Lettres à Lucilius/Lettre 90

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Lettres à Lucilius
Traduction par Joseph Baillard.
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LETTRE XC.

Éloge de la philosophie. Les premiers hommes. La philosophie n’a pas inventé les arts mécaniques.

Nul n’en peut douter, Lucilius : c’est aux dieux immortels que nous avons l’obligation de vivre, et bien vivre est un don de la philosophie. Nous lui devrons donc à elle plus qu’aux dieux, en proportion de la supériorité du bienfait ; puisqu’une bonne vie l’emporte sur la vie elle-même. Oui certes, on lui devrait davantage, si cette philosophie ne venait encore des immortels27 : c’est un trésor qu’ils n’ouvrent à personne, mais dont ils donnent la clef à tous. S’ils en eussent fait le bien de tout le monde, et si l’on apportait la sagesse en naissant, elle perdait son plus précieux caractère ; ce n’était plus qu’une chose fortuite. Ce qu’il y a en elle d’inestimable et de magnifique, c’est qu’elle ne vient pas spontanément, c’est qu’on la tient de soi, et qu’on ne l’emprunte pas à autrui. Qu’aurais-tu à admirer dans la philosophie, si elle n’était qu’un don banal ? Son unique but est la vérité dans les choses divines et humaines : toujours viennent sur ses pas la justice, le sentiment du devoir, la religion, en un mot le cortège de toutes les vertus enchaînées l’une à l’autre et se donnant la main. Elle enseigne le culte des dieux, l’amour des hommes, et que les premiers sont nos maîtres, les seconds nos associés ; association quelque temps respectée avant que la cupidité en rompît les nœuds et devînt une cause de pauvreté pour ceux mêmes qu’elle fit les plus riches. Car on cessa de posséder toutes choses, dès qu’on voulut posséder en propre28.

Mais les premiers mortels et les fils des premiers mortels suivaient ingénument la nature : ils la prenaient pour guide et pour loi, en se confiant à l’autorité du meilleur d’entre eux. Car il est dans la nature que ce qui vaut le moins soit soumis à ce qui vaut le mieux. Les animaux privés de la parole ont pour chef le plus grand ou le plus fort de leur bande. Le taureau qui marche en tête du troupeau n’est point de race dégénérée : non, c’est celui qui par sa taille et ses muscles l’emporte sur ses mâles rivaux ; l’éléphant le plus haut de stature conduit ceux de son espèce : chez les hommes le plus grand c’est le plus vertueux. Aussi était-ce alors ce qui faisait choisir les chefs ; et la félicité des peuples était la plus grande possible, l’autorité ne se donnant qu’à la vertu. Car il peut tout ce qu’il veut, celui qui ne croit pouvoir que ce qu’il doit29.

Dans ce siècle appelé l’âge d’or, l’empire était donc aux sages, comme le pense Posidonius. Ils arrêtaient la violence et protégeaient le faible contre le fort ; ils exhortaient et dissuadaient, ils signalaient l’utile et le nuisible. Leur prudence pourvoyait à ce que rien ne manquât à leurs peuples : leur valeur écartait les périls, leur bienfaisance rendait la société prospère et brillante. Commander était une charge, non un droit. Jamais on n’essayait toute la force du pouvoir contre des hommes d’où le pouvoir émanait, comme aussi nul n’avait ou l’intention ou le motif de nuire. Un bon gouvernement trouvait une prompte obéissance ; et un roi ne pouvait faire à son peuple indocile une plus grande menace que celle d’abdiquer. Mais lorsque les sourds progrès de la corruption eurent changé en tyrannies les royautés, le besoin des lois se fit sentir ; et ces lois, dans le principe, furent encore établies par les sages. Solon, qui fonda celles d’Athènes sur l’équité, est connu comme l’un des sept sages de son époque ; et si la Grèce eût alors enfanté Lycurgue, ce nombre sacré se fût enrichi d’un huitième génie : on loue encore les lois de Zaleucus et de Charondas. Ce n’est point au forum, ni dans l’école des jurisconsultes, mais dans la retraite silencieuse et révérée de Pythagore, que ceux-ci étudièrent les lois qu’ils devaient transplanter dans la Sicile alors florissante et dans l’Italie grecque.

Jusqu’ici je pense comme Posidonius : mais que la philosophie ait inventé les arts qui sont d’un usage journalier dans la vie, je ne l’accorde pas ; je ne lui décerne pas la gloire des œuvres manuelles. « Les humains dispersés, dit-il, et n’ayant d’abri qu’une excavation sous terre ou au pied d’une roche, ou le creux d’un tronc d’arbre, apprirent d’elle à construire des cabanes. » Pour moi, je crois que la philosophie n’a pas plus imaginé ces échafaudages de toits élevés sur des toits et de villes assises sur des villes, que ces viviers tenus bien clos pour que la gourmandise ne coure pas les risques des tempêtes : pour que, dans les bourrasques même les plus violentes, la sensualité ait ses ports choisis où elle engraisse des poissons tous parqués selon leur espèce. Qu’est-ce à dire ? La philosophie a montré aux hommes à avoir clef et serrure ? Qu’eût-elle fait là ? Rien qu’un appel à l’avarice. La philosophie aurait, au grand péril de qui les habite, suspendu sur nos têtes ces toits menaçants ? Ne suffisait-il pas du premier abri venu, de quelque retraite naturelle, trouvée sans art et sans difficulté ? Crois-moi, ce siècle de bonheur a précédé les architectes. C’est quand déjà naissait le luxe que naquit l’usage et d’équarrir les pièces de bois, et de faire courir la scie sur des lignes tracées d’avance qui permettent de diviser d’une main sûre

La poutre que jadis les coins seuls déchiraient[1].


Alors les maisons n’étaient point faites pour les salles de festin où pût tenir un peuple de convives ; on ne voiturait pas sur une longue file de chariots, qui font trembler tout un quartier, des pins et des sapins énormes où des lambris d’or massif dussent être suspendus. Deux fourches parallèles soutenaient la cabane ; un amas de ramées et de feuilles entassées disposé en pente suffisait, même à l’écoulement des grandes pluies. Sous de pareils toits habitait la sécurité. Le chaume couvrit des hommes libres : sous le marbre et l’or loge la servitude.

Je suis encore d’autre avis que Posidonius, quand il prétend que les outils en fer sont de l’invention des sages. À ce compte il pourrait leur attribuer aussi

Et la toile perfide, et la glu du chasseur,
Et sa meute, des bois ceignant la profondeur[2];


toutes inventions de l’industrie humaine, non de la sagesse. Je ne pense pas non plus que ce furent les sages qui découvrirent les mines de fer et d’airain, quand l’incendie des forêts calcina le sol, et que les veines gisant à sa surface coulèrent liquéfiées. Ces choses-là sont trouvées par les mêmes gens qui les exploitent. Autre problème, qui ne me semble pas aussi difficile qu’à Posidonius : « L’usage du marteau a-t-il précédé celui des tenailles ? » Ces deux objets sont dus à quelque esprit exercé, pénétrant, plutôt que grand et élevé : et ainsi de toutes les recherches qui veulent un corps courbé vers la terre et une âme absorbée par elle. Le sage était de facile entretien. Pourquoi non ? puisque en nos jours même il désire le moins d’attirail possible.

Comment, je te prie, concilies-tu ton admiration pour Diogène avec celle que t’inspire Dédale ? Lequel des deux te semble sage ? L’inventeur de la scie, ou celui qui, voyant un enfant boire de l’eau dans le creux de sa main, brisa aussitôt son écuelle qu’il tira de sa besace, et se reprochant sa sottise, s’écria : « Comment ai-je gardé si longtemps un meuble superflu ? » celui enfin qui fit d’un tonneau son logement et son lit ? De nos jours, dis-moi, est-il plus sage l’homme qui trouva moyen de faire jaillir par de secrets tuyaux30 l’eau safranée à une immense hauteur, de remplir ou vider brusquement de leurs masses d’eau des bras de mer factices, d’adapter aux salles de festin des lambris mobiles qui en renouvellent successivement la face, si bien qu’on change de plafonds autant de fois que de services, est-il plus sage que l’homme qui prouve aux autres comme à lui-même que la nature est loin de nous avoir rien imposé de dur et de difficile ; qu’on peut se loger sans marbrier et sans sculpteur, se vêtir sans avoir commerce au pays des Sères, posséder tout ce qui est nécessaire à nos besoins en se contentant de ce que la terre offre à sa surface ? Si le genre humain voulait écouter cette voix, il saurait qu’il peut aussi bien se passer de cuisiniers que de soldats. Ceux-là furent les vrais sages, ou du moins le plus près de l’être, qui presque sans frais pourvurent à l’entretien du corps. Des soins bien simples procurent le nécessaire ; c’est pour les raffinements qu’on s’épuise de travail. On n’a pas besoin d’artisans si on suit la nature : elle n’a pas voulu nous partager entre tant de choses : en nous donnant des besoins, elle nous donne de quoi les satisfaire. Le froid est insupportable pour l’homme nu. Eh bien ! est-ce que la dépouille des bêtes sauvages et autres ne suffit pas et au delà pour nous garantir ? Des écorces d’arbres ne sont-elles pas le vêtement de la plupart des races barbares ? La plume des oiseaux ne se tresse-t-elle point en commodes habits ? Aujourd’hui même les Scythes en grande partie n’endossent-ils pas des fourrures de renards et de martres, molles au toucher et impénétrables au vent ? « Il faut bien pourtant repousser par la fraîcheur de l’ombre les traits brûlants d’un soleil d’été. » Eh quoi ! les siècles ne nous ont-ils pas préparé une foule de retraites qui, soit injure du temps, soit tout autre accident, se sont creusées en profondes cavernes ? Et puis des branches flexibles que la main façonnait en claie, qu’on enduisait d’un grossier limon recouvert de paille et d’herbes sauvages, tout cela ne fit-il pas un toit incliné où glissaient les pluies et sous lequel on passait tranquillement la saison des orages ? Et enfin les habitants des Syrtes ne se cachent-ils pas dans des trous, les ardeurs excessives du soleil ne leur laissant d’abri suffisamment compacte que la terre même, toute brûlante qu’elle est ?

La nature n’a pas été si marâtre, qu’elle ait donné à tous les autres animaux de faciles moyens d’existence, quand l’homme lui seul ne pourrait vivre sans nos milliers d’arts. Rien de semblable n’est exigé par elle, rien qu’il doive chercher à grand’peine pour pouvoir prolonger sa vie. Tout est sous sa main dès qu’il naît ; mais nous rendons tout difficile par notre dégoût des choses faciles. Le toit et le vêtement, et les remèdes et la nourriture, et ces accessoires devenus une si grande affaire, s’offraient gratuitement, ou au prix d’une légère peine ; car la mesure en tout se bornait aux exigences du nécessaire ; on a tout transformé en objets coûteux, en merveilles qui veulent le concours d’arts aussi pénibles que multipliés. La nature suffit pour ce qu’elle réclame. Or le luxe s’est écarté de la nature, le luxe qui s’aiguillonne lui-même de jour en jour, qui grandit avec les siècles, ingénieux auxiliaire des vices. Convoitant d’abord le superflu, puis le pernicieux, il a fini par faire de l’âme le sujet du corps, le valet forcé de vils appétits. Toutes ces industries qui réveillent la cité ou qui l’étourdissent, s’évertuent au service du corps31. Tout ce que jadis on lui donnait comme à un esclave, on le lui apprête comme à un roi. De là fabriques de tissus, mécaniques sans nombre, distilleries de parfums, professeurs de poses gracieuses, de chants lubriques et efféminés. Tant nous sommes loin de cette modération naturelle qui donne au désir le besoin pour limite : c’est chose rustique et misérable que de vouloir simplement ce qui suffit. Il est incroyable, cher Lucilius, combien l’entraînement du discours éloigne du vrai même de grands esprits. Vois Posidonius, à mon avis l’un de ceux qui ont le plus mérité de la philosophie : il veut décrire d’abord comment se tordent certains fils, comment on ramène certains autres lâches et disjoints ; ensuite comment la toile à l’aide de poids suspendus s’étend en une chaîne droite ; comment la trame, introduite entre les deux parties de la chaîne dont elle surmonte la résistance, s’y mêle et s’y incorpore par la pression de la lame ; puis il attribue aux sages jusqu’à l’art du tisserand, oubliant que depuis on a trouvé une méthode plus ingénieuse, suivant laquelle

La navette en courant entrelace la trame
Entre deux rangs de fils sur le métier tendus ;
Et le peigne resserre, aplanit les tissus[3].


Et s’il avait pu y joindre ces tissus de notre époque, dont on fabrique des vêtements qui ne cachent rien32, qui ne sont d’aucun secours, je ne dis pas au corps, mais à la pudeur ?

De là il passe aux agriculteurs et décrit, avec le même talent, le soc divisant la terre et, au moyen des seconds labours, cette terre plus meuble se prêtant mieux à l’éruption des germes ; les semences confiées à son sein ; la main de l’homme arrachant les herbes sauvages qui naissent d’elles-mêmes et qui étoufferaient le bon grain. C’est encore là, dit-il, l’œuvre du sage ; comme si, même à présent, les cultivateurs ne découvraient pas nombre de procédés nouveaux qui accroissent la fertilité du sol.

Mais non content de tout cela, il va jusqu’à courber le sage sur le pétrin du boulanger. Il conte en effet de quelle manière, en imitant la nature, celui-ci s’est mis à faire le pain : « L’homme met un fruit dans sa bouche, ajoute-t-il ; un double rang de corps très-durs, les dents le brisent sous leur pression ; ce qui en échappe leur est ramené par la langue : alors le tout se mêle à la salive qui en facilite le passage à travers le gosier qu’elle lubrifie. Arrivé dans l’estomac et cuit par sa chaleur, il finit par s’assimiler à notre substance. À l’instar de ce mécanisme, on a placé l’une sur l’autre deux pierres brutes en guise de dents, dont la première, immobile, attend l’action de la seconde ; après quoi, par le frottement réciproque, les grains sont broyés et repoussés sous les meules qui ne cessent de les triturer jusqu’à les réduire en poudre. Puis il trempe d’eau sa farine qui, façonnée et pétrie sans relâche, a formé du pain à la cuisson duquel suffirent d’abord des cendres chaudes et un âtre brûlant. Plus tard et successivement on imagina les fours et autres constructions dont la chaleur se règle à volonté. » Peu s’en est fallu qu’il n’eût donné l’industrie du cordonnier comme une invention du sage.

Sans doute l’intelligence imagina toutes ces choses, mais non l’intelligence rectifiée par la philosophie. C’est à l’homme, ce n’est point au sage qu’on doit ces inventions. J’en dirai certes autant de ces vaisseaux qui servirent à passer les fleuves et les mers au moyen de voiles adaptées pour recevoir le souffle des vents, et de gouvernails placés à l’arrière pour guider dans tous les sens la course du bâtiment, modèle pris des poissons qui se dirigent à l’aide de leur queue et, par une légère inclinaison, tournent leur élan à droite ou à gauche33. « Toutes ces inventions, dit-il, sont du sage ; mais trop peu nobles pour que lui-même en tirât parti, il les transmit à de vils manœuvres. » Moi je dis plus : elles ne furent pas imaginées par d’autres que par ceux qui jusqu’aujourd’hui s’en occupent. Il est des découvertes qui, nous le savons, ne datent que de notre temps, comme l’usage des pierres spéculaires[4] dont les feuilles diaphanes transmettent la lumière dans toute sa pureté ; comme les bains suspendus au-dessus de leurs foyers, et ces tubes, appliqués dans les murs, qui font circuler la chaleur et l’entretiennent de bas en haut toujours égale. Que dirai-je des marbres dont nos temples, dont nos maisons resplendissent ? Et ces masses de pierres polies en colonnes où s’appuient des portiques et des palais à recevoir des peuples entiers ? Et ces caractères abrégés, au moyen desquels le discours le plus rapide est recueilli, et la main suit la célérité de la parole[5]?

Les plus vils esclaves ont trouvé tout cela : la sagesse a plus haut son siège ; elle ne fait pas l’éducation des mains, elle est l’institutrice des âmes. Tu veux savoir ce qu’elle a découvert, ce qu’elle a produit ? Ce ne sont pas des mouvements de corps déshonnêtes, ni des sons variés qui, passant de la bouche humaine par la trompette ou par la flûte, prennent à leur sortie ou dans leur trajet les inflexions de la voix ; ce ne sont pas les armes, les remparts, la guerre : elle rêve à l’utile, plaide pour la paix, et appelle le genre humain à la concorde. Elle n’est point, non elle n’est point fabricatrice d’outils pour nos vulgaires nécessités.

Quel chétif rôle tu lui assignes ! Vois en elle l’artisan de la vie. Elle a d’autres arts sans doute sous sa dépendance : car celle dont la vie relève tient à ses ordres les ornements de la vie ; du reste c’est au bonheur qu’elle tend, qu’elle nous conduit, qu’elle nous ouvre les voies. Elle montre ce qui est mal, ce qui ne l’est qu’en apparence ; elle nous dépouille de nos illusions, elle donne la solide grandeur ; elle fait justice de la morgue, de tout ce qui est vide et spécieux, ne nous laisse pas ignorer en quoi diffère l’enflure de l’élévation, nous livre enfin la connaissance de toute la nature et d’elle-même. Elle révèle ce que sont les dieux et leurs attributs, les puissances infernales, les Lares, les Génies, les âmes perpétuées sous la forme de dieux secondaires, leur séjour, leur emploi, leur pouvoir, leur volonté. Voilà par quelles initiations elle nous ouvre non la chapelle de quelque municipe, mais l’immense temple de tous les dieux, le ciel même, dont elle a produit les vraies images et les représentations fidèles aux yeux de l’intelligence : car pour de si grands spectacles les yeux du corps sont trop faibles. De là elle revient aux principes des choses, à l’éternelle raison incorporée au grand tout, à cette vertu de tous les germes qui donne à chaque être sa figure propre. Puis elle entre dans l’étude de l’âme, de son origine, de son siège, de sa durée, du nombre de parties qui la composent. Du corporel elle passe à l’incorporel, approfondit la vérité, les arguments qui la prouvent, et après cela comment s’éclaircissent les problèmes de la vie et du langage ; car dans l’une et dans l’autre le faux se mêle au vrai.

Le sage, je le répète, ne s’est point arraché aux arts matériels, comme il semble à Posidonius : il ne les a nullement abordés. Jamais il n’eût cru digne des frais d’invention ce qu’il ne pouvait croire digne de servir à tout jamais : il n’adopterait point pour répudier. « Anacharsis, dit Posidonius, a trouvé la roue du potier, qui en tournant forme des vases. » Ensuite, comme dans Homère se rencontre cette roue du potier, il aime mieux croire les vers apocryphes que son assertion erronée. Je ne prétends pas, moi, qu’Anacharsis soit l’auteur de cette découverte ; ou, s’il l’est, ce sera bien un sage qui l’aura faite, mais non à titre de sage, de même que les sages font beaucoup de choses comme hommes et non point comme sages. Imagine un sage excellent coureur : il devancera les autres en vertu de sa légèreté, non de sa sagesse. Je voudrais que Posidonius pût voir le verrier donner au verre avec son souffle une multitude de formes que la plus habile main aurait peine à produire. On a trouvé cela depuis qu’on ne trouve plus de sages.

« Démocrite, poursuit-il, a, dit-on, inventé les voûtes de pierres, qui se courbent en arceaux doucement inclinés et réunis par une pierre centrale. » Je dirai que le fait est faux. Car nécessairement, avant Démocrite, il y eut des ponts et des portes, dont généralement la partie supérieure est en voûte. « Avez-vous oublié, me dit-on, que ce même Démocrite trouva l’art d’amollir l’ivoire, de convertir par la cuisson le caillou en émeraude, procédé qui aujourd’hui encore sert à colorer certaines pierres qui s’y prêtent ? » Oui : mais bien qu’un sage ait trouvé ces secrets, ce n’est pas en tant que sage qu’il les a trouvés ; car il fait beaucoup de choses que les hommes les moins éclairés font sous nos yeux tout aussi bien, ou avec plus d’adresse et d’expérience que lui.

Tu veux savoir quelles furent les explorations du sage, quels mystères il nous dévoila ? D’abord ceux de la nature, qu’il n’a pas vue, comme font les autres animaux, d’un œil insoucieux des choses divines ; ensuite la loi de la vie, loi qu’il a appliquée à tout. Il nous a appris non-seulement à connaître les dieux, mais à leur obéir, et à recevoir les événements comme des ordres. Il nous a défendu de céder aux jugements de l’erreur ; il a estimé au poids de la vérité ce que vaut chaque chose ; il a condamné les jouissances mêlées de repentir et loué les biens faits pour toujours plaire ; il a signalé à tous comme le plus fortuné des hommes celui qui n’a pas besoin de la Fortune, comme le plus puissant, celui qui sait l’être sur lui-même. Je ne parle pas de cette philosophie qui place le citoyen hors de la patrie et les dieux hors du monde, qui donne la vertu en apanage à la volupté, mais de celle qui ne voit de bien que l’honnête, de celle que les présents ni de l’homme ni de la Fortune ne séduiraient point, de celle dont le prix consiste à ne pouvoir se vendre à aucun prix.

Que cette philosophie ait existé dans l’âge grossier où toute industrie manquait encore et où l’utile ne s’apprenait que par l’usage, je ne le crois pas ; de même avant cette époque, au temps heureux où les bienfaits de la nature étaient à la portée et à la discrétion de tous, avant que la cupidité et le luxe eussent désuni les mortels qui coururent à la rapine au lieu de partager en frères, il n’y avait pas de vrais sages, bien que tous fissent alors ce que des sages devaient faire. Car jamais situation plus admirable pour la race humaine ne peut s’imaginer ; et qu’un dieu permette à un homme de créer une terre et de régler la condition de ses habitants, il ne choisira pas autre chose que ce qu’on raconte de ces peuples primitifs chez lesquels

   Jamais d’enclos, de bornes, de partage.
La terre était de tous le commun héritage ;
Et sans qu’on l’arrachât, prodigue de son bien,
La terre donnait plus à qui n’exigeait rien
[6].


Quelle génération fut plus heureuse ? Ils jouissaient en commun de la nature ; elle suffisait, en bonne mère, à l’entretien de tous : on possédait la publique richesse en pleine sécurité. Comment ne pas nommer les plus opulents des mortels ceux parmi lesquels un pauvre était impossible à trouver ? L’avarice a fait irruption sur cette trop heureuse abondance : comme elle voulut distraire une part qui lui devînt propre, le trésor de tous cessa d’être le sien, et de l’immense fleuve elle s’est réduite à un filet d’eau ; elle a introduit la pauvreté ; aspirant à beaucoup, elle a vu tout lui échapper. Aussi quoique aujourd’hui elle se travaille en tous sens pour réparer ses pertes, quoiqu’elle ajoute des champs à ses champs et dépossède le voisin à force d’or ou d’injustices, quoiqu’elle donne à ses terres l’étendue de provinces, et que posséder pour elle ce soit voyager bien loin sur le sien, aucun prolongement de limites ne nous ramènera au point dont nous sommes descendus. Quand nous serons à bout d’envahir, nous aurons beaucoup ; nous avions tout auparavant. La terre elle-même était plus fertile sans culture et se prodiguait aux besoins des peuples qui ne la pillaient point à l’envi. Découvrir quelque production de la nature n’était pas un plus grand plaisir que celui de l’indiquer à autrui34; nul ne pouvait avoir trop ou trop peu : la concorde présidait aux partages. La main du plus fort ne s’était point encore appesantie sur le plus faible ; point d’avare qui, celant des trésors inutiles pour lui, privât personne du nécessaire. On prenait le même souci des autres que de soi. La guerre était inconnue et les mains pures du sang des hommes : on n’en voulait qu’aux bêtes féroces. Quand l’épaisseur du bocage voisin pouvait garantir du soleil, et qu’on bravait l’inclémence des hivers ou des pluies sous l’abri naturel d’un toit de feuilles, la vie coulait paisible et les nuits étaient sans cauchemar. Tandis que les soucis nous retournent sur nos lits de pourpre et nous réveillent de leurs poignants aiguillons, quel doux sommeil ces hommes goûtaient sur la dure ! Ils n’avaient point au-dessus d’eux des lambris ciselés, mais sans obstacle ils voyaient de leur couche les astres glisser sur leurs têtes et le sublime spectacle des nuits menant en silence la grande révolution du ciel.

À toute heure du jour et de la nuit s’ouvrait pour eux la perspective de cette merveilleuse demeure : ils se plaisaient à voir une partie des astres décliner du milieu du ciel vers l’horizon, et d’autres à l’opposite se rendre visibles et monter. Avec quel charme ils promenaient leurs yeux dans cette immensité semée de prodiges ! Mais vous, le moindre bruit de vos plafonds vous alarme ; et si entre vos riches peintures quelque craquement se fait entendre, vous fuyez comme si c’était la foudre. Au lieu de palais grands comme des villes, un air pur, circulant librement et à ciel ouvert, l’ombre légère d’un rocher ou d’un arbre, de limpides fontaines, des ruisseaux que ni travail humain, ni tuyaux, ni direction forcée n’avaient profanés, mais qui suivaient leur cours volontaire, et des prairies belles sans art, et au milieu de tout cela un toit agreste élevé par une rustique main, c’était là une demeure selon la nature, où l’on aimait à habiter sans la craindre et sans craindre pour elle. Aujourd’hui un de nos grands sujets de frayeur, ce sont nos maisons.

Mais toute belle et toute pure de fraude qu’ait été leur vie, ces mortels ne furent point des sages, nom qui n’est dû qu’à la perfection même. Je ne nie point toutefois qu’il n’y eût alors des hommes d’une haute inspiration et comme fraîchement sortis de la main des dieux : car il est hors de doute que le monde non encore épuisé enfantait des âmes plus généreuses. Or si elles étaient toutes de trempe plus forte et plus aptes aux travaux, elles n’avaient point toutes atteint le point suprême. La nature en effet ne donne point la vertu ; c’est un art que d’y arriver[7]. On ne cherchait pas l’or, ni l’argent, ni les pierres transparentes dans les abîmes fangeux de la terre ; on épargnait l’animal inoffensif, tant l’homme était loin d’égorger l’homme sans colère ni crainte, pour le seul plaisir d’un spectacle. Il n’avait point encore de vêtement brodé ni de tissu d’or : l’or n’était point sorti des mines. Pour tout dire enfin, son ignorance faisait son innocence : or la distance est grande entre ne pas vouloir et ne pas savoir faire le mal. Il lui manquait la justice, il lui manquait la prudence, la tempérance, le vrai courage. Il y avait quelque image de ces vertus dans leur vie d’inexpérience ; mais la vertu n’est donnée aux âmes qu’après la culture et la science, et quand d’assidus exercices les ont perfectionnées. Nous naissons pour elle, mais sans elle ; et le meilleur naturel, avant qu’on ne l’instruise, est un élément de vertu, mais n’est point la vertu.


LETTRE XC.

27. Ici Sénèque dit plus vrai et plus chrétiennement que Cicéron : Nous nous glorifions à bon droit de notre vertu, ce qui n’arriverait pas. si nous la tenions de Dieu, non de nous (de Nat. Deor, III) ; et qu’Horace : Det vitam, det opes, animum mî æquum ipse parabo.

28. « La nature a fait le droit commun, l’usurpation a fait le droit privé. » (Saint Ambroise, De offic. minist.) « Ce chien est à moi, disaient ces pauvres enfants ; c’est là ma place au soleil ; voilà l’origine et l’image de l’usurpation sur la terre. » (Pascal, et J. J. Rousseau, Disc, de l’inég. des condit.)

29. On reprochait à Henri IV le peu de pouvoir qu’il avait à la Rochelle : « Vous vous trompez, répondit-il, j’y fais ce que je veux , parce que je n’y fais que ce que je dois. »

30. Ce raffinement de luxe avait lieu dans les théâtres ou amphithéâtres. On l’annonçait sur un album affiché aux lieux les plus fréquentés de la ville. On a trouvé celui-ci à Pompeï : Venatio. Athleæ. Sparsiones. Vela. Erunt. « Chasse de bêtes féroces. Combats d’athlètes. Pluie d’eaux de senteur. Toiles tendues au-dessus des spectateurs. »

31. « Tous les arts suent pour le satisfaire. » (Bossuet.)

32. « Et les toiles si déliées, ces vaines couvertures qui ne cachent rien. » (Bossuet, Sermon pour Mlle de La Vallière.) Voir Consol. à Helvia, XVI ; des Bienfaits , VII, ix.

 De leur queue allongée ingénieux rival,
 Le Émon reçut d’elle un mouvement égal ;

La rame imita mieux leur nageoire élancée ;
Et dans sa coupe heureuse, avec soin retracée,
Leur tête, sans effort fendant les flots amers,
A la proue écumante ouvrit le sein des mers.

(Esmén., Navig., ch. III.)

34. Voir Pétrone, ch. lxxxviii.

  1. Géorgiq., I, 444.
  2. Géorgiq.,I, 139.
  3. Ovide, Métam., VI, 54.
  4. Voy. Lettre LXXXVI. De la Providence, IV et notes.
  5. La sténographie inventée par Tyron, affranchi et secrétaire de Cicéron.
  6. Géorgiq., I, 125. Delille.
  7. Voy. Lettre LXXX.