Les Romans de la Table ronde (Paulin Paris)/Livre 2/09

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Léon Techener (volume 1p. 336-353).


IX.

descendances. — conclusion.



Pierre fut roi d’Orcanie après Lamer, et engendra dans sa femme un fils qui reçut le nom d’Herlan. Avant de mourir, il demanda que son corps fût déposé dans l’église de Saint-Philippe qu’il avait fait ériger dans la cité d’Orcanie. Son fils Herlan lui succéda, prince valeureux et loyal, qui, de la fille du roi d’Irlande, eut un fils nommé Mélian. À Mélian succéda son fils Argiste, orné de grand savoir, et qui épousa une Saxonne de haut lignage. Il en eut un fils, le roi Hédos, un des meilleurs chevaliers d’Orcanie. La femme d’Hédos, fille du roi de Norgales, fut mère du roi Loth d’Orcanie, qui épousa la sœur d’Artus, belle et plaisante entre toutes. De ce mariage vinrent quatre fils, dont l’histoire parlera longuement. Le premier et le plus fameux de tous, dans les livres bretons, fut Gauvain, bon chevalier et hardi de la main, mais trop incontinent de sa nature. Le second, Agravain, moins luxurieux, mais aussi moins bon chevalier, et le plus orgueilleux des hommes. Gaheriet, le troisième, beau, preux et hardi, eut grandement à souffrir durant sa vie et mourut assez peu glorieusement de la main soit du roi Bohor de Gannes, soit de Lancelot, je ne sais lequel. Le quatrième, Guerres, eut les vertus de prouesse et de loyauté : peut-être le meilleur des quatre et pour sa valeur égal à Gauvain, quoi qu’en disent les histoires bretonnes. Un cinquième chevalier, Mordret, passait généralement encore pour être fils du roi Loth : la vérité, c’est que le roi Artus l’avait engendré dans sa propre sœur, la reine d’Orcanie, une nuit qu’il pensait partager la couche de la belle dame d’Irlande. Ses regrets et ceux de la reine furent grands quand ils reconnurent la méprise. C’était d’ailleurs avant son mariage avec la noble et belle Genièvre [1].

Suivons maintenant les dernières gestes des deux Joseph. Eliab ou Enigée, femme de Joseph d’Arimathie, mourut à Galeford et fut ensevelie dans une abbaye voisine. Joseph d’Arimathie dut à son tour quitter le siècle pour se réunir à Jésus-Christ qui l’avait tant aimé. On l’enterra dans l’abbaye de Glare, en Écosse.

Restaient l’évêque Josephe et son frère Galaad. En laissant Pierre avec Pharan près du tombeau de Ghanaan, Josephe avait pris le chemin d’Écosse et répandu la semence évangélique dans toutes les parties de ce royaume et de l’Irlande. Il revint à Galeford et rendit grâces à Dieu de voir la ville accrue d’églises, d’abbayes et de population.

Surtout il fut surpris de retrouver son frère Galaad qu’il avait laissé petit enfant, beau, vigoureux, sensé, adroit aux armes et nouvellement armé chevalier de la main de son oncle Nascien, le roi de Northumberland.

Bientôt il reçut un message de la part des gens du royaume d’Hofelise qui lui demandaient un roi, à la place de celui qu’ils avaient perdu. Josephe ne voulut pas leur répondre avant d’avoir pris conseil au duc Ganor et au roi Nascien. « Sire, » dirent-ils, « notre avis est que vous ne pouvez choisir un prince plus propre à gouverner cette terre que votre frère Galaad, dont on connaît déjà la prouesse et la prud’homie. Si nous le désignons, c’est moins en considération de vous que dans la pensée de faire une chose agréable au Seigneur-Dieu. »

Josephe ne s’en tint pas à ce premier conseil. Il invita douze des plus prud’hommes et des plus sages du pays d’Hofelise à venir conférer avec lui : il demanda leur avis sur le roi qu’il convenait de choisir. Tous firent la même réponse ; si bien que Josephe appelant Galaad : « Tenez, beau frère, » dit-il, « je vous investis du royaume d’Hofelise, par le conseil des prud’hommes de cette terre. Je savais que vous méritiez de porter couronne ; mais comme vous êtes mon frère, je ne vous aurais pas choisi, si les autres ne vous eussent volontairement désigné d’eux-mêmes. »

Ils partirent, Josephe, Nascien, Ganor et Galaad, pour la terre d’Hofelise. Reçus à grande joie et grandes fêtes par le peuple de la contrée, Galaad fut couronné pompeusement le jour de Pentecôte, dans la cité de Palagu, alors la plus importante du pays. Ce fut l’évêque Josephe qui le sacra, et répandit sur lui la sainte huile. Galaad régna glorieusement et se fit si bien aimer, qu’en mémoire de lui la terre perdit son ancien nom d’Hofelise pour prendre celui de Galles qu’elle conservera jusqu’à la fin des siècles.

Un soir que le roi Galaad chevauchait seul au travers d’une grande plaine, après avoir chassé toute la journée, il perdit la trace de ses hommes et de ses chiens, ne sut pas retrouver son chemin et ne réussit qu’à s’égarer davantage. La lune qui l’avait longtemps éclairé avait cessé de luire quand, à l’heure de minuit, il distingua devant lui une grande flamme qui semblait jaillir d’une fosse ouverte. Il s’approche, et bientôt il entend une voix : « Galaad, beau cousin, c’est par mon péché que j’ai mérité les tourments que je souffre. » Le roi surpris dit à son tour : « Chose qui me parles et qui te dis mon cousin, apprends-moi qui tu es. — Je suis Siméon, dont tu as souvent entendu parler. C’est moi qui voulus tuer Pierron. Je ne te demande pas de prier pour que mon supplice cesse entièrement ; daigne seulement implorer la bonté de Dieu pour qu’il soit un peu moins cruel et moins douloureux. — Siméon » reprit Galaad, « j’ai souvent entendu parler de toi. Tu es bien de ma parenté, tu peux donc être assuré que je ferai ce que tu demandes. Je fonderai une abbaye dans laquelle on ne cessera de prier pour toi, et je recommanderai qu’on y transporte mon corps quand mon âme en sera séparée. Mais, dis-moi, les tourments que tu souffres finiront-ils un jour ? — Oui, mais au temps du roi Artus, quand viendra m’en délivrer un chevalier du même nom que toi. À lui seul est réservé le pouvoir d’éteindre le feu qui me tourmente, parce qu’il sera le plus chaste et le plus pur de tous ceux qui auront avant lui vécu. »

Galaad ayant quitté Siméon retrouva la voie perdue, revint à ses gens, et, sans perdre de temps, appela maçons et charpentiers pour construire une abbaye qu’il dédia à la sainte Trinité. Ce fut là que, d’après ses ordres, on l’ensevelit, après qu’on l’eut revêtu de ses armes, chausses et haubert, le heaume à son côté, la couronne à ses pieds. La lance posée sur son corps ne dut jamais être levée par un autre que Lancelot du Lac, comme on le verra dans la suite de l’histoire. Or Galaad avait épousé la fille du roi des Îles-Lointaines ; il en eut un fils, nommé Lianor, roi de Galles après lui. De Lianor descendait en droite ligne le roi Urien de Galles, qui fit tant de prouesses au temps d’Artus, et fut chevalier de la Table ronde. Urien perdit la vie dans les plaines de Salebière, durant la dernière bataille où mourut Mordret et où le roi Artus fut mortellement navré.

Ainsi descendaient les rois de Galles en ligne directe de Joseph d’Arimathie, père de Galaad.

Josephe se consola de la mort de son père et de sa mère, en recevant un message du roi Mehaignié qui le priait de venir le visiter. « Sire, » dit en le voyant Mordrain, « soyez le bien-venu ! j’ai grandement désiré de vous revoir. Comment le faites-vous ? — Mieux que je n’ai fait depuis longtemps, sire roi ; car, avant l’heure des prochaines primes, je dois passer de ce siècle à la vie éternelle.

« — Hélas ! » dit en pleurant Mordrain, « faut-il prendre aussi congé de vous, et seul demeurer sur cette terre d’exil ! Par vous et par la lumière dont vous m’avez éclairé, j’ai quitté mon pays et mes hommes. Si je vous perds, laissez-moi du moins vos armes pour me servir de reconfort et de remembrance. — Volontiers, » répond Josephe ; « faites apporter l’écu que je vous donnai, quand vous allâtes combattre Tolomé Seraste. »

Comme on apportait l’écu, il prit à Josephe un violent saignement de nez. Il humecta les doigts dans le sang qu’il répandait et traça sur l’écu une large croix vermeille. « Voilà, sire, le souvenir que je vous laisse. Tant que durera l’écu, la croix qui le traverse conservera son éclat et sa fraîcheur. Que personne n’essaye de suspendre l’écu à son cou, s’il ne veut être aussitôt puni, jusqu’au dernier des bons, le vaillant, le chaste Galaad, auquel il sera donné de le porter. »

Le roi voulut qu’on approchât l’écu de son visage ; il le baisa à plusieurs reprises, puis demanda à Josephe dans quel endroit il convenait de le garder. « Il restera, » dit Josephe, « à cette place, jusqu’au jour où vous apprendrez le lieu que Nascien aura choisi pour sa sépulture. Vous le ferez déposer sur sa tombe, et c’est là que viendra le prendre le bon chevalier Galaad, cinq jours après avoir été armé chevalier. »

Josephe mourut le lendemain au point du jour et fut enterré dans l’abbaye de Glare, en Écosse, auprès de son père. Il y avait, dans le temps que son âme passa dans l’autre monde, une grande famine en Écosse ; elle cessa tout à coup, à l’arrivée de son corps. D’autres miracles avertirent les gens du pays de la vénération qu’ils devaient à jamais témoigner pour ses reliques.

Il ne faut pas oublier que Josephe, avant de mourir, avait revêtu son cousin Alain le Gros du don du Saint-Graal, en lui laissant la liberté d’en revêtir après lui celui qu’il jugerait le plus digne d’un pareil honneur. Alain s’éloigna de Galeford, emmenant avec lui ses frères, tous mariés, à l’exception de Josué. Il marcha sans autre direction que celle de Dieu et parvint ainsi dans le pays de la Terre Foraine, dont le roi, depuis longtemps frappé de lèpre, accepta le baptême en récompense de sa guérison miraculeuse. Ce roi s’appelait Calafer ; Alain, en le baptisant, changea son nom en celui d’Alfasan. Alfasan avait une fille qu’il donna en mariage à Josué, frère d’Alain.

Celui-ci avait déposé le saint vaisseau dans la grande salle du palais d’Alfasan ; le roi voulut dormir, la nuit des noces de sa fille, dans une chambre voisine. Après le premier somme, il ouvre les yeux et regarde autour de lui. Sur une table ronde d’argent se trouvait le Graal : au-devant, un homme, revêtu des ornements sacerdotaux, semblait officier ; à l’entour, nombre de voix rendaient grâce à Notre-Seigneur. Alfasan ne voyait pas d’où les chants partaient, seulement il entendait un immense battement d’ailes, comme si tous les oiseaux du ciel eussent été là rassemblés. L’office achevé, le saint vaisseau fut reporté dans la grande salle, et le roi vit entrer un homme de feu, armé d’un glaive : « Alfasan, » lui dit-il, « il est à peine un homme assez saint parmi ceux qui vivent aujourd’hui, qui puisse reposer ici sans recevoir le châtiment de sa témérité. » En même temps, il laisse aller son glaive et lui perce les deux cuisses d’outre en outre. « C’est ici, » dit-il, « le palais aventureux, où nul ne doit à l’avenir pénétrer, s’il n’est le meilleur des bons chevaliers. »

Le lendemain, le roi raconta ce qui lui était arrivé et la punition qu’il avait reçue. Il mourut à quelques jours de là. Dans les âges suivants, tout chevalier assez hardi pour méconnaître cette défense était trouvé mort le lendemain dans son lit. Le seul Gauvain, en considération de ses prouesses, en sortit vivant, mais après avoir subi tant de honte et d’ennui qu’il eût donné le royaume de Logres pour n’y être pas entré.

Le Palais aventureux avait été construit au milieu d’une ville nouvelle, qui, en l’honneur du Saint-Graal, fut appelée Corbenic, mot qui, en chaldéen, répondrait au français : le très-saint vase. Le roi Alfasan fut enterré dans une église de cette ville, dédiée à Notre-Dame.

De Josué et de la fille du roi Alfasan naquit Almonadap, marié à l’une des filles du roi Luce de la Grande-Bretagne. Ses successeurs furent le bon Gartelois, Manuel et Lambour, tous rois de la Terre Foraine, tous surnommés Riches pêcheurs.

Ce dernier roi Lambour eut à soutenir la guerre contre un puissant voisin, nommé Narthan, et nouvellement converti. Narthan, vaincu dans une grande bataille, avait fui jusqu’à la mer, quand il vit approcher une nef si merveilleusement belle que, par curiosité et pour esquiver la poursuite des vainqueurs, il y entra et vit sur le lit l’épée dont on a déjà parlé. C’était, en effet, la nef que Nascien avait vue jadis arrêtée devant l’Île Tournante ; c’était l’œuvre du grand roi Salomon.

Narthan tira l’épée du fourreau, revint sur ses pas, et, rencontrant le roi Lambour, haussa la lame, le frappa sur le heaume : l’arme était si tranchante qu’elle fendit en deux le heaume, le corps du roi et le cheval qu’il montait. Tel fut le premier essai de l’épée de Salomon. Mais la mort du roi fut le signal de grands malheurs ; la Terre Foraine et le pays de Galles demeurèrent longtemps sans culture, si bien qu’on changea pour un temps le nom des deux royaumes en celui de Terre Gaste ou déserte. Pour le roi Narthan, après l’épreuve qu’il avait faite de la bonne trempe de l’épée, il voulut aller la remettre dans le fourreau. Mais, au moment où il la replaçait, lui-même tomba frappé de mort subite auprès du lit, et son corps demeura là gisant, jusqu’au moment où vint l’en tirer une pucelle, au temps de la fin des aventures. Car les lettres qu’on lisait à l’entrée de la nef de Salomon empêchaient quiconque en prenait connaissance de passer outre.

Lambour eut pour successeur le roi Pelehan, surnommé le Mehaignié, pour avoir perdu l’usage de ses deux jambes. Il ne devait en être guéri que par Galaad, le bon chevalier[2]. De Pelehan descendit le roi Pheles ou plutôt Pelles, beau chevalier, dont la fille passa de beauté toutes les autres femmes de la Grande-Bretagne, à l’exception de la reine Genièvre. C’est en cette demoiselle que Lancelot engendra Galaad, celui qui devait mettre à fin toutes les aventures. Il est vrai qu’il fut conçu en péché, mais Dieu n’eut égard qu’aux grands et vaillants princes dont il était descendu et à ses bonnes œuvres personnelles.

Passons maintenant à Nascien, devenu roi de Northumberland, et à son fils Celidoine, devenu roi de Norgales. Le même jour moururent les deux sœurs Saracinthe et Flegetine, et le roi Nascien. Les reines furent ensevelies dans l’abbaye, résidence du roi Mehaignié ; pour Nascien, il préféra reposer dans une abbaye plus éloignée, où Mordrain ne manqua pas de faire porter l’écu que le seul Galaad devait avoir le droit de pendre à son cou.

Celidoine vécut douze ans après son père et se fit aimer de ses peuples autant que lui-même aima le Seigneur. Il était grand clerc et savait surtout lire dans les astres ; si bien qu’ayant reconnu l’approche de plusieurs années de disette, il fit faire avant qu’elles arrivassent de grands amas de blé qui maintinrent en abondance le Norgales, tandis que tous les autres pays étaient en proie à la famine. Et ce n’est pas tout : les Saxons, apprenant qu’on trouvait du blé dans le royaume de Norgales, armèrent une flotte et firent une descente sur les côtes. Celidoine, averti de leur arrivée par les astres, ne leur laissa pas le temps de mettre leurs chevaux à terre ; il parut à la tête d’une armée formidable et les extermina sans trouver la moindre résistance.

Celidoine fut enseveli à Kamalot, et eut pour successeur son fils Narpus. Nascien II succéda à Narpus, Élain le Gros à Nascien II, Jonas à Élain. Ce Jonas, ayant quitté la terre de son père pour aller en Gaule, épousa la fille du roi Mathanas. Un fils qu’il eut, nommé Lancelot, revint dans la Grande-Bretagne, hérita du Norgales, et prit à femme la fille du roi d’Irlande. Mais il renvoya dans les Gaules ses deux fils, qui partagèrent les domaines du roi Mathanas, leur aïeul. L’aîné, Ban, fut roi de Benoïc ; le second, Bohort, fut roi de Gannes. Ban eut deux enfants, l’un bâtard, l’autre légitime. Le bâtard fut Hector des Mares, l’autre le très-renommé Lancelot du Lac. Pour le roi Bohort, ses deux fils furent Lyonel et Bohort. Et maintenant que nous avons fait le compte de la descendance royale du lignage de Joseph d’Arimathie, nous terminerons par le récit de ce qui advint au roi Lancelot, père des deux rois Ban et Bohort.

Près d’une ville de son domaine s’élevait le château de Bellegarde, habité par une dame de sa parenté, des plus belles et des plus vertueuses femmes de son temps : elle vivait dans une mortification continuelle ; mais, en dépit de son désir d’échapper à l’attention des autres, il en fut d’elle comme d’un cierge dont la clarté ne peut se dissimuler, quand il est posé sur le chandelier. Le roi Lancelot entendit parler des perfections de la dame et désira la mieux connaître. Bientôt sa compagnie lui fut si agréable qu’à la faveur des mêmes sentiments de vertu et de piété, il s’établit entre eux un commerce de l’amitié la plus tendre et la plus pure. Peu de jours passaient sans qu’ils se visitassent l’un l’autre, si bien que les méchantes gens ne tardèrent pas à le remarquer pour en médire. « Le roi, » disaient-ils, « aime cette dame d’un fol amour, et l’on ne comprend pas que son mari n’en ressente aucun ombrage. » Le frère du châtelain lui dit un jour : « Comment souffrez-vous que le roi Lancelot vive avec votre femme comme il le fait ? Pour moi, je m’en serais depuis longtemps vengé. — Frère, » répondit le châtelain, « croyez que si je pensais avoir la preuve des intentions que vous prêtez au roi, je ne le souffrirais pas un instant. » Tant lui dit le frère que le mari demeura convaincu de son déshonneur. On était alors aux derniers jours de carême, et, la sainteté du temps ajoutant à la ferveur de la dame et du roi, ils se plaisaient mieux que jamais à ranimer mutuellement leur amour des choses spirituelles. Le jour du vendredi saint, le roi sortit pour aller visiter un ermitage situé au milieu de la Forêt Périlleuse, et entendre le service divin. Il n’avait avec lui que deux serviteurs. Il arrive se confesse reprend le même chemin, et bientôt, ayant soif, il s’arrête devant une belle fontaine et s’incline pour y puiser de l’eau. Le duc l’avait secrètement suivi ; quand il le vit penché sur l’eau, il s’approcha et le frappa de son épée : la tête détachée du tronc tomba dans la fontaine. Non content d’avoir ainsi tué le roi Lancelot, il voulut reprendre la tête et la couper en morceaux ; à peine eut-il plongé la main dans la fontaine que l’eau, jusqu’alors très-froide, se prit à bouillonner d’une telle violence que le duc eut à peine le temps de retirer ses doigts devenus charbons. Il reconnut alors qu’il avait offensé Dieu, et que sa victime était innocente du crime dont il avait cru tirer vengeance. « Prenez ce corps, » dit-il aux deux sergents, « mettez-le en terre, et que personne ne sache de quelle façon est mort le roi. » Ils enterrèrent Lancelot près de l’ermitage, et reprirent le chemin du château. Comme ils en approchaient, un enfant vint dire au duc : « Vous ne savez pas les nouvelles, sire ? Les ténèbres couvrent votre château ; ceux qui s’y trouvent ne voient goutte, et cela, depuis midi. » C’était précisément l’heure où le duc avait frappé le roi. « Je vois, » dit-il alors à ses compagnons, « que nous avons mal exploité ; mais je veux juger par moi-même de ces ténèbres. » Il s’approcha, franchit le seuil de la première porte ; aussitôt un côté des créneaux se détachant de la muraille tomba sur lui et l’écrasa. Telle fut la vengeance prise par Notre-Seigneur de la mort du roi Lancelot. Depuis ce jour, la fontaine de la Forêt Périlleuse ne cessa de bouillir jusqu’au moment où Galaad, le fils de Lancelot, vint la visiter.

Il y eut une autre merveille plus grande encore. De la tombe dans laquelle on avait déposé le corps du roi sortirent, à partir de ce moment, des gouttes de sang qui avaient la vertu de guérir les blessures de ceux qui en humectaient leurs plaies. Si bien qu’il y avait, sur le chemin qui conduisait à la fontaine, un concours de gens navrés qui venaient y chercher leur soulagement.

Or il arriva qu’un jour un lion, poursuivant un cerf, l’atteignit devant cette tombe et le tua. Comme il commençait à le dévorer, survint un second lion qui lui disputa la proie : ils se prirent des dents et des ongles, jusqu’à ce que de guerre lasse ils s’arrêtèrent, labourés de plaies mortelles. L’un des lions s’étendit sur la tombe, et, voyant que des gouttes de sang en jaillissaient, il les recueillit sur sa langue, en lécha ses plaies, qui sur-le-champ se refermèrent. L’autre lion imita son exemple et fut également guéri ; si bien que les deux animaux, en se regardant, perdirent toute envie de recommencer le combat, et, bien plus, devenus grands amis, ils ne voulurent plus se quitter. L’un se coucha au chevet, l’autre au pied de la tombe, comme pour la dérober à tous les yeux. Quand les chevaliers y venaient pour humecter leurs plaies du sang salutaire, les lions les empêchaient d’approcher et les étranglaient s’ils tentaient de le faire. Quand la faim les prenait, l’un allait en chasse, l’autre demeurait à la garde de la tombe. La merveille dura jusqu’au temps de Lancelot du Lac, qui combattit les lions et les mit tous deux à mort.


FIN DU SAINT GRAAL.
  1. On voit ici comment ce fameux Gauvain appartenait à la lignée de Joseph d’Arimathie, dont Pierre, son premier ancêtre, était cousin germain ou issu de germain.
  2. Cet incident, répétition de l’histoire de Mordrain, sert à justifier un épisode de la Quête du Graal.