Les Rétractations (Augustin)/I/XV

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Œuvres complètes de Saint Augustin, Texte établi par Poujoulat et Raulx, L. Guérin & Cie (p. 324-327).
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CHAPITRE XV.

des deux âmes, contre les manichéens. — un livre.


1. Après cet ouvrage, et étant encore prêtre, j’ai écrit contre les Manichéens un traite sur ces deux âmes dont ils prétendent que l’une est une partie émanée de Dieu, tandis que l’autre est de la race des ténèbres que Dieu n’a pas constituée, et qui lui est coéternelle. Ils ont la folie de dire que le même homme a ces deux âmes, l’une bonne, l’autre mauvaise ; la mauvaise, propre à la chair, qu’ils estiment elle-même être de la race des ténèbres ; la bonne, issue d’une partie émanée de Dieu, partie qui aurait lutté avec la race des ténèbres et qui aurait produit le mélange de l’une et de l’autre. Ils attribuent tous les biens de l’homme à cette âme bonne et tous ses maux à la mauvaise. Or, quand, dans ce livre, j’ai dit : « Il n’y a pas de vie quelconque qui, par cela même qu’elle est la vie et en tant qu’elle l’est, n’appartienne au principe souverain et à la source de la vie[1] ; » je l’ai dit dans ce sens que la créature appartient au Créateur et non pas qu’elle est une partie de lui-même.

2. De même ce que j’ai dit que « nulle part il n’y a de péché sinon dans la volonté, » les Pélagiens peuvent s’en prévaloir, au sujet des enfants qui, selon eux, n’auraient pas de péché à remettre par le baptême, parce qu’ils n’ont pas l’usage de leur libre arbitre. Mais est-ce que le péché qu’ils ont contracté originellement, c’est-à-dire en étant impliqués dans la faute et par conséquent soumis à la peine de cette faute, a pu être ailleurs que dans la volonté, volonté qui l’a commis au moment où a eu lieu la transgression du précepte divin ? On pourrait aussi trouver fausse cette maxime : « Nulle part il n’y a de péché que dans la volonté, » en la rapprochant des paroles de l’Apôtre : « Si je fais ce que je ne veux pas, ce n’est pas moi qui opère, mais le péché qui habite en moi. » En effet ce péché est si peu dans la volonté que l’Apôtre dit : « Ce que je ne veux pas, je le fais. » Comment donc alors dire que le péché ne saurait être ailleurs que dans la volonté ? Le voici : ce péché dont parle l’Apôtre est nommé péché parce qu’il est la suite du péché et la peine du péché. En effet, il s’agit ici de la concupiscence de la chair, comme il le montre par la suite lorsqu’il dit : « Je sais que le bien n’habite pas en moi, c’est-à-dire dans ma chair ; car le vouloir réside en moi, mais accomplir le bien, je ne l’y trouve pas[2]. » La perfection du bien, en effet, c’est que la concupiscence elle-même ne soit pas dans l’homme ; je parle de cette concupiscence à laquelle, quand on vit bien, la volonté ne consent pas. Mais l’homme n’accomplit pas le bien parce qu’il y a en lui la concupiscence à laquelle répugne la volonté. Le baptême enlève la culpabilité de cette concupiscence, mais l’infirmité demeure ; et tout fidèle qui avance bien, lutte contre cette infirmité avec le plus grand soin jusqu’à ce qu’elle soit guérie. Quant au péché qui n’est jamais ailleurs que dans la volonté, c’est particulièrement celui qu’a suivi une juste condamnation. C’est celui-là qui est entré dans le monde par un seul homme. Toutefois le péché par lequel on consent à la concupiscence du péché ne se commet jamais sans la volonté. Aussi ai-je dit ailleurs : « On ne pèche que par la volonté[3]. »

3. En un autre endroit, j’ai défini la volonté elle-même ainsi : « La volonté est un mouvement de l’âme, exempt de toute coaction, et qui se porte à acquérir une chose ou à ne la pas perdre[4]. » Cette définition a été adoptée afin de discerner qui veut et qui ne veut pas ; et ainsi la pensée se reporte à ceux qui, dans le Paradis, furent les premiers la source du mal pour le genre humain, et qui ont péché, personne ne les y forçant, mais de leur libre volonté, agissant contre le précepte et le sachant, le tentateur les y engageant mais ne les forçant point. Celui, en effet, qui pèche sans le savoir, on peut dire avec raison qu’il pèche sans le vouloir, quoiqu’il ait fait volontairement ce qu’il a fait par ignorance ; aussi, même chez lui, il n’y a pas eu de péché sans volonté. Cette volonté, ainsi qu’elle a été définie, a été en lui un mouvement de l’âme, exempt de toute coaction, et se portant à acquérir une chose ou à ne pas la perdre. Ce qu’il n’aurait pas fait s’il n’avait pas voulu, il n’était pas forcé à le faire. Il l’a donc fait parce qu’il a voulu ; mais il n’a pas péché parce qu’il a voulu, puisqu’il ne savait pas que ce qu’il a fait fût un péché. Aussi un tel péché n’a pas pu être sans volonté ; mais il n’y a eu que volonté de fait et non volonté de péché, quoique le fait fût péché ; car on a fait ce qui ne devait pas être fait. Quiconque pèche sciemment, s’il peut résister sans péché à celui qui le force à pécher, et s’il ne le fait pas, pèche volontairement ; car qui peut résister, n’est pas forcé de céder. Mais celui qui ne peut pas résister d’une volonté ferme à la coaction de la cupidité, agit ainsi contre les préceptes de la justice ; et c’est là un péché qui est aussi la peine du péché. C’est pourquoi il est de la plus profonde vérité qu’il n’y a pas de péché sans la volonté.

4. De même la définition que j’ai donnée du péché : « Le péché est une volonté de retenir ou d’acquérir ce que défend la justice et ce dont on est libre de s’abstenir[5], » est vraie ; parce qu’elle ne s’applique qu’au péché et non à ce qui est aussi la peine du péché. En effet, quand le péché est de telle nature qu’il est aussi la peine du péché, que peut la volonté sous la pression dominante de la cupidité, sinon, lorsqu’elle est pieuse, de prier et d’implorer secours ? Elle n’est libre qu’en tant qu’elle a été délivrée ; et c’est en cela seulement qu’elle s’appelle volonté. Autrement il la faudrait appeler plutôt cupidité que volonté ; et cette cupidité n’est pas, comme le disent faussement les Manichéens, une addition d’une nature étrangère, mais un vice de notre nature qui ne se peut guérir que par la grâce du Sauveur. Que si l’on veut dire que la cupidité elle-même n’est rien autre que la volonté, mais pervertie et asservie au péché, il n’y a pas à contredire ; et pourvu que la chose soit constante, il n’y a point à disputer sur les mots. Et ainsi se trouve encore démontré que, sans volonté, il n’y a pas de péché ni originel ni actuel.

5. De nouveau j’ai dit : « J’avais commencé à chercher si cette mauvaise espèce d’âmes avait eu quelque volonté avant d’être mêlée à la bonne espèce. Si elle n’en avait pas, elle était innocente et sans péché ; et en conséquence elle n’était pas mauvaise[6]. » Pourquoi donc alors, me répond-on, parlez-vous de péché chez les enfants dont vous ne tenez pas la volonté pour coupable ? Je réplique : Les enfants sont coupables non par leur volonté propre, mais par leur origine. Tout homme vivant sur cette terre, de qui tire-t-il son origine, sinon d’Adam ? Or, Adam avait certes bien sa volonté ; et quand il eut péché par cette volonté, le péché est entré par lui dans le monde.

6. De même, pour ces paroles : «Les âmes ne peuvent nullement être mauvaises par nature ; » si on me demande comment je les accorde avec celles de l’Apôtre : « Nous étions par nature enfants de colère comme les autres[7], » je répondrai qu’en me servant du mot nature, j’ai voulu le prendre dans son acception propre, à savoir la nature dans laquelle nous avons été créés et qui est sans défaut.

L’autre acception se prend de la nature entendue en vue de notre origine, origine souillée, ce qui est contre la nature. Ainsi encore, à propos de cette phrase : « Tenir quelqu’un pour coupable de péché parce qu’il n’a pas fait ce qu’il n’a pu faire, c’est le comble de l’iniquité et de la folie ; » eh bien ! me dit-on, pourquoi tenez-vous les enfants pour coupables ? Parce qu’ils le sont d’origine en celui qui n’a pas fait ce qu’il pouvait faire, à savoir, garder le précepte divin. D’ailleurs, ce que j’ai dit : « Si tout ce que font ces âmes, elles le font naturellement et non volontairement, c’est-à-dire si elles manquent du libre mouvement pour faire ou ne pas faire ; ou si elles n’ont pas la puissance de s’abstenir de leurs actes, elles ne peuvent pas être arguées de péché ; » cela, dis-je, n’est en rien affecté par la question des enfants ; car ils sont tenus pour coupables à cause de l’origine qu’ils tirent de celui qui a péché volontairement, puisqu’il avait le libre mouvement pour faire ou ne pas faire et possédait la plus grande puissance pour s’abstenir du mal. Ce que les Manichéens ne disent point de cette race de ténèbres qu’ils ont fabuleusement inventée et à laquelle ils attribuent une nature qui a été toujours mauvaise et jamais bonne.

7. On peut demander pourquoi j’ai dit : «Quand même il y aurait des âmes, ce qui est incertain, livrées non par le péché mais par nature, aux fonctions corporelles, et quand même elles nous toucheraient, quoiqu’inférieures à nous, par une sorte de voisinage intime, il ne faudrait pas cependant les tenir pour mauvaises, parce que nous, en les suivant et en aimant les choses corporelles, nous serions mauvais ; » on pourrait, dis-je, demander pourquoi j’ai parlé ainsi de ces âmes dont auparavant j’avais dit : «Concédât-on aux Manichéens que nous sommes entraînés aux choses honteuses par une espèce inférieure d’âmes, ils n’en peuvent pas conclure que ces âmes soient mauvaises par nature, ni que les autres soient le souverain bien[8]. » J’ai conduit l’examen et l’étude de ce point jusqu’à ce passage : « Quand même il y aurait des âmes, ce qui est incertain, etc. » On peut donc demander pourquoi j’ai dit : « Ce qui est incertain, » lorsque je n’aurais pas dû mettre en doute qu’il n’y a pas d’âmes pareilles. Mais voici pourquoi je une suis exprimé ainsi : c’est que j’ai rencontré des personnes qui prétendaient que le démon et ses anges sont bons dans leur genre et dans la nature où Dieu les a créés, tels qu’ils sont et par un dessein particulier ; que le mal, c’est de nous laisser charmer et séduire par eux ; le bien et la gloire, de nous en défier et de les vaincre. Et ceux qui parlent de la sorte se figurent prouver leur assertion par des témoignages tirés de l’Écriture : ainsi, dans le livre de Job[9], quand le démon est défini : « C’est le chef-d’œuvre du Seigneur, qui l’a fait pour s’en jouer par ses anges, » ou ce verset du psaume : « C’est le dragon que vous avez créé pour vous jouer de lui[10]. » Cette question, qui ne regarde pas les Manichéens, lesquels n’ont pas d’opinion semblable, mais qui regarde ceux qui partagent cette manière de voir, je n’ai pas voulu la traiter en ce moment et la résoudre, car elle aurait augmenté mon livre plus que je ne le désirais. Je voyais d’ailleurs que même en concédant ce point, les Manichéens pouvaient et devaient être convaincus d’introduire une erreur insensée, à savoir la nature du mal coéternelle au bien éternel. Aussi ai-je dit : « Ce qui est encore incertain ; » non pas que j’en doutasse moi-même, mais parce que la question n’avait pas encore été résolue entre moi et les adversaires que j’avais en vile. Je l’ai résolue du reste, dans mes livres écrits longtemps après sur la Genèse prise à la lettre, d’après les saintes Écritures et avec autant de clarté que j’ai pu.

8. Ailleurs je dis : « Nous péchons en aimant les choses corporelles, parce que la justice nous ordonne d’aimer les choses spirituelles, que la nature nous en donne la possibilité et qu’alors, dans notre espèce, nous sommes très-bons et très-heureux[11]. » On pourrait me demander pourquoi j’ai dit : « La nature, » et non pas « la grâce » nous en donne la possibilité. Mais le débat sur la nature était alors contre les Manichéens. Et ce que fait la grâce, c’est de guérir la nature afin qu’elle puisse, étant guérie, ce qu’elle ne peut pas étant viciée, et qu’elle le puisse par Celui qui est venu chercher et sauver ce qui périssait. Cette grâce, même alors, je l’ai implorée pour unes plus tendres amis qui étaient encore livrés à cette mortelle erreur et j’ai dit : «Dieu grand, Dieu tout-puissant, Dieu souverainement bon, vous qu’il est permis de croire et de comprendre inviolable et immuable, Unité et Trinité tout ensemble, vous qu’adore l’Église catholique, je vous en supplie et vous en conjure, moi qui ai éprouvé votre miséricorde, ne permettez pas que des hommes avec qui j’ai, depuis mon enfance, vécu toujours dans la plus affectueuse concorde, soient en désaccord avec moi sur le culte qui vous est dû[12] ! » En priant de la sorte, je gardais la foi non-seulement que Dieu seul par sa grâce aide les convertis, afin qu’ils progressent et se perfectionnent, sur quoi l’on peut dire aussi que cette grâce est accordée au mérite de leur conversion ; mais encore que c’est à la grâce de Dieu qu’il appartient d’opérer la conversion même. Car j’ai prié pour ceux qui étaient bien éloignés de Dieu, et j’ai demandé qu’ils revinssent à lui. Ce livre commence ainsi : « Avec l’aide de la miséricorde divine. »


  1. C. I, n. 1.
  2. Rom. VII, 16-18.
  3. C, IX, n. 12.
  4. C. IX, n. 14
  5. C. XI, n. 15
  6. C. XVI, n. 17.
  7. Éphés. II, 3.
  8. C. XIII, n. 20.
  9. Job. XL, 14.
  10. Ps. CIII, 26.
  11. C. XIII, n. 20
  12. C. XV, n 24.