Lettres du séminaire/21

La bibliothèque libre.
Calmann-Lévy (p. 162-171).

XXI


Issy, le 12 janvier 1842.


Ma très chère maman,

Que j’ai de joie en songeant qu’au moment où je vous écris vous êtes auprès de nos bons parents Là au moins vous n’êtes pas isolée comme dans votre solitude de Tréguier, surtout durant cette triste saison d’hiver. Oh j’aurais trop craint, si vous y fussiez restée, que le froid ou la tristesse ne se fussent emparés de ma bonne mère. Je suis bien content maintenant que vous ayez remis votre séjour à cette époque, quoique dans le moment, quand vous vîntes me conduire, je vous visse partir avec regret d’auprès de nos amis qui auraient un peu adouci les premiers moments de notre séparation. Enfin, ma chère maman, tout s’est arrangé pour le mieux.

Pour moi, ma bonne mère, je n’ai à vous donner que les nouvelles accoutumées c’est-à-dire que tout va toujours à merveille. Ni l’ennui, ni le chagrin ne m’approchent point ; le froid même, quoique assez vif ces jours, je suis en état de le défier. Du reste nous y sommes beaucoup plus exposés qu’à Paris ; Issy est situé sur une hauteur exposée au vent du Nord, ce qui y rend l’air très pur et très sain, mais aussi extrêmement froid. Toutes les pièces d’eau du parc sont devenues de vraies glacières, et la Seine qui coule à deux pas de nous charrie d’énormes glaçons. Malgré tout cela, nous ne souffrons aucunement du froid. Chacun est libre ou de faire du feu dans sa chambre, ou de descendre à une grande salle, continuellement échauffée au poêle. Je participe aux deux avantages. Car quoique je travaille d’ordinaire à la salle du poêle, néanmoins comme on aime quelquefois à être seul, et que d’ailleurs il y a un grand charme à tisonner au coin du feu, de temps en temps je vais puiser à ma petite provision de bois. Du reste, on peut se chauffer ici à peu de frais ; pour cinq francs j’en aurai très suffisamment. C’est une petite dérogation au système économique ; enfin, pour une fois, c’est pardonnable, n’est-ce pas, ma bonne mère ?

Mes études ont toujours de plus en plus d’attrait pour moi. J’ai retrouvé tout mon ancien goût pour les mathématiques. Nous les voyons fort rapidement, et ceux qui ne les ont pas déjà étudiées doivent avoir beaucoup de peine à suivre le cours ; fort heureusement que je n’en suis pas à mon apprentissage : je n’ai que la peine de réveiller mes vieux souvenirs. Quant à la philosophie, j’y suis un peu plus novice mais j’y trouve tout autant de plaisir qu’aux mathématiques, d’autant plus que jusqu’ici nous n’avons encore rencontré aucune grande difficulté. C’est incomparablement la plus belle des études et la plus digne de l’homme. L’importance des questions qu’on y traite, qui sont le fondement de tout, l’élévation avec laquelle ces questions sont traitées, l’intérêt qui naît de la variété des systèmes, tout contribue à en faire quelque chose de ravissant. C’est surtout dans la discussion ou l’argumentation que réside le plaisir. Deux élèves se prennent corps à corps sur une question, puis s’engage un duel à outrance, où l’on combat à coups d’arguments ou de raisonnements jusqu’à ce que l’un soit forcé de s’avouer vaincu. C’est vraiment fort intéressant. Tous les dimanches on le fait en public, et tous les jours on se réunit à sept ou huit pour le faire en particulier. Du reste, on n’est pas fort pressé d’ouvrage ; j’ai assez de temps de reste. Pourtant je n’ai pas encore mis à exécution le dessein que j’avais formé d’apprendre l’allemand. Cela me serait d’autant plus facile qu’il y a dans la maison plusieurs élèves qui le savent déjà, et qui pourraient me donner des conseils. Mais il faudrait acheter plusieurs livres, dictionnaires, etc., et les finances se refusent à une si vaste entreprise ; je n’en serais pas quitte pour moins de quinze ou vingt francs.

Vous me demandiez dans votre lettre, ma chère maman, si j’étais fidèle à faire de temps en temps quelque visite à Paris. Oui, sans doute, ma bonne mère. Dernièrement encore, à l’occasion du jour de l’an, nous sommes allés en colonie à Saint-Nicolas ; j’y ai d’ailleurs fait plusieurs visites particulières. J’y trouve toujours beaucoup de plaisir, quoique depuis le départ de Monsieur Dupanloup, j’y trouve un grand vide. On a reçu de lui des nouvelles fort satisfaisantes ; le climat de l’Italie a bientôt rétabli sa santé ; mais il y restera au moins pour y passer le reste de l’hiver. D’ailleurs une des raisons qui l’ont déterminé à ce voyage, c’était d’avoir plus de temps pour achever des ouvrages qu’il a commencés ; il y restera probablement jusqu’à ce qu’ils soient terminés.

Du reste, ces Messieurs de Saint-Sulpice l’ont dignement remplacé dans ses soins pour moi. Il est impossible de voir une plus grande bonté, une affabilité plus constante. C’est un autre genre qu’à Saint-Nicolas et cela doit être : mais on n’en est que mieux. On s’occupe moins de chacun sous certains rapports on laisse chacun agir à sa façon ; mais cela ne diminue rien de l’intérêt des directeurs pour les élèves. En un mot, on n’est plus traité comme des élèves, mais d’une manière plus grave et plus raisonnable. Plus je vais, plus j’admire notre supérieur ; c’est un homme vraiment admirable, pour son incroyable érudition. Il n’y a rien qu’il ne sache : c’est un orientaliste des plus renommés, et les savants eux-mêmes viennent souvent le consulter et lui envoient leurs ouvrages pour qu’il y fasse ses corrections. Il a fait quelques ouvrages prodigieux par la science qui y est déployée ; et il en prépare encore plusieurs. Il est moins brillant que Monsieur Dupanloup ; mais il a un fonds de connaissances beaucoup plus vaste. Aussi sa conversation est-elle d’un intérêt ravissant ; mettez-le sur n’importe quoi, il en parlera savamment.

J’entends une voiture rouler dans la cour. C’est Monsieur le supérieur général de Saint-Sulpice qui arrive. Car c’est aujourd’hui jour de promenade, où tous ces Messieurs de Paris viennent à la maison de campagne et Monsieur le supérieur est trop âgé pour y venir à pied. C’est un vénérable vieillard de quatre-vingts ans, mais fort bien conservé, et ayant autant de présence d’esprit qu’un jeune homme de vingt ans. Le jour de l’Épiphanie, il vint, selon l’usage, passer la journée avec nous ; puis nous montâmes dans sa chambre, où il nous adressa quelques paroles charmantes ; enfin il nous donna sa bénédiction en nous souhaitant d’arriver tous à son âge. Il aime surtout ceux qui sont les plus jeunes « Autrefois, dit-il, je n’aimais pas beaucoup les enfants, mais depuis que je suis vieux, je les aime beaucoup plus ; ils commencent ce que je finis. » À ce titre, je devrai être de ses amis car je suis, je crois, le plus jeune de la maison.

Passons à autre chose. Vous me demandiez, ma chère maman, si j’ai écrit à notre chère Henriette. Hélas ! ma bonne mère, vous allez me gronder, mais je n’en suis pas la cause. J’ai demandé à Alain de m’envoyer sa lettre, lorsqu’il écrira, et je l’attends tous les jours pour y insérer la mienne. Mais je n’attendrai plus longtemps, car si je ne la reçois pas bientôt, j’écris directement et sans rien attendre. Il y a si longtemps que je n’ai écrit à cette bonne sœur ! Vous m’avez fait grand plaisir en m’apprenant qu’elle était enfin de retour à Vienne, après son long voyage. Pauvre Henriette, que je pense souvent à elle, quand je passe par les quartiers où elle demeurait, quand je pense aux agréables entrevues que nous avions ensemble ! Quant à notre cher Alain, je lui ai écrit, il n’y a pas fort longtemps, je reçois aussi de temps en temps de ses lettres.

Vous me parliez dans votre dernière lettre de l’achat d’une soutane, et me demandiez le prix. Ma pauvre chère maman, soyez bien sûre qu’il m’en coûte d’ajouter encore à l’embarras de vos petites affaires ; mais par le fait, j’en ai assez besoin. Celle-ci ira bien encore assez longtemps à l’ordinaire ; mais pour mes visites, elle n’est pas supportable ; d’ailleurs, comme je la porte continuellement, elle a besoin de fréquentes réparations, et alors je suis assez embarrassé. Car encore que je puisse me mettre en redingote, je n’aime pas beaucoup cela. Pour cinquante francs j’aurai une soutane mais je vous avoue qu’elle sera à peine présentable ; il faut y mettre soixante francs au moins pour avoir quelque chose de bon et de propre. Ne vous gênez pas, ma chère maman ; voilà la première de mes recommandations. J’aurai besoin aussi, sans tarder, d’une paire de souliers ; mon Dieu ! qu’il m’en coûte de vous tracasser ainsi. Du reste, quand j’aurai cette soutane, j’irai jusqu’à la fin de l’année sans avoir besoin de faire aucune dépense bien considérable. Peut-être vous-même êtes-vous gênée, ma bonne mère. Dieu que de dépenses j’ai eues cette année ! Des livres en foule, dont plusieurs très chers, dix francs, par exemple, pour un seul. Encore, rappelez-vous que les sœurs de la Croix m’avaient donné une lettre pour la librairie Périsse, pour acquitter un compte qu’elles avaient avec ce libraire. J’ai été, selon leur demande, prendre des livres pour cette somme qui était, je crois, de dix francs et quelque chose. Il faudra encore leur rembourser cela : mais je ne pense pas que cela soit si pressé. Allons, il est temps de laisser cela de côté.

Que mon oncle et ma tante Forestier ne doutent jamais de la tendre affection de leur Ernest et de sa reconnaissance pour tous les soins qu’ils ont de sa bonne mère. Quant à la chère Aline, je n’ai qu’un souhait à former pour elle, et j’espère qu’il sera réalisé. Pour Alcide père et fils, je n’ai qu’à leur souhaiter continuation. Embrassez pour moi mon futur élève, l’espérance de ma postérité. Il aura sans doute fait des progrès surprenants depuis mon départ. Combien de fois a-t-il été le premier ? cela ne se compte plus sans doute. Allons, ma bien chère maman, il faut nous séparer. M’écrirez-vous bientôt ? Je vous aime plus que jamais, je pense à vous sans cesse, je vous embrasse de tout mon cœur.

Votre fils bien aimé,

ERNEST