Les Romans de la Table ronde (Paulin Paris)/Livre 2/Transition

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Léon Techener (volume 1p. 354-362).


TRANSITION.



Robert de Boron nous avait avertis, dans les derniers vers de Joseph d’Arimathie, qu’il laissait les branches de Bron, d’Alain, de Petrus et de Moïse, promettant de les reprendre quand il aurait pu lire le roman nouvellement publié du Saint-Graal. Ce roman nous a donné la suite des récits commencés par Robert ; on y trouve en effet la conclusion des aventures de Petrus, d’Alain et de Bron : ce qui s’y voit ajouté au compte de Moïse nous prépare à ce qu’on en devra dire à la fin du Lancelot. Que Boron ait continué son poëme sur les mêmes données, ou qu’il ait renoncé à le continuer, peu nous importe : il n’aurait pu que suivre la ligne tracée par l’auteur du Saint-Graal. Ainsi, d’un côté, il a pu renoncer à l’espèce d’engagement qu’il avait pris ; de l’autre, on conçoit le peu de soin qu’on aura mis à conserver la suite de ses premiers récits, s’il les avait en effet continués.

En attendant que ce livre du Graal lui tombât entre les mains, Boron s’attacha à une autre légende, celle de Merlin. Pour la composer, il n’avait pas besoin du Saint-Graal ; il lui suffisait d’ouvrir le roman de Brut, de notre Wace[1], traducteur de l’Historia Britonum de Geoffroi de Monmouth, et de laisser, sur cette première donnée, un peu de champ libre à son imagination.

Il écrivit encore ce livre en vers, comme la suite du Joseph d’Arimathie. Nous n’avons conservé de cette continuation que les cinq cents premiers vers ; le temps a dévoré le reste. Mais, comme nous avons déjà dit, l’ouvrage entier fut heureusement réduit en prose vers la fin du douzième siècle, fort peu de temps après la publication du poëme ; et les exemplaires nombreux tirés de cette habile réduction suppléent à l’original que l’on n’a pas retrouvé.

Le Merlin finit avec le récit du couronnement d’Artus : on l’a prolongé, dans la plupart des copies qui nous restent, jusqu’à la mort du héros breton. Ainsi, de deux ouvrages composés par deux auteurs, on a fait l’œuvre unique d’un seul auteur. C’est aux assembleurs du treizième siècle qu’il est juste de faire remonter cette confusion[2]. Ce qu’ils ont appelé la seconde partie du Merlin doit porter le nom de roman d’Artus, et ne peut être de Robert de Boron ; il nous sera facile de le prouver.

I° Robert de Boron, après avoir raconté le couronnement d’Artus, reconnu par les rois et barons feudataires pour fils et héritier d’Uter-Pendragon ; après l’avoir fait sacrer par l’archevêque Dubricius, et couronner par les rois et barons, conclut par ces mots :

« Ensi fu Artus esleu et fait rois dou roiaume de Logres, et tint la terre et le roiaume longuement en pès. » (Msc. 747, fol. 102.)

Mais au début de l’Artus, dont la première laisse suit immédiatement la dernière du Merlin, nous voyons les rois feudataires indignés d’être convoqués par un roi d’aventure qu’ils ne reconnaissent pas pour le fils d’Uter-Pendragon et qu’ils n’ont pas couronné. En conséquence, ils lui déclarent une guerre à mort.

Est-ce le même auteur qui, d’une ligne à l’autre, se serait ainsi contredit ?

II° Robert de Boron avait promis, en finissant le Joseph d’Arimathie, de reprendre la suite des aventures d’Alain le Gros, quand il aurait lu le grand livre du Graal, où elles devaient se trouver, et où elles se trouvent effectivement.

Le Saint-Graal avait paru, dans le temps même où il achevait le Joseph ; il avait donc pu le lire pendant qu’il écrivait le Merlin. C’est pourquoi, se trouvant alors en état d’acquitter une partie des promesses qu’il avait faites, il finit le Merlin par ces lignes qu’un seul manuscrit nous a conservées :

« Et tint le roiaume longtems en pès. Et je, Robers de Boron qui cest livre retrais… ne doi plus parler d’Artus, tant que j’aie parlé d’Alain, le fils de Bron, et que j’aie devisé par raison por quelles choses les poines de Bretaigne furent establies ; et, ensi com li livres le reconte, me convient à parler et retraire qués hom fu Alain, et quele vie il mena et qués oirs oissi de lui, et quele vie si oir menerent. Et quant tems sera et leus, et je aurai de cetui parlé, si reparlerai d’Artu et prendrai les paroles de lui et de sa vie à s’election et à son sacre. » (Man. no 747, fol. 102 vo)[3].

Ces lignes, que les assembleurs ont senti la nécessité de supprimer, appartenaient évidemment à la première rédaction en prose du poëme de Merlin, et répondent aux derniers vers perdus de ce poëme. Mais, au lieu de trouver après le Merlin, comme l’annonçait Robert de Boron, cette histoire d’Alain et de sa postérité, nous passons aujourd’hui sans intermédiaire au récit des guerres soulevées par les barons, aussitôt après le couronnement d’Artus.

Voici la conclusion à tirer de ce double rapprochement :

1o Robert de Boron n’a pas eu de part au livre du Saint-Graal, écrit dans le temps même où il composait le Joseph d’Arimathie.

2o Après avoir pris connaissance du Graal, il eut l’intention de continuer, sinon les histoires de Bron et de Petrus, au moins celle d’Alain le Gros.

3o Les assembleurs, trouvant l’histoire d’Alain suffisamment éclaircie dans le Graal, ont laissé de côté la rédaction poétique qu’en avait faite Robert de Boron ; ils y ont substitué le livre d’Artus, qu’ils se contentèrent de raccorder, tant bien que mal, au livre de Merlin pour en devenir la continuation.

Ainsi le livre qu’on appelle aujourd’hui le roman de Merlin contient deux parties distinctes. La première, qui seule doit conserver le nom de Merlin, est l’œuvre réduite en prose de Robert de Boron. La seconde, dont le vrai nom est le Roman d’Artus, sort d’une main anonyme, peut-être la même à laquelle on devait déjà le Saint-Graal.

J’ai si longtemps hésité avant de m’arrêter à ces conclusions, qu’on me pardonnera peut-être d’y revenir à plusieurs reprises, comme pour mieux affirmer le résultat de mes recherches successives. Je n’ai pas dissipé tous les nuages, éclairci toutes les obscurités ; mais ce que j’ai découvert, je crois l’avoir bien vu ; et si je ne me suis pas trompé, c’est un pas de plus fait sur le terrain de nos origines littéraires.

Le magnifique début du Merlin se lie à l’ensemble de la tradition et des croyances bretonnes. Pour justifier l’autorité des prophéties attribuées à ce personnage, il fallait reconnaître à leur auteur une nature et des facultés supérieures à la nature et aux facultés des autres hommes. On n’osa pas mettre Merlin en commerce direct avec Dieu, et le placer sur la même ligne que les Daniel et les Isaïe ; mais on admit, d’un côté, que le démon avait présidé à sa naissance, de l’autre, qu’il avait été purifié de cette énorme tache originelle par la piété, l’innocence et la chasteté de sa mère. C’est à Robert de Boron que nous croyons pouvoir accorder l’honneur de cette belle création de la mère de Merlin : pure, humble et pieuse, telle que la Vierge Marie nous est elle-même représentée. Fils d’un ange de ténèbres ennemi des hommes, Merlin aurait dû plutôt venir en aide aux méchants, aux oppresseurs de son pays ; il n’eût pas connu les secrets de l’avenir, car, ainsi que l’avait fait remarquer Guillaume de Newburg[4], les démons savent ce qui a été, non ce que l’avenir réserve. Mais la mère de Merlin, victime d’une illusion involontaire, ne devait pas être punie dans son fils. Dieu donna donc à Merlin des facultés supérieures qui, formant une sorte d’équilibre avec celles qu’il tenait de son père, lui permirent de distinguer le juste et le vrai, en un mot, de choisir entre la route qui descendait à l’enfer et celle qui montait au paradis. On pouvait donc, sans offenser Dieu, croire à ses prophéties, et la Bretagne pouvait l’honorer comme le plus zélé défenseur de son indépendance. C’est ainsi que le démon qui l’avait mis au monde pour en faire l’instrument de ses volontés, vit tout ses plans déjoués, et n’en recueillit qu’un nouveau sujet de confusion.

De cette première création, l’imagination poétique de la race bretonne a su tirer un admirable parti. Merlin a non-seulement la connaissance parfaite de l’avenir et du passé ; il peut revêtir toutes les formes, changer l’aspect de tous les objets. Il voit ce qui peut conduire à l’heureux succès des entreprises ; il est naturellement bon, juste, secourable. Cependant le démon ne perd pas tous ses droits ; Merlin ne peut surmonter les exigences de la chair, il ne commande pas à ses sens ; il a, pour les faiblesses de ses amis, des prévenances qu’il serait impossible de justifier. Lui-même est tellement désarmé devant les femmes que, tout en voyant l’abîme dans lequel Viviane veut le plonger, il n’aura pas la force de s’en détourner.

J’ai dit que Robert de Boron avait trouvé dans Geoffroy de Monmouth les éléments du livre de Merlin : quelle énorme distance cependant entre les récits du moine bénédictin et la grande scène par laquelle va débuter le romancier français ! Scène toute biblique, que seront heureux d’imiter les plus grands poëtes des trois derniers siècles, les Tasse, les Milton, les Goethe et les Klopstock. Aucun d’eux cependant ne connaissait peut-être l’œuvre qui les avait devancés ; mais quand une forme est introduite dans l’expression et le développement des sentiments et des idées, c’est un nouvel élément de conception mis à la portée de tous ; et ceux qui ne dédaignent pas de s’en servir n’ont pas besoin de connaître celui qui l’a pour la première fois employé. D’ailleurs le début du Merlin doit beaucoup lui-même aux premiers chapitres de Job, et aux beaux versets dialogués de la liturgie pascale : Attollite portas, Principes, vestras… — Quis est iste rex gloriœ ? versets eux-mêmes empruntés à l’évangile apocryphe de Nicodème[5]. Arrêtons-nous, et laissons la parole à Robert de Borom.

  1. J’ai déjà fait remarquer que Boron citait plusieurs fois le Brut et nulle part l’Historia Britonum. De là l’induction qu’il ne connaissait pas le texte latin, et qu’il écrivait son livre en France.
  2. Voyez plus haut, p. 90.
  3. La branche d’Artus dans quelques manuscrits, comme le no 370, ouvre le volume. Dans d’autres, comme le no 747, elle est franchement séparée du Merlin, dont les dernières lignes emploient seules le haut du verso précédent. Dans d’autres, une grande initiale en marque assez bien la séparation : mais, ailleurs encore, les deux parties ne sont pas même distinguées par un alinéa. Après les derniers mots, ils continuent : « et après la mi août que li rois Artus fu couronnés, tint li rois cour grand et merveilleux… » La main des assembleurs est facile à reconnaître dans cette fusion arbitraire.
  4. Voyez plus haut, p. 65.
  5. Le début du Merlin était déjà préparé dans les premières lignes du Joseph ; on y voit le péché originel brouiller l’homme avec la justice divine, et nous rendre la propriété inévitable du démon, si Dieu ne consent à s’offrir lui-même pour notre rançon.