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Lettres à Lucilius/Lettre 36

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Lettres à Lucilius
Traduction par Joseph Baillard.
../Hachettevolume 2 (p. 83-85).
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LETTRE XXXVI.

Avantages du repos. – Dédaigner les vœux du vulgaire. Mépriser la mort.

Exhorte ton ami à mépriser courageusement ceux qui lui reprochent d’avoir cherché l’ombre et la retraite, et déserté ses hautes fonctions, et, quand il pouvait s’élever encore, d’avoir préféré le repos à tout. Il a bien pourvu à ses intérêts ; il le leur prouvera tous les jours. Les personnages qu’on envie ne feront, comme toujours, que passer : on écrasera les uns, les autres tomberont. La prospérité ne comporte point le repos ; elle s’enfièvre elle-même, elle dérange le cerveau de plus d’une manière. Elle souffle à chacun sa folie, à l’un la passion du pouvoir, à l’autre celle du plaisir, gonfle ceux-là, amollit ceux-ci et leur ôte tout ressort. « Mais tel supporte bien la prospérité ! » Oui, comme on supporte le vin. N’en crois donc point les propos des hommes : celui-là n’est point heureux qu’assiège un monde de flatteurs ; on court à lui en foule comme à une source où l’on ne puise qu’en la troublant. On traite ton ami d’esprit futile et paresseux ! Tu le sais, certaines gens parlent au rebours de la vérité, et il faut prendre le contre-pied de ce qu’ils disent. Ils l’appelaient heureux : eh bien l’était-il ? Je ne m’inquiète même pas de ce que quelques-uns le trouvent d’humeur trop farouche et maussade. Ariston disait : « J’aime mieux un jeune homme trop sérieux que trop gai et aimable pour tout le monde. Un vin rude et âpre en sa nouveauté finit par se faire bon ; celui qui flatte dans la cuve même ne supporte point l’âge. » Laisse ton ami passer pour mélancolique et ennemi de son avancement ; cette mélancolie avec le temps doit tourner à bien. Qu’il persiste seulement à cultiver la vertu, à s’abreuver d’études libérales, de ces études dont il ne suffit pas de prendre une teinte, mais qui doivent pénétrer tout l’homme. La saison d’apprendre est venue. Qu’est-ce à dire ? En est-il une qui soit exempte de ce devoir ? Non certes : mais s’il est beau d’étudier à tout âge, il ne l’est pas d’en être toujours aux premières leçons. Quel objet de honte et de risée qu’un vieillard encore à l’abécé de la vie41 ! Jeune, il faut acquérir, pour jouir quand on sera vieux.

Tu auras beaucoup fait pour toi-même, si tu rends ton ami le meilleur possible. Les plus belles grâces à faire comme à désirer, les grâces de premier choix, comme on dit, sont celles qu’il est aussi utile de donner que de recevoir. Enfin ton ami n’est plus libre ; il s’est obligé, et l’on doit moins rougir de manquer à un prêteur qu’à une promesse de vertu. Pour solder sa dette d’argent il faut au commerçant une traversée heureuse, à l’agriculteur la fécondité du sol qu’il cultive, la faveur du ciel : l’autre engagement s’acquitte par la seule volonté. La Fortune n’a pas droit sur les dispositions morales. Qu’il les règle donc de façon que son âme, dans un calme absolu, arrive à cet état parfait qui, n’importe ce qu’on nous enlève ou nous donne, ne s’en ressent pas et demeure toujours au même point, quoi que deviennent les événements. Qu’on lui prodigue de vulgaires biens, elle est supérieure à tout cela ; que le sort lui dérobe tout ou partie de ces choses, elle n’en est pas amoindrie. Si le possesseur de cette âme était né chez les Parthes, dès le berceau il tendrait déjà l’arc ; si dans la Germanie, sa main enfantine brandirait la framée. Contemporain de nos aïeux, il eût appris à dompter un cheval et à frapper de près l’ennemi. Voilà pour chacun ce que l’éducation nationale a d’influence et d’autorité.

Quel sera donc l’objet de son étude ? Ce qui est de bon usage contre toute espèce d’armes et d’ennemis : le mépris de la mort. Que la mort ait en elle quelque chose de terrible, qui effarouche cet amour de soi que la nature a mis dans nos âmes, nul n’en doute ; autrement il ne serait pas nécessaire de se préparer et de s’enhardir à une chose où un instinct volontaire nous porterait, comme est porté tout homme à sa propre conservation. Il ne faut pas de leçons pour se résoudre à coucher au besoin sur des roses ; il en faut pour s’endurcir aux tortures et n’y point subordonner sa foi ; pour savoir, au besoin, debout, blessé quelquefois, veiller au bord des retranchements et ne pas même s’appuyer sur sa lance, car la sentinelle inclinée sur quelque support peut être surprise par des intervalles de sommeil. La mort n’apporte aucun malaise ; pour sentir du malaise, il faudrait vivre encore. Que si la soif d’un long âge te possède si fort, songe que de tous ces êtres qui disparaissent pour rentrer au sein de la nature d’où ils sont sortis, d’où bientôt ils sortiront encore, nul ne s’anéantit. Tout cela change et ne meurt point. La mort même, que l’homme repousse avec épouvante, interrompt sans la briser son existence. Viendra le jour qui de nouveau nous rendra la lumière, que tant d’hommes refuseraient si ce jour ne leur ôtait aussi le souvenir. Mais plus tard j’expliquerai mieux[1] comment tout ce qui semble périr ne fait que se modifier. On doit partir de bonne grâce quand c’est pour revenir. Vois tourner sur lui-même le cercle de la création : tu reconnaîtras que rien en ce monde ne s’éteint, mais que tout descend et remonte alternativement. L’été s’enfuit, mais l’année suivante le ramène, l’hiver détrôné reparaît avec les mois où il préside ; la nuit engloutit le soleil et sera tout à l’heure chassée par le jour. Ces étoiles qui achèvent leur cours retrouveront tout ce qu’elles laissent derrière elles ; une partie du ciel se lève incessamment tandis que l’autre se précipite. Terminons enfin en ajoutant cette seule réflexion, que ni l’enfant, soit au berceau, soit même plus tard, ni l’homme privé d’intelligence ne craignent la mort ; et qu’il serait bien honteux que la raison ne nous donnât point cette sécurité où l’imbécillité d’esprit sait nous conduire.


LETTRE XXXVI.

41. Montaigne a dit : « un vieillard abécédaire. » II, XXVIII.

  1. Lettre LXXI et liv. VIII Des bienfaits