Les Voyages Advantureux de Fernand Mendez Pinto/Chap. 52.

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Traduction par Bernard Figuier.
Arnould Cotinet et Jean Roger (p. 178-181).




De ce que fit encore Antonio de Faria auec les gens du pays en cette riuiere de Madel, enſemble des choſes qui ſe paſſerent apres qu’il en fut ſorty.


Chapitre LII.



Cette Iuſtice eſtant faite, tant du Corſaire que des autres, Antonio de Faria voulut qu’il ſe fit vn inuentaire de tout ce qui eſtoit dans le Iunco, qui fut iugé ſe monter à la valeur de quarante mille Taeis en ſoyes cruës, pieces de ſatin, damas, ſoye retorſe, muſc, & en quantité de pourcelaines fines, & autres hardes que nous fuſmes contraints de bruſler auec le Iunco, à cauſe que nous manquions de Mariniers pour noſtre nauigation. De ces exploits de valeur les Chinois en demeurerent ſi eſtonnez, qu’ils s’épouuantoient d’ouyr ſeulement le nom de Portugais, tellement que les Necodas Maiſtres des Iuncos qui eſtoient dans ce meſme port, voyans qu’on leur en pouuoit faire autant, s’aſſemblerent tous en conſeil qu’ils appellent Bichara, & en iceluy ils firent election de deux des principaux d’entr’eux, qu’ils iugerent les plus capables de faire ce qui eſtoit de leur intention, par leſquels comme Ambaſſadeurs ils enuoyerent dire à Antonio de Faria, que comme Roy de la mer, ils le prioient, que ſur l’aſſeurance de ſa verité il euſt à les conſeruer, afin qu’ils euſſent à ſortir du lieu où ils eſtoient pour faire leur voyage, auant que la raison leur manquaſt, & que pour cet effet, ils luy donneroient comme tributaires, ſubiects & eſclaues, vingt mille Taeis en lingots d’argent, deſquels incontinent ſans manquer on luy feroit le payement, comme le recognoiſſant pour leur maiſtre. Antonio de Faria les receut auec toute ſorte de courtoiſie, & leur accordant leur requeſte, proteſta & iura de le faire ainſi, & de les tenir en ſeureté ſur ſa parole, & que pas vn Corſaire de là en auant ne leur prendroit aucune choſe de leur marchandiſe. Alors vn des deux demeura en oſtage pour les vingt-mille Taeis, & l’autre s’en alla querir les lingots qu’il apporta vne heure apres, enſemble vn beau presẽt de pluſieurs belles choſes de valeur que tous les Necodas luy enuoyoient. Cela fait Antonio de Faria voulant aduancer vn ſien ſeruiteur qui s’appelloit Coſta, le fit Greffier des patentes que l’on deuoit donner aux Necodas, dont il taxa incontinent le prix qui deuoit eſtre pour celles des Iuncos, cinq Taeis pour chacune, & deux Taeis pour celles des Vancoes, Lanteaas, & Barcaſſes ; ce qui fut vne ſi bonne affaire pour l’Eſcriuain, qu’en l’eſpace de treize iours que dura l’expedition de ces lettres, il gaigna (ſelon le rapport de ceux qui l’enuioient) plus de quatre mille Taeis en argent, outre pluſieurs beaux preſents qu’ils luy donnoient pour eſtre promptement expediés. La forme de ces patentes eſtoit en ces mots. Ie donne aſſeurance ſur ma verité, au Necoda tel, afin qu’il puiſſe librement nauiger par toute la coſte de la Chine, ſans eſtre offensé de pas vn des miens, à condition qu’où il treuuera des Portugais, qu’il les traictera comme freres, & au bas il ſignoit, Antonio de Faria ; leſquelles patentes furent toutes exactement obſeruées, & par ce moyen il fut tellement redouté le long de cette coſte, que le Chaem meſme de cette Iſle d’Ainan, qui est le Vice-Roy d’icelle, à cauſe du recit qu’il auoit ouy faire de luy, l’enuoya viſiter par ſon Ambaſſadeur, auec vn riche preſent de perles & de ioyaux. Par meſme moyen il luy eſcriuit vne lettre, par laquelle il le requeroit de vouloir prendre party auec le fils du Soleil, nom qu’ils donnerent à l’Empereur de cette Monarchie, pour le ſeruir de Capitaine General de toute la coſte de Lamau, iuſques à Liampoo, auec dix mille Taeis de penſion tous les ans, & que s’il le ſeruoit bien, conformément à ſa renommée, il luy aſſeuroit que les trois ans de ſa charge eſtans finis, il ſeroit aduancé au rang des quarante Chaems du gouuernement, auec vn pouuoir abſolu ſur la Iuſtice, & qu’il ſe ſouuint que les hommes comme luy, s’ils eſtoient fideles, pouuoient paruenir à eſtre des douze Tutoens du gouuernement, leſquels Tutoens le ſouuerain fils du Soleil, Lyon couronné au Thrône du monde admettoit en ſon lict & à ſa table, comme membres vnis à ſa perſonne, par le moyen de l’honneur, du commandement, & du pouuoir qu’il leur donnoit, auec penſion de cent mille Taeis ; Antonio de Faria le remercia grandement de cette offre, & s’en excuſa auec des compliments à leur mode, diſant qu’il n’eſtoit pas capable de ſi grandes faueurs que celles dont il le vouloit honorer ; mais que ſans intereſt d’argent il eſtoit preſt de le ſeruir toutes les fois que les Tutoens de Pequin l’enuoyeroient aduertir. Apres cela ſortant du port de Madel, ou il auoit eſté quatorze iours, il courut toute la coſte de cette contrée pour auoir nouuelles de Coja Acem, à cauſe que c’eſtoit ſon premier deſſein, pour le ſuiet cy-deuant dit, & non pour autre choſe ; tellement que de iour & de nuict il appliquoit à cela ſes principales penſées. S’imaginant donc qu’en ces lieux il le pourroit rencontrer, il s’y arreſta plus de ſix mois auec aſſez de peine & de riſque de ſa perſonne. A la fin il arriua à vne fort belle ville nommée Quangiparu, en laquelle il y auoit des edifices & des temples fort riches. Là il s’arreſta dans le port le iour & la nuict enſuiuans, ſoubs ombre d’eſtre marchand, receuant & acheptant paiſiblement ce que l’on luy apportoit à bord. Et d’autant que c’eſtoit vne ville peuplée de plus de 15000. feux, ainſi qu’on le pouuoit iuger aiſément, le lendemain il fit voile à la pointe du iour, ſans que ceux de la ville en fiſſent aucun compte. Ainſi s’en retournant à la mer, encore que ce fut par vn vent contraire ; en douze iours de faſcheuſe nauigation il viſita tout le riuage des deux coſtez de Sud & du Nord, ſans y remarquer aucune choſe dont il pût profiter, bien que ces côtes fuſſent remplies de petits villages peuplez, depuis deux iuſques à cinq cens habitant. Quelques-vns de ces bourgs eſtoient clos de murs faits de bricque, mais qui n’eſtoient pas capables de les deffendre ſeulement de 30. ſoldats, ioint qu’ils eſtoient tous fort foibles, & n’auoient pour toutes armes que des baſtons endurcis au feu, enſemble quelques coutelas fort courts, & des pauois de planches de pin, peints de rouge & noir ; mais la ſituation de ce païs eſtoit ſous le meilleur & le plus fertil climat qu’on euſt iamais veu, auec vne grande quantité de beſtial. Il y auoit auſſi pluſieurs belles & grandes campagnes, ſemées de bled, riz, orges, millets, & de toute autre ſorte de legumes & ſemences : ce qui nous eſtonna tous ; ioint qu’en certains endroicts il y auoit auſſi de fort grands bocages de pins, & d’arbres d’Angelin, comme aux Indes, leſquels pouuoient fournir vne grande quantité de Nauires. Dauantage par le rapport de quelques Marchands, deſquels Antonio de Faria s’informa, il ſceut qu’il y auoit en ces lieux beaucoup de mines de cuiure, d’argent, d’eſtain, de ſalpetre & de ſoulphre, auec force campagnes en friche, dont la terre eſtoit extrémement bonne, & ſi negligée par ceſte foible nation, que ſi elle eſtoit ſoubs noſtre pouuoir, peut-eſtre que nous ſerions plus aduancez aux Indes que nous ne ſommes pas à preſent par le malheur de nos pechez.