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Les Singularitez de la France antarctique/02

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Texte établi par Paul GaffarelMaisonneuve (p. 6-10).


CHAPITRE II.

Du destroict anciennement nommé Calpe, et au-iourhuy Gibaltar.


Destroit de Gibaltar Costoyans donc l’Espaigne à senestre, auec un vent si calme et propice, vînmes iusques vis à vis de Gibaltar, sans toutesfois de si pres en approcher pour plusieurs causes : auquel lieu nous feimes quelque seiour. Ce destroit est sus les limites d’Espaigne, diuisant l’Europe d’auec l’Afrique : comme celuy de Constantinople, l’Europe de l’Asie. Plusieurs tiennent iceluy estre l’origine de nostre mer Mediterranée, comme si la grande mer pour estre trop pleine se degorgeoit par cest endroist sur la terre, duquel escript Aristote[1] en son liure du monde en ceste manière : l’Ocean, qui de tous costez nous enuironne, vers l’Occident pres les colonnes d’Hercules se respandpar la terre en nostre mer comme en un port, mais par un embouchement fort estroict. Isles et autres singularitez de Gibaltar. Aupres de ce destroit se trouuent deux isles assez prochaines[2] l'une de l'autre, habitées de barbares, coursaires, et esclaues, la plus grande part auec la cadene à la iambe, lesquels trauaillent à faire le sel, dont il se fait là bien grand traffique. De ces isles l'une est Australe et plus grande, faite en forme de triangle si vous le voyez de loin, nommée par les anciens Ebusus, et par les modernes Ieuiza : l'autre regarde Septentrion, appellée Frumentaria. Ebusus Ievisa et Frumentaria. Et pour y aller est la nauigation fort difficile, pour certains[3] rochers qui se voient à fleur d'eau, et autres incommoditez. D'auantage y entrent plusieurs riuieres nauigables, qui y apportent grand enrichissement, Malue, fl. côme une appellée Malue[4], separant la Mauritanie de la Cesariense : Sala, fl.une autre encore nommée Sala[5], prenant source de la montagne de Dure : laquelle ayant trauersé le royaume de Fes, se diuise en forme de ceste lettre grecque Δ, puis se va rendre dans ce destroit : et pareillement quelques autres, dont à present me deporte. Ie diray seulement en passant, que ce destroit passé, incontinent sur la coste d'Afrique iusques au tropique de Càcer, on ne voit gueres croistre ne decroistre la mer, mais par de la sitost que l'on approche de ce grand fleuue Niger, unze degrez de la ligne, on s’en apperçoit aucunement selon le cours de ce fleuue. En ce destroict de la mer Mediterranée y a deux môtagnes d’admirable hauteur, l’une du costé de l’Afrique, selon Mela, anciennement dite Calpe, maintenàt Gibaltar ; l’autre Abyle, lesquelles ensemble l’on appelle colonnes d’Hercules : Diuerses opinions sur l’erection des colonnes d’Hercules. pour ce que selon aucuns il les diuisa quelquefois en deux, qui parauant n’estoient qu’une montagne continue, nommée Briareï : et là retournant de la Grece par ce destroit feit la consommation de ses labeurs, estimant ne deuoir ou pouuoir passer oultre, pour la vastité et amplitude de la mer, qui s’estendoit iusques à son orizon et fin de sa veue. Les autres tiennent que ce mesme Hercules, pour laisser memoire de ses heureuses côquestes, feit là eriger deux colomnes[6] de merueilleuse hauteur du costé de l’Europe. Coustumes des anciens Roys et Seigneurs. Car la coustume a esté anciennement que les nobles et grands Seigneurs faisoyent quaques hautes colomnes, au lieu ou ils finissoient leurs voyages et entreprises, ou biè leur sepulture et tombeau : pour monstrer par ce moyen leur grandeur et emnence par sus tous les autres. Ainsi lisons[7] nous Alexandre auoir laissé quelques signes aux lieux de l’Asie maieure, ou il avoit esté. Pour mesme cause a esté érigé le colosse à Rhodes[8]. Autant se peut dire du Mausolée, nombre entre les sept merueilles du monde et basti par Artemisia en l'honeur et pour l'amitié qu'elle portoit à son mary : autant des pyramides de Memphis, sous lesquelles estoyent inhumez les Roys d'Egypte. D'auantage à l'entrée de la mer maieure[9], Iule Coesar feit dresser une haute colomne de marbre blanc : de laquelle et du colosse de Rhodes, trouuerés les figures en ma Description du Leuant. Quel Hercules a esté, duquel sont nômées ces colonnes. Et pourtant que plusieurs ont esté de ce nom, nous dirons auec Arrian[10] Historiographe, ce Hercules auoir esté celuy que les Tyriens ont celebré : pour ce qu'iceux ont edifié Tartesse[11] à la frontière d'Espagne, où sont les colomnes dont nous avons parlé : Tartesse, ancienne ville d'Afrique. et là un temple à luy consacré et basti à la mode des Pheniciens, avec les sacrifices et cerimonies qui s'y faisoyent le temps passé : aussi a esté nommé le lieu d'Hercules. Ce destroit auiourd'hui est un vray asile et receptacle de larrons, pyrates et escumeurs de mer, côme Turcs, Mores et Barbares[12], ennemis de nostre religion chrestienne : Gibaltar, lieu de traffique de l’Europe et d’Afrique. lesquels voltigeans auecques nauires volent les marchants qui viennent traffiquer tant d’Afrique, Espagne, que de Fràce : mesmes qu’est encores plus à deplorer, la captiuité de plusieurs Chrestiês, desquels ils usent autant inhumainement que de bestes brutes en tous leurs affaires, outre la perdition des ames pour le violement et transgression du Christianisme.

  1. Aristote. De mundo, iii, 3.
  2. Les îles dont parle Thevet et qui sont les Baléares ne sont pas si « prochaines » de Gibraltar qu'il veut bien le dire.
  3. Ces deux îles sont en effet entourées d'une chaîne de récifs et d'îlots dont les principaux se nomment Conejera, Bleda, Esporto, Vedra, Espalmador, Espartel, etc.
  4. C'est la Malouïa actuelle.
  5. C'est l'Oued Sebou actuel. Quant à la montagne Dure elle paraît correspondre à l'El Dschibbelam.
  6. Sur les colonnes d’Hercule on peut consulter Riant, Pèlerinages des Scandinaves en Terre Sainte. P. 76, 77. — Dozy, Recherches sur l’Espagne. II, 340, Appendice n° xxxv. — Suarez de Salazar. Grandezas y antigûedades de la ciudad de Cadiz. — Redslos. Thulé. i, id. iv. — Movers. Die Phônizer. ii, p. 1, 525. etc.
  7. Arrien. Anabasis. v, 19.
  8. Sur le colosse de Rhodes, voir Pline. H. N. Liv. xxxiv, §. 18. — C'était réellement une statue coulée en bronze par Charès de Lindos, élève de Lysippe. Rhodes avait encore une centaine d'autres colosses, dont cinq faits par Bryaxis. Voir Lacroix. Iles de la Grèce
  9. Il s'agit ici de la mer noire.
  10. Thevet. Cosmographie universelle. Liv. i, § 4, p. 7.
  11. Arrien. Anabase. n, 16. Tartessus n'a jamais été en Afrique, mais bien en Espagne. Confusion avec Gadès. Voir Strabon. Liv. iii, § I.
  12. Sur les pirateries des Barbaresques à cette époque et dans cette région, on peut consulter Sander Rang et F. Denis. Fondation de la régence d’Alger. — Charrière. Négociations de la France dans le Levant.
      Le livre fort curieux de Nicolas De Nicolay. Nauigations et pérégrinations orientales.