Les Romans de la Table ronde (Paulin Paris)/Livre 4/05
V.
ous avons anticipé sur l’ordre des récits en achevant l’histoire des amours de Merlin. Il faut maintenant revenir sur nos pas, et retrouver le prophète en Carmelide, où il s’était transporté, après avoir donné ses instructions au sénéchal du roi Ban de Benoyc et fait sa première visite à Viviane, dans la forêt de Briosque.
Le roi Leodagan et Artus lui-même avaient grand besoin de ses conseils. Une armée considérable était réunie devant Caroaise, attendant de lui l’ordonnance de chaque échelle. On peut résumer en peu de mots les avis du prophète : empêcher les espions de l’armée ennemie de rien deviner du plan d’attaque ; distribuer toutes les forces en dix batailles, dont les premières iront surprendre de nuit le camp des Danois, que les débauches de la veille retiendraient assoupis ; « car en leur ost estoit venue grant abondance de blé, de chair et de vins. » Telle était la confiance des Saisnes, qu’ils n’avaient pas même posé de gardes devant les tentes, et que les abords n’en étaient défendus que par un rempart de charrettes. Les autres échelles devaient attendre dans le bois voisin un signal pour se montrer, ramener les fuyards ou décider le succès de la journée. Nous nous garderons bien de suivre le romancier dans le long récit de la bataille livrée au roi Rion, devant Daneblaise ; il suffira de dire qu’après une lutte acharnée, le roi barbu se verra obligé de remonter dans ses vaisseaux, et de rentrer en Danemark, sans la barbe de Leodagan, principal objet de ses convoitises.
Comme on prenait les dernières dispositions pour le combat, un cousin germain de Leodagan, dont les médisances devaient être plus tard si funestes à Genièvre, le jeune Guiomar, entra dans la chambre où les trois rois, Artus, Ban et Bohor, tenaient conseil. Leodagan l’envoyait pour les prier de se rendre près de lui. Ils montent aussitôt, arrivent dans la cour du palais où le roi de Carmelide les prend par la main et les conduit dans une salle haute. Quand ils furent assis : « Vous devez, » leur dit-il, « comprendre combien je vous aime et vous honore ; c’est à vous que je dois la conservation de ma couronne et de ma vie. J’ai donc grand désir de savoir le nom de mes libérateurs : j’ai promis de ne pas le demander ; mais qu’il vous plaise au moins de ne pas tarder à me satisfaire. » En disant ces mots, le roi les regardait humblement ; et, quand il s’aperçoit qu’ils hésitent à répondre en paraissant attendre le conseil de Merlin, les larmes lui montent du cœur aux yeux et lui couvrent le visage ; il ne peut prononcer un seul mot, et se laisse tomber à leurs pieds. Artus s’empresse de le relever, et tous les cinq vont s’asseoir sur le même lit.
Merlin rompit le silence : « Ainsi vous voudriez bien, Sire, savoir qui nous sommes ? Apprenez d’abord ce que nous sommes venus quérir. Vous avez pu voir si ce jeune damoiseau est bon chevalier ; tout roi couronné que vous êtes, il est encore plus riche d’amis, de terre et de parents que vous-même. Il n’a pas encore pris femme ; si nous allons par le pays cherchant les aventures, c’est dans l’espoir de rencontrer un puissant baron qui consente à lui donner sa fille en mariage. — Eh ! sire Dieu, pourquoi tant chercher ? » s’écria Leodagan ; « j’ai la plus belle fille qui soit en terre, la plus sage, la mieux enseignée du siècle. Sa parenté, son héritage, ne diminuent rien de sa valeur : si tel est votre plaisir, je la lui donne à femme, et toute ma terre après ma mort, car je n’ai pas d’autre héritier qu’elle. » Merlin répondant que l’offre n’était assurément pas à refuser, Leodagan va lui-même prévenir sa fille, en l’avertissant de revêtir ses plus riches vêtements. Il lui prend la main, la conduit où l’attendaient les quatre compagnons ; en même temps entrent dans la salle les plus hauts barons de sa terre et tous les chevaliers de la Table ronde. Leodagan parlant assez haut pour être entendu de tous : « Sire damoisel, » dit-il, « que je ne sais encore nommer, venez avant, et recevez à femme ma bele et courtoise fille, avec le don, après ma mort, de tout l’honneur qui dépend de moi : je ne pourrais la donner à plus prud’homme. »
Artus passe alors avant, et dit : « Grand merci ! » Leodagan prend sa main droite, la met dans la main de sa fille, et l’évêque de Caroaise prononce la fiançaille.
Au milieu des marques de joie de tous les assistants, Merlin s’approche de Leodagan : « Sire, vous avez donné votre fille, et vous ne savez encore à qui vous l’avez donnée. Apprenez, vous et tous ceux qui nous entourent, que vous avez pour gendre le roi Artus de Bretagne, fils du roi Uter-Pendragon. C’est votre suzerain ; vous et tous les hommes de ce royaume lui devez hommage : que chacun s’acquitte de ce devoir, et nous irons ensuite avec plus de confiance tournoyer contre le roi barbu. Quant à ces deux prud’hommes, ils sont frères germains et rois couronnés ; l’un est Ban de Benoyc, l’autre Bohor de Gannes : leurs compagnons sont tous bons chevaliers et nobles barons, fils de princes et de châtelains. »
Ne demandez pas si le roi Leodagan et ceux qui l’entouraient furent ravis d’entendre ces paroles. Aussitôt, les chevaliers de la Table ronde s’approchent du roi Artus et lui font hommage. Le roi Leodagan les imite, et après lui tous les barons. On s’assit ensuite au festin des fiançailles, et l’on entendit la plus belle messe qui fût jamais à souhaiter. « Maintenant, » dit le roi Leodagan, « Dieu peut faire de moi sa volonté, puisque ma fille et ma terre sont assignées au plus prud’homme du monde. »
Les conducteurs des dix échelles ordonnées pour la bataille furent les trois rois Artus, Ban et Bohor, leurs trente compagnons et les deux cent cinquante chevaliers de la Table ronde : Merlin portait le dragon, principal étendard des Bretons. La seconde échelle fut confiée à Guiomar. La troisième à Climadas, le neveu de la sage dame de la forêt Sans-Retour. La quatrième à Brios ou Brieus, sire du merveilleux château de Claudas. La cinquième au renommé chevalier Chidolus. La sixième au roi Belchis. La septième à Ydier de la Terre aux Norois, à qui devait arriver la belle aventure des cinq anneaux qu’il ôta des doigts du chevalier mort, demandant vengeance. La huitième à Landon, neveu de Cleodalis. La neuvième à messire Groing Pestremol, bon chevalier, qui avait le nez d’un chat. La dixième enfin à Leodagan et à Cleodalis, son sénéchal. Chacune de ces échelles était composée de sept à dix mille hommes ; mais il faut sans doute admettre la réduction que le romancier lui-même a précédemment proposée.
Artus ayant demandé ses armes, Genièvre s’approcha et l’aida à les revêtir. Elle lui ceignit l’épée au senestre côté, et quand le roi
n’eut plus que le heaume à prendre, elle se mit à genoux pour lui chausser les éperons.
Merlin sourit en la montrant aux deux rois ; puis se tournant vers Artus : « Sire, sire, c’est d’aujourd’hui seulement que vous êtes chevalier nouvel. Vous pourrez à bon droit dire que vous devez votre chevalerie à fille de roi et de reine. Une seule chose y manque encore — Et quelle est cette chose ? » dit Artus ; « ma dame la fera, s’il n’y a pas honte à l’accomplir. » — « Certes, » dit Genièvre, « à rien de ce que je ferais pour vous ne peut se trouver honte ou laidure : je vous sais à trop courtois pour craindre de vous la moindre vilainie, et si vous me la demandiez, le reproche en serait plus sur vous que sur moi ; car je ne puis avoir honte que vous ne la partagiez. » — « On ne peut, » dit Merlin, « parler plus sagement : mais de ce que je demande ne peut venir aucune honte ni reproche.
— Dites donc ce que vous voulez encore. — C’est, » fait Merlin, « le baiser, si la demoiselle ne le refuse pas. — Oh ! » dit Artus, « il ne s’en faudra pas de cela que je ne sois son chevalier. — Moi, » dit à son tour la demoiselle, « je ne veux pas non plus manquer pour cela d’être à vous, et vous à moi. De quoi me ferai-je prier ? je l’ai pour agréable aussi bien que vous[1]. » Artus se prit alors à rire, et, s’approchant plus encore, il la baisa et la tint quelque temps étroitement embrassée. Puis, le signal du départ étant donné, Genièvre lui couvrit la tête d’un heaume merveilleux qui lui fut d’un grand service dans la terrible lutte qu’il allait soutenir.
Les Danois étant mis en déroute complète, leur roi Rion après avoir fait tout ce qu’on pouvait attendre du plus vaillant guerrier, se voyait entraîné dans la fuite commune, quand il fut arrêté par Artus qui l’invita à se mesurer avec lui. Le roi barbu issu de la race des géants y consentit : le duel fut long et terrible. Artus plusieurs fois violemment frappé dut son salut à la bonne trempe d’Escalibur ; elle coupa en deux, d’un revers, la massue du roi géant. L’épée de Rion n’était pas moins bonne ; on la nommait Marmiadoise et venait d’Hercule en ligne directe. Hercule l’avait cédée à Jason, celui qui conquit la toison d’or et abandonna Médée qui l’aimait tant. Nicaus, un fameux orfèvre, l’avait forgée pour le roi Adrastus de Grèce, et du trésor de ce prince elle était arrivée à Tideus, fils du roi de Calidon ; Tideus l’avait ceinte quand il fit son message au nom de son beau-frère Polinice, près du roi de Thèbes Etyocle. De main en main, elle était enfin passée au roi Rion, qui se vantait de descendre d’Hercule. Artus cette fois ne tua pas son adversaire ; il se contenta de lui enlever Marmiadoise qu’il ne cessa plus de porter. Pour la grande épée du Perron, la fulgurante Escalibur, il en fit don à son neveu Gauvain.
Artus et Rion, comme les héros d’Homère, s’arrêtent de temps en temps pour lier conversation. Le roi de Logres dit qu’il est fils du roi Uter-Pendragon. « Moi, répond son adversaire, je suis le roi Rion d’Irlande la grande, terre qui s’étend jusqu’à la terre des Pastures, que j’aurais égaiement soumise, sans la borne infranchissable de la Laide Semblance que posa Judas Machabée, pour indiquer qu’il avait arrêté là ses conquêtes. Les anciens disent que les aventures merveilleuses du royaume de Logres cesseront dès que la borne sera ôtée. Mais celui qui l’enlèvera doit la précipiter dans le golfe de Septanie, et ne la laisser voir à personne ; car elle donnera à quiconque osera la regarder sa hideuse figure. »
( Cette légende est ici rapportée d’une façon assez obscure : on y voit une étrange confusion entre Judas Machabée, les bornes d’Hercule et la tête de Méduse. Je ne saurais pas dire si la suite des récits justifiera complétement la prophétie racontée par le roi Rion.)
Il faut encore signaler dans le bulletin de cette bataille, dont je n’ose rappeler tous les détails, le touchant épisode de la réconciliation de Leodagan avec son preux sénéchal Cleodalis. On se souvient des justes motifs de ressentiment de Cleodalis contre le roi de Carmelide, qui retenait la sénéchale enfermée dans une tour, pour lui ôter les moyens de voir son mari. Cleodalis, résistant aux sollicitations de ses parents, avait résolu de remplir fidèlement ses devoirs de vassal et de sénéchal, tant que durerait la guerre. Loin de penser à trahir Leodagan, il n’avait pas cessé de veiller sur ses jours pendant la bataille. Il l’avait vu s’engager imprudemment à la poursuite de quelques Saisnes, jusqu’au milieu d’une forêt ; là bientôt, éloigné des siens, le roi avait été surpris et entouré par de nouveaux ennemis. Il venait d’être désarçonné, quand Cleodalis parut, offrit au roi son cheval et l’aida à remonter : « Hâtez-vous de fuir, Sire, » dit-il, « vous n’avez aucun autre moyen de salut : je vais demeurer pour vous faire rempart. » Leodagan sentit les pleurs inonder son visage, en entendant parler ainsi celui qu’il avait mortellement offensé. Il monta, mais ne voulut pas abandonner Cleodalis, et tous deux, appuyés contre deux grands chênes voisins l’un de l’autre, seraient tombés sous les coups des Saisnes, si Merlin n’eût averti le roi Artus de compléter sa victoire en venant à l’improviste attaquer les sept cents géants qui occupaient encore la forêt.
Il était grandement temps que le secours leur arrivât : Leodagan, de nouveau désarçonné, venait de tomber sanglant sur ses genoux ; Cleodalis, percé de vingt coups d’épieu, résistait encore malgré le sang qui coulait de vingt blessures. Dès que les géants furent dispersés : « Cleodalis, » dit faiblement le roi, « je vois bien que je suis à ma fin venu ; mais, gentil homme, je vous crie merci de mes torts envers vous. » Disant cela, il essayait de se tenir à genoux en tendant son épée. « Prends ton droit, gentil chevalier ; tranche-moi la tête comme je le mérite et comme tu es obligé de le faire. » Cleodalis, voyant ainsi le roi, ne put retenir ses larmes ; il lui tendit la main, le releva et déclara qu’il le tenait quitte de tous les méfaits qu’il avait à lui reprocher.
L’armée victorieuse revenue à Caroaise, Cleodalis et Leodagan se confièrent à de bons médecins qui parvinrent à fermer leurs plaies. Pour le roi Artus, il jugeait le moment venu d’épouser Genievre, sa fiancée ; mais le sage Merlin lui représenta qu’il avait auparavant une dette de reconnaissance à payer aux deux rois de la Gaule, et qu’il fallait avant tout mettre le royaume de Benoyc à l’abri des attaques de Claudas, de Ponce-Antoine et de Frollo. Le roi Bohor cependant était allé visiter son château de Charhais, don du roi Uter-Pendragon, qui l’avait repris au roi Amant, pour refus d’hommage. De là, des levains de haine entre les rois Bohor et Amant, dont nous verrons bientôt les conséquences. Pour Artus, il prit congé de Leodagan et de sa fiancée, afin de se rendre à Bredigan, où devaient le rejoindre les deux rois de Gaule avant d’entrer en mer. Bohor partit de Charhais pour se trouver au rendez-vous avec Guinebaut son frère et soixante chevaliers.
Il avait à traverser une grande forêt appelée la Forêt périlleuse, nom qu’elle devait échanger plus tard contre celle de Forêt sans retour. Au lieu de prendre la grande voie qu’avait suivie le roi Artus et ses vingt mille soudoyers, Bohor entra dans un chemin détourné qui les conduisit à l’entrée d’une prairie où les attendait la plus merveilleuse aventure. Au milieu de cette prairie, entièrement fermée de bois, ils trouvèrent les plus belles danses qu’ils eussent jamais vues de chevaliers, écuyers, dames et damoiselles. Près des danseurs étaient assis en deux fauteuils, d’un côté une dame de la plus parfaite beauté, de l’autre un chevalier de cinquante années d’âge environ. Dès qu’ils virent la dame, Bohor, Guinebaut et leurs compagnons descendirent de cheval : la dame à leur approche se lève, comme sage et bien enseignée, ôte sa guimpe, salue le roi Bohor et les invite tous à s’asseoir sur l’herbe fraîche et verdoyante. Quelque plaisir qu’il y eût à regarder ces charmantes caroles, Guinebaut en prenait encore un plus grand à contempler la dame assise : plus il la regardait, plus il sentait le feu d’amour pénétrer dans son cœur. « Ne pensez-vous pas, » dit alors la dame, « qu’on serait bien heureux de suivre ces belles caroles tous les jours de la vie ? — Dame, » répond Guinebaut, « il ne tiendrait qu’à vous d’avoir ce bonheur. — S’il en était ainsi, j’en serais ravie, » dit-elle, « mais à quelles conditions ? — Consentez à me donner votre amour, et je ferai durer les caroles tant que vous voudrez. Les beaux danseurs d’aujourd’hui seront tour à tour remplacés par ceux que le hasard conduira dans ces lieux ; à peine arrivés, ils se mettront à faire joie, à caroler et chanter, jusqu’au moment où surviendra un fils de roi qui n’aura jamais faussé ses amours, et qui joindra à cette rare vertu celle d’être le plus preux chevalier de son temps. » La dame répondit qu’à ces conditions elle lui accordait son amour. « Mais, » reprit Guinebaut, « n’avez-vous jamais eu de seigneur ? — Non ; je suis aussi bonne pucelle qu’en sortant du ventre de ma mère : de plus, je suis dame d’un royaume appelé la Terre lointaine. — Pour moi, » dit alors le vieux chevalier, « je prétends dresser ici une chaire élevée, où viendra s’asseoir le chevalier loyal qui doit mettre fin à l’aventure. Et moi, » dit le roi Bohor, « je déposerai une riche couronne d’or que le loyal chevalier aura seul droit de porter. » Alors la dame et Guinebaut échangèrent fiance d’être à jamais l’un à l’autre ; il fut en outre convenu que la mort de la dame ou de son amant n’empêcherait pas les danses de continuer, jusqu’au moment de l’arrivée du Chevalier loyal en amour. Guinebaut jeta son enchantement et c’est ainsi que la carole fut établie ; elle n’était interrompue que pour laisser aux danseurs le temps de dîner, souper et dormir.
La dame obtint de Guinebaut un second jeu. Ce fut un échiquier mi-parti d’or et d’ivoire, ainsi que les paons et les autres personnages. Le sort qu’il jeta fut tel : sitôt qu’un joueur avait fait le premier trait d’un paon ou de quelque autre pièce, il devait voir le jeu répondre et les pièces avancer sans qu’une main les conduisît ; quelle que fut son adresse, le joueur ne pouvait manquer d’être maté par le jeu, jusqu’au moment où paraîtrait le Chevalier loyal en amour, fils de roi et de reine.
Guinebaut ne borna pas ses enchantements à la carole et à l’échiquier ; il apprit maint autre secret à la dame, qui sut bien en ouvrer après la mort de celui qui l’avait enseignée. C’est ainsi qu’elle éleva le Château tournoyant et d’autres caroles que Meraugis trouvera dans la Cité sans nom, en achevant sa quête de messire Gauvain.
Guinebaut laissa partir le roi Bohor son frère, après l’avoir quelque temps convoyé. Pour lui, il demeura près de la Dame aux caroles et ne la quitta plus un instant jusqu’au moment de sa mort.
[ Cette histoire semble une simple variante de celle de Viviane. Merlin produit les mêmes danses, confie les mêmes secrets, reste également enchaîné par une puissance invincible auprès de Viviane. Mais les jeux de Guinebaut deviendront l’occasion d’autres récits, et quoiqu’on reconnaisse ici le calque d’une première invention ailleurs mieux racontée, on aime à voir comment d’un seul fonds nos romanciers tirent souvent un double ou même un triple courant de récits. ]
De son côté le roi Bohor poursuivit sa route vers la forêt de Bredigan où l’attendait, comme on a vu, le roi Artus. Avant d’être sorti de la Forêt périlleuse, il fit rencontre non plus de joyeuses danses, mais du roi Amant qui, l’arrêtant, la fureur dans les yeux, le contraignit à se mesurer avec lui. Les conditions du combat furent telles : si Amant demeurait vainqueur, Bohor devait lui céder le château de Charhais ; s’il était vaincu, il devait se rendre à Bredigan pour y faire hommage au roi Artus de ses autres domaines. Enfin, s’il était tué, ses chevaliers devaient reconnaître Artus pour le suzerain des fiefs qu’ils avaient jusqu’alors tenus du roi Amant. Le combat fut long et se termina par la mort de l’agresseur que Bohor pleura sincèrement. La plupart des chevaliers d’Amant consentirent à suivre Bohor à Bredigan, et furent accueillis favorablement par Artus. Mais les plus orgueilleux, Guinganbresil, Giromelan et Brandelis, ayant refusé de les imiter, retournèrent sur leurs pas. Le roi de Gannes, avant de quitter la place, y fonda un hôpital commémoratif que desservit un bon clerc, auparavant son chapelain, et dont on aura plus tard occasion de parler.
Bohor entra dans Bredigan comme Artus se disposait à revenir à Logres pour y déposer de nouvelles richesses qu’il devait à Merlin. Le prophète l’avait conduit au pied d’un grand chêne dont il avait fait mettre les racines à découvert ; là se trouvait un trésor, remontant au temps de l’arrivée des Romains. On avait encore trouvé, sous le trésor et dans un coffre de cuivre, douze épées d’excellente trempe. Artus les rapporta lui-même à Logres.
Avant de quitter Bredigan, plusieurs jouvenceaux de bonne mine avaient demandé à lui être présentés : le roi, entouré de ses barons, les attendit sous une épaisse et verte « arbroie », où il prenait le frais ; car, le pays étant infesté de Saisnes, il n’avait osé permettre à ses chevaliers de déposer leurs armes. On était à l’entrée de mai, la chaleur était grande[2]. Les enfants approchèrent en se tenant deux à deux par la main. Arrivés devant le roi, ils s’agenouillèrent, et Gauvenet prenant la parole : « Sire, je viens vers vous avec mes frères, mes cousins, mes parents et mes amis, comme à notre seigneur lige, attirés par le bien qu’ils ont entendu de vous. Nous désirons vous prier de nous donner des armes et de nous faire chevaliers nouveaux. Si vous prenez en gré notre service, nous vous servirons loyalement et du mieux que nous pourrons. Apprenez déjà que plusieurs d’entre eux ont assez bien fait leurs preuves, en défendant de leur mieux votre terre. Ils y ont mis grand travail et grande peine, et si j’entends que vous le sachiez, c’est qu’on doit rendre compte aux prud’hommes du bien et du mal qu’on a pu faire. Mais il vaut mieux le taire aux mauvais seigneurs, peu soucieux de reconnaître les bons, ayant des yeux pour ne pas les voir, et un cœur qui ne les avertit pas de remercier.
« — Qui êtes-vous, gentil varlet qui parlez si sagement ? » dit Artus.
« — Avant de répondre, Sire, nous désirons savoir si votre volonté est d’accueillir notre service : demandez ensuite ce qu’il vous plaira, nous dirons ce que nous savons.
« — Beaux amis, » dit Artus, « je vous retiens très-volontiers, et j’entends faire chevaliers vous et tous ceux de votre compagnie. Vous serez désormais mes compagnons, mes amis ; vous pourrez disposer de ma cour et de moi. » Et relevant en même temps Gauvenet par les mains : « Dites-moi maintenant, beau doux ami, qui vous êtes, car j’ai grande impatience de le savoir. — Sire, » fait l’enfant, « par mon droit nom on m’appelle Gauvain : je suis fils au roi Loth de Loenois et d’Orcanie ; ces trois damoiseaux que je tiens par les mains sont mes frères, Agravain, Guirres et Gaheriet. Ces autres damoiseaux vous sont cousins-germains, de par les rois Nautre et Urien. On les nomme Galeschin, Yvain le Grand et Yvain l’Avoutre. Voyez-vous ce beau brun si bien membré ? c’est le fils du roi Belinan de Sorgales, et le cousin-germain de Galeschin. Ces deux autres sont Keu et Kahedin, neveux du roi Karadoc d’Estrangore. Les autres sont cousins du roi Loth, ou fils de comtes et de ducs, à savoir Yvain aux Blanches Mains, Yvain l’Esclain, Yvain de Rivel, Yvain de Lionel. Enfin ce damoisel qui surpasse tous les autres en beauté, en force, en visage riant, en blonde et crêpée chevelure, c’est le riche Sagremor, neveu de l’empereur de Constantinople ; il a traversé des mers lointaines pour recevoir ses armes de votre main. »
Le roi, l’entendant ainsi parler, ne peut contenir sa joie. Il prend Gauvain dans ses bras, et tour à tour baise tous ses compagnons ; il n’y a pas d’honneur qu’il ne fasse à Sagremor. Puis, revenant à Gauvain : « Beau neveu, je vous donne la charge de connétable de mon hôtel ; vous serez après moi le souverain seigneur de mes hommes et de ma terre. » Gauvain l’en remercie humblement et s’agenouille de nouveau. Le roi le revêt de l’office de connétable par son dextre gant. Après cela l’ordre est donné de monter ; on laisse Bredigan, on arrive à Logres. Au-devant du roi allèrent ses deux sœurs, la reine d’Orcanie et Morgan la bonne clergesse. Ils trouvèrent le palais tendu de draps de soie, jonché d’herbes fraîches et odorantes. Le jour et la nuit suivante se passèrent en fêtes joyeuses ; puis Artus avertit les enfants de se rendre à la maître-église pour y veiller jusqu’au lendemain. Quand vint l’heure de la messe, le roi prit sa bonne épée Escalibur et la ceignit au côté de Gauvenet ; il lui chaussa l’éperon droit, pendant que le roi Ban attachait le senestre. La colée fut donnée par Artus : « Chevalier, lui dit-il, Dieu te fasse prud’homme ! » Après, il les adouba tous et leur distribua les bonnes épées qu’il avait trouvées au trésor, à l’exception de Sagremor qui voulut employer les armes qu’il avait apportées de Constantinople, et de Dodinel le Sauvage, qui reçut du roi Bohor l’épée nouvellement conquise sur le roi Amant, oncle de l’enfant. Mais, en raison du deuil que causaient dans le pays le voisinage et les ravages des Saisnes, le roi ne permit pas aux chevaliers nouveaux de dresser une quintaine dans la plaine. Tous ses soins se portèrent sur les hommes d’armes qui, de tous côtés, venaient lui demander des soudées pour la prochaine campagne de Gaule. Le soin de les retenir, de les dresser, de leur assigner une place dans chaque bataillon fut confié au connétable Gauvain qui, à partir de ce jour, eut sur l’armée d’Artus la principate autorité. AVant le départ général de l’armée, Merlin s’accointa plus particulièrement de Morgan, sœur d’Artus. Elle apprit alors de lui les grands secrets d’astronomie et de nécromancie dont elle fit par la suite tant d’usage et pour servir ses amis, et pour se venger de ses ennemis.