêts ne sont plus d’accord, et deux mots naissent, l’un et l’autre prédestinés à une grande fortune ; d’un côté apparaît l’intérêt « laïque », de l’autre côté l’intérêt « clérical » ; désormais le gouvernement ne subordonne plus le premier au second, et sous le ministère de M. Duruy la direction de l’Université redevient franchement laïque. Par suite, en gros et dans ses grandes lignes, le régime total de l’enseignement va jusqu’en 1876 ressembler à celui de Juillet ; pendant seize ans, faute de mieux, les deux grands pouvoirs enseignants, le spirituel et le temporel, vont se supporter, l’un l’autre et opérer chacun à part, chez soi et à sa façon ; seulement, l’Église, chez elle, n’exerce plus par tolérance et permission gracieuse de l’Université, mais par abolition légale du vieux monopole et en vertu d’un droit écrit. Le tout compose un régime passable, moins oppressif que les précédents ; à tout le moins, les deux millions de catholiques pratiquants qui considèrent l’incrédulité comme un malheur extrême, les pères et les mères qui subordonnent l’instruction à l’éducation[29], et veulent avant tout préserver la foi de leurs enfants jusqu’à l’âge adulte, trouvent maintenant dans les établissements ecclésiastiques des serres bien aménagées, soigneusement calfeutrées contre les courants d’air modernes. Un besoin urgent de premier ordre[30], légitime, vivement senti par beaucoup d’hommes et surtout par beaucoup de femmes, a reçu satisfaction ; les autres parents, qui n’éprouvent pas ce besoin, mettent leurs enfants au lycée ; en 1865, dans les petits séminaires et autres établissements ecclésiastiques, il y a 54 000 élèves ; dans les lycées et collèges de l’État, 64 000[31], et les deux clientèles se balancent.

Mais cela même est un danger. Car, naturellement, l’État enseignant constate avec regret que sa clientèle diminue ; il ne voit pas de bon œil le rival qui lui prend tant d’élèves. Naturellement aussi, en cas de lutte électorale, l’Église favorise le parti qui la favorise le plus, ce qui l’expose à des rancunes et, en cas de défaite politique, à des hostilités. Or il y a des chances pour qu’en ce cas les gouvernements hostiles s’appliquent à la frapper à l’endroit sensible, à l’endroit de l’enseignement, qu’ils répugnent à la liberté et même à la tolérance, qu’ils prennent en main la machine scolaire de Napoléon pour la restaurer de leur mieux, pour l’agrandir, pour lui faire rendre, à leur profit et contre l’Église, tout ce qu’elle comporte d’effet, pour en user de toute leur force d’après les principes et les intentions de la Convention et du Directoire. Ainsi, la transaction acceptée par l’Église et par l’État n’est qu’une trêve provisoire ; demain elle sera rompue : le fatal préjugé français qui érige l’État en éducateur de la nation est toujours là ; après une détente partielle et courte, il va retrouver son ascendant et recommencer ses ravages. — Et d’autre part, même sous ce régime, plus libéral que le précédent, la liberté effective est très restreinte ; au lieu d’un monopole, il y en a deux. Entre les deux genres d’établissements, l’un, laïque, qui ressemble à une caserne, l’autre, ecclésiastique, qui ressemble à un séminaire ou à un couvent, les parents ont le choix, rien de plus. Ordinairement, lorsqu’ils préfèrent l’un, ce n’est point parce qu’ils le jugent bon, mais parce que, dans leur opinion, l’autre est pire, et il n’y en a point un troisième à leur portée, construit sur un type différent, ayant son esprit indépendant et particulier, capable de se conformer à leurs goûts et de s’accommoder à leurs besoins.

Dans les premières années du siècle, il y en avait, et par milliers, écoles secondaires de toute espèce et de tout degré, partout naissantes ou renaissantes, spontanées, locales, suscitées par l’entente des parents et des maîtres, par suite subordonnées à cette entente, diverses, flexibles, soumises à la loi de l’offre et de la demande, concurrentes, chacune d’elles attentive à conserver sa clientèle, chacune d’elles forcée, comme toute autre entreprise privée, d’ajuster son œuvre aux convenances et aux facultés de ses clients. Très probablement, si on les eût laissées vivre, si le législateur nouveau n’avait pas été hostile, et par principe, aux corps permanents, aux fondations, à la mainmorte, si, par l’intervention jalouse de son Conseil d’État et par les prélèvements énormes de son fisc, le gouvernement n’avait pas découragé les associations libres et les libres donations qu’elles peuvent mériter, les meilleures de ces écoles secondaires auraient survécu ; celles qui auraient su s’adapter au milieu ambiant auraient été les plus viables ; selon une loi bien connue, elles auraient prospéré en divergeant chacune en son sens et dans sa voie. — Or, à cette date, après, les abatis de la Révolution, toutes les voies pédagogiques étaient ouvertes, et à l’entrée de chacune d’elles on voyait des coureurs prêts, non seulement des laïques, mais encore des ecclésiastiques indépendants, gallicans libéraux, jansénistes survivants, prêtres constitutionnels, moines éclairés, quelques-uns philosophes et demi-laïques d’esprit ou même de cœur, ayant en main les manuels de Port-Royal, le Traité des Études de Rollin, le Cours d’Études de Condillac, les méthodes d’enseignement les mieux éprouvées et les plus fécondes, toutes les traditions du XVIIe siècle depuis Arnault et Lancelot, toutes les nouveautés du XVIIIe siècle, depuis Locke et Jean-Jacques Rousseau, tous éveillés ou réveillés par le cri du besoin public et par l’occasion unique, avides de faire et de bien faire. En province[32] comme à Paris, on cherchait, on essayait, on tâtonnait ; il y avait de la place et des stimulants pour l’invention originale, sporadique et multiple, pour des écoles proportionnées et appropriées aux besoins différents et changeants, latines, mathématiques, ou mixtes, les unes de science théorique, les autres d’apprentissage pratique, celles-ci commerciales, celles-là industrielles, depuis le plus bas terre-à-terre de la préparation technique et rapide jusqu’aux plus hautes cimes de l’étude spéculative et prolongée.

Sur ce monde scolaire en voie de formation. Napoléon a plaqué son uniformité, l’appareil rigide de son Université, son cadre unique, étroit, inflexible, appliqué d’en haut, et l’on a vu par quelles contraintes, avec quelle insistance, quelle convergence de moyens, quelles interdictions, quelles taxes, quelle application du monopole universitaire, quelle hostilité systématique contre les établissements privés. — Dans les villes, et par force, ils deviennent des succursales du lycée et en répètent les classes : c’est ainsi que Sainte-Barbe à Paris peut subsister, et, jusqu’à l’abolition du monopole, les principaux établissements de Paris, Massin, Jauffrey, Bellaguet, n’ont vécu qu’à cette condition, à la condition d’être des auxiliaires, des subordonnés, des aubergistes pour les lycées d’externes ; tel est encore le cas aujourd’hui pour Bossuet et Gerson. En fait d’éducation et d’enseignement, ce qu’une institution si réduite peut conserver d’originalité et de vertu pédagogique est bien peu de chose. — À la campagne, les oratoriens qui ont racheté Juilly sont obligés[33], pour fonder une maison libre et durable d’« éducation chrétienne et nationale », de tourner la loi civile qui interdit les fidéicommis, de se constituer en « société tontinière », de présenter leur entreprise désintéressée comme l’exploitation industrielle et commerciale d’un pensionnat lucratif et achalandé. Encore aujourd’hui, c’est par des fictions analogues que des entreprises analogues[34] parviennent à se fonder et à subsister.

Naturellement, sous ce régime préventif, les établissements privés ont de la peine à naître ; ensuite, englobés, mutilés, étranglés, ils n’ont pas moins de peine à vivre, dégénèrent, dépérissent et succombent un à un. Pourtant, en 1815, sans compter les 41 petits séminaires avec leurs 5000 élèves, il restait encore 1255 maisons particulières, instruisant 39 000 écoliers, en face de 36 lycées et de 368 collèges communaux, qui ensemble n’avaient que 37 000 élèves. De ces 1255 maisons privées, il n’en subsiste plus que 825 en 1854, 622 en 1865, 494 en 1876, enfin, en 1887, 302 avec 20 174 élèves ; en revanche, en 1887 les établissements de l’État en ont 89 000, et ceux de l’Église 73 000. C’est surtout à partir de 1850 que la décadence des institutions laïques et privées se précipite : en effet, au lieu d’un concurrent, elles en ont deux, le second aussi formidable que le premier, l’un et l’autre pourvus d’un crédit illimité, maîtres de capitaux immenses, et résolus à dépenser sans compter, d’une part l’État qui prend ses millions dans la poche des contribuables, d’autre part l’Église qui puise ses millions dans la bourse des fidèles : entre des individus isolés et ces deux grandes puissances organisées qui donnent l’instruction au rabais ou gratis, la lutte est trop inégale[35]. — Tel est l’effet actuel et final du premier monopole napoléonien : l’entreprise de l’État a, par contre-coup, suscité l’entreprise du clergé ; à elles deux maintenant, elles achèvent de ruiner les autres, particulières, diverses, indépendantes, qui, n’ayant d’autre support que l’approbation des familles, n’ont d’autre objet que le contentement des familles. Au contraire, à côté de cet objet, les deux survivantes en ont un autre, chacune le sien, objet supérieur et doctrinal, qui lui est assigné par son intérêt propre et par l’antagonisme de l’intérêt contraire ; c’est en vue de cet objet, en vue d’un but politique ou religieux, que chacune d’elles dirige chez elle l’éducation et l’enseignement ; comme Napoléon, elle inculque ou insinue aux jeunes gens ses opinions sociales et morales, lesquelles sont tranchées et deviennent tranchantes. Or la majorité des parents, qui préfère la paix à la guerre, souhaite à ses enfants des opinions moyennes, non belliqueuses ; elle voudrait qu’on fît d’eux des adolescents instruits et respectueux, capables et sociables, rien de plus ; mais aucune des deux institutions rivales ne s’en tient là ; chacune d’elles opère au delà et à côté[36], et quand le père, à la fin de juillet, vient reprendre son fils au collège ecclésiastique ou au lycée laïque, il court risque de trouver, dans le jeune homme de dix-sept ans, les préjugés militants, les conclusions hâtives et violentes, la raideur intransigeante d’un « laïcisant » ou d’un « clérical ».

III

Cependant les vices internes du système primitif ont persisté, entre autres l’un des pires, l’internat sous une discipline de caserne ou de couvent, et l’Université, par sa primauté et son ascendant, par son contact et sa contagion, l’a communiqué, d’abord à ses subordonnés, ensuite à ses rivales. — En 1887[37], dans les lycées et collèges de l’État, sur 90 000 élèves, il y avait plus de 39 000 internes, et dans les établissements ecclésiastiques c’était pis : sur les 50 000 élèves, on y comptait plus de 27 000 internes, auxquels il faut ajouter les 23 000, élèves des petits séminaires proprement dits, presque tous pensionnaires ; sur un total de 163 000 élèves, voilà 89 000 internes. Ainsi, pour recevoir l’instruction secondaire, plus de la moitié de la jeunesse française subit l’internat, ecclésiastique ou laïque. Cela est propre à la France, et cela tient à la façon dont Napoléon, en 1806, accapara et pervertit l’entreprise scolaire.

Avant 1789, en France, cette entreprise, quoique déjà bien entravée et gênée par l’intervention de l’État et de l’Église, n’était point faussée dans son principe, ni violentée dans son essence ; aujourd’hui encore, en Allemagne, en Angleterre, aux États-Unis, elle vit et se développe conformément à sa nature. On admet qu’elle est une entreprise privée[38], l’œuvre collective et spontanée de plusieurs particuliers volontairement associés, anciens fondateurs, bienfaiteurs actuels et futurs, maîtres et parents et même écoliers[39], chacun à sa place et dans son office, sous un statut et d’après une tradition, de manière à subsister indéfiniment par elle-même, pour fournir, comme une compagnie de gaz et d’éclairage, sous sa propre responsabilité, à ses frais et à ses risques, un objet de consommation à des consommateurs ; en d’autres termes, l’entreprise scolaire doit, comme l’autre, faire agréer à des besoins sentis la satisfaction qu’elle leur offre. — Naturellement, elle s’adapte à ces besoins ; ses gérants et participants font le nécessaire. Libres de leurs mains, groupés autour du même but par un intérêt majeur, commun et sensible, solidaires entre eux et véritables sociétaires, non seulement de fait, mais aussi de cœur, attachés sur place à l’entreprise locale, et résidents à demeure pendant beaucoup d’années quelquefois même pendant toute leur vie, ils s’ingénient pour ne pas heurter les répugnances profondes des adolescents et des familles ; à cet effet, ils s’arrangent entre eux et avec les parents[40]. — Voilà pourquoi, hors de France, l’internat français, si artificiel, si forcé, si exagéré, est presque inconnu. En Allemagne, dans les gymnases qui correspondent à nos lycées, c’est à peine si, sur cent élèves, dix sont pensionnaires, logés et nourris dans le gymnase ; les autres, même quand leurs parents n’habitent point à portée, restent externes, hôtes privés d’une famille qui se charge d’eux, souvent à très bas prix, et remplace pour eux la famille absente. Il n’y a d’internes que dans quelques gymnases comme Pforta, et en vertu d’une vieille fondation ; mais, en vertu de la même fondation, leur nombre est limité ; ils dînent, par groupes de huit ou dix[41], à la table des professeurs logés comme eux dans l’établissement et ils ont pour s’ébattre un vaste domaine, bois, champs et prairies. — De même en Angleterre, à Harrow, Eton et Rugby ; là chaque professeur est maître de pension ; 10, 20, 30 élèves habitent sous son toit, et mangent à sa table ou à une table présidée par une dame de la maison. Ainsi, de la famille à l’école, sans chute douloureuse ni contraste brusque, l’adolescent reste sous le régime qui convient à son âge, et qui est la vie domestique, continuée, mais élargie.

Tout au rebours et contrairement au véritable esprit de l’institution scolaire, le collège ou lycée français est, depuis quatre-vingts ans, une entreprise de l’État, le prolongement local d’une œuvre centrale, un des cent rameaux de la grosse tige universitaire, sans racines propres, et son personnel dirigeant ou enseignant se compose de fonctionnaires, pareils aux autres, c’est-à-dire mobiles[42], instables et préoccupés de l’avancement, ayant, pour principal motif de bien faire, l’espoir de monter en grade et d’être promus ailleurs, par suite et d’avance, presque détachés de l’établissement où ils exercent, outre cela, conduits, poussés et réprimés d’en haut, enfermés chacun dans son compartiment spécial et dans sa besogne restreinte, le proviseur cantonné dans son administration et le professeur dans sa classe avec défense expresse d’en sortir, aucun professeur, sous aucun prétexte, ne pouvant recevoir « dans sa maison, comme externes ou internes, plus de deux élèves[43] », aucune femme ne pouvant loger dans l’intérieur du lycée ou collège, tous, proviseur, censeur, économe, aumônier, maîtres et sous-maîtres, juxtaposés comme des rouages engrenés ensemble par art et par force, sans concorde intime, sans lien moral ; sans intérêt collectif, belle et savante machine, qui à l’ordinaire fonctionne correctement et sans accrocs ; mais qui n’a point d’âme, parce que, pour avoir une âme, il faut d’abord être un corps vivant. En sa qualité de machine construite à Paris sur un type unique et superposée aux gens et aux choses depuis Perpignan jusqu’à Douai et depuis la Rochelle jusqu’à Besançon, elle ne s’accommode pas aux convenances de son public, elle soumet son public aux exigences, à la rigidité, à l’uniformité de son jeu et de sa structure. Or, comme elle n’agit que mécaniquement, par pression extérieure, la matière humaine, sur laquelle elle opère, doit être passive, composée, non de personnes diverses, mais d’unités toutes semblables : les élèves ne peuvent être pour elle que des numéros et des noms. — De là nos internats, ces grosses boîtes de pierre dressées et isolées dans chaque grande ville, ces lycées aménagés pour trois cents, quatre cents et jusqu’à huit cents pensionnaires, dortoirs et réfectoires immenses, cours de récréation fourmillantes, salles d’étude et de classe encombrées, et, pendant huit ou dix ans, pour la moitié de nos enfants et adolescents, un régime à part, antisocial et antinaturel, la clôture exacte, nulle sortie, sauf pour marcher deux à deux en file sous les yeux du sous-maître qui maintient l’ordre dans les rangs, la promiscuité et la vie en commun, la régularité minutieuse et stricte, sous une discipline égalitaire et sous une contrainte incessante, pour manger, dormir, étudier, jouer, se promener, et le reste, bref le communisme.

De l’Université, ce régime s’est propagé chez ses rivales. Aussi bien, c’est elle qui, conférant les grades et faisant passer les examens, dresse et surcharge tous les programmes scolaires : par suite, elle provoque chez autrui ce qu’elle pratique chez elle, l’entraînement de la jeunesse, l’éducation factice dans une serre close et surchauffée. D’autre part, l’internat est, pour les entrepreneurs, moins onéreux que l’externat[44], et, dans toute maison, plus les pensionnaires sont nombreux, plus les frais généraux se réduisent ; ainsi, pour subsister en face des établissements universitaires, il faut des internats, et des internats très peuplés. À cela les établissements ecclésiastiques se résignent volontiers ; même ils y sont enclins : ce sont les jésuites qui les premiers, sous l’ancienne monarchie, ont introduit les pensionnats très fermés et très remplis. Par essence, l’Église catholique est, comme l’État français, une institution romaine, encore plus exclusive et plus gouvernante, résolue à saisir, tenir, régir et régenter tout l’homme, et, au préalable, tout l’enfant, tête et cœur, opinions et impressions, afin d’imprimer en lui à demeure la forme définitive et salutaire, qui est pour lui la première condition du salut. En conséquence, dans la cage ecclésiastique, la clôture est encore plus stricte que dans la cage laïque : si les barreaux y sont moins gros et moins rudes, le grillage, plus souple et plus fin, est plus enveloppant, plus serré et mieux entretenu ; on ne souffre pas qu’il s’y fasse des trous, ni que des mailles s’y relâchent ; contre les interventions du monde et de la famille, contre les écarts et les sursauts de l’initiative individuelle, les précautions sont innombrables et font un réseau double ou même triple. Car à la discipline scolaire s’ajoute la discipline religieuse, non moins imposée, aussi rigide et plus continue, exercices quotidiens de piété, pratiques ordinaires et cérémonies extraordinaires, direction spirituelle, influence du confessionnal, exemple et tenue de tout un personnel rallié autour de la même œuvre par la même foi. Plus un milieu est fermé, plus son action est forte : les chances sont pour que celle-ci soit décisive sur l’enfant séquestré, abrité, élevé sous cloche, pour que son intelligence, sa croyance et sa pensée, soigneusement cultivées, émondées et toujours dirigées, reproduisent exactement le modèle voulu. — C’est pourquoi, en 1876, sur les 46 000 élèves des 309 établissements ecclésiastiques d’instruction secondaire, 33 000 étaient internes[45], et les autorités catholiques admettent que, dans les 86 petits séminaires, il ne faut point d’externes, point de futurs laïques.

Pour les 23 000 élèves des petits séminaires et pour les 10 000 élèves des grands séminaires, ce parti pris est peut-être raisonnable ; il est peut-être raisonnable aussi pour les futurs officiers que l’État forme à la Flèche, Saint-Cyr, Saumur et sur le Borda. Futurs militaires ou futurs prêtres, leur éducation les prépare à leur vie ; ce qu’ils seront adultes, ils le sont déjà adolescents et enfants ; l’internat, sous une discipline de couvent ou de caserne, les qualifie d’avance pour leur profession ; puisqu’ils doivent en avoir l’esprit, il faut qu’ils en contractent les habitudes ; ayant pris le pli de leur métier, ils en accepteront plus aisément les contraintes, et d’autant mieux que les contraintes seront moindres pour le jeune officier au régiment que tout à l’heure à Saint-Cyr, pour le jeune desservant dans sa paroisse rurale que tout à l’heure au grand séminaire. — Tout au rebours pour les 75 000 autres internes des établissements publics ou privés, ecclésiastiques ou laïques, pour les futurs ingénieurs, médecins, architectes, notaires, avoués, avocats et autres gens de loi, fonctionnaires, propriétaires, chefs ou sous-chefs dans l’industrie, l’agriculture et le commerce ; car l’internat est justement le contraire de l’éducation requise pour une carrière laïque et civile. De cet internat prolongé, ils emportent une provision suffisante de latin ou de mathématiques ; mais deux acquisitions capitales leur manquent : ils ont été privés des deux expériences indispensables ; au moment d’entrer dans le monde, l’adolescent en ignore les deux personnages principaux, l’homme et la femme, tels qu’ils sont et qu’il va les rencontrer dans le monde. Il n’en a point l’idée, ou plutôt il n’en a qu’une idée préconçue, arbitraire et fausse.

Il n’a point dîné, à l’ordinaire, auprès d’une dame, maîtresse de maison, en présence de ses filles et parfois d’autres dames ; le son de leurs voix, leur attitude à table, leur toilette, leur réserve plus grande, les égards dont on les entoure, la politesse ambiante, n’ont point tracé dans son imagination les premiers linéaments d’une notion exacte ; par suite, à l’endroit du ton qu’on doit prendre avec elles, il y a chez lui une lacune ; il ne sait pas leur parler, il est gêné dans leur compagnie, elles sont pour lui des êtres étranges, nouveaux, d’une espèce inconnue. — Pareillement, à table et le soir, il n’a point entendu des hommes faits causer : il n’a point recueilli les mille petites informations qu’un jeune esprit, en train de croître, puise dans la conversation générale. Sur les carrières et la concurrence, sur les affaires, l’argent, le ménage et le budget domestique, sur la dépense qui doit toujours être équilibrée par la recette, sur la recette qui presque toujours est le prix courant d’un travail accepté et d’un assujettissement subi, sur les intérêts puissants, pressants, personnels qui tout à l’heure vont le prendre au collet, et peut-être à la gorge, sur l’effort continu, le calcul incessant, le combat quotidien qui, dans la société moderne, composent la vie d’un homme ordinaire, on lui a ôté les moyens de s’instruire, le contact des hommes vivants et divers, les images que la sensation de ses yeux et de ses oreilles aurait imprimées dans sa cervelle. Ces images sont les seuls matériaux d’une conception correcte et saine ; par elles, spontanément et graduellement, sans trop de déceptions ni de heurts, il se serait figuré la vie sociale telle qu’elle est, ses conditions, ses difficultés et ses chances : il n’en a pas le sentiment, ni même le pressentiment. En toute affaire, ce que nous appelons le bon sens n’est jamais qu’un résumé involontaire et latent, le dépôt persistant, solide et salutaire qui se fait en nous après beaucoup d’impressions directes ; à l’endroit de la vie sociale, on l’a privé de ces impressions directes, et le précieux dépôt n’a pu se former en lui. — Avec ses professeurs, il n’a presque jamais conversé ; quand ils l’ont entretenu, c’était de choses impersonnelles et abstraites, langues, littératures et mathématiques. Avec ses maîtres d’étude, il n’a guère parlé, sauf pour contester une injonction ou gronder tout haut contre une réprimande. De causeries véritables, avec acquisitions et mutuel échange, il n’en a point eu, sauf avec des camarades : si, comme lui, ils sont tous internes, ils n’ont pu se communiquer que leurs ignorances ; si le pensionnat admet en outre des externes, ceux-ci, contrebandiers actifs ou commissionnaires complaisants, importent et colportent dans la maison les livres prohibés, les journaux scandaleux, les vilenies, les provocations et tout le mauvais air de la rue. — Or, sous ces excitations ou dans ce vide, aux approches de la puberté et de la délivrance, les têtes des captifs travaillent, et nous savons dans quels sens[46], avec quels contresens, à quelle distance de la vérité observable et positive, comment ils se figurent la société, l’homme et la femme, sous quels traits simples et grossiers, avec quelle insuffisance, quelle présomption, quels appétits de serfs libérés et de jeunes barbares, comment, à l’endroit des femmes, leur rêve précoce et trouble devient vite brutal et cynique[47], comment, à l’endroit des hommes, leur pensée sans lest et précipitée devient aisément chimérique et révolutionnaire[48]. La pente est raide du mauvais côté, et, pour enrayer, pour remonter la pente, il faut que le jeune homme, prenant en main la conduite de sa propre vie, sache vouloir par lui-même et persévérer dans sa volonté.

Mais une faculté ne se développe que par l’exercice, et justement l’internat français est l’engin le plus efficace pour empêcher celle-ci de s’exercer. — Depuis le premier jusqu’au dernier jour de son internat, l’adolescent n’a point eu à délibérer, choisir et décider l’emploi d’aucune heure de ses journées scolaires ; sauf pour flâner à l’étude et ne pas écouter en classe, il n’a pu faire usage de sa volonté. Presque tous ses actes, en particulier les extérieurs, attitudes, postures, immobilité, silence, défilé, marche en rangs, lui ont été commandés. Il a vécu comme un cheval attelé, entre les deux brancards de sa charrette ; elle-même, cette charrette, engagée, par ses deux roues, ne pouvait sortir des ornières rectilignes qu’on lui avait creusées et frayées tout le long du chemin ; impossible au cheval de s’écarter. Au reste, chaque matin, à la même heure, on l’attelait, et chaque soir, à la même heure, on le dételait ; chaque jour, à d’autres heures, on le faisait reposer, on lui donnait sa ration d’avoine et de foin. Il n’a jamais eu besoin de s’en préoccuper, ni de regarder en avant ou par côté ; d’un bout à l’autre de l’année, il n’a eu qu’à tirer, d’après les avertissements de la bride ou les encouragements du fouet, et ses principaux ressorts d’action n’ont été que de deux espèces : d’une part ces avertissements et encouragements plus ou moins durs, d’autre part son indocilité, sa paresse et sa fatigue plus ou moins grandes ; entre les deux, il pouvait opter. Pendant huit ou dix ans, son initiative a été réduite à cela : nul autre emploi de son libre arbitre ; ainsi l’éducation de son libre arbitre est rudimentaire ou nulle.

Là-dessus, notre système suppose qu’elle est faite et parfaite ; nous jetons au jeune homme la bride sur le cou ; nous lui remettons le gouvernement de lui-même. Nous admettons que, par une grâce extraordinaire, l’écolier est tout d’un coup devenu un homme, qu’il est capable de se donner des consignes et de les suivre, qu’il s’est habitué à peser d’avance les conséquences prochaines et lointaines de ses actes, à se les imputer, à s’en croire responsable, que sa conscience, subitement maîtresse, et sa raison, subitement adulte, vont marcher droit à travers les séductions et se redresser vite après les défaillances. En conséquence, on le lâche, avec une pension, dans une grande ville ; il s’inscrit à la Faculté, et devient un étudiant, parmi dix mille autres, sur le pavé de Paris. — Or, en France, aucune police universitaire n’intervient, comme à Bonn et Gœttingue, à Oxford et Cambridge, pour surveiller sa conduite et réprimer ses écarts, à domicile et dans les lieux publics : aux Écoles de médecine, de droit, de pharmacie, des beaux-arts, des chartes, des langues orientales, à la Sorbonne, à l’École centrale, son émancipation est totale et brusque. Quand il sort de l’éducation secondaire pour entrer dans l’éducation supérieure, il ne passe pas, comme en Angleterre et en Allemagne, d’une liberté restreinte à une liberté moins restreinte, mais d’une discipline claustrale à l’indépendance complète. En chambre garnie, dans la promiscuité et l’incognito d’un hôtel banal, à peine échappé du collège, le novice de vingt ans trouve autour de lui les innombrables tentations de la rue, l’estaminet, les brasseries, les bals publics, les publications obscènes, les camaraderies de rencontre, les liaisons de bas étage ; contre tout cela, son éducation antérieure l’a désarmé ; au lieu de constituer en lui la force morale, le long et strict internat a maintenu en lui la débilité morale. Il cède à l’occasion, à l’exemple : il suit le courant, il flotte au hasard, il se laisse aller. À l’endroit de l’hygiène, en matière d’argent, du côté du sexe, ses sottises et ses folies, grandes ou petites, sont presque inévitables, et sa chance est moyenne si, pendant ses trois, quatre ou cinq années de licence plénière, il ne se gâte qu’à demi.

IV

Considérons maintenant un autre effet, non moins pernicieux, de l’institution primitive. Au sortir du lycée, après la classe de philosophie, le système suppose que l’éducation générale est achevée ; il n’en propose pas une seconde, ultérieure et supérieure, celle des universités. À la place de ces universités encyclopédiques, dont l’objet est l’enseignement libre et l’avancement libre de la science, il met des écoles d’État, spéciales, séparées les unes des autres, chacune d’elles enfermée dans son compartiment distinct, chacune ayant pour but de créer, constater et proclamer une capacité pratique, chacune d’elles chargée de conduire pas à pas le jeune homme, à travers une série d’études et d’épreuves, jusqu’au titre ou diplôme final qui le qualifie pour sa profession, diplôme indispensable ou du moins très utile, puisque sans lui, dans beaucoup de cas, on n’a pas le droit d’exercer, et que, grâce à lui, dans tous les cas, on entre dans la carrière avec faveur et crédit, dans un bon rang, avec une notable avance. — À l’entrée de presque toutes les carrières dites libérales, un premier diplôme est exigé, celui de bachelier ès lettres ou de bachelier ès sciences, parfois l’un et l’autre, et l’acquisition de ce grade est maintenant pour toute la jeunesse française un grave souci, une préoccupation quotidienne et pénible. À cet effet, aux alentours de la seizième année, le jeune homme travaille ou plutôt on le travaille ; pendant un an ou deux, il se soumet à une culture forcée, non pas en vue d’apprendre et de savoir, mais pour répondre bien ou passablement à l’examen et pour faire certifier, sur preuves ou semblants de preuves, qu’il a reçu toute l’éducation classique. — Ensuite, à l’École de Médecine ou de Droit, pendant les quatre années prescrites, seize inscriptions échelonnées, quatre ou cinq examens superposés, deux ou trois vérifications terminales, l’obligent à fournir les mêmes preuves ou semblants de preuves, pour faire constater, chaque année, qu’il s’est assimilé les enseignements de l’année, et pour faire attester, à la fin de ses études, qu’il possède à peu près l’ensemble et la diversité des connaissances auxquelles il est astreint.

Dans les écoles où le nombre des admis est limité, la culture, encore plus active, devient intense et continue : à l’École Centrale, aux Écoles commerciales ou agronomiques, à l’École des Beaux-arts ou des Chartes, l’élève est là toute la journée ; aux Écoles militaires, à l’École Polytechnique ou Normale, il est là toute la journée et toute la nuit ; on l’a caserné. — Et l’impulsion qu’il subit est double : à la pression de l’examen s’ajoute celle du concours. À l’entrée, à la sortie et pendant tout son séjour, non seulement à la fin de chaque année, mais chaque semestre ou trimestre, parfois toutes les six semaines ou même tous les quinze jours, il est évalué d’après ses compositions, exercices, interrogations, avec tant de points pour chacune de ses valeurs partielles, avec tant de points pour sa valeur totale, et, d’après ces chiffres, il est classé à tel rang parmi ses camarades qui sont ses rivaux. Descendre dans l’échelle serait désavantageux et humiliant ; monter dans l’échelle sera utile et glorieux. Sous la poussée de ce motif, si fort en France, son principal objet est de monter, ou du moins de ne pas descendre : il emploie à cela toute sa force, il n’en dépense aucune parcelle à côté ni au delà, il ne s’accorde aucune diversion, il ne se permet aucune initiative ; sa curiosité contenue ne s’aventure pas hors du cercle tracé ; il n’absorbe que les matières enseignées et dans l’ordre où elles sont enseignées ; il s’en emplit, et à pleins bords, mais pour se déverser à l’examen, non pour retenir et garder à demeure ; il court risque de s’engorger, et, quand il se sera dégorgé, de rester creux. — Tel est le régime de nos écoles spéciales : ce sont des entreprises de jardinage systématique, énergique et prolongé ; l’État, jardinier en chef, agrée ou choisit des plants qu’il se charge de mener à bien, chacun en son espèce. À cet effet, il sépare les espèces et les range chacune à part sur une couche de terreau ; là, toute la journée, il bêche, sarcle, ratisse, arrose, ajoute engrais sur engrais, applique ses puissants appareils de chauffage, accélère la croissance et la maturation. Dans certaines couches, ses plants sont toute l’année sous cloche ; de cette façon, il les maintient dans une atmosphère artificielle et constante, il les contraint à s’imbiber plus largement des liquides nutritifs qu’il leur prodigue, à se gonfler, à s’hypertrophier, à produire des fruits ou des légumes de montre, qu’il expose et qui lui font honneur ; car tous ces produits ont bonne apparence, plusieurs sont superbes d’aspect, leur grosseur semble attester leur excellence, il les a pesés au préalable, et les étiquettes officielles dont il les décore annoncent le chiffre authentique de leur poids.

Pendant le premier quart et même pendant la première moitié du siècle, le système est resté presque inoffensif ; il n’opérait pas encore à outrance. Jusqu’en 1850 et au delà, ce que, dans les examens et les concours, on demandait aux jeunes gens, c’était bien moins l’étendue et la minutie du savoir que des preuves d’intelligence et la promesse d’une aptitude : dans les lettres, on vérifiait surtout si le candidat, familier avec les classiques, écrivait correctement en latin et assez bien en français ; dans les sciences, on vérifiait surtout si, de lui-même, il mettait le doigt vite et juste sur la solution d’un problème, si, de lui-même, il enfilait vite et droit, jusqu’au bout, sans dévier ni broncher, une longue série de théorèmes ou d’équations ; en somme, l’épreuve avait pour but de constater en lui la présence et le degré de la faculté mathématique ou de la faculté littéraire. — Mais, depuis le commencement du siècle, les anciennes sciences subdivisées et les nouvelles sciences consolidées ont multiplié leurs découvertes, et, forcément, les découvertes finissent par s’introduire dans l’enseignement public. En Allemagne, pour s’installer et parler en chaire, elles trouvaient ces universités encyclopédiques ou l’enseignement libre, souple et multiple se hausse incessamment et de lui-même jusqu’au niveau montant de la science. Chez nous, faute d’universités, elles n’avaient que les écoles spéciales ; c’est là seulement qu’elles ont pu se faire place et obtenir des professeurs. Dès lors, le caractère propre de ces écoles a changé : elles ont cessé d’être strictement spéciales et véritablement professionnelles. — Chacune d’elles, étant un individu, s’est développée à part et pour soi ; elle a voulu posséder à domicile et fournir sous son toit tous les enseignements généraux, collatéraux, accessoires et ornementaux qui, de près ou de loin, pouvaient servir à ses élèves. Elle ne s’est plus contentée de faire des hommes compétents et exerçants ; elle a conçu la forme supérieure, le modèle idéal de l’ingénieur, du médecin, du juriste, du professeur, de l’architecte ; pour fabriquer ce type extraordinaire et désirable, elle a imaginé quantité de cours surérogatoires et de luxe, et, pour obtenir ces cours, elle a fait valoir l’avantage de donner au jeune homme, non seulement toutes les connaissances techniques, mais encore le savoir abstrait, les informations diverses et multiples, la culture complémentaire et les grandes vues générales qui mettront dans le spécialiste un savant proprement dit et un esprit très largement ouvert.

À cet effet, elle s’est adressée à l’État ; c’est lui, l’entrepreneur de l’instruction publique, qui fonde toute chaire nouvelle, nomme l’occupant, paye le traitement, et quand il est en fonds, il n’y répugne pas ; car il gagne à cela une bonne renommée, un surcroît d’attributions et un fonctionnaire de plus. — Voilà comment et pourquoi, dans chaque école, les chaires se sont multipliées Écoles de Droit, de Médecine, de Pharmacie, des Chartes, des Beaux-arts, Écoles Polytechnique, Normale, Centrale, Agronomique, Commerciale, chacune d’elles devient ou tend à devenir une sorte d’université au petit pied, à rassembler dans son enceinte la totalité des enseignements qui, si l’élève en profite, feront de lui, dans sa profession, un personnage accompli. — Naturellement, pour que ces cours soient suivis, l’École, de concert avec l’État, accroît les exigences de ses examens, et bientôt, pour la moyenne des intelligences et des santés, le fardeau qu’elle impose devient trop lourd. En particulier, dans les écoles où l’on n’entre que par un concours, la surcharge s’exagère ; c’est que la presse est trop grande à l’entrée : il y a maintenant cinq, sept et jusqu’à onze candidats pour une place[49]. Devant cet encombrement, il a bien fallu exhausser et multiplier les barrières, prescrire aux concurrents de les sauter, ouvrir la porte à ceux qui en franchissent de plus hautes et en plus grand nombre. Nul autre moyen, de choisir entre eux, sans être taxé par eux d’arbitraire et de népotisme ; à eux d’avoir de bons jarrets et d’en tirer tout le service possible, partant de se soumettre à un dressage méthodique, de s’exercer et de s’entraîner, toute l’année, pendant plusieurs années de suite, en vue de l’épreuve finale, sans autre pensée que celle des barrières qu’ils vont trouver devant eux, en champ clos, à date fixe, et qu’ils devront sauter mieux que leurs rivaux.

Aujourd’hui, après le cours complet des études classiques, quatre années d’école ne suffisent plus pour faire un docteur en médecine ou en droit ; il en faut cinq ou six. Du baccalauréat ès lettres ou ès sciences aux diverses licences ès lettres ou ès sciences, on compte au moins deux ans, trois ans, et souvent davantage. Trois années de mathématiques préparatoires et de travail acharné conduisent le jeune homme jusqu’au seuil de l’École Polytechnique ; ensuite, après ses deux ans d’école et d’effort non moins soutenu, le futur ingénieur passe trois années non moins laborieuses à l’École des Ponts et Chaussées ou des Mines : cela lui fait huit ans de préparation professionnelle. De même ailleurs, et avec plus ou moins d’excès, dans les autres écoles. — Notez l’emploi des jours et des heures[50] pendant cette longue période : les jeunes gens ont suivi des cours, mâché et remâché des manuels, résumé des résumés, appris par cœur des mémentos et des formules, emmagasiné et rangé dans leur mémoire une multitude énorme de généralités et de détails. Toutes les informations préalables, toutes les connaissances théoriques, qui, même indirectement, peuvent servir dans leur future profession ou qui servent dans les professions, voisines, sont là, classées dans leur tête, prêtes à sortir au premier appel, et, comme l’examen va le prouver, disponibles à la minute : ils les possèdent, mais rien d’autre ni de plus. Leur éducation a versé tout entière d’un seul côté : ils n’ont point fait d’apprentissage pratique. Jamais ils n’ont pris une part active et mis la main, en qualité de collaborateurs ou d’aides, à une œuvre de leur profession. À vingt-quatre ans, le futur professeur, agrégé nouveau, qui sort de l’École Normale, n’a pas encore fait une classe, sauf pendant quinze jours dans un lycée de Paris. À vingt-quatre ou vingt-cinq ans, le futur, ingénieur, qui sort breveté de l’École Centrale, de l’École des Ponts ou des Mines n’a jamais coopéré à l’exploitation d’une mine, à la chauffe d’un haut fourneau, au percement d’un tunnel, à l’établissement d’une digue, d’un pont ou d’une chaussée : il ignore les prix de revient et n’a jamais commandé une équipe. Si le futur avocat ou magistrat ne s’est pas résigné à l’office de clerc dans une étude de notaire ou d’avoué, à vingt-cinq ans, même docteur en droit avec trois boules blanches, il ignore les affaires, il ne sait que ses codes, il n’a jamais dépouillé un dossier, conduit une procédure, dressé une liquidation, rédigé un acte. De dix-huit à trente ans, le futur architecte, qui concourt pour le prix de Rome, peut rester à l’École des Beaux-arts, y rendre projets sur projets, puis, s’il a le prix, passer cinq ans à Rome, y dessiner à outrance, multiplier sur le papier les plans et les restaurations, enfin, à trente-cinq ans, revenir à Paris, muni des plus beaux titres, architecte du gouvernement, et avec l’ambition de bâtir des édifices, sans avoir collaboré, en second ou même en troisième, à la construction effective d’une seule maison. — Aucun de ces hommes si savants ne sait son métier, et chacun d’eux, à cette heure tardive, est tenu de s’improviser praticien[51], comme il peut, en toute hâte, trop vite, à travers beaucoup de mécomptes, à ses dépens, aux dépens des autres ; et avec des risques graves pour les premières œuvres qu’il conduit.

Avant 1789, dit un témoin de l’ancien régime et du régime moderne[52], les jeunes Français ne dépensaient point ainsi leur jeunesse. Au lieu de piétiner si longtemps aux abords d’une carrière, ils y étaient introduits de très bonne heure, et tout de suite ils se mettaient à y courir. Avec un bagage fort mince et lestement acquis, « on entrait à seize ans et même à quinze ans dans le militaire, à quatorze ans dans la marine », un peu plus tard dans les armes spéciales, artillerie ou génie. Dans la magistrature, à dix-neuf ans, le fils d’un conseiller maître au parlement était conseiller adjoint, sans voix délibérative jusqu’à vingt-cinq ans, mais, en attendant, employé actif et parfois rapporteur d’une affaire. Non moins précoces étaient les admissions « à la Cour des Comptes, à la Cour des Aides, dans les juridictions inférieures, dans les bureaux de toutes les administrations financières ». Là et ailleurs, si quelque grade en droit était exigé, le retard qui s’ensuivait n’était pas sensible ; les examens de la Faculté n’étaient que des simulacres ; moyennant argent, après une cérémonie plus ou moins grave, quand on avait besoin d’un diplôme, presque sans études, on l’obtenait[53]. — Aussi bien, ce n’était pas dans l’école, mais dans la profession, qu’on acquérait l’instruction professionnelle : à parler exactement, pendant six ou sept années, le jeune homme, au lieu d’être un étudiant, était un apprenti, c’est-à-dire un ouvrier novice sous un ou plusieurs ouvriers maîtres, dans leur atelier, à l’ouvrage avec eux, et il s’instruisait en faisant, ce qui est la meilleure façon de s’instruire. Aux prises avec les difficultés de l’ouvrage, il sentait tout de suite son insuffisance[54], il devenait modeste, il était attentif ; devant ses maîtres, il se taisait, il écoutait, ce qui est l’unique moyen d’entendre. S’il avait de l’esprit, il découvrait lui-même ses lacunes ; à mesure qu’il les constatait, il éprouvait le besoin de les combler, il cherchait, s’ingéniait, choisissait entre les divers moyens ; librement et par sa propre initiative, il collaborait à son éducation, générale où spéciale. S’il lisait des livres, ce n’était pas avec résignation et pour les réciter, mais avec avidité et pour les comprendre. S’il suivait des cours, ce n’était point parce qu’il y était tenu, mais volontairement, parce qu’il s’y intéressait et y profitait. — Magistrat à dix-sept ans, le témoin que je cite[55] suivait au lycée ceux de Garat, La Harpe, Fourcroy, Deparcieux, et, tous les jours, à table ou le soir, il entendait son père et les amis de son père raisonner entre eux des affaires qui, le matin, avaient été discutées au Palais ou à la Grand’Chambre. Il se prenait de goût pour sa profession : avec deux ou trois avocats de mérite et quelques jeunes magistrats comme lui, il s’inscrivait à une conférence chez le premier président de la première chambre des enquêtes. Cependant il allait chaque soir dans le monde ; il y voyait, de ses yeux, les mœurs et les intérêts, les hommes et les femmes. D’autre part, au Palais, conseiller écoutant, il siégeait, pendant cinq années, à côté des conseillers juges, et parfois rapporteur d’une affaire il opinait. Après un tel noviciat, il pouvait juger lui-même, au civil et au criminel, avec expérience, compétence, autorité ; dès vingt-cinq ans, il était formé et capable des plus hautes charges ; il n’avait plus qu’à vivre pour s’achever, pour devenir l’administrateur, le député, le ministre, le dignitaire que l’on a vu sous le premier Empire, sous la Restauration, sous la monarchie de Juillet, c’est-à-dire le politique le mieux renseigné, le mieux équilibré, le plus judicieux et, à la fin, le plus considéré[56] de son temps.

Tel est aussi le procédé qui, encore aujourd’hui, en Angleterre et en Amérique, forme, dans les diverses professions, les futurs talents. À l’hôpital, dans la mine, dans la manufacture, chez l’architecte, chez l’homme de loi, l’élève, admis très jeune, fait son apprentissage et son stage, à peu près comme chez nous un clerc dans son étude ou un rapin dans son atelier. Au préalable et avant d’entrer, il a pu suivre quelque cours général et sommaire, afin d’avoir un cadre tout prêt pour y loger les observations que tout à l’heure il va faire. Cependant, à sa portée, il y a le plus souvent quelques cours techniques qu’il pourra suivre à ses heures libres, afin de coordonner au fur et à mesure les expériences quotidiennes qu’il fait. Sous un pareil régime, la capacité pratique croît et se développe d’elle-même, juste au degré que comportent les facultés de l’élève, et dans la direction requise par sa besogne future, par l’œuvre spéciale à laquelle dès à présent il veut s’adapter. De cette façon, en Angleterre et aux États-Unis, le jeune homme parvient vite à tirer de lui-même tout ce qu’il contient. Dès vingt-cinq ans, et bien plus tôt, si la substance et le fonds ne lui manquent pas, il est, non seulement un exécutant utile, mais encore un entrepreneur spontané, non seulement un rouage, mais de plus un moteur. — En France, où le procédé inverse a prévalu et, à chaque génération, devient plus chinois, le total des forces perdues est énorme.

De quinze à seize ans jusqu’à vingt-cinq ou vingt-six, s’étend la période la plus féconde de la vie humaine ; il y a là sept ou huit années de sève montante et de production continue, bourgeons, fleurs et fruits ; c’est alors que le jeune homme ébauche toutes ses idées originales. Mais, pour qu’elles naissent en lui, pour qu’elles poussent, pour qu’elles soient viables, il leur faut, dès ce moment, l’influence excitante ou répressive de l’air ambiant dans lequel elles vivront plus tard ; elles ne se forment que là, dans leur milieu naturel et normal ; ce qui fait végéter leur germe, ce sont les innombrables impressions sensibles que le jeune homme reçoit tous les jours à l’atelier, dans la mine, au tribunal, à l’étude, sur le chantier, à l’hôpital, au spectacle des outils, des matériaux et des opérations, en présence des clients, des ouvriers, du travail, de l’ouvrage bien ou mal fait, dispendieux ou lucratif : voilà les petites perceptions particulières des yeux, de l’oreille, des mains et même de l’odorat qui, involontairement recueillies et sourdement élaborées, s’organisent en lui pour lui suggérer tôt ou tard telle combinaison nouvelle, simplification, économie, perfectionnement ou invention[57]. De tous ces contacts précieux, de tous ces éléments assimilables et indispensables, le jeune Français est privé, et justement pendant l’âge fécond ; sept ou huit années durant, il est séquestré dans une école, loin de l’expérience directe et personnelle qui lui aurait donné la notion exacte et vive des choses, des hommes, et des diverses façons de les manier. Pendant tout ce temps, sa faculté inventive est stérilisée, de parti pris ; il ne peut être qu’un récipient passif ; ce qu’il eût produit avec l’autre système, il ne le produit point sous celui-ci : dans la balance du doit et avoir, c’est une perte sèche. — Cependant il a beaucoup, coûté. Tandis que l’apprenti, le clerc assis devant ses dossiers dans son étude, l’interne debout en tablier blanc auprès des malades dans son hôpital, paye par ses services, d’abord son instruction, puis son déjeuner, et finit par gagner quelque chose en plus, au moins son argent de poche, l’étudiant à la Faculté ou l’élève dans une école spéciale s’instruit et vit aux frais de sa famille ou de l’État ; il ne livre en échange aucune œuvre utile aux autres hommes, évaluable en deniers sur le marché ; sa consommation actuelle n’est point compensée par sa production actuelle. Sans doute, on espère qu’un jour la compensation se fera, que plus tard il remboursera, et largement, capital et intérêts, toutes ces avances ; en d’autres termes, on escompte ses futurs services, et, à son endroit, on fait une spéculation à longue échéance. — Reste à savoir si la spéculation est bonne, si finalement la recette couvre la dépense, bref quel sera le rendement net et moyen de l’homme ainsi formé.

Or, parmi les valeurs consommées, il faut compter en première ligne le temps et l’attention de l’élève, la somme de ses efforts, telle quantité d’énergie mentale ; il n’en a qu’une provision limitée, et, non seulement la proportion que le système en consomme est excessive, mais encore l’application que le système en fait n’est pas rémunératrice. On épuise cette provision, et on l’épuise en l’employant à faux, presque sans profit. — Dans nos lycées, l’élève travaille assis plus de onze heures par jour ; dans tel collège ecclésiastique, c’est douze heures, et dès l’âge de douze ans, par besoin de primer dans les concours et d’obtenir aux examens le plus grand nombre d’admissions. — Au terme de cette éducation secondaire, s’échelonnent les épreuves successives, et d’abord le baccalauréat. Sur cent candidats inscrits, cinquante échouent, et les examinateurs sont indulgents[58]. Cela prouve d’abord que les refusés n’ont guère profité de leurs études ; mais cela prouve aussi que le programme de l’examen n’est pas adapté au type ordinaire des esprits, ni aux facultés natives de la majorité humaine, que beaucoup de jeunes gens capables d’apprendre par la méthode contraire n’apprennent rien par celle-ci, que l’enseignement, tel qu’il est, avec l’espèce et la grandeur du travail cérébral qu’il impose, avec son tour abstrait et théorique, excède la portée moyenne des intelligences et des mémoires. — En particulier, pendant la dernière année des études classiques, les élèves ont dû suivre le cours de philosophie : au temps de M. Laromiguière, cela pouvait leur être utile ; au temps de M. Cousin, le cours n’était pas encore très malfaisant ; aujourd’hui, tout imprégné de néo-kantisme, il ingère, dans des esprits de dix-huit, de dix-sept et même seize ans, une pâtée métaphysique aussi lourde que la scolastique du XIVe siècle, horriblement indigeste et malsaine pour ces estomacs novices : ils l’avalent en se distendant, et, à l’examen, la rendent telle quelle, toute crue, faute d’avoir pu se l’assimiler. — Souvent, après un échec au baccalauréat ou à l’entrée des écoles spéciales, les jeunes gens se mettent ou sont mis dans ce qu’ils nomment « une boîte » ou « un four » ; c’est un internat préparatoire, analogue aux boîtes dans lesquelles on élève les vers à soie, et aux fours où on fait éclore les œufs. Plus exactement, c’est une gaveuse mécanique ; là, toute la journée, on les bourre ; par cette alimentation incessante et forcée, on n’accroît pas leur savoir véritable, ni leur vigueur mentale, tout au contraire ; mais on produit en eux l’engraissement superficiel, et, au bout d’un an, de dix-huit mois, ils se présentent au jour dit, avec le volume artificiel et momentané dont ils ont besoin pour ce jour-là, avec le volume, la surface, le luisant et tous les dehors requis, parce que ces dehors sont les seuls que puisse constater et imposer l’examen[59]. Un peu moins brutalement, mais de la même façon et avec le même objet, fonctionnent, dans nos lycées et collèges, tous les enseignements spéciaux et systématiques qui préparent les jeunes gens à l’École de Saint-Cyr, aux Écoles Polytechnique, Navale, Centrale, Normale, Agricole, Commerciale, Forestière ; eux aussi, ces enseignements sont des gaveuses qui opèrent sur l’élève, en vue de l’examen. Pareillement, au-dessus de l’enseignement secondaire, toutes nos écoles spéciales sont des gaveuses publiques[60] ; à côté d’elles, il y en a de privées, annoncées par des réclames dans les journaux et par des affiches sur les murs, pour préparer le jeune homme à la licence en droit au troisième et quatrième examen de médecine ; probablement, il y en aura quelque jour pour le préparer à l’inspection des finances, au Conseil d’État, à la Cour des Comptes, à la diplomatie, au concours qui fera de lui un médecin ou un chirurgien des hôpitaux, à l’agrégation de droit, de médecine, des lettres ou des sciences.

Sans doute, quelques esprits, très prompts et très robustes, résistent à ce régime ; tout ce qui leur est ingurgité, ils l’absorbent et le digèrent ; après leur sortie de l’école et la conquête de tous les grades, ils gardent intacte la faculté d’apprendre, de chercher, d’inventer, et composent la petite élite de savants, lettrés, artistes, ingénieurs, médecins, qui, dans l’exposition internationale des talents supérieurs, maintient à la France son ancien rang. — Mais les autres, en très grande majorité, au moins neuf sur dix, ont perdu leur temps et leur peine, plusieurs années de leur vie, et des années efficaces, importantes ou même décisives : comptez d’abord la moitié ou les deux tiers de ceux qui se présentent à l’examen, je veux dire les refusés ; ensuite, parmi les admis, gradués, brevetés et diplômés, encore la moitié ou les deux tiers, je veux dire les surmenés. On leur a demandé trop en exigeant que tel jour, sur une chaise ou devant un tableau, ils fussent, deux heures durant et pour un groupe de sciences, des répertoires vivants de toute la connaissance humaine ; en effet, ils ont été cela, ou à peu près, ce jour-là pendant deux heures ; mais un mois plus tard ils ne le sont plus : ils ne pourraient pas subir de nouveau l’examen ; leurs acquisitions, trop nombreuses et trop lourdes, glissent incessamment hors de leur esprit, et ils n’en font pas de nouvelles. Leur vigueur mentale a fléchi ; la sève féconde est tarie ; l’homme fait apparaît, et souvent c’est l’homme fini. Celui-ci, rangé, marié ; résigné à tourner en cercle et indéfiniment dans le même cercle, se cantonne dans son office restreint ; il le remplit correctement, rien au delà. Tel est le rendement moyen ; certainement la recette n’équilibre pas la dépense. En Angleterre et en Amérique, où, comme jadis avant 1789 en France, on emploie le procédé inverse[61], le rendement obtenu est égal ou supérieur, et on l’obtient plus aisément, plus certainement, à un âge moins tardif, sans imposer des efforts si grands et si malsains au jeune homme, une si grosse dépense à l’État, une si longue attente et de tels sacrifices aux familles[62].

Or, dans les quatre Facultés, droit, médecine, sciences et lettres, on compte cette année 22 000 étudiants ; ajoutez-y les élèves des écoles spéciales et les aspirants qui étudient pour y entrer, en tout probablement 30 000. Au reste, il n’est pas besoin de les compter : depuis la suppression du volontariat d’un an, c’est toute la jeunesse capable d’études qui, pour ne rester qu’un an à la caserne et ne pas s’y abrutir pendant trois ans, se précipite sur les bancs du lycée et sur les banquettes d’une faculté : il ne s’agit plus pour le jeune homme d’arriver au baccalauréat, comme autrefois ; il faut encore qu’il soit admis, après un concours, dans une école spéciale, ou qu’il obtienne dans une faculté les plus hauts grades et diplômes ; en tous les cas, il est tenu de subir avec succès des examens multipliés et difficiles. Présentement, il n’y a plus de place en France pour l’éducation inverse, ni pour aucune autre d’un type différent. Désormais, à moins de se condamner à trois ans de caserne, aucun jeune homme ne peut voyager jeune et longtemps, ou se former à domicile par des études originales et libres, séjourner en Allemagne pour y chercher dans les universités l’instruction spéculative, s’en aller en Angleterre ou en Amérique pour y puiser dans une usine ou dans une ferme l’instruction pratique. Saisi par notre système, il est contraint de se livrer à l’engrenage qui va remplir son esprit de prétendus outils, d’acquisitions inutiles et encombrantes, qui lui impose en échange une dépense exorbitante d’énergie mentale, et qui probablement fera de lui un mandarin.

V

À cet étrange et dernier effet aboutit l’institution de l’an X, et l’on voit que, pour le produire, l’esprit jacobin, grossièrement égalitaire, est intervenu. En effet, depuis 1871 et surtout depuis 1879, c’est lui qui, à travers la forme napoléonienne, souffle, pousse, dirige, et cette forme lui convient. Sur le principe, qui est l’entreprise de l’éducation par l’État, Napoléon et les vieux jacobins étaient d’accord ; ce qu’il établit en fait, ils l’avaient proclamé en dogme ; par suite, la structure de son engin universitaire ne leur répugnait pas ; au contraire, elle agréait à leur instinct. C’est pourquoi les nouveaux jacobins, héritiers de cet instinct et de ce dogme, ont tout de suite adopté l’engin subsistant ; il n’y en avait point qui leur fût plus commode, plus capable de se prêter à leurs fins, mieux adapté d’avance à leur service. En conséquence, sous la troisième République comme sous les gouvernements antérieurs, la machine scolaire continue à rouler et à grincer dans la même ornière, par le jeu du même mécanisme, sous l’impulsion du même moteur unique et central, conformément à la même conception napoléonienne et jacobine de l’État enseignant, conception redoutable qui, chaque année plus envahissante, plus largement et plus rigoureusement appliquée, exclut de plus en plus la conception contraire, la remise de l’éducation aux intéressés, aux ayants droit, aux parents, aux entreprises libres et privées qui ne dépendent que d’elles-mêmes et des familles, à des corps permanents, locaux, spéciaux, propriétaires, organisés par un statut, et régis, administrés, défrayés par eux-mêmes. Sur ce modèle, quelques hommes d’esprit et de cœur, instruits par le spectacle de l’étranger, essayent de constituer, dans nos grands centres académiques, des universités régionales, et l’État va peut-être leur concéder, sinon la chose, du moins le nom et le simulacre de la chose ; mais rien au delà. Par son droit public, par les attributions de son Conseil d’État, par sa législation fiscale, par le préjugé immémorial de ses juristes, par la routine de ses bureaux, il est hostile aux individus collectifs ; jamais ils ne seront pour lui des individus véritables ; s’il consent à les ériger en personnes civiles, c’est toujours à condition de les tenir sous sa tutelle étroite, de les traiter en mineurs et en enfants. — Au reste, mêmes majeures ; ces universités resteraient ce qu’elles sont, des officines de grades ; elles ne peuvent plus être maintenant un asile intellectuel, une oasis au terme de l’instruction, secondaire, une station de trois ou quatre ans pour la libre curiosité, pour la culture désintéressée de soi-même. Depuis l’abolition du volontariat d’un an, un jeune Français n’a plus le loisir de se cultiver ainsi ; la curiosité libre lui est interdite ; il est trop harcelé par un intérêt trop positif, par le besoin des grades et diplômes, par les préoccupations de l’examen, par la limite d’âge ; il n’a pas de temps à perdre en tâtonnements, en excursions mentales, en spéculation pure. Désormais notre système n’admet pour lui que le régime auquel nous le voyons soumis, à savoir l’entraînement, l’essoufflement, la course au galop sans répit dans une piste, et les sauts périlleux, de distance en distance, par-dessus des obstacles préparés et numérotés. Au lieu de se restreindre et de s’atténuer, les inconvénients de l’institution napoléonienne s’étendent et s’aggravent, et cela tient à la façon dont nos gouvernants la comprennent, au procédé original et héréditaire de l’esprit jacobin.

Quand Napoléon édifia son Université, ce fut, en homme d’État et en homme d’affaires, avec les prévisions d’un entrepreneur et d’un praticien, avec le calcul de la dépense et du rendement, des besoins et des débouchés, de manière à se fabriquer, au plus vite et avec le minimum de frais, les outils militaires et civils qui lui manquaient et dont il avait toujours trop peu, parce qu’il en faisait une consommation très grande : à ce but précis et défini, il rapportait et subordonnait le reste, y compris la théorie de l’État enseignant ; elle n’était pour lui qu’un résumé, une formule et un décor. Au contraire, pour les vieux jacobins, elle était un axiome, un principe, un article du Contrat social ; par ce contrat, l’État était chargé de l’éducation publique ; il avait le droit et le devoir de l’entreprendre et de la conduire. Cela posé, en théoriciens convaincus et par le procédé aveuglément déductif, ils tiraient les conséquences et se lançaient, les yeux clos, dans la pratique, avec autant de précipitation que de raideur, sans se préoccuper des matériaux humains, du milieu réel, des ressources disponibles, des effets collatéraux, de l’effet total et final. De même, aujourd’hui, les jacobins nouveaux : selon eux, puisque l’instruction est bonne[63], elle sera d’autant meilleure qu’elle sera plus étendue et plus approfondie ; puisque l’instruction étendue et approfondie est très bonne, l’État doit, de toute sa force, et par tous les moyens, l’inculquer au plus grand nombre possible d’enfants, d’adolescents et de jeunes gens. Tel est désormais, aux trois étages de l’enseignement supérieur, secondaire et primaire, le mot d’ordre transmis d’en haut.

En conséquence, de 1876 à 1890[64], rien qu’en bâtisses pour l’enseignement supérieur, l’État a dépensé 99 millions. Jadis les recettes des Facultés couvraient à peu près leurs dépenses ; aujourd’hui, en sus de leurs recettes, l’État leur alloue chaque année 6 millions et demi. Il y a fondé et il y défraye 221 chaires nouvelles, 168 cours complémentaires, 129 conférences, et, pour leur fournir des auditeurs, il entretient, depuis 1877, 300 boursiers qui se préparent à la licence, et, depuis 1881, 200 boursiers qui se préparent à l’agrégation. — Pareillement, dans l’enseignement secondaire, au lieu de 81 lycées en 1876, il en a 100 en 1887 ; au lieu de 3820 bourses en 1876, il en distribue, en 1887, 10 528 ; au lieu de 2 200 000 francs pour cet enseignement en 1857, il dépense 18 millions en 1889. — Par cette surcharge de l’instruction, tous les examens ont été surchargés : il fallait bien « mettre dans les grades » que l’État exige et confère « plus de science que par le passé ; c’est ce qu’on fit partout où il sembla nécessaire[65] ». Naturellement, et par contagion, l’obligation d’un savoir plus grand descendit de l’enseignement supérieur dans l’enseignement secondaire. En effet, c’est depuis cette date qu’on voit la philosophie néo-kantienne, du plus haut de l’éther métaphysique, grêler sur la dernière classe des lycées et meurtrir à demeure des cerveaux de dix-sept ans ; c’est encore depuis cette date qu’on voit, dans la classe de mathématiques spéciales, la végétation épineuse des théorèmes compliqués pulluler et s’enchevêtrer avec un tel excès, qu’aujourd’hui le candidat à l’École Polytechnique doit posséder, pour y entrer, des théories que son père y apprenait une fois admis. — De là les « boîtes, fours », internats privés, cours préparatoires laïques ou ecclésiastiques et autres « gaveuses scolaires » ; de là l’effort mécanique et prolongé pour introduire dans chaque éponge intellectuelle tout le liquide scientifique qu’elle peut contenir, pour l’en imbiber jusqu’à saturation, pour la maintenir en cet état de plénitude extrême, ne fût-ce que pendant les deux heures de l’examen, sauf à la laisser ensuite se dégonfler incontinent, puis s’aplatir ; de là cet emploi erroné, cette dépense outrée, cette usure précoce de l’énergie mentale, et tout ce pernicieux régime qui opprime si longtemps la jeunesse, non pas au profit, mais au détriment de l’âge mûr.

Pour arriver jusqu’aux masses incultes, pour parler à l’intelligence et à l’imagination populaires, il faut des mots d’ordre absolus et simples ; en fait d’instruction primaire, le plus simple et le plus absolu est celui qui la promet et l’offre à tous les enfants, filles et garçons, non seulement universelle, mais encore complète et gratuite. À cet effet, de 1878 à 1891[66], l’État a dépensé en constructions et installations scolaires 582 millions ; en salaires et autres frais, il fournit cette année-ci 131 millions. Quelqu’un paye tout cela, c’est le contribuable, et de force ; de force, et avec l’assistance des gendarmes, le percepteur met la main dans toutes les poches, même dans celles où il n’y a que des sous, et il en retire tous ces millions. Instruction gratuite, le mot sonnait bien, et semblait indiquer un cadeau véritable, une libéralité du grand personnage vague qu’on appelle l’État et que le public ordinaire entrevoit toujours à l’horizon lointain comme un supérieur indépendant, par suite comme un bienfaiteur possible. En réalité, c’est avec notre argent qu’il fait ses cadeaux, et sa générosité est le beau nom dont il décore ici son exaction fiscale, une nouvelle contrainte ajoutée, à tant d’autres qu’il nous impose et dont nous souffrons[67]. — Au reste, par instinct et tradition, il est naturellement enclin à multiplier les contraintes, et cette fois il ne s’en cache pas. De six à treize ans, l’instruction primaire devient obligatoire[68] : le père est tenu de prouver que ses enfants la reçoivent, sinon à l’école publique, du moins dans une école privée ou à domicile. Pendant ces sept années elle est continue, et chaque année elle dure dix mois. L’école prend et garde l’enfant trois heures chaque matin et trois heures chaque après-midi ; elle verse dans ces petites têtes tout ce que, pendant une période si longue, elle peut y verser, tout ce qu’elles peuvent contenir et au delà : orthographe, syntaxe, analyse grammaticale et logique, préceptes de composition et de style, histoire, géographie, calcul, géométrie, dessin, notions de littérature, de politique, de droit, et finalement une morale complète, « la morale civique ».

Qu’il soit fort utile à chaque adulte de savoir lire, écrire, compter, et que, pour ce motif, l’État exige de chaque enfant ce minimum de connaissances, on peut ne pas désapprouver cette exigence de l’État : par le même motif et du même droit, il devrait, dans toutes les villes et villages des côtes, fleuves et rivières, installer, pour les riverains, des écoles de natation, et là commander à chaque garçon d’apprendre à nager. — Qu’aux États-Unis il soit fort utile à chaque fille ou garçon de recevoir la totalité de l’instruction primaire, cela est particulier aux États-Unis, et cela se comprend dans un pays vaste et neuf, où les débouchés multiples et divers s’offrent de toutes parts[69], où toute carrière peut conduire aux plus hauts sommets, où un fendeur de bois est devenu président de la république, ou l’adulte change plusieurs fois de carrière et doit, pour s’improviser chaque fois une compétence, posséder des rudiments de toutes les connaissances, où la femme, étant pour l’homme un objet de luxe, ne travaille pas, de ses bras, à la terre, et ne travaille presque pas, de ses mains, au ménage. — Il n’en est pas de même en France : sur dix élèves de l’école primaire, neuf, fils ou filles de paysans et d’ouvriers, resteront dans la condition de leurs parents ; la fille, adulte, fera toute sa vie, à domicile ou chez autrui, le blanchissage et la cuisine ; le fils, adulte, confiné dans un métier, fera toute sa vie la même œuvre manuelle dans un atelier, dans son échoppe, sur son champ ou sur le champ d’autrui. Entre cette destinée de l’adulte et la plénitude de son instruction primaire, la disproportion est énorme ; manifestement son éducation ne le prépare point à sa vie telle qu’il l’aura, mais à une autre vie, moins monotone, moins restreinte, plus cérébrale, et qui, vaguement entrevue, le dégoûtera de la sienne[70] ; du moins, elle l’en dégoûtera longtemps et à plusieurs reprises jusqu’au jour où ses acquisitions scolaires, toutes superficielles, se seront évaporées au contact de l’air ambiant et ne lui apparaîtront plus que comme des phrases vides : en France, pour un paysan ou un ouvrier ordinaire, tant mieux quand ce jour-là vient tôt.

À tout le moins, les trois quarts de ces acquisitions sont pour lui superflues : il n’en tire profit ni pour son bonheur intime, ni pour son avancement dans le monde ; et pourtant il est tenu de les faire toutes. En vain, le père de famille voudrait en limiter l’étendue, borner l’approvisionnement mental de ses enfants aux connaissances dont ils feront usage, à la lecture, à l’écriture, aux quatre règles, n’employer à cela que le temps nécessaire, la saison opportune, trois mois d’hiver pendant deux ou trois hivers, garder au logis la fille de douze ans pour aider la mère et prendre soin des derniers-nés, garder à ses côtés son fils de dix ans pour paître son troupeau ou piquer ses bœufs devant sa charrue[71]. À l’endroit de ses enfants, de leurs intérêts, de ses propres besoins, il est suspect, il n’est pas bon juge ; l’État a plus de lumières et de meilleures intentions que lui. Par conséquent, l’État a le droit de le contraindre, et d’en haut, de Paris, l’État, en fait, le contraint. Comme autrefois, en 1793, les législateurs ont opéré d’après le procédé jacobin, en théoriciens despotes : ils ont dessiné dans leur esprit un type uniforme, universel et simple, celui de l’enfant de six à treize ans, tel qu’ils le souhaitent, sans raccorder l’instruction qu’ils lui imposent avec la condition qu’il aura, abstraction faite de son intérêt positif et personnel, de son avenir prochain et certain, exclusion faite du père, seul juge naturel et mesureur compétent de l’éducation qui convient à son fils et à sa fille, seul arbitre autorisé pour déterminer la quantité, la qualité, la durée, les circonstances, les contrepoids de la manipulation mentale et morale à laquelle ces jeunes vies, inséparables de la sienne, vont être soumises hors de chez lui. — Jamais, depuis la Révolution, l’État n’a si fort affirmé son omnipotence, ni poussé si loin ses empiétements et son intrusion dans le domaine propre de l’individu, jusqu’au centre même de la vie domestique. Notez qu’en 1793 et 1794 les plans de Le Peletier de Saint-Fargeau et de Saint-Just étaient restés sur le papier ; celui-ci, depuis dix ans, est entré dans la pratique.

Au fond, le jacobin est un sectaire, propagateur de sa foi, hostile à la foi des autres. Au lieu d’admettre que les conceptions du monde sont diverses et de se réjouir qu’il y en ait plusieurs, chacune adaptée au groupe humain qui la professe et nécessaire à ses fidèles pour les aider à vivre, il n’en admet qu’une, la sienne, et se sert du pouvoir pour lui conquérir des adhérents. Lui aussi, il a ses dogmes, son catéchisme, ses formules impératives, et il les impose. — Désormais[72] l’éducation sera non seulement gratuite et obligatoire, mais encore laïque et purement laïque. Jusqu’ici, la très grande majorité des parents, la plupart des pères et toutes les mères avaient souhaité qu’elle fût en même temps religieuse. Sans parler des chrétiens convaincus, beaucoup de chefs de famille, même tièdes, indifférents ou sceptiques, jugeaient que cette mixture valait mieux pour les enfants, surtout pour les filles. Selon eux, la science et la croyance ne doivent point entrer séparées, mais combinées et en un seul aliment, dans les très jeunes esprits ; du moins, dans le cas particulier qui les concernait, cela, selon eux, valait mieux pour leur enfant, pour eux-mêmes, pour la discipline intérieure de leur maison, pour le bon ordre à domicile dont ils étaient responsables, pour le maintien du respect et la préservation des mœurs. C’est pourquoi, avant les lois de 1882 et de 1886, les conseils municipaux, encore libres de choisir à leur gré l’enseignement et les maîtres, confiaient souvent leur école à des Frères ou à des Sœurs, par contrat, pour tant d’années, à tel prix et d’autant plus volontiers que ce prix était très bas[73]. Par suite, en 1886, il y avait dans les écoles publiques 10 029 Frères enseignants et 39 125 Sœurs enseignantes. Or, depuis 1886, la loi veut, non seulement que l’enseignement public soit purement laïque, mais encore qu’il ne soit donné que par des laïques ; en particulier, les écoles communales seront toutes laïcisées ; et, pour achever cette opération, le législateur fixe un délai ; ce délai passé, aucun congréganiste, religieux ou religieuse, ne pourra enseigner dans aucune école publique.

Cependant, chaque année, en vertu de la loi, des écoles communales sont laïcisées par centaines, de gré ou de force ; là-dessus, quoique l’affaire soit locale au premier chef, les conseils municipaux ne sont pas consultés ; sur cet intérêt privé, domestique, qui les touche à vif et en un point si sensible, les chefs de famille n’ont pas voix délibérative. Pareillement, dans les frais de l’opération, leur part leur est imposée d’office : aujourd’hui[74], dans le total, des 131 millions que coûte chaque année l’instruction primaire, les communes contribuent pour 50 millions ; de 1878 à 1891, dans le total des 582 millions dépensés en constructions scolaires, elles ont contribué pour 312 millions. — Si ce système déplaît à certains parents, qu’ils se cotisent entre eux, qu’ils bâtissent à leurs frais une école privée, qu’ils y entretiennent à leurs frais des Sœurs ou des Frères ; cela les regarde ; ils n’en payeront pas un sou de moins à la commune, au département, à l’État, en sorte que leur charge sera double et qu’ils payeront deux fois, d’abord pour l’instruction primaire qu’ils repoussent, ensuite pour l’instruction primaire qu’ils agréent. — Dans ces conditions, des milliers d’écoles privées se sont fondées : en 1887[75], elles avaient 1 091 810 élèves, à peu près le cinquième de tous les enfants inscrits dans toutes les écoles primaires. Ainsi un cinquième des parents ne veulent pas du système laïque pour leurs enfants ; du moins ils préfèrent l’autre, quand l’autre leur est offert ; mais, pour le leur offrir, il a fallu des dons très larges, une multitude de souscriptions volontaires. Par ce chiffre des parents et des enfants, par cette grandeur des dons et souscriptions, on peut déjà mesurer la méfiance et l’aversion que provoque le système imposé d’en haut. Notez de plus que, dans beaucoup d’autres communes, partout où les ressources, l’entente et la générosité des particuliers fondateurs et donateurs n’ont pas été suffisantes, les parents, même défiants et hostiles, sont contraints aujourd’hui à livrer leurs enfants à l’école qui leur répugne. — Afin de préciser, imaginez une gazette officielle et quotidienne, intitulée Journal laïque, obligatoire et gratuit pour les enfants de six à treize ans, fondée et défrayée par l’État, moyennant 582 millions d’installation première et 131 millions de frais annuels, le tout puisé, bon gré mal gré, dans la bourse des contribuables ; posez que les 6 millions d’enfants, filles et garçons, de six à treize ans, sont abonnés d’office à ce journal, que, sauf le dimanche, ils le reçoivent tous les jours, que, chaque jour, ils sont tenus de lire le numéro pendant six heures. Par tolérance, l’État permet aux parents qui ne goûtent pas sa feuille officielle d’en recevoir une autre à leur goût ; mais, pour qu’il y en ait une autre à portée, il faut que des bienfaiteurs locaux, associés entre eux et taxés par eux-mêmes, veuillent bien la fonder et la défrayer ; sinon, le père de famille est contraint de faire lire à ses enfants le journal laïque qu’il juge mal composé, gâté par des superfétations et des lacunes, bref rédigé dans un mauvais esprit. C’est ainsi que l’État jacobin respecte la liberté de l’individu.

En revanche, par cette opération, il s’est lui-même étendu et fortifié ; il a multiplié les institutions qu’il régit et les personnes qu’il manie. Pour diriger, inspecter, recruter et distribuer son enseignement primaire, il a maintenant 173 écoles normales d’instituteurs et d’institutrices, 736 écoles et cours d’enseignement primaire supérieur et professionnel, 66 784 écoles élémentaires, 3597 écoles maternelles, environ 115 000 fonctionnaires, hommes et femmes[76]. Par ces 115 000 agents, représentants et porte-voix, la Raison laïque, qui siège à Paris, parle jusque dans les moindres et plus lointains villages ; c’est la Raison telle que nos gouvernants la définissent, avec le tour, les limitations et les préjugés dont ils ont besoin, petite-fille myope et demi-domestiquée de l’autre, la formidable aveugle, l’aïeule brutale et forcenée qui, en 1793 et 1794, trôna sous le même nom à la même place. Avec moins de violence et de maladresse, mais en vertu du même instinct et avec le même parti pris, celle-ci exerce la même propagande ; elle aussi, elle veut s’emparer des générations nouvelles, et, par ses programmes, ses manuels, par ses esquisses et résumés de l’Ancien Régime, de la Révolution et de l’Empire, par ses aperçus des choses récentes ou contemporaines, par ses formules et ses suggestions à l’endroit des choses morales, sociales et politiques, c’est elle-même, elle seule, qu’elle prêche et glorifie.

VI

Ainsi s’achève en France l’entreprise française de l’éducation par l’État. Quand une affaire ne reste pas aux mains des intéressés et qu’un tiers, dont l’intérêt est différent, s’en saisit, elle ne peut aboutir à bien : tôt ou tard, son défaut original se manifeste, et par des effets inattendus. Ici, l’effet principal et final est la disconvenance croissante de l’éducation et de la vie. Aux trois étages de l’instruction, pour l’enfance, l’adolescence et la jeunesse, la préparation théorique et scolaire sur des bancs, par des livres, s’est prolongée et surchargée, en vue de l’examen, du grade, du diplôme et du brevet, en vue de cela, seulement, et par les pires moyens, par l’application d’un régime antinaturel et antisocial, par le retard excessif de l’apprentissage pratique, par l’internat, par l’entraînement artificiel et le remplissage mécanique, par le surmenage, sans considération du temps qui suivra, de l’âge adulte et des offices virils que l’homme fait exercera, abstraction faite du monde réel où tout à l’heure le jeune homme va tomber, de la société ambiante à laquelle il faut l’adapter ou le résigner d’avance, du conflit humain où, pour se défendre et se tenir debout, il doit être, au préalable, équipé, armé, exercé, endurci. Cet équipement indispensable, cette acquisition plus importante que toutes les autres, cette solidité du bon sens, de la volonté et des nerfs, nos écoles ne la lui procurent pas ; tout au rebours, bien loin de le qualifier, elles le disqualifient pour sa condition prochaine et définitive. Partant son entrée dans le monde et ses premiers pas dans le champ de l’action pratique ne sont le plus souvent qu’une suite de chutes douloureuses ; il en reste meurtri, et, pour longtemps, froissé, parfois estropié à demeure. C’est une rude et dangereuse épreuve ; l’équilibre moral et mental s’y altère, et court risque de ne pas se rétablir ; la désillusion est venue, trop brusque et trop complète ; les déceptions ont été trop grandes et les déboires trop forts ; le jeune homme a subi trop de crève-cœur. Quelquefois avec ses intimes, aigris et fourbus comme lui, il est tenté de nous dire : « Par votre éducation, vous nous avez induits à croire, ou vous nous avez laissé croire que le monde est fait d’une certaine façon ; vous nous avez trompés ; il est bien plus laid, plus plat, plus sale, plus triste et plus dur, au moins pour notre sensibilité et notre imagination ; vous les jugez surexcitées et détraquées ; mais, si elles sont telles, c’est par votre faute. C’est pourquoi nous maudissons et nous bafouons votre monde tout entier, et nous rejetons vos prétendues vérités qui, pour nous, sont des mensonges, y compris ces vérités élémentaires et primordiales que vous déclarez évidentes pour le sens commun, et sur lesquelles vous fondez vos lois, vos institutions, votre société, votre philosophie, vos sciences et vos arts[77]. » — Et voilà ce que la jeunesse contemporaine, par ses goûts, ses opinions, ses velléités dans les lettres, dans les arts et dans la vie, nous dit tout haut depuis quinze ans.

  1. Ordonnance du 4 octobre 1814.
  2. Liard, l’Enseignement supérieur pendant la Restauration. (Revue des Deux Mondes, numéro du 15 février 1892.) Arrêté du 8 avril 1814.
  3. Ordonnance du 17 avril 1815 (pour supprimer la rétribution universitaire et pour segmenter l’Université unique en dix-sept universités régionales). Cette ordonnance, qui date des derniers jours de la première Restauration, est rapportée dès les premiers jours de la seconde Restauration (15 août 1815).
  4. Le Régime moderne, tome X, 247, 248.
  5. Basset, censeur des études au collège Charlemagne, Coup d’œil général sur l’Éducation et l’Instruction publique en France (1816), 21 (État de l’Université en 1815).
  6. Ordonnance du 21 février 1821, article 13, et rapport de M. de Corbière : « La jeunesse réclame une direction religieuse et morale… La direction religieuse appartient de droit aux premiers pasteurs : il convient de réclamer d’eux pour ces établissements (les collèges de l’Université) une surveillance continuelle, et de les appeler légalement à provoquer toutes les mesures qu’ils croiront nécessaires. »
  7. Liard, l’Enseignement supérieur, 840 (Discours de Benjamin Constant à la Chambre des Députés, 18 mai 1827).
  8. Ordonnances du 21 novembre 1822, article 1er , et du 2 février 1823, article 11.
  9. Ordonnances du 6 septembre 1822, et du 21 février 1821, titre VI, avec rapport de M. de Corbière.
  10. Liard, l’Enseignement supérieur, 840 (Circulaire adressée aux recteurs par Mgr de Frayssinous, aussitôt après son installation) : « En appelant à la tête de l’instruction publique un homme revêtu d’un caractère sacré. Sa Majesté a fait connaître à la France entière combien elle désire que la jeunesse de son royaume soit élevée dans des sentiments monarchiques et religieux… Celui qui aurait le malheur de vivre sans religion, ou de ne pas être dévoué à la famille régnante, devrait bien sentir qu’il lui manque quelque chose pour être un digne instituteur de la jeunesse. Il est à plaindre, et même il est coupable. » — Ambroise Rendu, par Eugène Rendu, 111 (Circulaire aux recteurs en 1817) : « Faites connaître à MM. les évêques et à tous les ecclésiastiques que, dans l’œuvre de l’éducation, vous n’êtes que des auxiliaires, et que l’objet de l’instruction primaire est de fortifier l’instruction religieuse. »
  11. Riancey, Histoire de l’Instruction publique, II, 312 (À propos des cours de MM. Guizot et Cousin, suspendus par Mgr de Frayssinous) : « Il ne croyait pas qu’un protestant et un philosophe pussent traiter avec impartialité les questions les plus délicates de l’histoire et de la science, et, par une conséquence fatale du monopole, il se trouvait placé entre sa conscience et la loi. En cette occasion, il sacrifia la loi. »
  12. Liard, l’Enseignement supérieur, 837. À partir de 1820, « c’est une série de mesures qui, peu à peu, rendent à l’Université sa constitution primitive et finissent même par l’incorporer au pouvoir plus étroitement que sous l’Empire ».
  13. Le Régime moderne, tome X, 76, 77.
  14. Maggiolo, les Écoles en Lorraine (Détails sur plusieurs écoles communales), 3e partie, 9 à 50. — Cf. Jourdain, le Budget de l’Instruction publique, 1857, passim. (Subvention de l’État pour l’instruction primaire : en 1829, 100 000 francs ; en 1832, 1 million ; en 1847, 2 400 000 francs ; — pour l’instruction secondaire, en 1830, 920 000 francs ; en 1848, 1 500 000 francs ; en 1854, 1 549 241 francs. Ce sont les villes qui entretiennent à leurs frais leurs collèges communaux.) — Liard, Universités et Facultés, 11. En 1829, le budget des Facultés n’atteint pas 1 million ; en 1848, il est de 2 876 000 francs.
  15. Loi du 11 floréal an X, article 4. — Rapport sur la statistique comparée de l’enseignement primaire, (1880), II, 133 : « 31 pour 100 des élèves des écoles publiques étaient admis gratuitement en 1837 ; 57 pour 100 l’ont été en 1876-77. Les congréganistes admettent environ 2/3 de leurs élèves gratuitement et 1/3 avec rétribution. »
  16. Cf. Jourdain, le Budget de l’Instruction publique, 22, 143, 161.
  17. Cf. Jourdain, le Budget, etc., 287. — Dans les chiffres ci-dessus on a compris avec le traitement fixe les droits d’examen, qui sont le casuel : En 1850, le traitement fixe des professeurs à la Faculté de Médecine de Paris est réduit de 7000 à 6000 francs. En 1849, le maximum du traitement total pour les professeurs à la Faculté de Droit de Paris est limité à 12 000 francs.
  18. Entre autres biographies, lire Ambroise Rendu, par Eugène Rendu.
  19. Rapport sur la statistique comparée de l’enseignement primaire, (1880), II, 8, 110, 200. — Loi du 15 mars 1850, Exposé des motifs, par M. Beugnot.
  20. Revue des Deux Mondes, numéro du 15 août 1809, 909 et 911 (article de M. Boissier).
  21. Arrêté du 9 novembre 1818. — Jusqu’en 1850 et au delà, l’Université arrangeait son enseignement pour ne pas entrer en conflit avec le clergé sur les terrains contestés de l’histoire ; par exemple, à la fin de la quatrième, on courait très vite sur l’histoire de l’Empire romain après Auguste, puis, en troisième, on recommençait par l’invasion des Barbares : on esquivait ainsi les origines du christianisme et toute l’histoire primitive de l’Église chrétienne. Par la même raison, l’histoire moderne s’arrêtait en 1789.
  22. M. Guizot, Mémoires, II.
  23. Un grand personnage universitaire, homme politique et homme du monde, me disait en 1850 : « La pédagogie n’existe pas : il n’y a que des procédés personnels que chacun découvre lui-même pour lui-même, et des phrases éloquentes qu’on débite en public. » — Bréal, Quelques mots sur l’instruction publique (1872), 300 : « La France produit plus de livres sur la sériciculture que sur la direction des collèges : les règlements et quelques ouvrages déjà anciens nous suffisent. »
  24. L’Église et l’État sous la monarchie de Juillet, par Thureau-Dangin, 481 à 483.
  25. Loi du 15 mars 1850 (Rapport de M. Beugnot).
  26. Loi du 15 mars 1850, article 21.
  27. Loi du 15 mars 1850, chapitre I, article 1.
  28. Ambroise Rendu et l’Université de France, par E, Rendu, 128 (janvier 1850). Pouvoir discrétionnaire donné aux préfets pour frapper parmi les instituteurs primaires « les fauteurs du socialisme ». — Six cent onze instituteurs révoqués. — Dans l’enseignement secondaire et dans l’enseignement supérieur, la répression et l’oppression ne furent pas moindres.
  29. Riancey, Histoire de l’Instruction publique, II, 476 (Paroles de M. Saint-Marc Girardin) : « Nous instruisons, nous n’élevons pas ; nous cultivons et développons l’esprit, non le cœur. » — Témoignages analogues de M. Dubois, directeur de l’École Normale, et de M. Guizot, ministre de l’instruction publique. « L’éducation n’est pas au niveau de l’instruction. » (Exposé des motifs de la loi de 1836.)
  30. Riancey, ib., II, 401, 475. — Thureau-Dangin, ib., 145 et 146. — (Paroles d’un catholique fervent, M. de Montalembert, dans le procès de l’École libre, 29 septembre 1831) : « C’est le cœur encore navré de ces souvenirs (personnels) que je déclare ici que, si j’étais père, j’aimerais mieux voir mes enfants croupir toute leur vie dans l’ignorance et l’oisiveté que de les exposer à l’horrible chance que j’ai couru moi-même, d’acheter un peu de science au prix de la foi de leur père, au prix de tout ce qu’il y avait de pureté et de fraîcheur dans leur âme, d’honneur et de vertu dans leur cœur. » — (Témoignage d’un protestant zélé, M. de Gasparin) : « L’éducation religieuse n’existe réellement pas dans les collèges. Je me rappelle avec terreur ce que j’étais au sortir de cette éducation nationale. Étions-nous de bien excellents citoyens ? Je l’ignore. Mais assurément nous n’étions pas des chrétiens. » — (Témoignage d’un libre penseur, Sainte-Beuve) : « En masse, les professeurs de l’Université, sans être hostiles à la religion, ne sont pas religieux. Les élèves le sentent, et, de toute cette atmosphère ils sortent, non pas nourris d’irréligion, mais indifférents… On ne sort guère chrétien des écoles de l’Université. »
  31. Boissier, Revue des Deux Mondes, 1869, 711.
  32. Dans ma jeunesse, j’ai pu causer avec des témoins du Consulat ; ils portaient tous le même jugement. L’un d’eux, admirateur de Condillac et fondateur d’un pensionnat dans une ville du Nord, avait écrit pour ses élèves plusieurs petits traités élémentaires, que je possède encore.
  33. Charles Hamel, Histoire de Juilly, 413, 419 (1818). — Ib., 532, 665 (15 avril 1846). Remplacement de la Société tontinière par une société à terme fixe (40 ans) avec un capital social de 500 000 francs divisé en 1000 actions de 500 francs chacune, etc.
  34. Par exemple, Monge, l’École Alsacienne, l’École libre des Sciences politiques. Les jurisconsultes compétents conseillent aux fondateurs d’une école privée de la constituer sous forme de société commerciale, ayant pour objet le lucre et non le service du public ; si les fondateurs de l’école veulent en conserver la libre direction, ils éviteront de la faire déclarer « d’utilité publique. »
  35. Depuis quelques années, l’École Alsacienne ne se soutient que par un subside de 40 000 francs alloué par l’État ; cette année (1892), l’État fournit à Monge et à Sainte-Barbe des subsides de 130 000 et de 150 000 francs ; sans quoi elles feraient faillite ou fermeraient. Probablement, l’État les soutient ainsi pour avoir à côté de ses lycées un champ d’expériences pédagogiques, ou pour empêcher une congrégation catholique de les acheter.
  36. Même lorsque les maîtres sont conciliants ou réservés, les deux institutions s’affrontent, et les élèves ont conscience de cet antagonisme ; par suite, ils voient de mauvais œil les élèves, l’éducation et les idées de l’institution rivale. En 1852, et dans quatre voyages circulaires de 1863 à 1866, j’ai pu constater sur place ces sentiments, très manifestes aujourd’hui.
  37. Exposition universelle de 1889, Rapport du Jury, groupe II, 1re  partie, 492. — Documents recueillis aux bureaux de l’instruction publique pour 1887. (Aux internes énumérés ci-contre, il faudrait ajouter ceux des établissements privés laïques, 8958 internes sur 20 174 élèves.) — Bréal, Excursions pédagogiques, 293, 298.
  38. Bréal, Excursions pédagogiques, 10, 13. — Ib., Quelques mots sur l’instruction publique, 286. « L’internat est à peu près inconnu en Allemagne… Le directeur (du gymnase) indique aux parents du dehors les familles où leurs enfants pourraient trouver l’hospitalité, et il doit s’assurer si cette hospitalité est à l’abri de tout reproche… Dans les gymnases nouveaux, aucune place n’est faite à des internes. » — Demogeot et Montucci, Rapport sur l’enseignement secondaire en Angleterre et en Écosse, 1865. — Je me permets d’indiquer aussi, dans mes Notes sur l’Angleterre, une description de Harrow-on-the-Hill, et une autre d’Oxford, toutes deux faites sur place.
  39. Notes sur l’Angleterre, 139. Les élèves de la classe supérieure (sixth form), notamment les quinze premiers (monitors), en particulier le premier élève, sont chargés de maintenir l’ordre, de faire respecter le règlement, et, à tout prendre, tiennent dans l’école la place de nos maîtres d’étude.
  40. Bréal, Quelques mots, etc., 281, 282. De même en France, « avant la Révolution…, sauf dans deux ou trois grandes maisons de Paris, le nombre des élèves était généralement assez restreint… Le nombre des pensionnaires à Port-Royal n’a jamais dépassé 50 à la fois. » — « Avant 1764, la plupart des collèges étaient des externats comprenant de 15 à 80 élèves », outre des boursiers et des pensionnaires payants assez peu nombreux. — « Une armée d’internes qui comprend plus de la moitié de notre bourgeoisie, une discipline réglée et surveillée par l’État, des maisons comprenant jusqu’à sept ou huit cents pensionnaires, voilà ce qu’on chercherait vainement ailleurs, et ce qui est essentiellement propre à la France contemporaine. »
  41. Id., ibid., 287. — Ib., Excursions pédagogiques, 10. « J’ai pris part (avec ces élèves), dans la chambre du célèbre latiniste Corssen, à un souper plein d’entrain et de gaîté, et je me souviens du sentiment qui me saisit quand je revis, par la pensée, les repas que nous faisions en silence à Metz, au nombre de deux cents, sous l’œil du censeur et du surveillant général et sous la menace des punitions, dans notre froid et monacal réfectoire. »
  42. Pelet de la Lozère, Opinions de Napoléon au Conseil d’État, 172 (Séance du 7 avril 1807) : « On fera circuler les professeurs dans l’Empire selon les besoins. » — décret du 1er  mai 1802, article 21 : « Les trois fonctionnaires chargés de l’administration et les professeurs des lycées pourront être appelés, d’après le zèle et le talent qu’ils apporteront dans leurs fonctions, des lycées les plus faibles dans les plus forts, et des places inférieures aux supérieures. »
  43. Arrêté du 11 janvier 1811. — Décret du 17 mars 1808, articles 101 et 102.
  44. Boissier (Revue des Deux Mondes, numéro du 15 août 1860, 919) : « Les lycées d’externes coûtent et les lycées d’internes rapportent. »
  45. Statistique de l’enseignement secondaire (46 816 élèves, dont 33 092 internes et 13 724 externes). — L’abbé Bougaud, le Grand Péril de l’Église de France, 135. — Moniteur du 14 mars 1865 (Discours au Sénat, par le cardinal de Bonnechose).
  46. Bréal, Quelques mots, etc., 308 : « Il ne faut pas s’étonner si nos enfants, une fois sortis du collège, ressemblent à des chevaux échappés, se buttant à toutes les bornes, commettant toutes les sottises. L’âge de raison a été artificiellement retardé pour eux de cinq ou six ans. »
  47. Sur le ton et le tour de la conversation entre élèves à ce sujet, en rhétorique, en seconde et même plus tôt, je ne puis qu’en appeler aux souvenirs du lecteur… — De même, pour un autre danger de l’internat, non moins grave et qu’on évite de mentionner ici.
  48. Bréal, Excursions pédagogiques, 326, 327 (Témoignages de deux universitaires) : « La grande vertu du collège est la camaraderie, qui comprend la solidarité des élèves et la haine du maître, » (Bersot.) — « Les punitions irritent celui qu’elles atteignent et engendrent les punitions ; les élèves se fatiguent : une irritation sourde les prend, doublée de mépris contre le régime lui-même et contre ceux qui l’appliquent. Le désordre leur fournit un moyen de se venger ou du moins de se détendre les nerfs ; ils font du désordre partout où s’offre une chance d’en faire impunément… Il suffit qu’un acte soit interdit par l’autorité pour qu’il y ait gloire à le commettre. » (A. Adam, Notes sur l’administration d’un lycée.) — Deux esprits indépendants et originaux ont raconté leurs impressions à ce sujet ; l’un d’eux, Maxime Du Camp, a subi le régime du lycée ; l’autre, G. Sand, n’a pu le tolérer pour son fils. (Maxime Du Camp, Souvenirs littéraires, et G. Sand, Histoire de ma vie.)
  49. Cette année, en 1892, 1750 candidats étaient inscrits pour 240 places à l’École Polytechnique, 230 candidats pour 30 places à l’École des Beaux-arts (section d’architecture), 266 candidats pour 24 places à l’École Normale (section des lettres).
  50. J’ai moi-même été examinateur pour l’entrée d’une grande école spéciale, et je parle ici après expérience.
  51. À la Faculté de Médecine, l’apprentissage pratique est moins retardé : les futurs docteurs, à partir de la troisième année d’études, font, pendant deux ans, « un stage hospitalier » qui est chaque année de dix mois, ou 284 jours de service, dans un hôpital, et un « stage obstétrical » qui est d’un mois. Plus tard, à l’entrée des concours qui conduisent au titre de médecin ou chirurgien des hôpitaux, et d’agrégé de la Faculté, la préparation théorique sévit comme dans les autres carrières.
  52. Souvenirs inédits, par le chancelier Pasquier (Écrits en 1843).
  53. Souvenirs inédits, etc. À la Faculté de Droit de Paris, personne n’assistait aux cours, sauf des écrivains gagés qui écrivaient la dictée du professeur et en vendaient des copies. — Les thèses étaient presque toutes soutenues à l’aide « d’arguments communiqués d’avance… À Bourges, tout se bâclait dans l’espace de cinq ou six mois au plus. »
  54. Ib. Aujourd’hui, « le jeune homme, qui n’entre dans le monde qu’à vingt-deux, vingt-trois ou vingt-quatre ans, croit n’avoir plus rien à apprendre ; il y apporte le plus souvent une confiance absolue en lui-même, et un profond dédain pour tout ce qui ne partage pas les idées, les opinions qu’il s’est faites. Plein de confiance en la force, en la valeur qu’il se suppose, il est dominé par une seule pensée, celle de montrer au plus vite cette force et cette valeur, de faire preuve enfin de ce qu’il vaut. »
  55. Le chancelier Pasquier.
  56. Ce dernier mot est de Sainte-Beuve.
  57. Dunoyer, De la liberté du travail (1845), II, 119. Selon des ingénieurs anglais, les progrès extraordinaires de l’Angleterre dans les arts mécaniques « tiennent beaucoup moins aux connaissances théoriques des savants qu’à l’habileté pratique des ouvriers, lesquels réussissent toujours mieux que les esprits cultivés à vaincre les difficultés ». Exemples à l’appui, Watt, Stephenson, Arkwright, Crampton, John Kay, et, en France, Jacquart.
  58. Bréal, Quelques mots, etc., 336 (Il cite M. Cournot, ancien recteur, inspecteur général, etc.) : « Les facultés savent qu’elles s’exposeraient à des avertissements de la part de l’autorité, à des comparaisons et à des désertions fâcheuses de la part des élèves, si la proportion entre les candidatures et les admissions n’oscillait pas entre 45 et 55 pour 100… Quand la proportion des ajournements a atteint le chiffre de 50 ou 55 pour 100,… les examinateurs admettent en gémissant, vu la dureté des temps, des candidats dont la moitié au moins serait rejetée par eux s’ils ne se sentaient les mains liées. »
  59. Un vieux professeur, après trente ans d’exercice, me disait en manière de résumé : « La moitié au moins de nos élèves sont impropres à recevoir l’instruction qu’on leur donne ».
  60. Récemment, le directeur d’une de ces écoles disait avec beaucoup de satisfaction et encore plus de naïveté : « Cette école est supérieure à toutes les autres de son espèce en Europe ; car nulle part ailleurs, dans le même nombre d’années, on n’enseigne tout ce que nous y enseignons ».
  61. Souvenirs inédits, par le chancelier Pasquier. Quoique l’admission aux écoles préparatoires fût très précoce, « nos officiers de marine, du génie et d’artillerie passaient justement pour les plus instruits de l’Europe, aussi habiles dans la pratique que dans la théorie ; la place que les officiers d’artillerie et du génie ont tenue dès 1792 dans l’armée française a suffisamment prouvé cette vérité. Et cependant ils ne savaient pas la dixième partie de ce que savent aujourd’hui ceux qui sortent seulement des écoles préparatoires. Vauban lui-même n’eût pas été en état de subir l’examen d’entrée à l’École Polytechnique. » Il y a donc dans notre système « un luxe de science, fort beau en lui-même, mais qui n’est nullement nécessaire pour assurer le bon service de l’armée de terre ni de mer ». — De même dans les carrières civiles, barreau, magistrature, administration, et même dans les lettres ou les sciences. La preuve est dans le grand nombre des talents qui, dès 1789, se signalèrent à la Constituante. Dans l’Université naissante, on ne demandait pas la moitié des connaissances qu’on exige aujourd’hui ; rien de semblable à notre baccalauréat si chargé, et cependant il en est sorti Villemain, Cousin, Hugo, Lamartine, etc. Jadis point d’École Polytechnique ; pourtant l’on vit à la fin du XVIIIe siècle en France la plus riche constellation de savants, Lagrange, Laplace, Monge, Fourcroy, Lavoisier, Berthollet, Haüy, etc. (Depuis la date de cet écrit, le défaut du système français s’est beaucoup aggravé.)
  62. Certainement, en Angleterre et aux États-Unis, l’architecte et l’ingénieur, produisent plus que chez nous, avec plus de souplesse, de fertilité, d’originalité et de hardiesse dans l’invention, avec une capacité pratique au moins égale, et sans avoir passé par six, huit ou dix ans d’études purement théoriques. — Cf. Des Rousiers, la Vie américaine, 619 : « Nos polytechniciens sont des érudits scientifiques… L’ingénieur américain n’est pas omniscient comme eux, il est spécial. » — « Mais il a, de sa spécialité, une connaissance profonde, il est toujours en quête de perfectionnements à y apporter, et il fait, beaucoup plus que le polytechnicien, avancer sa science » et son art.
  63. L’instruction est bonne, non pas en soi, mais par le bien qu’elle fait, notamment à ceux qui la possèdent ou l’acquièrent. Si un homme, en levant le doigt, pouvait mettre tous les Français et toutes les Françaises en état de lire couramment Virgile et de bien démontrer le binôme de Newton, cet homme serait dangereux, et on devrait lui lier les mains ; car, si par mégarde il levait le doigt, le travail manuel répugnerait à tous ceux qui le font aujourd’hui, et, au bout d’un an ou deux, deviendrait presque impossible en France.
  64. Liard, Universités et Facultés, 39 et suivantes. — Rapport sur la statistique comparée de l’instruction, II (1888). — Exposition universelle de 1889 (Rapport du jury, groupe II, 1re  partie, 492).
  65. Ib., 77.
  66. Ces chiffres ont été recueillis aux bureaux de la direction de l’instruction primaire. — Le total de 582 millions se compose de 241 millions fournis directement par l’État, de 28 millions fournis par les départements, et de 312 millions fournis par les communes : les communes et les départements, étant en France des appendices de l’État, ne souscrivent qu’avec sa permission et sous son impulsion ; c’est pourquoi, en réalité, les trois contributions n’en font qu’une. — Cf. Turlin, Organisation financière et budget de l’Instruction primaire, 1889, 61 (Dans cette étude, la comptabilité est établie un peu autrement : certaines dépenses de premier établissement, étant fournies par des annuités, sont transportées dans les dépenses annuelles) : « Du 1er  juin 1878 au 31 décembre 1887, dépenses d’installation première, 528 millions ; dépenses ordinaires en 1887, 173 millions. »
  67. Loi du 16 juin 1881 (sur la gratuité).
  68. Loi du 28 mars 1882 (sur l’obligation).
  69. Il faut tenir compte, non seulement comme ici, du débouché social, mais encore du tempérament national. L’instruction disproportionnée et supérieure à la condition opère différemment sur des races différentes : pour l’Allemand adulte, elle est plutôt un calmant et un dérivatif ; dans le Français adulte, elle est surtout un irritant ou même un explosif.
  70. Parmi les élèves qui reçoivent cette instruction primaire, les plus intelligents et les plus appliqués poussent plus avant, passent un examen, obtiennent le petit brevet qui les qualifie pour l’enseignement élémentaire. En voici les conséquences (Tableau comparatif, publié par la préfecture de la Seine, des emplois annuellement vacants dans ses divers services, et des candidats inscrits pour ces emplois ; (Débats, 16 septembre 1890) Emplois vacants d’instituteurs, 42 ; nombre des candidats inscrits, 1847. Emplois vacants d’institutrices, 54 ; nombre des aspirantes inscrites, 7139. — Ainsi 7085 de ces jeunes filles, instruites et brevetées, ne pouvant être placées, doivent se résigner à épouser un ouvrier ou à se faire femmes de chambre, et sont tentées de devenir des lorettes.
  71. Dans certains cas, la commission scolaire, instituée auprès de chaque école, peut accorder des dispenses. Mais il y a deux ou trois partis dans chaque commune, et le père de famille doit être bien avec le parti dominant pour obtenir ces dispenses.
  72. Loi du 28 mars 1882 et du 30 octobre 1886.
  73. Journal des Débats, 1er  septembre 1894. Rapport de la commission de statistique : « En 1878-79, le nombre des écoles congréganistes était de 23 625 avec 2 301 943 élèves. »
  74. Bureaux de la direction de l’instruction primaire, budget de 1892.
  75. Exposition universelle de 1889. Rapport général, par M. Alfred Picard, IV, 369. — À la même date, le chiffre des élèves dans les écoles publiques était de 4 500 119. — Journal des Débats, n° du 12 septembre 1891. Rapport de la commission de statistique : « De 1878-79 à 1889-90, 5063 écoles congréganistes publiques ont été transformées en écoles laïques ou supprimées ; à l’époque de leur transformation, elles comptaient en tout 648 824 élèves. — À la suite de cette laïcisation, 2839 écoles congréganistes privées se sont ouvertes en concurrence et comptent, en 1889-90, 354 473 élèves. » — « Dans l’espace de dix années, l’enseignement public laïque a gagné 12 229 écoles et 973 380 élèves ; l’enseignement public congréganiste a perdu 5218 écoles et 550 639 élèves. D’autre part, l’enseignement congréganiste privé a gagné 3790 écoles et 413 979 élèves. »
  76. Turlin, Organisation financière, etc., 61. (M. Turlin compte « 104 765 fonctionnaires », auxquels il faut ajouter le personnel enseignant, administrant, auxiliaire des 173 écoles normales, et leurs 9000 élèves, tous gratuits.)
  77. À cet égard, on trouvera des indications très instructives dans l’autobiographie de Jules Vallès, en trois volumes intitulés : l’Enfant, le Bachelier, l’insurgé. Depuis 1871, en littérature, non seulement les œuvres réussies des hommes de talent, mais encore les tentatives avortées des novateurs impuissants et des demi-talents fourvoyés, sont des indices qui convergent.