Les Romans de la Table ronde (Paulin Paris)/Livre 2/06

La bibliothèque libre.
Léon Techener (volume 1p. 285-300).


VI.

histoire de grimaud.



Grimaud, nous l’avons dit, était un fils naturel du roi Mordrain. Après le départ de son père, il s’était rendu dans Orbérique pour défendre cette ville assiégée par le roi d’Égypte, successeur de Tolomée-Seraste. Il avait alors seize ans, et déjà c’était un bachelier incomparable ; grand, beau, gracieux, vaillant, rempli de sagesse. Il chantait bien, il avait appris les lettres tant chrétiennes que païennes. Son arrivée dans Orbérique, en ranimant le courage des assiégés, fut le signal d’une heureuse succession de sorties et d’attaques dans lesquelles il conserva toujours l’avantage. Le récit de ces combats multipliés semble animer le romancier d’une verve toujours nouvelle. Ce ne sont que surprises, stratagèmes, combats acharnés, prudentes retraites. Grimaud forme toujours les meilleurs plans, combat toujours aux premiers rangs, immole les chefs les plus redoutés, et sait le mieux profiter de ses avantages. Après avoir résisté sept ans aux Égyptiens, les habitants d’Orbérique s’accordèrent à désirer de le voir succéder à leur roi Mordrain, dont on n’espérait plus le retour. Mais Grimaud aurait cru commettre un méfait en acceptant la couronne, avant d’être assuré que son père y eût renoncé. Et quand il vit qu’il ne pourrait résister au vœu des gens du pays, il quitta furtivement la ville. Puis, dès qu’il se vit à l’abri des poursuites, il renvoya le seul écuyer qui l’avait accompagné, pour avertir Agénor, gouverneur de Sarras, qu’il avait résolu de visiter l’Occident, dans l’espoir d’y retrouver son père et de le décider à revenir.

Il commença sa quête en entrant vers la chute du jour dans une forêt. Le chant des oiseaux et la douceur du temps l’avaient plongé dans une profonde rêverie, d’où il n’était sorti qu’en sentant une branche d’arbre contre laquelle s’était heurté son front. Il était engagé dans une voie peu sûre ; il voulut continuer, et fit bientôt rencontre d’une quarantaine de fourrageurs égyptiens qui menaçaient de mort un pauvre ermite, s’il ne leur découvrait un trésor caché, suivant eux, près de sa retraite. Attaquer les malfaiteurs, les frapper, les tuer ou mettre en fuite, fut pour Grimaud l’affaire d’un moment ; le bon ermite, après l’avoir remercié, le retint pour la nuit dans son ermitage et lui prédit la meilleure fortune, s’il n’oubliait pas, dans le cours de ses aventures, trois recommandations : la première, de préférer les chemins ferrés aux voies étroites et peu battues ; la seconde, de ne prendre jamais pour confident ni pour compagnon un homme roux ; la troisième, de ne jamais loger chez le vieux mari d’une jeune femme. Grimaud promit de suivre les bons avis du pieux solitaire. Puis il revêtit ses armes à l’exception du heaume, monta à cheval et continua sa route à travers la forêt. Bientôt il fit rencontre d’une caravane de marchands réunis autour d’une belle fontaine qu’ombrageait un grand sycomore. Ces voyageurs reposaient pour donner à leurs chevaux le temps de paître. Grimaud les salua ; les marchands, reconnaissant à ses armes, à son écu, à son grand coursier, qu’ils avaient devant eux un chevalier, se levèrent et le prièrent de partager leur repas. Grimaud accepta, et, de son côté, leur fit offre de services. « Nous devons, » disent les marchands, « gagner à l’entrée de la nuit l’hôtel d’un de nos amis ; mais il y a pour y arriver un pas assez difficile à traverser ; nous vous prions de vouloir bien nous accompagner et d’accepter le même gîte. — J’y consens ; prenez seulement les devants, restez dans le chemin le mieux frayé, et je ne tarderai pas à vous rejoindre. »

Ils partirent pendant que Grimaud, retenu par l’agrément du lieu, se laissait surprendre au sommeil. En se réveillant, il remonta et suivit le meilleur chemin jusqu’à la sortie de la forêt ; mais, arrivé là, il entendit de grands cris, un grand cliquetis d’armes. C’est que les marchands, engagés dans un étroit sentier qui semblait plus direct, avaient été assaillis par une bande de quinze voleurs, pourvus de chapeaux de fer et de gambesons, armés d’épées, de couteaux aigus et de grandes plommées. Ils ne trouvaient qu’une faible résistance de la part de gens qui n’avaient d’autre arme que des épées et des bâtons. Plusieurs furent blessés, les autres se répandirent çà et là en appelant à leur aide, tandis que les larrons détroussaient leurs quarante chevaux chargés des plus précieuses marchandises. Grimaud, entendant des cris, se hâta de lacer son heaume, et revint sur ses pas jusqu’au chemin fourché que les marchands avaient eu, malgré son avis, l’imprudence de choisir : il atteignit les brigands et renversa les premiers qui se présentèrent. À mesure qu’il les désarçonnait, les marchands dispersés revenaient à lui et achevaient de tuer ceux qu’il avait abattus. Sauvés par la valeur du chevalier inconnu, ils lui rendirent mille actions de grâces. « Qu’au moins, » dit Grimaud, « cela vous apprenne à ne jamais quitter la grande voie pour le chemin de traverse. »

Le château, c’est-à-dire la ville fortifiée dans laquelle se trouvait l’hôtel des marchands, se nommait Methonias. Elle était entourée de murs et de belles et fortes tournelles, habitée par nombre de bourgeois riches et aisés. L’hôte chez lequel ils arrivèrent était d’un grand âge : il avait une femme jeune et belle, mais assez orgueilleuse pour refuser de partager le lit de son vieil époux.

Les marchands descendirent les premiers ; Grimaud en arrivant vit à l’entrée de la porte le prud’homme, et près de lui sa femme, brillante et richement parée, comme pour une grande fête annuelle. Il se souvint de la recommandation de l’ermite et détourna son cheval. « Quoi ! sire, » lui dirent les marchands, « ne voulez-vous héberger avec nous ? L’hôte est riche et courtois, vous n’avez pas à craindre d’être mal reçu. — Il en sera ce que vous voudrez, mais je trouve cet hôtel dangereux pour vous et pour moi. Je prendrai logis près de vous, non avec vous. »

Il frappa à la maison voisine, occupée par un bachelier de prime barbe, dont la femme brune, belle, gracieuse et de même âge, aimait son mari autant qu’elle en était aimée. Six des marchands, pour ne pas laisser Grimaud sans compagnie, voulurent partager son hôtel. Le bachelier et la dame vinrent à leur rencontre, et les accueillirent en gens des mieux appris. Les chevaux, conduits à l’étable, furent abondamment fournis de litière, d’avoine et de foin ; l’hôte reçut la lance, l’écu et le heaume du chevalier ; la dame prit son épée et le conduisit dans une belle chambre où elle le désarma, prépara l’eau chaude dont elle voulut elle-même laver son visage et son cou noirci et camoussé par les armes et les luttes précédentes ; elle l’essuya avec une toile blanche et douce, puis lui mit sur les épaules un manteau vert fourré d’écureuil, pour prévenir le passage trop subit du frais à l’excessive chaleur. Alors le chevalier monta au solier : avant de penser à reposer, il alla s’appuyer sur la fenêtre, pour recevoir le vent frais ; car on était en été, et la chaleur était grande.

Comme il laissait courir son regard çà et là, il aperçut un clerc aux cheveux roux, mais élégamment vêtu, qui allait et venait devant l’hôtel du prud’homme. La jeune épouse du vieillard avança bientôt la tête, et le clerc, après lui avoir témoigné l’intention de passer la nuit avec elle, s’éloigna. Grimaud vint alors prendre place au souper plantureux et bien servi. Les nappes ôtées, ils allèrent, le bachelier, les six marchands et Grimaud, promener dans le jardin, pendant que la dame faisait dresser les lits dans une chambre du rez-de-chaussée dont la porte et les fenêtres s’ouvraient comme on voulait sur la rue. Cela fait, elle rejoignit les hôtes dans le jardin. « Tout, » leur dit-elle, « est prêt, et vous pourrez aller reposer quand il vous plaira. » On donna de nouveau pâture de blé aux chevaux, et le bachelier se sépara d’eux. Grimaud fit un premier somme, se vêtit, vint à la fenêtre et écouta si tout dans la rue était tranquille.

Il était alors environ minuit. Grimaud ne fut pas longtemps sans entendre le clerc frapper à la porte où reposait la dame de l’autre hôtel. Il la vit sortir en chemise, le corps seulement enveloppé d’un léger et court manteau. Aussitôt ils s’embrassèrent, firent leur volonté l’un de l’autre sur la voie même, avant de rentrer ensemble dans la maison. Peu de temps après qu’ils eurent fermé la porte sur eux, Grimaud entend des cris perçants, des gémissements étouffés. Il prend son épée et sort sans être aperçu de personne. Le bruit augmente, on entend crier : « Au larron ! au larron ! » Et cependant le clerc, monté au solier et n’osant revenir par où il était entré, s’élançait par la fenêtre sur la voie. Mais un des marchands l’avait prévenu et avait tenté de le frapper de son bâton ; le clerc venait d’esquiver, le coup quand Grimaud courut à lui l’épée nue : l’obscurité de la nuit ne lui permettant pas de bien distinguer le clerc, il l’atteignit seulement au talon, qu’il sépara du pied et qu’il ramassa, pendant que le clerc, surmontant la douleur de sa blessure, s’éloignait à toutes jambes ; Grimaud, de son côté, rentra dans son logis, se recoucha et dormit jusqu’au jour.

Au matin, les marchands furent grandement surpris en voyant deux de leurs compagnons blessés, le corps et la gorge ensanglantés et près de rendre l’âme. Leurs trousses avaient été ouvertes, mais non vidées, parce que le temps avait fait défaut au larron qui les avait aussi cruellement traités. Quel était le coupable ? Comment, dans une maison aussi honorablement connue, avait-on pu préparer un pareil guet-apens ? On se perdait en soupçons, en conjectures. Un malfaiteur était sorti de la maison en entendant les cris : Au larron ! il avait été vu, et l’un des marchands l’avait frappé ; le prévôt, le châtelain, toléraient donc des larrons dans la ville ; qui maintenant voudrait y séjourner, quand on y commettait impunément de pareils crimes ? Le châtelain, personne fort honnête et fort loyale, ressentait un profond chagrin ; mais nul indice ne le mettait sur la trace des malfaiteurs.

Grimaud dit au châtelain : « Si vous m’en croyez, sire, vous ferez passer devant le corps des trois victimes tous les gens de cette ville, sans exception. Quand le tour des coupables arrivera, on ne doit pas douter que les plaies qu’ils ont faites ne se rouvrent et ne saignent de nouveau. — Je ferai, » dit le châtelain, « ce que vous demandez. »

Tous les habitants, sans exception d’âge ou de sexe, furent avertis de se rendre sur la place où les corps étaient exposés. À mesure qu’ils passaient, Grimaud leur faisait tourner les talons, sans donner raison de cette action. Quand tous les bourgeois furent passés : « C’est maintenant, » dit Grimaud, « le tour des clercs. » On les avertit, et le clerc roux eut beau se cacher et feindre une maladie, il fallut se présenter comme les autres. À peine parut-il sur la place que les plaies des morts crevèrent et répandirent des ruisseaux de sang. Grimaud s’approcha et lui fit mettre à nu les pieds. « Pourquoi n’avez-vous qu’un talon ? — Parce, » dit l’autre, « que je me suis coupé par mégarde en fendant une bûche. — Vous mentez, » répond Grimaud, vous l’avez perdu au moment où vous veniez de sauter d’une fenêtre, à telle enseigne que je l’ai recueilli ; le voici. » On rapprocha le talon du pied qui l’avait perdu, et le clerc, ne pouvant plus dissimuler, avoua tout ce qu’il avait fait. « Quelle était donc ton intention, traître roux ? — De tuer tous les marchands, d’emporter ce qu’ils possédaient, et de passer en terres lointaines avec la dame qui m’avait donné son amour. »

« — Je te sais bon gré de tes aveux, » reprit le châtelain, « mais dis-moi, le maître et la dame de la maison savaient-ils et approuvaient-ils ce que tu entendais faire ? — Ni l’un ni l’autre, » dit le clerc. « Il n’y a pas au monde de meilleur homme que le mari ; quant à sa femme, elle a mis tout en usage pour me détourner de mes projets. Je fus même obligé de la menacer de mort si elle en parlait à personne ; et c’est pour avoir, en se retirant, poussé de grands gémissements, que l’éveil fut donné et que les cris me forcèrent à prendre la fuite.

« Il ne reste plus, » dit le châtelain, « qu’à faire bonne justice. » On amena un roncin vigoureux ; le clerc fut étroitement lié à la queue, traîné par les rues de la ville et à travers champs, jusqu’à ce que ses membres, détachés l’un après l’autre, fussent jetés et dispersés çà et là. Quant à la dame, elle fut enfermée dans une tour pour le reste de ses jours. Le prud’homme conserva le bon renom qu’il méritait ; on enterra les trois marchands tués, on pansa ou guérit les autres ; et, comme il y avait sur le rivage de la mer, à sept lieues de Methonias, un navire qui les attendait pour les transporter en Grande-Bretagne, Grimaud accepta l’offre qu’ils firent tous de le conduire. Les marchands, en prenant congé de leur hôte, lui laissèrent pour marquer leur reconnaissance un des chevaux que les larrons de la forêt avaient abandonnés. Grimaud entendit la messe, sella son cheval, et revêtit ses armes à l’exception du heaume (car en ce temps-là les chevaliers ne se mettaient pas en chemin sans être armés). Puis il prit congé de son hôte et du châtelain, que Grimaud reconnut pour un proche parent, et qui lui avait fait le meilleur accueil du monde.

Ils trouvèrent la nef sur le rivage et se mirent en mer. Les premières journées furent belles : un vent favorable les fit passer devant l’île d’Ipocras, et côtoyer sans danger la roche du Port-Périlleux. Mais au sixième jour une forte tempête les jeta violemment sur la côte de l’île qu’on appelait Onagrine.

L’île Onagrine était habitée par Tharus le grand, un géant féroce qui n’avait pas moins de quatorze pieds à la mesure de ce temps, et avait voué aux chrétiens une haine implacable ; si bien qu’il faisait mourir tous ceux qu’il soupçonnait de tenir à la foi nouvelle.

Il avait enlevé la fille du roi Résus d’Arcoménie, la belle Recesse, qui gémissait d’être contrainte à recevoir ses caresses, et soupirait après le jour qui la délivrerait de ce monstre. Autant les habitants de l’île abhorraient le géant Tharus, autant ils aimaient et plaignaient la belle et vertueuse Recesse. Des fenêtres de son château, Tharus vit la nef des marchands que les flots poussaient violemment au rivage. Il se leva, demanda ses armes, la peau de serpent qui lui servait de heaume, sa masse, un faussart et trois javelots. Dans cet attirail il alla défier Grimaud qui ne perdit pas un instant pour lacer son heaume et monter à cheval. L’issue du combat, longuement raconté, mais dont les vives couleurs sont autant de lieux communs de ces sortes de descriptions, se termina, comme on le pense bien, par la mort de Tharus et la délivrance des insulaires, dont la plupart, suivant l’exemple de la princesse Recesse, demandèrent et reçurent le baptême. La dame conserva son nom, qui répondait au sens de Pleine de bien ; et quant aux autres, chacun trouva le nom qu’il devait désormais porter tracé dans la paume de sa main. Il y eut pourtant un certain nombre de païens qui refusèrent le baptême. Ils firent même une guerre cruelle aux nouveaux chrétiens, comme on le dira plus tard dans les autres branches du roman.

La dame n’avait pas vu son vaillant libérateur sans éprouver le désir d’en être aimée ; et tout porte à croire que Grimaud eut répondu volontiers à ce qu’elle attendait de lui, s’il ne se fût souvenu qu’il venait de lui servir de parrain. Voici comment elle lui raconta son histoire.

« Parrain, » — dit-elle, « mon père, le roi Résus, était allé visiter un de ses frères en Arphanie, quand il survint dans notre terre d’Arcoménie une grande flotte de gens de Cornouaille, sortis de la race des géants. On ne leur opposa pas de résistance. Tharus, un d’entre eux, m’ayant aperçue sur le bord de la mer comme je m’ébattais avec mes compagnes, m’enleva, et, charmé de ma beauté, de ma jeunesse, me conduisit bientôt dans cette île Onagrine dont il avait hérité après la mort de son oncle, vaincu et tué par le duc Nascien d’Orbérique[1]. Il fallut me résigner à lui servir de concubine, et à feindre des sentiments bien opposés à ceux que j’avais réellement. Car, on le dit en commun proverbe : Souvent déchausse-t-on le pied qu’on aimerait mieux trancher. Vous m’avez délivrée de ce tyran détesté ; mais maintenant que vais-je devenir ? Comment retourner vers mon père, qui ne me pardonnera pas d’avoir quitté le culte de ses idoles ? Comment demeurer ici, quand les habitants ne m’ont pas fait hommage, et quand je ne suis pas souveraine par droit héréditaire ? Ils ne me porteront révérence qu’autant qu’il leur plaira, et ne choisiront pas sans doute une femme pour être leur reine. Ah ! si je pouvais compter sur un vaillant et hardi chevalier qui partageât mes honneurs, je tremblerais moins pour l’avenir. »

Grimaud la consola de son mieux. Il réunit ensuite les nouveaux chrétiens devant le palais, et leur fit jurer de reconnaître pour leur souveraine la princesse Recesse, qui reçut leur hommage, et dès lors cessa de craindre. Grimaud et les marchands prirent congé d’elle, et, après quelques jours de traversée, abordèrent sur les frontières de Norgalles, en vue de la fameuse Tour des Merveilles.

« En quelle contrée abordons-nous ? » demanda Grimaud aux six marchands. « Sire, » répondit l’un d’eux nommé Antoine, « nous sommes à l’entrée du Northumberland et à la sortie de Norgalles, là où commence le duché de Galeford, dont le château principal est à la distance de quatre lieues galloises. — Galeford ? » répéta Grimaud, « mais comment savoir si c’est la ville de ce nom que je cherche ? — C’est bien elle, » reprit Antoine, « car en toute la Grande-Bretagne il n’y a pas d’autre château du même nom. — Montons donc sur-le-champ, car j’ai la plus grande envie d’y arriver. »

Ils chevauchent entre deux vallons au milieu de beaux arbres qui abritaient le plus épais pâturage ; cette verdure ombragée s’étendait de deux journées dans le Northumberland et de trois journées dans le Norgalles. Une montagne la séparait du château de Galeford. Avant d’arriver, ils rencontrèrent plusieurs chevaliers qu’ils reconnurent d’abord comme chrétiens, puis comme attachés aux nouveaux rois de la contrée. Le premier d’entre eux était Clamacide, un des barons de Sarras, devenu sénéchal de Northumberland. Ils firent un récit mutuel des incidents qui leur étaient survenus, comment la cité de Sarras était prise et celle d’Orbérique assiégée ; comment Nascien était devenu roi de Northumberland, Célidoine roi de Norgalles et époux de la fille du roi Label ; comment Mordrain avait été Mehaignié et devait attendre pour sa guérison l’avénement du dernier de sa race ; comment enfin Énigée, femme de Joseph, avait mis Galaad au monde, et la reine Sarracinthe Éliézer, alors dans sa onzième année. Ces récits émerveillèrent Grimaud, qui se réjouit de tout ce qu’on lui apprit du jeune Éliézer. La rencontre de Grimaud avec la reine Sarracinthe, avec Éliézer, avec Nascien, Célidoine et le roi Mehaignié ne fut pas moins arrosée de douces larmes. Il fut convenu qu’Éliézer demanderait à ses parents la permission de retourner en Orient avec Grimaud et l’armée que le roi Mordrain, onze ans auparavant, avait conduite en Bretagne. La reine Sarracinthe consentit avec douleur au départ de son fils. Puis toute la compagnie se rendit à l’ermitage où était déposé le roi Méhaignié, lequel confirma les projets de Grimaud et fit entre Éliézer et lui le partage de ses domaines de Syrie. Grimaud, quoique fils naturel, eut le royaume du roi Label, c’est-à-dire l’ancien pays de Madian, auquel fut réuni le duché d’Orbérique, ancien fief de Nascien. Éliézer, armé chevalier devant le roi Méhaignié, fut roi de Sarras qu’ils allaient reconquérir.

Nous les laisserons retourner en Orient, chasser les Égyptiens, tuer le roi Oclefaus-Seraste et ses deux fils, recevoir enfin l’hommage des habitants de Sarras, d’Orbérique et de Madian. Si nous entendons encore parler d’eux, ce sera dans les autres branches du cycle[2].

  1. Voyez plus haut, page 274.
  2. Ce curieux épisode de Grimaud, emprunté à quelque récit oriental, est omis dans la plupart des manuscrits du Saint-Graal. Je ne l’ai même reconnu que dans le no 2455.