Lettres à Lucilius/Lettre 13

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Lettres à Lucilius
Traduction par Joseph Baillard.
../Hachettevolume 2 (p. 25-29).
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LETTRE XIII.

Sur la force d’âme qui convient au sage. – Ne pas trop craindre l’avenir.

Ton courage est grand, je le sais. Avant même de t’être armé de ces préceptes qui nous sauvent, qui triomphent des plus rudes atteintes, tu étais, en face de la Fortune, assez sûr de toi, bien plus sûr encore quand tu en es venu aux mains avec elle et que tu as mesuré tes forces. Et qui peut jamais se fier fermement aux siennes, s’il n’a vu mille difficultés surgir de toutes parts et quelquefois le serrer de près ? Pour une âme énergique et qui ne pliera sous le bon plaisir de personne, voilà l’épreuve, la vraie pierre de touche. L’athlète ne saurait apporter au combat toute l’ardeur nécessaire, s’il n’a jamais reçu de contusions. Celui qui a vu couler son sang, dont les dents ont craqué sous le ceste, qui, renversé, a supporté le poids de l’adversaire étendu sur lui, que l’on a pu abattre sans abattre son courage, qui à chaque chute s’est relevé plus opiniâtre, celui-là descend plein d’espoir dans l’arène. Ainsi, pour suivre la similitude, souvent la Fortune t’a tenu sous elle et, loin de te rendre, dégagé d’un seul bond tu l’as attendue plus fièrement : la vertu croît et gagne aux coups qu’on porte. Toutefois, si bon te semble, accepte de moi de nouveaux moyens de résistance. Il y a, ô Lucilius, plus de choses qui font peur qu’il n’y en a qui font mal, et nos peines sont plus souvent d’opinion que de réalité. Je te parle ici le langage non des stoïciens, mais de l’autre école, moins hardie. Car nous disons, nous, que tout ce qui arrache à l’homme la plainte ou le cri des douleurs, tout cela est futile et à dédaigner. Oublions ces doctrines si hautes et néanmoins si vraies : ce que je te recommande, c’est de ne pas te faire malheureux avant le temps ; car ces maux, dont l’imminence apparente te fait pâlir, peut-être ne seront jamais, à coup sûr ne sont point encore. Nos angoisses parfois vont plus loin, parfois viennent plus tôt qu’elles ne doivent ; souvent elles naissent d’où elles ne devraient jamais naître. Elles sont ou excessives, ou chimériques, ou prématurées. Le premier de ces trois points étant controversé et le procès restant indécis, n’en parlons pas quant à présent. Ce que j’appellerais léger, tu le tiendrais pour insupportable ; et je sais que des hommes rient sous les coups d’étrivières, que d’autres se lamentent pour un soufflet. Plus tard nous verrons si c’est d’elles-mêmes que ces choses tirent leur force ou de notre faiblesse. En attendant promets-moi, quand tu seras assiégé d’officieux qui te démontreront que tu es malheureux, de ne point juger sur leurs dires, mais sur ce que tu sentiras : consulte ta puissance de souffrir, appelles-en à toi-même qui te connais mieux que personne : « D’où me viennent ces condoléances ? quelle peur agite ces gens ? ils craignent jusqu’à la contagion de ma présence, comme si l’infortune se gagnait ! Y a-t-il ici quelque mal réel ; ou la chose ne serait-elle point plus décriée que funeste ? » Adresse-toi cette question : « N’est-ce pas sans motif que je souffre, que je m’afflige ; ne fais-je point un mal de ce qui ne l’est pas ? » – « Mais comment voir si ce sont chimères ou réalités qui causent mes angoisses ? » Voici à cet égard la règle. Ou le présent fait notre supplice, ou c’est l’avenir, ou c’est l’un et l’autre. Le présent est facile à apprécier. Ton corps est-il libre, est-il sain, aucune disgrâce n’affecte-t-elle ton âme, nous verrons comment tout ira demain, pour aujourd’hui rien n’est à faire. « Mais demain arrivera. » Examine d’abord si des signes certains présagent la venue du mal, car presque toujours de simples soupçons nous abattent, dupes que nous sommes de cette renommée qui souvent défait des armées entières, à plus forte raison des combattants isolés. Oui, cher Lucilius, on capitule trop vite devant l’opinion : on ne va point reconnaître l’épouvantail, on n’explore rien, on ne sait que trembler et tourner le dos comme les soldats que la poussière soulevée par des troupeaux en fuite a chassés de leur camp, ou qu’un faux bruit semé sans garant frappe d’un commun effroi. Je ne sais comment le chimérique alarme toujours davantage : c’est que le vrai a sa mesure, et que l’incertain avenir reste livré aux conjectures et aux hyperboles de la peur. Aussi n’est-il rien de si désastreux, de si irrémédiable que les terreurs paniques : les autres ôtent la réflexion, celles-ci, jusqu’à la pensée. Appliquons donc ici toutes les forces de notre attention. Il est vraisemblable que tel mal arrivera, mais est-ce là une certitude ? Que de choses surviennent sans être attendues, que de choses attendues ne se produisent jamais ! Dût-il même arriver, à quoi bon courir au-devant du chagrin ? il se fera sentir assez tôt quand il sera venu : d’ici là promets-toi meilleure chance. Qu’y gagneras-tu ? du temps. Mille incidents peuvent faire que le péril le plus prochain, le plus imminent, s’arrête ou se dissipe ou aille fondre sur une autre tête. Des incendies ont ouvert passage à la fuite ; il est des hommes que la chute d’une maison a mollement déposés à terre ; des têtes déjà courbées sous le glaive l’ont vu s’éloigner, et le condamné a survécu à son bourreau. La mauvaise fortune aussi a son inconstance. Elle peut venir comme ne venir pas : jusqu’ici elle n’est pas venue : vois le côté plus doux des choses. Quelquefois, sans qu’il apparaisse aucun signe qui annonce le moindre malheur, l’imagination se crée des fantômes ; ou c’est une parole de signification douteuse qu’on interprète en mal, ou l’on s’exagère la portée d’une offense, songeant moins au degré d’irritation de son auteur qu’à tout ce que pourrait sa colère. Or la vie n’est plus d’aucun prix, nos misères n’ont plus de terme, si l’on craint tout ce qui en fait de maux est possible. Que ta prudence te vienne en aide, emploie ta force d’âme à repousser la peur du mal même le plus évident ; sinon, combats une faiblesse par une autre, balance la crainte par l’espoir. Si certains que soient les motifs qui effraient, il est plus certain encore que la chose redoutée peut s’évanouir, comme celle qu’on espère peut nous décevoir. Pèse donc ton espoir et ta crainte, et si l’équilibre en somme est incertain, penche en ta faveur et crois ce qui te flatte le plus. As-tu plus de probabilités pour craindre, n’en incline pas moins dans l’autre sens et coupe court à tes perplexités. Représente-toi souvent combien la majeure partie des hommes, alors qu’ils n’éprouvent aucun mal, qu’il n’est pas même sûr s’ils en éprouveront, s’agitent et courent par tous chemins. C’est que nul ne sait se résister, une fois l’impulsion donnée, et ne réduit ses craintes à leur vraie valeur. Nul ne dit : « Voilà une autorité vaine, vaine de tout point : cet homme est fourbe ou crédule. » On se laisse aller aux rapports ; où il y a doute, l’épouvante voit la certitude ; on ne garde aucune mesure, soudain le soupçon grandit en terreur.

J’ai honte de te tenir un pareil langage et de t’appliquer d’aussi faibles palliatifs. Qu’un autre dise : « Peut-être cela n’arrivera-t-il pas ! » Tu diras, toi : « Et quand cela arriverait ? Nous verrons qui sera le plus fort. Peut-être sera-ce un heureux malheur, une mort qui honorera ma vie. » La ciguë a fait la grandeur de Socrate : arrache à Caton le glaive qui le rendit à la liberté, tu lui ravis une grande part de sa gloire. Mais c’est trop longtemps t’exhorter ; car toi, c’est d’un simple avis, non d’une exhortation que tu as besoin. Nous ne l’entraînons pas dans un sens qui répugne à ta nature : tu es né pour les choses dont nous parlons. Tu n’en dois que mieux développer et embellir ces heureux dons. Mais voici ma lettre finie : je n’ai plus qu’à lui imprimer son cachet, c’est-à-dire quelque belle sentence que je lui confierai pour toi. « L’une des misères de la déraison, c’est de toujours commencer à vivre. » Apprécie ce que ce mot signifie, ô Lucilius, le plus sage des hommes, et tu verras combien est choquante la légèreté de ceux qui donnent chaque jour une base nouvelle à leur vie, qui ébauchent encore, près d’en sortir, de nouveaux projets. Regarde autour de toi chacun d’eux : tu rencontreras des vieillards qui plus que jamais se préparent à l’intrigue, aux lointains voyages, aux trafics. Quoi de plus pitoyable qu’un vieillard qui débute dans la vie34 ! Je ne joindrais pas à cette pensée le nom de son auteur, si elle n’était assez peu connue et en dehors des recueils ordinaires d’Épicure, dont je me suis permis d’applaudir et d’adopter les mots.


LETTRE XIII.

34. Voy. lettres xxii, xxxvi. Nil turpius quamvivere incipiens senex. (P. Syrus.)