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Les Petites Religions de Paris/Les Swedenborgiens

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Léon Chailley (p. 23-38).

LES SWEDENBORGIENS

Rue Thouin, 12, un petit temple aux allures de synagogue… Je suis, paraît-il, à la « Nouvelle Jérusalem » annoncée par l’Apocalypse.

En une sorte de baie peinte en bleu, la chaire se dresse à double rampe. Au-dessous, sur une table nue, la Bible. Par ces trois heures d’une après-midi de dimanche, j’observe, au milieu d’un silence de spectre que rythme le prêche du pasteur, ces crânes pointus de mysticisme, des yeux ardents et tristes de jeunes filles anémiées, des toilettes effondrées de veuves et, çà et là, quelques enfants mélancoliques. Tous racontent muettement la foi têtue et la désespérance des cultes où l’on n’est que quelques-uns.

Son discours terminé, le pasteur s’est assis et a indiqué le numéro d’un cantique. Aussitôt, des mains feuillettent, tandis qu’à moi, nouveau, on glisse fantastiquement un livre à la bonne page. Et fusent autour de moi des voix timides chantant des couplets d’un idyllisme évangélique…

Ô Jésus dans la Bergerie
Introduis tes heureux troupeaux,
Garde ton Église chérie
Et nous pais comme tes agneaux.
Que tous ces enfants de lumière,
Remplis de ton esprit d’amour,
S’entraîment par tout sur la terre,
Jusqu’à l’heure de ton retour,

Ce milieu d’âmes grelottantes me pèse et me déçoit. Mon esprit troue ces froides murailles, et, selon la méthode du prophète, je l’évoque lui-même, ce Swedenborg dont les œuvres causèrent du vertige au grand Balzac lui-même.

Il m’apparut dans son habit de ratine à multiples reflets, à boutons d’acier, avec sa cravate blanche, son gilet fermé et cette décorative perruque à rouleaux poudrés sur les côtés, tel qu’on peut le voir dans l’antichambre de la Bibliothèque swedenborgienne. Bouche angélique et enfantine qui a toujours souri, ayant goûté le ciel ; mais ces narines élargies comme pour respirer l’éther planétaire, ce front puissant, ces maigres joues disent le visionnaire dont l’énergie crée autour de lui un monde jailli de sa foi. Et je me rappelai sa candide conversion, alors que, prenant un substantiel repas, une voix mystérieuse, tout à coup, s’éleva dans l’angle de la salle, disant, non sans une familiarité biblique : « Ne mange pas tant ! »

Dès lors, celui qui était auparavant le minéralogiste, le physicien, le mathématicien et l’astronome le plus extraordinaire de la Suède, jeûna et se crut voué à expliquer aux hommes, selon la loi des correspondances, le sens intérieur des Écritures. Et nul n’accomplit plus loyalement cet hypothétique devoir. Nourri à peine d’un peu de semoule bouillie avec du lait, dans sa chambre d’où il ne sortait que pour de longs voyages, il ignorait le jour et la nuit, conservant une bûche flambante dans la cheminée et travaillant tant que les anges lui dictaient.

… Et au lieu de cette bible huguenote sur laquelle la main du pasteur moderne de la Nouvelle Jérusalem s’appuyait, il me sembla apercevoir comme une colonne de lumière, enfumée un peu par l’encens, la pile infinie des ouvrages de l’Apôtre, avec leurs titres transcendants et bizarres, depuis les Délices de l’Amour conjugal et les voluptés de la folie de l’Amour scortatoire jusqu’au Traité du Chenal Blanc de l’Apocalypse.

Cependant en me souvenant que du 23 janvier au 11 novembre 1748, il explora six fois Mercure, vingt-trois fois Jupiter, six fois Mars, trois fois Saturne et une seule fois la Lune, rapportant de ces excursions un rapport détaillé des mœurs, des paysages et des populations de ces planètes, je m’étonnais devant de tels miracles dévolus à celui qui nia tous les miracles, de me trouver en si modeste compagnie dans ce temple ignoré, grand comme une chambre.

Je suis sûr que le savant M. Jules Soury, ce distillateur de cerveaux, découvrirait en ce fou divin la manie des persécutions, puisqu’il attribuait à l’influx démoniaque jusqu’à ses maux de dents. Pourtant, en ses visions de l’enfer et du ciel, Swendenborg qui, énergiquement, se défendait d’être mystique, restait humain naïvement. À l’image de Dante, ne plaçait-il pas ses ennemis dans la géhenne et ses intimes au paradis ?

C’est que, pour ce rêveur, le monde spirituel ressemble au monde matériel, dont il devient la cause et la vie. La terre est la pépinière et le symbole du Ciel et de l’Enfer. De la chrysalide des hommes, sortent les Esprits et les Anges. Les Anges, âmes glorieuses, méritent tous les éloges, et Swedenborg les choisit pour ses plus fréquents entretiens. Quant aux Esprits, erratifs et erronés, ce sont les hommes morts qui n’ont point pénétré dans la sagesse et que dévorent les contradictions. Or, tout homme terrestre a autour de lui — non plus l’Ange du Bien et l’Ange du Mal de l’Église — mais deux anges et deux esprits : un ange céleste et un esprit infernal rôdant autour de son intelligence, puis un esprit infernal et un ange céleste assaillant son cœur.

… Le chant continuait… je n’étais plus en la petite Église, je me promenais dans le Ciel de Swedenborg et je revivais les délices de ce récit incomparable : « Au bout de plusieurs allées, j’aperçus un jardin occupant le milieu d’un bocage. Les portes m’en furent ouvertes par un gardien. Je lui demandai : « Quel est le nom de ce jardin ? » Il me répondit : « Adramandoni ou les délices de l’amour conjugal. » J’entrai. Parmi des oliviers des ceps couraient et pendaient et au-dessous d’eux fleurissaient des arbustes. Au milieu du jardin un cirque de gazon où étaient assis des époux et des épouses et aussi des jeunes hommes et des vierges deux par deux. Au milieu de ce cirque une petite fontaine lançait de l’eau par la seule force de sa source. Deux anges, vêtus de pourpre et d’écarlate, parlèrent aux couples de l’origine de l’amour et de ses délices… À la fin de l’entretien, sur la tête de quelques-uns apparurent des couronnes de fleurs. Ils demandèrent : « Pourquoi cela ? » Et les Anges répondirent : « Ceux qui ont été couronnés ont compris plus profondément. »


Des chaises se heurtant à mes côtés me réveillent de ma songerie… On part. Je me frotte les paupières, croyant être dupe d’une illusion, car il me semblait impossible qu’un aussi prodigieux fondateur de religion fût commémoré par si peu d’adeptes.

Alors, je me souvins du mot terrible de Kant qui, à propos de Swedenborg, s’écria un jour : « Autrefois, on brûlait les prophètes ; aujourd’hui, il suffit de les purger. » Le monde a écouté le conseil de Kant.

Je crois que M. Decembre, le docte pasteur qui donna le signal du départ en nous bénissant, les mains étendues, a été lui-même « purgé » selon le précepte du grand rationaliste. Ce swedenborgien est raisonnable tout comme s’il n’était pas swedenborgien. Au troisième étage de la maison voisine, il me confie, de sa voix calme :

« Swedenborg est un fait exceptionnel, et, pour ma part, je suis loin d’admettre toute sa doctrine de visionnaire.

— Mais, dis-je, étonné, Swedenborg a décrit le ciel avec l’exactitude d’un romancier naturaliste. Chacun a, là-haut, l’appartement qu’il mérite. (Que n’en est-il de même ici-bas !) Ses maisons sont en pierres précieuses et en or, les branches des arbres sont en argent. Tous les anges ont une bouche, des oreilles et une langue comme les hommes, mais l’idiome des peuples de l’enfer sont mauvais et produit l’horreur d’un grincement de dents. Au noir Empire, ce ne sont que cavernes de bêtes sauvages, décombres de villes après l’incendie, déserts stériles. Les démons montrant des faces épouvantables, privées de vie. Les uns ressemblent à de la poix, d’autres paraissent embrasés comme des torches, plusieurs sont hideux de pustules, de varices et d’ulcères. Quelques-uns ne se révèlent qu’en une forme poilue et osseuse. Les plus redoutables n’ont plus de visage, ils sont : une dent ! »

M. Décembre, un peu trop biblique et protestant, sourit : « Le patriarche de notre Église, M. Human, vous expliquerait tout cela d’après le sens symbolique. Je n’y vois, selon mes lumières, que les rêves ou les cauchemars d’un génie, je n’admets guère avec le prophète que « les Africains pensent d’une façon plus spirituelle que les autres peuples » et que les Anges ont un sexe. — Vous devez cependant, interrompis-je, goûter en artiste cette description qu’il nous donne des supplices de débauchés dans l’au-delà : « Ils ont leurs vêtements déchirés, dit-il, et leurs hauts-de-chausse retirés au-dessus du ventre, autour de la poitrine parce qu’ils n’ont point de lombes — les lombes étant réservées à l’amour conjugal, — mais à la région du bas-ventre commencent les talons de leurs pieds. »

Nous causâmes ensuite de l’état actuel de la « Nouvelle Jérusalem » :

— Malgré notre dédain de la propagande, elle fait de véritables progrès. Nous avons ouvert notre bibliothèque pour les enfants du quartier qui, au lieu de polissonner dans la rue, s’instruisent chez nous. Nos grandes fêtes, Noël, Pâques, la Pentecôte, sont aussi pour les enfants. Après le culte, la — cène, avec, comme unique prière, le Décalogue et le Notre Père, dont le dernier verset est : « Car c’est à toi qu’appartiennent le règne, la puissance et la gloire ! » On y lit encore tous les passages que Swedenborg avait consacrés à l’agape fraternelle. Enfin, les grandes personnes satisfaites, on fait chanter aux enfants des cantiques, on distribue aux plus pauvres des habits, aux autres des pâtisseries et des jouets. À tous la bonne parole. Swedenborg les aimait tant, ces petits, dont il disait, qu’après leur mort ils vont habiter les yeux de Dieu !

» En France, les premiers disciples furent — notez cette particularité imprévue, — sous la Restauration, des officiers du 23e de ligne. Un prêtre de Notre-Dame, l’abbé Agger, se joignit à eux. M. Le Boys des Guays, juge d’abord, puis sous-préfet, ouvrit un culte public à Saint-Amand, en 1837, après que l’abbé Ledru, curé près de Chartres, eut prêché, dans une grange érigée en temple, les doctrines de la « Jérusalem nouvelle ». De Chartres et de Saint-Amand, l’Église émigra à Paris.

» Les disciples se réunirent d’abord chez M. Broussais, fils du célèbre professeur à la faculté de médecine, ensuite, après quelques pérégrinations, rue du Sommerard où se trouvait une librairie circulante.

» Enfin, le premier temple édifié à Paris, c’est là même où vous êtes venu entendre le culte, dans cette petite rue que le Panthéon, par sa majesté, fait plus discrète.

» À Paris, nous ne sommes guère plus de deux cents, mais il y a un million au moins de swedenborgiens dans le monde. Au congrès de Chicago, nos représentants ont été plus nombreux que ceux des autres religions. Parmi eux, des femmes, car, dans le domaine théologique, nous leur accordons une large place.

— Ne serait-ce pas à propos d’elles, interrompis-je, que Swedenborg prononça cette parole mémorable : « J’ai vu dans le ciel des anges qui portaient des chapeaux » ? Il me semble que c’est bien là une définition mystique de la femme.

— Peut-être, répliqua en souriant l’aimable M. Decembre, mais nous répugnons aux pratiques du spiritisme, qu’elles aiment un peu trop, et nous n’avons rien de commun avec les swedenborgiens libres »


J’étais allé rue Thouin chez les orthodoxes, je me rendis rue d’Amsterdam chez les hérétiques. Ceux-ci, réunis mensuellement chez M. Allar, un sculpteur et un savant, s’adonnent surtout aux pratiques du magnétisme spirite que préconisa feu Cahagnet, leur vrai pontife.

J’ai vu là un sujet nommé Ravet qui converse avec feu Cahagnet quand le thaumaturge M. Allar l’endort. Ce M. Ravet est un vieillard rompu à ces exercices, mais ce qu’il raconte ne dépasse pas ce qu’il entend. On lui prend la main, et cette bonne face ridée vous explique votre avenir ou votre passé et vous recommande de petits remèdes homéopathiques. On l’écoute respectueusement, car, m’a-t-on expliqué, l’âme de feu Cahagnet, à ces moments sacrés habite en lui. M. Lecomte de Noisy-le-Roi, naturaliste, imprégné des plus subtiles spiritualités, l’interroge sur les plantes et M. Allar sur la métaphysique, — tous deux avec conscience et perspicacité.

Ces étudiants au nombre de quarante à peu près, forment le plus extraordinaire assemblage : chercheurs rigoureux, médiums écrivains, mystiques disgraciés et aux beaux yeux presque féroces, francs-maçons intrigants, femmes enthousiastes tombées dans la neurasthénie, diraient des détracteurs, afin de mieux pronostiquer pendant leur sommeil les destinées de la France ; petites demoiselles étonnées…

J’ai été, je dois le dire, abreuvé d’espoirs prophétiques. Si j’ai bon souvenir (il y a plus de deux mois que j’ai quitté cette docte assemblée), il m’a été annoncé des troubles dans la rue et la montée grandissante et brutale du socialisme pendant cette période législative… Après tout, oracles assez clairvoyants.

Ma foi, je suis sorti de cet étrange atelier où trône la statue d’Isis presque ivre de ce merveilleux que me servirent de complaisants grands-prêtres laïques, se recommandant d’une science un peu trop pénétrée de libre-pensée et causant avec les âmes des morts aussi aisément qu’une dévote à son confesseur et avec non moins de déférence ([1]).


  1. J’ai reçu une lettre de M. le pasteur Décembre qui affirme son église « La Nouvelle Jérusalem », indépendante de tout mysticisme évocatoire et basée sur les textes des deux Testaments, commentés par Swedenborg. Comme je regrette la tournure huguenote et positive de cette petite religion, si inspirée et si étrange en son extraordinaire fondateur !