Lettres à Lucilius/Lettre 93

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Lettres à Lucilius
Traduction par Joseph Baillard.
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LETTRE XCIII.

Sur la mort de Métronax. Mesurer la vie sur l’emploi qu’on en fait, non sur sa durée.

Dans la lettre où tu te plaignais de la mort du philosophe Métronax[1], comme s’il eût pu et dû vivre plus longtemps, je n’ai point reconnu cet esprit de justice qui pour toute personne et en toute cause surabonde chez toi : mais il ne te fait faute que là où il manque à tout le monde. J’ai trouvé beaucoup d’hommes justes envers les hommes ; envers les dieux, pas un seul. Nous faisons chaque jour le procès à la destinée : « Pourquoi celui-ci est-il enlevé au milieu de sa carrière ? Pourquoi celui-là ne l’est-il pas et prolonge-t-il une vieillesse à charge à lui-même et aux autres ? » Qu’estimes-tu, je te prie, le plus légitime, ou que tu obéisses à la nature, ou que la nature t’obéisse ? Et qu’importe que tu sortes plus ou moins tôt d’où il faudra toujours sortir ? Ce n’est pas de vivre longtemps qu’il faut se mettre en peine, mais de vivre assez. Le premier point est l’affaire du sort, le second est la tienne. La vie est longue si elle est remplie ; or elle n’est remplie que si l’âme a ressaisi ses biens propres et s’est remise en possession d’elle-même. Que servent à cet homme quatre-vingts ans passés à ne rien faire ? Il n’a pas vécu, il a séjourné dans la vie ; ç’a été non une mort tardive, mais une longue mort. « Il a vécu quatre-vingts ans ! » Je voudrais savoir à quel jour tu fais remonter sa fin41. « Mais cet autre, mort dans la verdeur de l’âge ! » Lui du moins s’est acquitté de tous les devoirs d’un bon citoyen, d’un bon ami, d’un bon fils ; il ne s’est relâché sur aucun point. Quoique son âge soit incomplet, sa vie est complète. « Le premier a vécu quatre-vingts ans ! » Dis plutôt : il a duré tout ce temps-là, à moins que tu n’entendes qu’il a vécu comme on le dit des végétaux.

Voici mon vœu, Lucilius : tâchons qu’à l’instar des métaux précieux notre vie gagne non en volume, mais en valeur. Mesurons-la par ses œuvres, non par sa durée42. Veux-tu savoir ce qui distingue ce jeune héros, contempteur de la Fortune, et à tout égard déjà vétéran de l’existence dont il a conquis le plus riche trésor, ce qui le distingue de cet homme qui a laissé derrière lui nombre d’années ? L’un vit encore après qu’il n’est plus, l’autre avant de mourir avait cessé d’être. Louons donc et plaçons parmi les heureux celui qui, du peu de temps qui lui fut octroyé, sut faire un bon emploi. Il a joui de la vraie lumière : ce n’a pas été un homme de la foule ; il a vécu, et d’une vie énergique ; tantôt le ciel a été serein pour lui, et tantôt, selon l’ordinaire, l’astre aux puissants rayons n’a percé qu’à peine les nuages. Pourquoi demander combien de temps il a pu vivre ? Il a vécu, il s’est élancé jusque dans la postérité, il a pris rang dans la mémoire des hommes.

Ce n’est pas que, si un surcroît d’années m’était offert, je le refuserais : toutefois je dis que rien n’aura manqué à mon bonheur, si on en abrége la durée. Car je n’ai pas arrangé mes plans pour le plus long terme qu’une avide espérance pouvait se promettre ; mais il n’est point de jour que je n’aie regardé comme le dernier de mes jours. Pourquoi m’interroger sur la date de ma naissance, et si je compte encore parmi les jeunes gens ? J’ai mon lot. De même qu’un homme peut dans une petite taille être complètement homme, ainsi un court espace de temps peut compléter la vie. La longueur de l’âge ne fait rien ici43. La durée de ma vie est hors de mon pouvoir ; être homme de bien tant que je vivrai, voilà qui dépend de moi. Exige de moi que mes jours ne s’écoulent pas un à un dans d’ignobles ténèbres, que je dirige ma vie et ne la laisse pas fuir devant moi.

Tu demandes quel est l’âge le plus avancé ? L’âge de la sagesse. Y parvenir c’est avoir atteint non la plus lointaine limite, mais la plus élevée. Que l’homme alors se glorifie hardiment et remercie les dieux en se retrouvant parmi eux, et sache gré autant à lui-même qu’à la nature de ce qu’il a été. Oui, il a droit de s’applaudir d’avoir rendu à la nature une vie meilleure qu’il ne la reçut. Il a réalisé le modèle de l’homme de bien ; il en a fait voir le caractère et la grandeur : eût-il ajouté à ses jours, il n’eût fait que continuer son passé. Et jusqu’où donc voulons-nous vivre ? Nous avons tout connu, joui de tout. Nous savons d’où relève le grand principe des choses, la nature ; comment elle ordonne le monde ; par quels retours elle ramène l’année ; comment elle a réuni en elle tous les êtres épars et s’est donnée pour fin à elle-même. Nous savons que les astres marchent par leur propre impulsion ; qu’excepté la terre rien n’est fixe ; que tout le reste fuit d’une vitesse continuelle. Nous savons comment la lune devance le soleil ; pourquoi, plus lente, elle le laisse derrière elle, lui si prompt dans sa course ; comment elle reçoit ou perd sa lumière ; quelle cause amène la nuit et quelle autre nous rend le jour. Il nous reste à aller où nous verrons de plus près ces merveilles. Et, dit le sage, ce n’est pas cet espoir qui me fait partir avec plus de courage, bien sûr que pour moi s’ouvre un chemin vers mes dieux bien-aimés. J’ai mérité sans doute d’être admis dans leur sein et je m’y suis déjà vu : j’ai envoyé vers eux ma pensée et ils m’ont envoyé la leur. Mais suppose-moi anéanti, et qu’à la mort rien de l’homme ne reste, ma résolution n’en est pas moins ferme, dussé-je n’aborder nulle part au sortir d’ici. « Il n’a pas vécu autant d’années qu’il aurait pu vivre ! » Un petit nombre de lignes peut former un livre, un livre louable et utile. Tu sais combien les annales de Tanusius sont volumineuses et comment on les appelle[2]. La longue vie de quelques hommes ressemble à ces annales et mérite l’épithète qu’on y joint. Estimes-tu plus heureux le gladiateur qu’on égorge le soir que celui qui tombe au milieu du jour ? en est-il, penses-tu, un seul assez sottement épris de la vie pour aimer mieux recevoir le coup de grâce au spoliaire[3] que dans l’arène ? Voilà à quelle distance nous nous devançons les uns les autres. La mort nous fauche tous, le meurtrier après la victime. C’est en vue d’un moment que l’on s’agite avec tant d’anxiété. Eh ! que sert d’éviter plus ou moins longtemps l’inévitable ?



LETTRE XCIII.

41. Annosus stultus non diu vixit, diu fuit. (P. Syrus). « Vivre, ce n’est pas respirer, c’est agir. Tel s’est fait enterrer à cent ans, qui mourut dès sa naissance. » (Rousseau , Émile, liv. I.)

Dresse de tes vertus, non de tes jours, le compte ;
Ne pense pas combien, mais comme aller tu dois ;
Vois jusques à quel prix ta besogne se monte ;
On juge de la vie et de l’or par le poids.

(P. Mathieu, Quatrains.)

Dieu ne mesure pas nos sorts à l’étendue
La goutte de rosée à l’herbe suspendue
Y réfléchit un ciel aussi vaste, aussi pur
Que l’immense Océan dans ses plaines d’azur.

(Lamartine, II, Harm. xii.)
  1. Voy. sur Métronax. Lettre LXXVI.
  2. Annales Tanusi, cacato charta. (Catulle.)
  3. Lien où l'on achevait les gladiateurs désormais impropres à combattre. Voy. Quest. nat., III, 59.