Lettres à Lucilius/Lettre 113

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Lettres à Lucilius
Traduction par Joseph Baillard.
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Lettre CXIII.

Si les vertus sont des êtres animés : absurdes questions. Suivre la vertu sans espoir de récompense.

Tu désires que je te mande mon avis sur cette question agitée dans notre école : « La justice, le courage, la prudence et les autres vertus sont-elles animées ? » Par ces subtilités, cher Lucilius, nous donnons lieu de croire que nous exerçons notre esprit sur des choses vaines, et que nous usons nos loisirs en disputes qui restent sans fruit. Je satisferai ton désir et t’exposerai l’opinion de nos maîtres. Mais ma pensée est autre que la leur, je le proteste. Selon moi, certaines assertions ne conviennent qu’à gens portant chaussure et manteau grecs. Voici donc ce qui a tant ému les anciens sophistes.

Ils tiennent pour constant que l’âme est animal, vu que par elle nous sommes animaux, et que tout ce qui respire a tiré d’elle ce nom ; or, la vertu n’étant autre chose que l’âme modifiée d’une certaine façon, est conséquemment animal. De plus, la vertu agit : agir ne se peut sans mouvement spontané ; si elle a ce mouvement, que l’animal seul peut avoir, elle est animal. « Mais, dit-on, si elle est animal, la vertu possédera la vertu. » Pourquoi ne se posséderait-elle pas elle-même ? le sage fait tout par la vertu ; la vertu tout par elle-même. « Ainsi donc, tous les arts aussi sont des animaux, et encore toutes nos pensées, tout ce qu’embrasse notre esprit. Il s’ensuit que plusieurs milliers d’animaux logent dans l’étroite cavité de notre cœur, et que nous sommes ou que chacun renferme en soi plusieurs animaux. » Tu demandes quelle réponse on fait à cela ? Chacune de ces choses sera animal, et il n’y aura pas plusieurs animaux. Comment ? le voici : mais prête-moi toute la sagacité, toute l’attention de ton esprit. Chaque animal doit avoir une substance à part ; tous ont une âme qui est la même : ils peuvent donc exister comme isolés, non comme plusieurs à la fois. Je suis en même temps animal et homme, sans qu’on puisse dire que je sois deux. Pourquoi ? C’est qu’il devrait pour cela y avoir séparation : c’est que l’un doit être distinct de l’autre pour qu’ils fassent deux. Tout ce qui en un seul est multiple tombe sous une seule nature ; il est un. Mon âme est animal, moi aussi ; cependant nous ne sommes pas deux. Pourquoi ? Parce que mon âme fait partie de moi. On la comptera par elle-même pour quelque chose quand elle subsistera par elle-même ; tant qu’elle sera membre d’un tout, on ne pourra y voir rien de plus. Et la raison, c’est que pour être quelque autre chose, il faut être à soi, comme individu, comme complet, comme absolument soi.

J’ai déjà déclaré que cette opinion n’est pas la mienne. Car, qu’on l’admette, non-seulement les vertus seront animaux, mais encore les vices et les affections opposées, colère, crainte, chagrin, méfiance. Les conséquences iront même au delà : point d’opinion, point de pensée qui ne soit animal, ce qui sous aucun rapport n’est admissible. N’est pas homme tout ce qui est le fait de l’homme. On dit : « Qu’est-ce que la justice ? C’est l’âme disposée de certaine manière. Partant, si l’âme est animal, la justice l’est aussi. » Point du tout ! Cette justice est une manière d’être, une faculté de l’âme. Cette même âme se modifie sous diverses formes et n’est pas un autre animal chaque fois qu’elle fait autre chose ; et tout ce qui procède d’elle n’est point animal. Si la justice, si le courage, si les autres vertus sont animaux, cessent-elles par moments de l’être pour le redevenir, ou le sont-elles constamment ? Les vertus ne peuvent cesser d’être vertus. Il y aura donc un grand nombre, un nombre infini d’animaux qui habiteront cette âme ? « Non pas, me répond-on ; ils se rattachent à un seul, ils sont parties et membres d’un seul. » L’image que nous nous figurons de l’âme est donc comme celle de l’hydre aux cent têtes, dont chacune combat à part et a toute seule sa force malfaisante. Or aucune de ces têtes n’est un animal ; c’est une tête de l’hydre, et cette hydre constitue l’animal. Personne ne dira que, dans la Chimère, le lion ou le serpent fût un animal : ils en faisaient partie, mais les parties ne sont point des animaux. Pourquoi donc en conclure que la justice est animal ? Elle agit, dites-vous, elle est utile ; et ce qui agit, ce qui est utile a du mouvement ; or ce qui a du mouvement est animal. — Cela est très-vrai, si ce mouvement est spontané ; mais ici il est emprunté et vient de l’âme. Tout animal jusqu’à sa mort est ce qu’il a commencé d’être : l’homme jusque-là est homme ; le cheval, cheval ; le chien reste chien : ils ne sauraient se transformer en autre chose. La justice, c’est-à-dire l’âme disposée d’une certaine manière, est un animal ! Je le veux croire : le courage encore, ou l’âme modifiée d’une autre sorte, est un animal. Mais quelle est cette âme ? Celle qui tout à l’heure était justice ? Elle est concentrée dans le premier animal ; passer dans un autre lui est interdit. Il faut qu’elle reste jusqu’au bout où elle s’est d’abord établie. D’ailleurs une seule âme ne peut appartenir à deux animaux, encore moins à un grand nombre. Si la justice, le courage, la tempérance et les autres vertus sont autant d’animaux, comment n’auraient-ils qu’une âme pour tous ? Il faut que chacun ait la sienne, ou ce ne sont plus des animaux. Un seul corps ne peut être à plusieurs animaux, nos sophistes eux-mêmes l’avouent. Quel est le corps de la justice ? L’âme. Et celui du courage ? La même âme. Cependant le même corps ne peut renfermer deux animaux. « C’est, dit-on, la même âme qui revêt la forme de justice, et de courage, et de tempérance. » Cela serait possible, si dans le même temps qu’elle est justice, elle n’était pas courage ; si, dans le temps qu’elle est courage, elle n’était pas tempérance. Mais ici toutes les vertus existent simultanément. Comment donc seront-elles chacune autant d’animaux, avec une seule âme, qui ne peut constituer plus d’un animal ? Enfin, aucun animal ne fait partie d’un autre ; or la justice fait partie de l’âme, ce n’est donc pas un animal.

Mais, ce me semble, je perds ma peine à démontrer une chose avouée. Il y a de quoi se dépiter ici, plutôt que matière à discuter. Nul animal n’est pareil à un autre[1]. Considère-les tous : il n’en est point qui n’ait sa couleur propre, sa figure, ses proportions à lui. À tous les traits qui rendent si admirable le génie du céleste ouvrier24, j’ajouterais encore que dans ce nombre infini de créations jamais il ne s’est répété : les choses même qui paraissent semblables, rapprochées, se trouvent différentes. De tant d’espèces de feuilles, pas une qu’il n’ait spécialement caractérisée ; de tant d’animaux, pas un dont la forme[2] soit exactement celle d’un autre : toujours il y a quelque nuance. Il s’est astreint à mettre, dans tout ce qui était autre, et dissemblance et imparité. Toutes les vertus, comme vous dites, sont pareilles ; donc elles ne sont pas animales. Point d’animal qui ne fasse par lui-même quelque chose, or la vertu par elle-même ne fait rien qu’avec l’homme. Tous les animaux sont ou raisonnables comme les hommes, comme les dieux, ou irraisonnables, comme les bêtes sauvages ou domestiques. Mais les vertus certes sont raisonnables : or elles ne sont ni hommes ni dieux ; elles ne sont donc pas animaux. Tout animal raisonnable ne fait rien sans qu’une image quelconque l’y ait excité d’abord, puis le voilà qui se meut, mouvement confirmé ensuite par l’assentiment. Quel est cet assentiment ? le voici. Il faut que je me promène ; ce n’est qu’après m’être dit cela et avoir approuvé mon idée qu’enfin je me promène. Faut-il que je m’asseye ? j’arrive de même à m’asseoir. L’assentiment à de tels actes n’a pas lieu dans la vertu. Car, admettons que la prudence soit un animal, comment se dira-t-elle, avec assentiment : « Il faut que je me promène ? » Sa nature ne le comporte pas : car la prudence prévoit pour celui qui la possède, non pour elle. Elle ne peut ni se promener ni s’asseoir ; elle n’a donc pas d’assentiment, et qui n’en a pas n’est pas animal raisonnable. La vertu, si elle est animal, est raisonnable ; elle n’est pas animal raisonnable, elle n’est donc pas animal. Si la vertu est animal, et que tout bien soit vertu, tout bien est animal. Nos stoïciens l’avouent. Sauver son père est un bien ; opiner sagement au sénat est un bien ; rendre exacte justice est un bien : donc sauver son père est un animal ; opiner sagement est un animal. La conséquence ira si loin qu’on ne pourra s’empêcher de rire. Se taire prudemment est bien ; bien souper est un bien : ainsi se taire et souper sont des animaux.

Eh bien ! soit : appuyons toujours et divertissons-nous de ces subtiles inepties. Si la justice et le courage sont des animaux, sans doute ce sont des animaux terrestres. Tout animal terrestre a froid, a faim, a soif ; donc la justice a froid, le courage a faim, la clémence a soif. Et encore, ne puis-je demander quelle figure ont ces animaux ? Celle d’un homme, d’un cheval, d’une bête sauvage ? Leur donne-t-on, comme à Dieu, la forme ronde25 ? je demanderai si l’avarice, la mollesse, la démence sont rondes pareillement, car elles aussi sont des animaux. Les arrondit-on à leur tour ? Je demanderai si une promenade faite avec prudence est animal ou non. Nécessairement on l’avouera, et on dira que la promenade est un animal, et qu’il est de forme ronde.

Ne crois pas au reste que parmi les nôtres je sois le premier qui ne parle pas comme le maître, et qui aie mon opinion à moi : Cléanthe et son disciple Chrysippe ne sont pas d’accord sur ce que c’est que la promenade. Cléanthe dit : « Ce sont des esprits mis en mouvement du siège de l’âme jusqu’aux pieds. » Selon Chrysippe, c’est l’âme elle-même. Eh ! pourquoi, à l’exemple de ce même Chrysippe, ne pas en appeler à son propre sens, ne pas rire de ces multitudes d’animaux que le monde ne pourrait contenir ? « Les vertus, dit-on, ne constituent pas plusieurs animaux, et sont pourtant des animaux. Un homme est poète et orateur, et cependant n’est qu’un seul homme ; ainsi ces vertus sont des animaux, mais n’en sont pas plusieurs. C’est chose identique que l’âme et l’âme juste, et prudente, et courageuse, c’est-à-dire ordonnée selon chacune de ces vertus. » La question s’évanouit, nous voilà d’accord. Moi aussi j’avoue pour le moment que l’âme est animal, sauf à voir plus tard qu’en penser ; mais que ses actions soient animaux, je le nie. Autrement toutes nos paroles, tous les vers des poètes seraient animaux. Si en effet un discours sensé est un bien, et que tout bien soit un animal, un discours sera un animal. Un bon vers est un bien ; or tout bien est animal, le vers est donc animal. Ainsi,

Je chante les combats et ce héros…


voilà un animal ; et l’on ne dira pas qu’il est rond, car il a six pieds. Tout cela, en conscience, te paraît pur entortillage. J’éclate de rire quand je me figure qu’un solécisme est un animal, ainsi qu’un barbarisme, un syllogisme, et que je leur assigne, comme un peintre, des traits qui leur conviennent.

Voilà sur quels objets nous discutons, les sourcils froncés, le front plissé de rides ! Je ne saurais dire ici avec Cécilius : « Ô tristes inepties ! » car elles sont risibles. Que ne traitons-nous plutôt quelque utile et salutaire question ? Que ne cherchons-nous comment on parvient aux vertus, et quelle route y mène ? Apprenez-moi, non si le courage est un animal, mais qu’aucun n’est heureux sans le courage, s’il ne s’est affermi contre les coups du sort ; s’il n’a, dans sa pensée, dompté toutes les disgrâces en les prévoyant avant qu’elles n’arrivent. Qu’est-ce que le courage ? L’inexpugnable rempart de l’humaine faiblesse, au moyen duquel on entoure d’une sécurité permanente cette vie tant assiégée : car alors on use de sa propre force, de ses propres armes. Je veux ici te citer une sentence du stoïcien Posidonius : « Garde-toi de croire que jamais tu doives ta sûreté aux armes de la Fortune. C’est des tiennes qu’il faut te servir contre elle : ce n’est pas elle qui en donne. Et si bien armé qu’on soit contre tout ennemi, contre elle, on est sans défense. »

Alexandre portait chez les Perses, chez les Hyrcaniens, chez les Indiens, chez toutes les nations orientales jusqu’à l’Océan, la dévastation et la fuite ; mais lui-même, après le meurtre de Clitus, après la mort d’Éphestion, s’ensevelissait dans les ténèbres, pleurant tantôt son crime envers l’un, tantôt la douloureuse perte de l’autre ; et le vainqueur des peuples et des rois succombait à ses fureurs et à ses chagrins. C’est qu’il avait tout fait pour subjuguer l’univers plutôt que ses passions. Ô quelle profonde erreur captive ces mortels qui, jaloux d’étendre leur domination au delà des mers, mettent leur suprême bonheur à envahir par leurs soldats force provinces, à entasser conquêtes sur conquêtes, ne sachant pas quelle est cette autre royauté immense qui nous égale aux dieux ! L’empire sur soi-même est le plus grand de tous les empires26. Qu’on m’enseigne quelle chose sacrée est la justice, qui n’a en vue que le droit d’autrui, qui n’attend d’elle-même d’autre prix que ses propres œuvres. Qu’elle n’ait rien de commun avec l’intrigue et l’opinion ; qu’elle ne plaise qu’à elle seule. Qu’avant tout chacun arrive à se dire : « Je dois être juste sans intérêt. » C’est peu encore ; qu’il se dise : « Je veux pour cette vertu si belle me sacrifier, et me sacrifier avec plaisir ; que toutes mes pensées se détournent le plus possible de mes avantages privés. » Ne regarde pas quel salaire obtient ton acte de justice : un acte injuste est mieux payé[3]. Pénètre-toi aussi du principe que je rappelais tout à l’heure : il n’importe point de quel grand nombre de gens ton équité sera connue. Quiconque veut qu’on publie sa vertu travaille non pour sa vertu, mais pour la gloire. Tu refuses d’être juste sans gloire ? Ah ! certes plus d’une fois tu devras l’être au prix de ta réputation[4]. Et alors, si tu es sage, une mauvaise renommée pour avoir bien fait n’est pas sans douceur.


LETTRE CXIII.

24. Voir Pline, Hist., VIII, i.

25. Quelques stoïciens donnaient à Dieu cette forme. Voir l’Apokolokyntose, viii.

26. Melior est patiens viro forti, et qui dominatur animo suo, expugnatore urbium. (Proverb., xvi. 32.)

Régnez sur vos propres désirs.
C’est le plus beau des diadèmes.

(La Fontaine, Prol. de Daphné.)

  1. Toutes les éditions: Nullum animal alterius pars est, répétition hors de propos de ce qui est quelques lignes plus haut. Les Mss. alteri pars est; ou animalis alteri par est. Il faut donc lire: Nullum animal alteri par est.
  2. Imago Alias similitudo. Lemaire: magnitudo
  3. Je lis : majus injustæ est, selon quatre Mss. Lemaire : quam justam esse.
  4. Voir Lettre lxxxi et De la colère, III, xli.