Lettres à Lucilius/Lettre 83

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Lettres à Lucilius
Traduction par Joseph Baillard.
../Hachettevolume 2 (p. 237-242).
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LETTRE LXXXIII.

Dieu connaît toutes nos pensées. Exercices et régime de Sénèque. Sophisme de Zénon sur l’ivresse.

Tu me demandes compte de chacun de mes jours, de mes jours tout entiers. Tu présumes bien de moi si tu penses que je n’ai rien à déguiser de leur emploi. Oui certes, il faut régler sa vie comme si elle se passait sous l’œil du public ; ses pensées, comme si quelqu’un pouvait, et quelqu’un le peut, lire au fond de nos âmes. Que sert de se cacher en partie aux hommes ? Rien n’est fermé pour Dieu. Il est présent dans nos consciences, il intervient dans nos pensées1. Il intervient, ai-je dit ? comme si jamais il en était absent ! Je ferai donc comme tu l’exiges ; la nature et l’ordre de mes occupations, je te manderai volontiers tout cela. Je vais m’observer dès à présent, et, suivant la plus utile des pratiques, faire la revue de ma journée. Ce qui nous endurcit dans le mal, c’est que nul ne tourne les yeux vers sa vie antérieure. Que ferons-nous ? Voilà ce qui nous occupe, et rarement. Qu’avons-nous fait ? cela n’inquiète guère ; et pourtant les conseils pour l’avenir, c’est du passé qu’ils viennent2.

Ce jour-ci est à moi sans réserve : personne ne m’en a rien enlevé ; il a été partagé tout entier entre les méditations du lit et la lecture : j’en ai donné la moindre partie à l’exercice du corps. Et c’est de quoi je rends grâces à la vieillesse : elle ne me coûte pas grande dépense de temps ; au moindre mouvement je suis las ; et la lassitude, pour l’homme le plus fort, est le terme de l’exercice. Qui ai-je pour compagnons de gymnastique ? Un seul me suffit, Éarinus, jeune esclave, comme tu sais, tout aimable : mais je le changerai. J’en cherche déjà un d’un âge plus tendre. Il prétend que nous sommes tous deux dans la même crise d’âge, parce que les dents[1] lui tombent comme à moi ; mais déjà je puis à peine l’atteindre à la course ; encore quelques jours, je ne le pourrai plus : tu vois ce que je gagne à mes exercices quotidiens. L’intervalle s’agrandit bien vite entre deux coureurs qui vont en sens contraire : en même temps qu’il monte, moi je descends ; et tu n’ignores pas combien de ces deux façons d’aller la dernière est la plus rapide. Encore n’ai-je pas dit vrai, car à mon âge on ne descend pas, on se précipite. Or veux-tu savoir le résultat de notre lutte d’aujourd’hui ? Chose rare chez des coureurs, nous avons touché barre ensemble. À la suite de cette fatigue, je ne dis pas de cet exercice, j’ai pris mon bain d’eau froide, ce qui chez moi s’entend d’une eau médiocrement chaude. Moi qui, intrépide amant de l’eau glacée3, saluais l’Euripe[2] aux calendes de janvier, qui inaugurais la nouvelle année (comme d’autres la commenceraient par une lecture, un écrit, un discours) en me plongeant dans une onde[3] vierge, j’ai reculé mon camp, d’abord sur le Tibre et en dernier lieu près de cette baignoire qui, dans mes jours de courage et d’allure franche, n’a que le soleil pour la tempérer. Peu s’en faut que je ne sois au régime des bains ordinaires. Puis du pain tout sec[4], et une collation sans table après laquelle on n’a pas de mains à laver. Je dors très-peu. Tu sais mon habitude : mon sommeil est fort court et va comme par relais. Il me suffit d’avoir cessé de veiller ; souvent j’ignore que j’ai dormi, souvent j’en ai le vague soupçon.

Mais voici que la clameur du Cirque assiège mon oreille : un cri soudain, universel est venu la frapper, sans toutefois m’arracher à mes réflexions ni même les interrompre[5]. Je supporte très-patiemment le bruit : des voix nombreuses et qui se confondent en une seule sont pour moi comme le flot qui gronde, comme le vent qui fouette la forêt, comme tout ce qui ne produit que d’indistincts retentissements.

Mais à quoi ai-je appliqué aujourd’hui mes pensées ? À ceci, résumé de mes réflexions d’hier : Dans quel but des hommes pourvus de tant de lumières ont-ils, pour les vérités les plus importantes, imaginé des démonstrations si futiles et si embrouillées, qui, fussent-elles justes, ressemblent si fort à l’erreur ? Zénon, le grand Zénon, fondateur de la secte la plus courageuse et la plus austère, veut-il nous détourner de la passion du vin ? Écoute comment il établit que l’honnête homme ne s’enivrera pas : « Nul ne confie un secret à l’homme ivre ; on le confie à l’honnête homme ; donc l’honnête homme ne sera pas ivre. » Observe comme, en opposant à Zénon une proposition du même genre, on parodie la sienne ; il suffit d’en produire une entre mille : « Nul ne confie un secret à un homme endormi : on en confie à l’honnête homme ; donc l’honnête homme ne dort point. » La seule raison qu’on puisse fournir à l’appui de Zénon est de Posidonius ; encore, selon moi, n’est-elle pas soutenable. Il prétend que cette expression, « l’homme qui s’enivre, a deux sens : l’un s’appliquant à l’homme pris de vin, qui n’est plus à soi ; l’autre à celui qui s’enivre habituellement, qui est sujet à ce vice. Zénon parle de ce dernier, non du premier : et en effet, personne ne confiera de secrets à celui que le vin pourrait faire parler. » Distinction fausse, car le premier membre du syllogisme concerne celui qui est ivre, et non celui qui le sera. Tu m’accorderas qu’il y a grande différence entre le mot ivre et le mot ivrogne ; l’homme ivre peut l’être pour la première fois, sans que chez lui ce soit vice ; l’ivrogne peut souvent n’être pas ivre. Je prends donc le mot au sens ordinaire ; d’autant plus qu’il est employé par un auteur qui se pique d’exactitude et qui pèse ses expressions. Ajoute à cela que si Zénon l’a entendu et voulu faire entendre autrement, il a demandé à l’équivoque du mot un moyen de surprise, ce que ne doit pas faire quiconque cherche la vérité. Mais je veux qu’il l’ait entendu autrement ; ce qui suit est faux, savoir qu’on ne confie pas de secret à l’homme qui a l’habitude de s’enivrer. Songe combien de soldats, gens d’ordinaire peu sobres, des généraux, des tribuns, des centurions ont pris pour confidents de choses essentiellement secrètes. Le projet de meurtre contre C. César (je parle de l’homme à qui la défaite de Pompée livra la République) fut communiqué à Tillius Cimber comme à C. Cassius, qui toute sa vie ne but que de l’eau, tandis que Tillius Cimber fut passionné pour le vin et brutal dans son langage, de quoi lui-même plaisantait en disant : « Comment supporterais-je un maître, moi qui ne supporte pas le vin ? » Chacun peut connaître et nommer tels individus à qui on risquerait plus de confier du vin qu’un secret. J’en vais toutefois citer un seul exemple qui me vient à l’esprit, et que je ne veux pas laisser perdre, car il faut enrichir son expérience d’exemples notables, sans toujours recourir à l’antiquité. L. Pison, gouverneur de Rome, ne cessa d’être ivre du jour de son entrée en charge, passant la plus grande partie de la nuit en festins, et ne s’éveillant que vers la sixième heure (midi), où commençait sa matinée. Et pourtant ses fonctions, qui embrassaient la surveillance de la capitale, étaient fort exactement remplies. Nommé par Auguste gouverneur de la Thrace qu’il acheva de dompter, il reçut de lui des ordres confidentiels ; il en reçut de Tibère qui, partant pour la Campanie, laissait dans Rome plus d’un sujet de soupçon et d’ombrage. C’est sans doute parce que ce prince avait été content de l’ivrogne Pison qu’il lui donna pour successeur dans le commandement de la ville Cossus, homme de poids, modéré, mais noyé dans l’ivresse et dégoûtant de crapule, si bien que parfois, lorsqu’au sortir de table il était venu au sénat, on l’en emportait accablé d’un sommeil dont rien ne le pouvait tirer. Voila pourtant l’homme à qui Tibère écrivit de sa main bien des choses qu’il ne croyait pas devoir confier même à ses ministres. Jamais secret politique ou autre n’échappa à Cossus.

Écartons donc ces déclamations banales : « L’âme, dans les liens de l’ivresse, ne s’appartient plus : de même qu’au sortir du pressoir le vin fait éclater les tonneaux et fermente avec tant de force que toute la lie du fond jaillit à la surface, ainsi les bouillonnements de l’ivresse soulèvent et portent au dehors tout ce que l’âme cache au plus profond d’elle-même ; l’homme qui a l’estomac surchargé de flots de vin ne peut retenir ni sa nourriture ni ses secrets : les siens comme ceux des autres, tout déborde pèle-mêle. » Mais bien que la chose arrive souvent, souvent aussi des hommes, que nous savons enclins à boire, sont appelés par nous à délibérer sur de graves intérêts. Il y a donc erreur dans cette assertion de plaidoirie qu’on ne rend pas confident de choses qu’il faille taire quiconque est sujet à s’enivrer.

Ne vaut-il pas bien mieux attaquer de front l’ivrognerie et en exposer tous les vices, qu’évitera sans peine un homme ordinaire, à plus forte raison le sage accompli, satisfait d’éteindre sa soif, et qui, jusque dans ces repas où tout provoque à une gaieté que l’on prolonge en l’honneur d’autrui, s’arrête toujours en deçà de l’ivresse ? Nous verrons plus tard si l’excès du vin trouble la raison du sage et lui fait faire ce que font les gens ivres. En attendant, si tu veux prouver que l’homme de bien ne doit pas s’enivrer, pourquoi procéder par syllogismes ? Montre combien il est honteux d’absorber plus qu’on ne peut tenir, et d’ignorer la mesure de son estomac ; que de choses on fait dans l’ivresse dont on rougit de sang-froid ; que l’ivresse n’est vraiment qu’une démence volontaire. Prolonge quelques jours cet état de l’esprit, douteras-tu qu’il n’y ait démence ? Or ici elle existe, aussi forte, mais plus courte. Rappelle l’exemple d’Alexandre de Macédoine qui dans un festin perça Clitus, son plus cher, son plus fidèle ami, et qui, ayant reconnu son crime, voulut mourir et le méritait bien. Point de mauvais penchant que l’ivresse n’enflamme et ne dévoile : elle bannit le respect humain, ce frein des tentatives coupables. Car en général c’est par honte de mal faire plutôt que par pureté d’intention qu’on s’abstient de prévariquer. Dès que l’ivresse possède notre âme, toutes nos souillures cachées se font jour. L’ivresse ne fait pas le vice, elle lui ôte son masque : alors l’incontinent n’attend pas même le huis clos, et se permet sur-le-champ tout ce que lui demandent ses passions ; alors l’homme aux goûts obscènes confesse et proclame sa frénésie ; le querelleur ne retient plus ni sa langue ni sa main. L’arrogance devient plus superbe, la cruauté plus impitoyable, l’envie plus mordante ; tout vice se dilate et fait explosion. Ajoute cette méconnaissance de soi-même, ces paroles hésitantes et inintelligibles, ces yeux égarés, cette chancelante démarche, ces vertiges, ces lambris qui semblent se mouvoir et tourbillonner avec la maison tout entière ; et cet estomac torturé par le vin qui fermente et distend jusqu’aux entrailles : tourments supportables encore, tant que le vin garde son action simple, mais qu’arrive-t-il s’il est vicié par le sommeil, si l’ivresse tourne à l’indigestion ? Rappelle-toi quels désastres enfanta l’ivresse, quand des peuples entiers s’y plongèrent. Elle a livré à leurs ennemis des races intrépides et belliqueuses, elle a ouvert des cités qu’une opiniâtre vaillance défendait depuis longues années ; les mortels les plus intraitables, les plus rebelles au joug sont tombés, poussés par elle, à la merci de l’étranger : ceux que la guerre trouvait invincibles ont été défaits par le vin.

Vois Alexandre, dont je faisais mention tout à l’heure : de tant d’expéditions lointaines, de tant de batailles, de tant d’hivers traversés nonobstant et l’intempérie et la difficulté des lieux, de tous ces fleuves aux sources ignorées, de toutes ces mers il a échappé sain et sauf ; et son intempérance, et la coupe d’Hercule, cette fatale coupe l’a enterré ! Quelle gloire y a-t-il à loger force vin dans son estomac ? Que la palme te soit demeurée, que nul ne puisse plus répondre à tes rasades provocatrices, qu’au milieu des convives terrassés par le sommeil et vomissants seul tu restes debout, que tu les aies tous vaincus par ton insigne courage, que tu aies tenu plus de vin que pas un ; un tonneau l’emporte sur toi4. Ce Marc-Antoine, grand homme d’ailleurs et génie distingué, quelle autre chose a pu le perdre et le jeter, transfuge de nos mœurs, dans tous les vices des barbares, sinon l’ivrognerie, et sa passion non moins forte pour Cléopâtre ? Voilà ce qui l’a fait ennemi de la République et inégal à ses rivaux ; voilà ce qui l’a rendu cruel jusqu’à se faire apporter à table les têtes des premiers citoyens, alors qu’au milieu des plus somptueux banquets et de tout le faste des rois, ses yeux cherchaient à reconnaître les mains et les traits de ses proscrits, alors que, gorgé de vin, il avait encore soif de sang. Chose révoltante qu’il s’enivrât, combien plus révoltante qu’il se fit bourreau dans l’ivresse ! Presque toujours l’ivrognerie a la cruauté pour compagne ; car elle violente et exaspère l’âme la plus saine. Tout comme les yeux demeurent irritables après une longue ophtalmie, au point que le moindre rayon de soleil les blesse, ainsi des orgies continues rendent les caractères féroces. À force de mettre l’homme hors de soi, cette habitude de frénésie endurcit les vices qu’engendre le vin ; et même de sang-froid ils prévalent.

Expose-nous donc pourquoi le sage devra fuir l’ivresse : montres-en la difformité et tous les périls par des faits, non par des paroles : la chose est facile. Prouve que ces plaisirs, comme on les appelle, quand ils outrepassent la mesure, sont des supplices. Car de prétendre par arguments qu’un excès de vin échauffera le sage et ne lui ôtera pas sa rectitude de sens, si offusqué que soit son cerveau, autant vaut dire qu’une coupe de poison ne le ferait pas mourir, qu’un narcotique ne l’endormirait pas, qu’il prendrait de l’ellébore sans rendre par toutes les issues tout ce qui encrasse ses entrailles. Mais si ses pieds chancellent, si sa langue n’est plus libre, qui t’autorise à supposer qu’en partie il est ivre, et qu’en partie il ne l’est point ?



LETTRE LXXXIII.

1. « De toutes nos pensées nulle ne lui échappe, et nul discours ne se cache de lui.» (Prov., ch. xlii, v. 20.) Voir aussi Sénèque, Fragm. xviii.

2. Discipulus est prioris posterior dies. (P. Syrus.)

On peut voir l’avenir dans les choses passées. (Rotrou.) Voir Balzac, le Prince, xiii.

3. Voir Lettre LIII. Et Horace :

Gelida quum perluor unda,
Per médium frigus. (I, Ép. i.)
4.

Buveurs, quelle erreur est la vôtre !
Vous vous figurez qu’il est beau
De tenir plus de vin qu’un autre :
C’est le mérite d’un tonneau. (Malleville.)

  1. Voy. Lettre XII.
  2. On appelait ainsi des canaux d'eau vive creusés dans les jardins, par allusion à l'Euripe, détroit de l'Eubée. Voy. Lettre XC.
  3. Que n'a réchauffée ni le soleil ni le feu.
  4. Voy. Lettres XVIII et CXIII et Vie de Sénèque.
  5. Voy. Lettres LVI et LXXX.