Lettres à Lucilius/Lettre 84

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Lettres à Lucilius
Traduction par Joseph Baillard.
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LETTRE LXXXIV.

La lecture. Comment elle sert à la composition. Les abeilles.

Ces excursions, qui secouent ma paresse, profitent à ma santé, je le sens, et à mes études. Ce que ma santé y gagne, tu le vois : quand l’amour des lettres me rend apathique et insoucieux de mon corps, un mouvement d’emprunt me tient lieu d’exercice. Comment cela sert-il mes études ? Le voici : je ne quitte pas mes lectures. La lecture, à mon sens, est nécessaire, d’abord en ce qu’elle prévient l’exclusif contentement de moi-même ; ensuite, m’initiant aux recherches des autres, elle me fait juger leurs découvertes et méditer sur ce qui reste à découvrir. Elle est l’aliment de l’esprit, qu’elle délasse de l’étude, sans cesser d’être une étude aussi. Il ne faut ni se borner à écrire, ni se borner à lire : car l’un amène la tristesse et l’épuisement (je parle de la composition) ; l’autre énerve et dissipe. Il faut passer de l’un à l’autre, et qu’ils se servent mutuellement de correctif : ce qu’aura glané la lecture, que la composition y mette quelque ensemble. Imitons, comme on dit, les abeilles, qui voltigent çà et là, picorant les fleurs propres à faire le miel5, qui ensuite disposent et répartissent tout le butin par rayons et, comme s’exprime notre Virgile :

D’un miel liquide amassé lentement,
Délicieux nectar, emplissent leurs cellules[1]

À ce propos, l’on n’est pas bien sûr si elles tirent des fleurs un suc qui à l’instant même devient miel ; ou si elles transforment leur récolte en cette substance au moyen d’un certain mélange et d’une propriété de leur organisation. Quelques-uns prétendent en effet que l’industrie de l’abeille consiste non à faire le miel, mais à le recueillir. Ils disent qu’on trouve dans l’Inde, sur les feuilles d’un roseau, un miel produit soit par la rosée du climat, soit par une sécrétion douce et onctueuse du roseau lui-même ; que ce principe est aussi déposé dans nos plantes, mais à une dose moins manifeste et moins sensible6, et que c’est ce principe que poursuit et extrait l’insecte né pour cela. Selon d’autres, c’est par la façon de le pétrir et de l’élaborer que l’abeille convertit en miel ce qu’elle a pompé sur la partie la plus tendre des feuilles et des fleurs ; elle y ajoute une sorte de ferment qui d’éléments variés forme une masse homogène.

Mais, sans me laisser entraîner hors de mon sujet, répétons-le : nous devons, à l’exemple des abeilles, classer tout ce que nous avons rapporté de nos différentes lectures ; tout se conserve mieux par le classement. Puis employons la sagacité et les ressources de notre esprit à fondre en une saveur unique ces extraits divers, de telle sorte que, s’aperçût-on d’où ils furent pris, on s’aperçoive aussi qu’ils ne sont pas tels qu’on les a pris : ainsi voit-on opérer la nature dans le corps de l’homme sans que l’homme s’en mêle aucunement. Tant que nos aliments conservent leur substance première et nagent inaltérés dans l’estomac, c’est un poids pour nous ; mais ont-ils achevé de subir leur métamorphose, alors enfin ce sont des forces, c’est un sang nouveau. Suivons le même procédé pour les aliments de l’esprit. À mesure que nous les prenons, ne leur laissons pas leur forme primitive, leur nature d’emprunt7. Digérons-les : sans quoi ils s’arrêtent à la mémoire et ne vont pas à l’intelligence8. Adoptons-les franchement et qu’ils deviennent nôtres, et transformons en unité ces mille parties, tout comme un total se compose de nombres plus petits et inégaux entre eux, compris un à un dans une seule addition. De même il faut que notre esprit, absorbant tout ce qu’il puise ailleurs, ne laisse voir que le produit obtenu. Si même on retrouve en toi les traits reproduits de quelque modèle profondément gravé dans ton âme par l’admiration, ressemble-lui, j’y consens, mais comme le fils au père, non comme le portrait à l’original : un portrait est une chose morte. « Comment ! on ne reconnaîtra pas de qui sont imités le style, l’argumentation, les pensées ? » La chose, je crois, sera même parfois impossible, si c’est un esprit supérieur qui, prenant de qui il veut les idées premières, fait son œuvre à lui, y met son type, son cachet, et fait tout tendre à l’unité. Ne vois-tu pas de quel grand nombre de voix un chœur est composé ? Toutes cependant ne forment qu’un son, voix aiguës, voix graves, voix moyennes ; aux chants des femmes se marient ceux des hommes et l’accompagnement des flûtes ; aucun effet n’est distinct, l’ensemble seul te frappe. Je parle du chœur tel que les anciens philosophes l’ont connu. Nos concerts d’aujourd’hui emploient plus de chanteurs que les théâtres autrefois n’avaient de spectateurs. Quand tous les passages sont encombrés de ces chanteurs, que le bas du théâtre est bordé de trompettes, et que de l’avant-scène retentissent les flûtes et les instruments de tout genre, de ces sons divers naît l’accord général9. Tel je veux voir l’esprit : j’y veux force instructions, force préceptes, force exemples de plus d’une époque, et que le tout conspire à une même fin.

« Comment, dis-tu, parvenir à cette fin ? » Par une attention soutenue, et en ne faisant rien que par les conseils de la raison. Consens à l’entendre, elle te dira : « Renonce enfin aux vanités que poursuit l’homme par tant de voies ; renonce aux richesses, péril ou fardeau de qui les possède, renonce aux folles joies du corps et de l’âme : elles amollissent, elles énervent ; renonce à l’ambition, gonflée de vide, de chimères et de vent : elle n’a point de limites, elle n’a pas moins peur de voir quelqu’un devant elle que derrière elle ; deux envies la travaillent : la sienne, puis celle d’autrui ; or juge quelle misère : être envieux et envié ! Jette les yeux sur la demeure des grands, sur ce seuil tumultueusement disputé par ceux qui les courtisent : combien d’humiliations pour entrer, combien plus quand tu es admis ! Laisse là ces escaliers de l’opulence, ces vestibules suspendus sur d’énormes terrasses : tu t’y verrais sur la pente d’un abîme et sur une pente glissante. Viens plutôt par ici, viens à la sagesse : dirige-toi vers sa demeure si tranquille et en même temps si riche de ressources. Tout ce qui paraît bien haut placé parmi les choses humaines, en réalité fort petit, ne s’élève que relativement aux plus humbles objets ; on n’y aborde néanmoins que par de roides et difficiles sentiers. Elle est escarpée, la voie qui mène au faîte des dignités. Mais choisis de monter à cet autre séjour devant lequel la Fortune courbe le front ; tu verras sous tes pieds ce qui passe pour grandeurs suprêmes ; et tu seras venu pourtant par un chemin uni au point qui les domine toutes. »



LETTRE LXXXVI.

12. Un Mss. porte Annibali, d’autres Annibalis, un autre Annihal, leçon que nous avons suivie. Au nominatif le sens est qu’Annibal aussi fut exilé de son pays ; avec le génitif, que le sénat romain avait exigé cet exil ; avec le datif, que la victoire de Scipion sur Annibal ne lui avait valu que l’ingratitude de ses concitoyens.

13. Voir Nouvelle Héloise , IVe partie, l. II, description du jardin de M. de Wolmar, où sont critiqués les jardins français dans lesquels se voyaient de grands vases remplis de rien.

14. La pierre spéculaire, espèce d’albâtre transparent de Cappadoce, qui remplaçait le verre très-rare aux fenêtres chez les anciens. « Les rognures mêmes en sont utiles, dit Pline, Hist. XXXVI, xlv, et l’on en sème le grand cirque à l’époque des jeux , ce qui le rend d’une blancheur éblouissante. » Trimalchion, dans Pétrone, en fait semer sa salle de banquet. Sénèque, Lettre xc, dit que l’usage de cette pierre a été découvert de son temps.

15. « Nos ancêtres, dit Varron, avaient l’haleine sentant l’ail et l’oignon, mais musquée de bonne conscience. »

  1. Énéide, I, 432.