Les Romans de la Table ronde (Paulin Paris)/Livre 4/06

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Léon Techener (volume 2p. 205-230).


VI.


première campagne en gaule. — merlin en romanie.



Nous passerons rapidement sur cette première campagne du roi Artus en Gaule : car nous croyons répondre aux dispositions du lecteur, en nous contentant de rappeler les circonstances qui sortent des lieux communs, au milieu de tous ces récits belliqueux, si chers à nos romanciers.

Artus pouvait compter sur soixante mille hommes de guerre : vingt mille étaient de ses domaines ; vingt mille du royaume de Carmelide, les autres fournis par son nouvel allié le roi Loth d’Orcanie. Nous voyons Merlin dresser presque toujours les plans de campagne et faire réellement office de généralissime. Vingt mille hommes sont laissés dans Logres sous le commandement de Do de Carduel ; Gauvain, chargé des préparatifs du grand voyage, se rend le premier à Douvres ; et quand Artus arrive dans cette ville, il trouve la flotte prête à mettre à la voile.

Ils entrèrent de nuit dans les vaisseaux, qui levèrent l’ancre au point du jour ; favorisés d’un vent frais, ils abordèrent à la Rochelle. Les principaux chevaliers qui allaient seconder Artus et les deux rois Ban et Bohor furent Gauvain, les trois autres fils du roi Loth, ses cousins les quatre Yvain, Dodinel, Keu d’Estraus, Kahedin, et enfin Sagremor, l’infant de Constantinople.

Cependant Léonce de Paerne et Pharien de Benoyc que Merlin avait avertis de la menaçante invasion des Romains, des Allemands et des Gaulois, sous la conduite de Ponce-Antoine, du duc Frollo, du roi Claudas de la Déserte et du sénéchal Randol, avaient confié la garde des villes et forteresses des deux royaumes de Gannes et de Benoyc à dix mille écuyers de bonne volonté, désireux de gagner l’adoubement des çhevaliers.

La nouvelle se répandit bientôt de l’approche des ennemis, qui mettaient tout en flammes devant eux. Ils trouvèrent à prendre peu de chose ; on avait eu soin de tout transporter dans les villes fortes. Ils convinrent d’assiéger le fort château de Trèbes[1] ; mais ils ne purent camper qu’à une assez grande distance, attendu le terrain glissant et marécageux qui l’entourait. On arrivait au pied de la hauteur que dominait la forteresse par une demi-lieue de chaussée très-étroite. Ponce-Antoine se contenta d’isoler le château et d’empêcher les assiégés de renouveler leurs provisions. Dans Trèbes étaient enfermées la reine Hélène de Benoyc et sa belle-sœur la reine de Gannes. La défense en était confiée à Gracien et à Banin son fils, écuyer valeureux, filleul du roi Ban. Pour Léonce de Paerne, dès qu’il apprit l’arrivée des Romains devant Trèbes, il se souvint des conseils de Merlin et chargea Ansiaume, le sénéchal du roi Ban, de conduire secrètement dix mille hommes d’armes dans la forêt de Briosque, près de la fontaine de la Lande. Il donna le même avis à Pharien de Gannes et ne tarda pas à se mettre lui-même en chemin vers le rendez-vous indiqué[2].

Merlin de son côté avait rejoint Artus et ne lui avait pas épargné ses bons conseils. L’ost, ou l’armée, forma quatre échelles ou bataillons de nombre égal. Gauvain, le connétable, conduisit la première avec ses frères, ses cousins et les trente-sept chevaliers compagnons d’Artus en Carmelide. Le roi Ban eut la seconde échelle ; le roi Bohor la troisième avec les quatre cents chevaliers du roi Amant et le contingent de Carmelide. La quatrième échelle fut conduite par Artus et comprit tes compagnons de la Table ronde conduits eux-mêmes par le pieux Nascien, Adragain et Hervis du Rinel. « Pour vous, Keu, » dit Merlin, « vous porterez le dragon, enseigne du roi Artus. C’est votre droit : vous aurez grand soin de paraître constamment au premier rang, et vous serez le point de mire de tous les combattants. »

Puis, s’adressant au roi Artus : « Vous vous mettrez en chemin cette nuit même au sortir du premier somme ; après une journée de marche, vous arriverez en vue de Trèbes, assiégée de quatre côtés par quatre-vingt mille hommes. Vos quatre échelles attaqueront en même temps les quatre échelles ennemies : vous ne les surprendrez pas, car ils font bonne garde ; vous aurez en conséquence besoin de grand hardement.

— « Comment ! » dit le roi Artus, « les Romains sont-ils plus nombreux que nous ? « — Oui, plus nombreux de moitié ; mais il vous arrivera de la forêt de Briosque un renfort de vingt mille hommes. Au point du jour, vous entendrez retentir un cor et vous verrez dans les airs un grand brandon de feu. C’est le signal de l’arrivée du secours : vous commencerez aussitôt l’attaque du camp. »

L’armée bretonne quitta les plaines de la Rochelle après le départ de Merlin : l’échelle de Gauvain se mit la première en marche, conduite par Blioberis qui savait les chemins. Ils atteignirent au point du jour la rivière de Loire, assez près de son embouchure. Ils s’y arrêtèrent la nuit, puis se remirent en mouvement jusqu’en vue des tentes dressées autour de Trèbes. Dans l’obscurité, ils distinguèrent les lumières qui éclairaient tous les points du camp ennemi. Les sentinelles romaines, entendant un bruit d’armes et de chevaux, donnèrent l’alarme : Ponce-Antoine sur-le-champ fit armer ses gens et ordonna qu’on se réunît dans la plaine pour attendre les Bretons. Leurs trois autres échelles, conduites par Frollo, par Claudas et par Randol, s’armèrent à leur tour et se tinrent le long d’une petite rivière nommée l’Aroaise. Comme ils s’armaient et se pressaient en désordre, le cor de Merlin se fit entendre, un large brandon de feu traversa les airs. Aussitôt messire Gauvain, à la tête des siens, se plongea dans les tentes et pavillons de Frollo ; Ban, Bohor et Artus attaquèrent celles de Claudas, de Ponce-Antoine et de Randol. En un moment les tentes sont abattues, les soldats qui n’ont pas eu le temps de s’armer sont tués, et leurs chefs, revenus trop tard pour les protéger, engagent un combat qui ne tarde pas à devenir général.

Le soleil venait de se lever et l’éclat qu’il jetait sur les heaumes, les hauberts et les écus présentait un merveilleux tableau, « si bien, » dit le romancier, « que c’estoit à regarder un delit et une melodie ». Au milieu de la mêlée Sagremor et Frollo, Ban et Claudas se mesurent, se frappent, roulent à terre et se relèvent plus ou moins blessés. Ponce-Antoine, deux fois abattu par le roi Bohor, est foulé aux pieds : les gens du roi de Benoyc, repoussés à leur tour, sont ralliés et ramenés au combat par le roi Artus. Mais les prouesses, les hauts faits de tous ces héros ne sont rien à côté des exploits de Gauvain qui, l’heure de midi venue, sent tripler non pas son courage mais ses forces : il abat à plusieurs reprises Ponce-Antoine et Frollo ; il remonte le roi Ban et ses frères Agravain et Guirres. C’en était fait de Claudas, dont le cheval avait été coupé en deux, si Gauvain eût reconnu en lui le roi de Bourges ; il en fut averti trop tard par le roi Ban. Tous deux se remettent à la poursuite de Claudas qui, à peine revenu de son effroi, court çà et là au plus épais des échelles, heureux d’éviter une seconde rencontre avec le terrible Gauvain.

Cependant l’issue du combat demeurait incertaine. L’avantage du nombre balançait celui de la valeur, on ne pouvait dire à quel parti resterait la victoire. Du haut des murs de Trèbes les deux reines voyaient l’acharnement des combattants, sans distinguer qui les attaquait ou les défendait. Surtout elles s’émerveillaient de l’enseigne du Dragon qui semblait lancer de longues flammes et couvrir le ciel d’une lueur sanglante. Un de leurs serviteurs sortit par une porte secrète pour enquérir la cause de ce grand combat, et le nom des peuples venus pour attaquer ou soutenir Claudas. Ce messager rencontra Bretel, comme il redressait à l’écart son heaume bosselé : « Sire, je vous prie, » dit-il, « apprenez-moi quels gens sont aux prises avec nos ennemis. — Beau doux ami, » répond Bretel, dites à ceux de Trèbes que nous sommes venus avec le roi de Logres, les rois Ban et Bohor, avec la fleur de la chevalerie bretonne. Voyez-vous cette enseigne du Dragon ? c’est messire Keu, le sénéchal du roi Artus, qui la tient. » Le messager remercia et retourna conter aux reines ce qu’il venait d’apprendre. Ceux qu’on avait chargés de la défense du château auraient bien voulu se joindre aux princes bretons, mais ils avaient fait serment de rester dans la ville, et ils se contentèrent d’être témoins des grands coups portés sous leurs yeux. Bientôt ils virent sortir de la forêt de Briosque quatre bannières à la suite l’une de l’autre. C’étaient les hommes d’Ansiaume de Benoyc, de Gracien de Trebes, de Léonce de Paerne et de Pharien de Dinan. Le roi Ban, qui les reconnut le premier, les montra à messire Gauvain. « Le champ est à nous, » dit Gauvain, « mais faisons en sorte que ni les Romains, ni les Allemands, ni ceux de Gaule et de la Déserte ne s’avisent de revenir sur la terre de leurs voisins. Plaçons-nous en embuscade pour couper la retraite aux fuyards et leur ôter tout moyen de salut. » Cela dit, il donne passage aux compagnons de la Table ronde et aux autres chevaliers de l’échelle du roi Artus, tandis qu’aux cris de Gannes et de Benoyc, Ansiaume, Léonce, Gratien et Pharien jettent le désordre dans les rangs ennemis qui se rompent, se reforment, mais toujours en cédant le terrain. La déroute devint générale : de quatre-vingt mille hommes qui la veille étaient campés sous les murs de Trebes, la moitié eut grand’peine à regagner la Terre déserte.

Le roi Artus, Gauvain les deux rois Ban et Bohor furent accueillis, comme on le pense bien, avec des transports de joie, dans le château de Trebes. Les deux reines, séparées depuis si longtemps des époux qu’elles aimaient, éprouvèrent un bonheur sans mélange en les retrouvant. La nuit qui suivit, la reine Hélène conçut un fils destiné à surpasser la bonne renommée de ses généreux ancêtres, mais auquel étaient réservées de grandes épreuves comme on le verra dans la suite de nos récits. Ce fils en naissant reçut le nom de Lancelot.

À quelques jours de là, Artus prit congé des deux rois et ramena en Grande-Bretagne les guerriers de Logres et de Carmelide. Merlin ne les suivit pas et ne voulut pas assister aux fêtes du mariage d’Artus avec Genièvre : une affaire pressante le forçait, dit-il, à se rendre à Rome. (Ici vient se placer un épisode qui n’a plus rien de commun avec les traditions bretonnes, et qui semble l’original plutôt que la copie d’un récit du livre de Marques de Rome, continuation du fameux roman oriental des Sept Sages. Il est en lui-même des plus extravagants, et nous n’y sommes aucunement préparés par le rôle que viennent de jouer les Romains dans la guerre de Gaule. Quoi qu’il en soit, on le lira sans doute avec plaisir, bien que nous ne voulions pas en dissimuler les imperfections.)

Merlin passe des forêts de la Grande-Bretagne dans celles de Romanie : car il est avant tout homme des bois. En ce temps régnait Julius César : non celui qu’un spectre tua en Perse dans son pavillon[3], mais celui que devait immoler Gauvain, dans la bataille qui sera livrée près de Langres, à la fin du règne d’Artus.

Cet empereur avait une femme de haut lignage et d’assez grande beauté, bien qu’elle eût le teint et les cheveux approchant de ceux des rousses ; mais ses mœurs étaient des plus abandonnées. Elle avait réuni douze beaux damoiseaux qui, sous des habits de femme, la suivaient à titre de filles d’honneur. Toutes les fois que l’empereur s’éloignait de Rome, l’ « emperière » partageait sa couche avec un de ces beaux varlets : et pour empêcher que la barbe ne leur vint, elle leur faisait graisser le menton d’un mélange de chaux et de piment détrempé dans l’eau. Comme ils portaient de longues robes traînantes, qu’ils avaient la tête enveloppée de guimpes, et les cheveux tressés à la façon des jeunes filles, personne ne soupçonnait leur sexe véritable.

Tel était le train de vie que menait l’emperière, quand la fille d’un duc allemand nommé Mathan, chassé de sa terre par le duc Frollo, se présenta à la cour de l’empereur. Elle avait, pour éviter les dangers inséparables d’un long voyage, pris les vêtements d’homme ; puis, trouvant le déguisement commode, elle s’était décidée à le conserver. Comme simple écuyer, elle vint demander service à l’empereur ; sa taille haute et son pied ferme, ses gestes et ses paroles, tout concourut à la faire paraître ce qu’elle désirait, bien qu’elle évitât avec grand soin toute inconvenance de regard et de langage. Grisandole, c’était le nom qu’elle avait pris au lieu de celui d’Avenable, ne fut pas longtemps sans gagner la confiance de l’empereur : elle plut même à tout le monde, et son crédit fut assez solidement établi sur le prince et sur les officiers du palais, pour qu’à la Saint-Jean, époque où l’on faisait les nouveaux chevaliers, elle fût du nombre de ceux que l’on adouba. Dans la quintaine dressée à cette occasion au milieu du Prénoiron[4], Grisandole emporta le prix des bien-faisants. Alors l’empereur le nomma sénéchal de Romanie, et le choix, chose admirable, fut approuvé de tout le monde, tant Grisandole avait su plaire à tous.

Or, une nuit que l’empereur reposait auprès de sa femme, il eut un songe qui le remplit d’inquiétude. Il crut voir devant les portes du palais une énorme truie dont les longues soies descendaient de ses flancs jusqu’a terre, et qui portait un cercle d’or entre les deux oreilles. L’empereur avait une idée confuse de l’avoir déjà vue, et même de l’avoir nourrie ; mais il ne croyait pas qu’il en eût la propriété. Comme il s’arrêtait à ces idées, voilà trois louveaux qui sortent de la chambre, et s’en vont courir sur la truie. L’empereur alors demandait à ses barons ce qu’il devait faire de la truie ainsi abandonnée aux louveaux. Les barons répondaient que la bête immonde devait être jetée dans les flammes. L’empereur alors tressaillit ; il s’éveilla, pour tomber dans une profonde rêverie ; mais, comme il était de sa nature fort sage, il ne parla de sa vision à personne. Le jour venu, il se leva, alla entendre la messe et trouva au retour les nappes mises et les barons qui l’attendaient. On se mit au manger ; l’empereur demeura rêveur, si bien que tous les convives se taisaient dans la crainte de le troubler et de lui déplaire.

Les tables n’étaient pas encore levées quand on entendit aux abords du palais un sourd bruissement. C’était un cerf de grandeur prodigieuse, portant cinq branches de cors, les deux pieds de devant d’une éclatante blancheur. Il avait couru dans les rues de Rome, comme s’il eût été chassé par une meute de chiens. Chacun en le voyant, bourgeois, écuyers, femmes et enfants, s’étaient mis à le poursuivre, armés de glaives, de cognées, de bâtons ou de pieux. Il franchit les portes du palais ; les sergents de table qui s’étaient mis aux fenêtres ont à peine le temps de se ranger pour ne pas en être heurtés. Il arrive aux tables, dresse les pieds, renverse le vin et les viandes, les écuelles et les pots, puis s’agenouillant devant l’empereur : « À quoi pense, » dit-il, « le roi Julius de Rome ? Il voudrait bien savoir ce que sa vision signifie, mais elle ne sera expliquée que par l’homme sauvage. » Cela dit, comme on avait fermé les portes derrière lui, il fait un charme secret, les portes s’ouvrent et lui font passage : la chasse recommence sur lui : il n’en franchit pas moins les murs de Rome pour se perdre dans la campagne, sans que personne puisse dire ce qu’il est devenu.

On le devine déjà, le grand cerf n’était autre que Merlin. L’empereur, quand ses gens revinrent sans dire quel chemin l’animal avait pris, témoigna d’un chagrin extrême. Il fit crier par toutes les terres de Romanie que celui qui pourrait prendre et amener le cerf ou l’homme sauvage deviendrait l’époux de sa fille unique, et recevrait en dot la moitié de son empire. Qu’on juge de l’ardeur avec laquelle tous les barons de Remanie se mirent en quête du grand cerf et de l’homme sauvage ! il n’y eut pas un seul réduit dans les bois, une seule rue dans les villes, une seule place dans les champs qui ne fût visitée, mais en vain : ils ne trouvèrent trace de l’un ni de l’autre. Grisandole pourtant ne se découragea pas. Il resta huit jours dans la forêt voisine de Rome, et le neuvième, comme il venait de prier Notre-Seigneur de le conduire à la retraite de l’homme sauvage, le grand cerf parut, se dressa devant lui et lui dit : « Avenable, ta chasse est insensée ; tu ne trouveras pas celui que tu cherches. Écoute-moi : achète de la chair de porc nouvellement salée, assaisonnée de menu poivre : joins-y lait, miel et pain chaud ; amène avec toi quatre compagnons, de plus un garçon pour retourner la chair devant un feu que tu allumeras dans l’endroit le moins frayé de cette forêt. Là tu dresseras une table, tu y poseras le pain, le lait, le miel puis vous vous tiendrez à l’écart en attendant ce que vous cherchez. »

On comprendra la surprise de Grisandole aux paroles du grand cerf. Comme il y avait dans toute cette aventure quelque chose de merveilleux, il n’hésita pas à faire ce qui lui était indiqué. Il revint à la ville la plus proche, acheta jambon, lait, miel et pain, choisit cinq compagnons et rentra dans la forêt. Ils s’arrêtèrent sous un grand chêne, dans un endroit écarté : ils allumèrent du feu, dressèrent une table, y posèrent le pain, le lait, le miel, et chargèrent le garçon de tenir le bacon devant les charbons. Cela fait, ils se tapirent derrière un buisson. Bientôt ils entendent le bruit de l’homme sauvage : il approche, portant une massue dont il frappait çà et là les arbres sur son passage ; ses pieds étaient nus, ses cheveux hérissés, son visage barbu, sa cotte déchirée. Le garçon, le voyant approcher, eut grande peine à demeurer en place : pour l’homme sauvage, il se mit à chauffer ses membres, puis ouvrit la bouche comme tourmenté de grande faim. Il regarde le bacon, jette les yeux sur la nappe, sur le lait, le miel et le pain, arrache la chair salée des mains du garçon, la dépèce, la trempe dans le lait, dans le miel et la dévore avidement. Le jambon englouti, il prend le pain chaud, le mange, boit le lait et achève son repas avec les restes du pain trempé dans le miel. Alors, le ventre gonflé, il s’étend devant le feu et s’endort.

Grisandole n’avait perdu aucun de ses mouvements ; il sortit de sa retraite, et avec ses compagnons approcha le plus doucement du monde de l’homme sauvage. Ils s’emparèrent de la massue avant de se jeter sur lui ; ils attachèrent l’homme en lui passant une chaîne de fer aux deux bras de façon à lui ôter tout moyen d’échapper. Le sauvage se réveilla, regarda autour de lui, comme pour chercher sa massue, mais ne put faire un mouvement. On fit approcher un des chevaux sur lequel on le mit en selle, et Grisandole montant en croupe prit la voie qui conduisait à Rome. Chemin faisant, il voulut le faire parler, mais l’homme sauvage jetant un rire de dédain : « Créature déformée de sa vraie nature, » dit-il, « amère comme suie, douce comme miel, la plus décevante, la plus subtile chose du monde, orgueilleuse comme sanglier et léopard, piquante comme taon, venimeuse comme serpent, je ne te répondrai que devant l’empereur. »

Bien que Grisandole ne comprît pas le sens de ces paroles, il en conclut que l’homme sauvage était doué de sens et de sagesse. Ils arrivèrent ainsi devant une abbaye, et trouvèrent à la porte une foule de gens qui attendaient l’heure de l’aumône. L’homme sauvage, tournant les yeux de leur côté, se prit à rire. « Au nom de Dieu, » dit Grisandole, « apprends-moi pourquoi tu as ri. » L’autre répond : « Image déformée, dénaturée, tais-toi ; ne demande rien : je ne parlerai que devant l’empereur. »

Le lendemain, arrêtés devant une chapelle où l’on allait chanter messe, ils descendent de cheval et mènent avec eux dans le moutier l’homme sauvage toujours enchaîné. Là se trouvait un chevalier et à quelque distance un écuyer. Comme le chevalier regardait avec surprise cet homme sauvage, son écuyer qui était resté sous le porche avance vers son seigneur, lui donne un soufflet dont toute l’église retentit et retourne en pleurant de confusion et de repentir à l’endroit d’où il était parti. À peine arrivé, il change de mine et semble on ne peut plus satisfait de lui-même. Le Sauvage alors jette un nouveau ris, le chevalier ne paraît rien comprendre à l’action de son écuyer. Un instant après, l’écuyer se lève encore, revient à son seigneur, le frappe d’un second soufflet non moins violent que le premier, et retourne en pleurant ; à peine arrivé, il reprend sa première sérénité, et l’homme sauvage de jeter un second ris. Un troisième soufflet est encore donné au chevalier avant la fin du service, et fait une troisième fois rire l’homme sauvage. La messe achevée, le chevalier suivit Grisandole et le pria de lui dire qui il était et surtout quel était l’homme enchaîné. Grisandole répondit qu’il le conduisait à l’empereur pour y donner l’explication d’une vision singulière. « Mais vous, sire chevalier, » ajoute-t-il, « me direz-vous pourquoi cet écuyer vous donna trois soufflets ?

— Non, je l’ignore, et je vais le demander à lui-même. L’écuyer interrogé protesta qu’il voudrait être sous terre, et qu’en frappant son seigneur il avait cédé à une force invincible que l’homme sauvage pouvait seul expliquer. « Apprenez-nous au moins, » dit Grisandole à ce dernier, « pourquoi vous avez ri chaque fois que l’écuyer allait frapper son seigneur. « — Figure trop décevante et dangereuse, piquante comme alène, miroir de mensonge ; créature par laquelle sont détruits villes, bourgs et châteaux, et sont exterminés les plus grands peuples ; hameçon à prendre les puissants ; filet dangereux pour les oiseaux ; rasoir plus tranchant, plus affilé que le glaive ; source turbulente qui jaillis toujours, ne s’épuises jamais ; tais-toi, je ne parlerai que devant l’empereur. »

Grisandole n’essaya plus de le faire parler. Ils arrivèrent donc à Rome sans autre accident et reçurent de l’empereur le bon accueil qu’on peut imaginer. « Je remets entre vos mains, » lui dit Grisandole, « l’homme sauvage que nous avons eu grand’peine à découvrir ; à vous maintenant, sire de faire qu’il ne vous échappe. — Il n’est, » dit le Sauvage, « aucun besoin de chaînes ou de liens pour me retenir ; j’attendrai pour m’éloigner le congé de l’empereur. Mais, » dit Julius, « quel garant aurai-je de ta sincérité ? — Ma chrétienté. — Comment ? serais-tu chrétien ? aurais-tu bien trouvé le moyen de recevoir le baptême ? — Oui, je suis baptisé. Ma mère, revenant une fois du marché, fut surprise par la nuit dans la grande forêt de Broceliande. Elle s’égara, ne put trouver l’issue et, accablée de fatigue, s’arrêta sous un arbre où elle endormit. Durant son sommeil, un homme sauvage s’approcha d’elle et la réveilla : elle était sans force contre lui, et presque mourante de peur : alors je fus conçu. Ma mère retourna tristement à son logis : quand je vins au monde elle me fit baptiser, et me garda près d’elle, durant ma première enfance. Mais, dès que je pus courir, je la quittai et m’en allai vivre dans les grands bois ; car je tiens de mon père le besoin de séjourner au milieu des forêts. »

L’empereur dit alors : « À Dieu ne plaise qu’un homme aussi sage reste plus longtemps enchaîné ! Je dois me confier à ta parole. » Grisandole alors raconta comment le prisonnier avait ri durant la traversée : « Je vous expliquerai tout cela, » dit le Sauvage ; « mais que l’empereur mande les barons de son conseil, c’est devant eux que je veux parler. »

À trois jours de )à, l’empereur assembla les barons ; il fit asseoir à ses côtés l’homme sauvage en le priant d’exposer lui-même le songe qu’il avait fait. Celui-ci ne voulut parler qu’en présence de l’emperière et de ses douze demoiselles de compagnie. Les dames furent mandées, l’emperière arriva, le visage riant et reposé, comme celle qui n’avait rien à craindre de personne. À son arrivée, les barons se levèrent par révérence ; pour le Sauvage, il se détourna, se prit à rire d’une façon méprisante, et s’adressant à l’empereur : « Sire, si vous voulez que je parle, il faut m’assurer que vous ne m’en saurez aucun mauvais gré et que vous ne m’en donnerez pas moins congé de retourner d’où je suis venu. » L’empereur ayant accordé : « Sire, vous avez cru voir, une nuit que vous dormiez près de cette femme, une grande truie dont les soies traînaient jusqu’à terre, et dont la tête portait un cercle d’or : cette truie vous semblait nourrie dans votre hôtel ; vous l’aviez déjà vue ; vous avez ensuite vu douze louveaux approcher l’un après l’autre, couvrir la truie, puis retourner dans la chambre voisine. Alors vous alliez demander à vos barons quel jugement était à faire de cette truie ; et les barons la condamnaient au bûcher, elle et ses louveaux. N’est-ce pas là votre vision ? — C’est elle-même, » dit l’empereur. Les barons de Rome ajoutèrent : « Sire, puisqu’il a su connaître un songe dont vous n’aviez parlé à personne, il doit en savoir le sens. – Assurément, » répond l’empereur, « et je le prie instamment de nous le dire.

« Vous saurez, » reprend l’homme sauvage, que la grande truie, c’est madame l’emperière ici présente. Les longues soies sont la longue robe qui lui traîne jusqu’à terre. Le cercle d’or de la truie est la couronne d’or dont vous l’avez couronnée. Maintenant je consens à ne rien dire de plus. – Non, » fait l’empereur, « vous ne devez rien me cacher. — Je parlerai donc. Les louveaux qui dans votre songe approchaient de la truie, sont les douze filles de l’emperière. Ces filles ne sont pas des filles, mais de beaux garçons ; faites-les dévêtir, vous en aurez la preuve. Apprenez que vous ne passiez jamais la nuit hors de la ville, sans que l’emperière ne les appelât et ne fît avec eux partage de votre lit. »

Rien ne peut se comparer à l’étonnement douloureux de l’empereur en écoutant ces paroles. « Nous allons voir, » dit-il, « si tout cela est vrai. Grisandole, faites quitter leurs habits à ces demoiselles. » Le sénéchal obéit, et toute l’assemblée put juger que les douze filles étaient aussi bien formées de tous leurs membres que peuvent l’être les plus beaux hommes. L’emperière, ne trouvant pas un mot pour sa défense, fut livrée au jugement des barons qui, après une courte délibération, déclarèrent qu’on ne pouvait rien faire de mieux pour elle et les douze garçons, que de les condamner à mourir dans les flammes ; le jugement fut aussitôt exécuté.

Ainsi fut vengé l’empereur de la mauvaise conduite de l’emperière, par le grand sens de l’homme sauvage. « Mais, » dit Julius, « ne direz-vous pas aussi pourquoi vous avez ri à plusieurs reprises avant d’arriver à Rome, quand vous regardiez Grisandole, et pourquoi l’écuyer avait souffleté son seigneur ? — Je le dirai volontiers. J’ai ri la première fois, en pensant que je me laissais prendre aux ruses d’une femme car celui que vous nommez Grisandole est la plus belle et la plus sage demoiselle du monde. J’ai ri devant l’abbaye, parce que ces gens qui attendaient l’aumône foulaient sous leurs pieds un grand trésor, et qu’il leur eût suffi de creuser la terre de quelques pieds pour être dix fois plus riches que tous les moines. Quand le sénéchal me demanda pourquoi j’avais ri, je fis entendre qu’il était travesti, qu’il avait comme changé de nature. Les femmes n’ont-elles pas trompé mains prud’hommes ? n’ont-elles pas causé la ruine de grandes villes, de grands royaumes ? Je ne parlais pas de lui en particulier, mais du sexe auquel il appartenait. Ne t’afflige pas, sire, du supplice de l’emperière : il est encore quelques femmes très-sages, comme sera celle que tu choisiras pour seconde épouse. Mais, à vrai dire, il en est peu qui n’aient mépris envers leurs barons ; car telle est la nature de femme que plus elle a juste raison de se louer de la prud’homie de son baron, plus elle est tentée de le traiter comme le dernier des hommes.

« Maintenant, si j’ai ri dans la chapelle, ce n’est pas pour les buffes que l’écuyer donnait à son seigneur, mais pour la raison secrète qui le poussait à agir ainsi. Sous les pieds de l’écuyer était un autre trésor. La première buffe représentait l’orgueil et la vanité qui s’emparent du pauvre dès qu’il est enrichi, et le portent à humilier ceux qui étaient au-dessus de lui, à tourmenter ceux qui demeurent aussi pauvres qu’il était lui-même. La seconde buffe était pour l’avare usurier, baigné dans son trésor, acharné sur ceux qui possèdent des terres, et qui ont besoin d’emprunter. Il leur prête sur bons gages, et le jour vient où ils ne peuvent s’acquitter que par l’abandon de leurs héritages. La troisième buffe regarde les voisins querelleurs, qui ne peuvent souffrir près d’eux gens plus riches ou plus puissants ; ils les accusent, les calomnient et consomment leur ruine, en justifiant le proverbe : À mauvais voisin, mauvais matin.

Or, à présent, ajoute le Sauvage, « vous n’avez plus rien à savoir, et je vous demande congé. — Pas encore, » dit l’empereur, « il faut vérifier si Grisandole est véritablement fille. » On fit dépouiller le sénéchal, on reconnut en lui une des plus belles demoiselles du monde.

« Hélas ! que ferai-je maintenant ? » dit l’Empereur, « j’avais promis ma fille et la moitié de mon empire à qui découvrirait l’homme sauvage ; je ne puis acquitter ma promesse, puisque Grisandole n’est pas un homme. – Voici, » dit le Sauvage, « un moyen de tout concilier. Prenez pour femme Avenable, vous ne pouvez faire un choix plus digne. C’est la fille du duc Mathan de Souabe dont Frollo a ravi les domaines. Mathan fugitif s’est retiré avec sa femme et un brave et loyal fils, dans la cité de Provence appelée Montpellier ; envoyez vers eux, faites-leur restituer leur héritage, mariez votre fille à Patrice, le frère d’Avenable, et vous n’aurez jamais mieux exploité. » Les barons présents jugèrent tous que l’empereur devait faire ce qui lui était proposé par un homme dont le sens et la sagesse venaient d’être déjà si bien éprouvés : « Je m’y accorde, » dit l’empereur ; « mais, avant de nous quitter, je prie l’homme sauvage de nous dire quel est son nom et quel est le grand cerf qui vint dans mon palais, pendant que j’étais à table. — Ne le demandez pas ; car mon intention n’est pas de vous le dire ; moi, je vous demande congé, vous devez me l’accorder. — Soit donc ! » dit l’empereur, « et grand merci de tout ce que vous avez dit. À Dieu soyez recommandé ! »

L’homme sauvage se mit aussitôt en voie. Mais au seuil du palais il s’arrêta pour tracer au haut de la porte, en caractères grecs que personne ne pouvait lire, une inscription qui disait : « Sachent tous ceux qui ces lettres liront que le vrai sens du songe de l’empereur fut donné par Merlin de Northumberland ; que le grand cerf branchu qui entra dans la salle où les tables étaient dressées, et qui parla dans la forêt à Avenable, était encore Merlin, le maître conseiller du roi Uter-Pendragon et de son fils le roi Artus. » Ces lignes tracées, l’homme sauvage s’éloigna, et personne ne put dire ou savoir ce qu’il était devenu. La vérité est qu’en moins de deux jours, par la force de son art, il se trouva dans les forêts de Northumberland, et se hâta d’aller conter à son maître Blaise tout ce qu’il avait fait en Gaule ; la grande bataille qu’Artus allait livrer aux Saisnes, la cause et les effets de son voyage en Romanie, Blaise s’empressa d’écrire tout cela dans son livre, et c’est par lui que la mémoire en est conservée.

L’empereur, après le départ de Merlin, envoya de ses hommes en Provence, pour s’enquérir des parents d’Avenable. On les trouva dans la riche ville de Montpellier ; les messagers les amenèrent à Rome et l’empereur les accueillit avec honneur. Frollo fut obligé de rendre à Mathan l’héritage usurpé. Patrice épousa la fille de Julius, et l’empereur prit en secondes noces la sage et belle Avenable.

À quelque temps de là, un chevalier de Grèce vint à Rome chargé d’un message de l’empereur Adrian de Constantinople ; il jeta les yeux sur la porte du palais et lut l’inscription que Merlin y avait tracée. Il en donna le sens à l’empereur Julius, qui regretta de n’avoir pas su plutôt que le Grand Cerf et l’Homme sauvage[5] n’étaient autres que Merlin, Mais à peine les lettres furent-elles expliquées que la trace en disparut sur la porte, si bien qu’il ne resta dans Rome aucun souvenir du voyage et des gestes de Merlin.

  1. Je pense que c’est aujourd’hui Trêves, sur la Loire, à deux lieues de Saumur.
  2. Les anciens copistes nomment cette forêt tantôt Briosque, tantôt Darnante. Cette confusion pourrait bien avoir son origine dans deux récits fondus en un seul.
  3. Allusion à la légende de la mort de Julien l’Apostat racontée dans l’ancienne Chronique alexandrine.
  4. Les Prata Neronis.
  5. Le Grand Cerf enseigne de tant d’hôtelleries, l’Homme sauvage, support de tant d’écus héraldiques, pourraient bien devoir quelque chose à cet épisode de notre roman.