Lettres du séminaire/29

La bibliothèque libre.
Calmann-Lévy (p. 218-224).

XXIX


Paris, 13 octobre 1843[1].


Ma bonne et chère maman,

Nous voilà donc encore une fois séparés l’un de l’autre. Qu’ils ont été courts, ces moments heureux qu’il nous a été donné de passer ensemble ! C’est un véritable rêve pour moi. Le souvenir du bonheur dont j’y ai joui auprès de vous, ma tendre mère, me poursuit sans cesse et excite en moi de tristes quoique bien doux regrets. Ce n’est pas, ma bonne mère, que je ne me plaise en mon nouveau séjour[2] au contraire le peu d’instants que j’y ai passés est bien propre à me faire augurer une vie douce et agréable. Mais qui est-ce qui peut remplacer une mère, et une mère comme la mienne ? Bonne maman, vous m’avez rendu si heureux que, désormais, je serai difficile sur le compte du bonheur. Oui, c’est auprès de vous que j’ai passé les jours les plus heureux de ma vie ; jamais je n’avais goûté une joie aussi pure, un contentement aussi entier que celui que j’ai ressenti durant ces trop courts instants. Vous avez fait mon bonheur, ma chère maman comment donc ne pleurerais–je pas la séparation douloureuse qui y a mis un terme ? J’avais un grand besoin d’aller me reposer en votre sein la longueur de l’absence, les petites peines que vous avez devinées, m’avaient fait un besoin de m’épancher auprès de ma tendre mère ; jugez de ma joie quand j’ai pu le faire sans réserve, quand j’ai trouvé ce cœur si bon, si tendre, si aimant, quand j’ai pu oublier, dans les embrassements maternels, toutes les peines passées. Le souvenir de notre vie si douce, si tranquille, de nos petites promenades solitaires, de nos entretiens du soir, de nos voyages même, me revient sans cesse ; oh ! ma chère maman, assurez-moi que bientôt nous en jouirons encore. Il n’y a aucun sacrifice qui puisse me coûter, quand il s’agira de me procurer un pareil bonheur. Toute ma joie, chère maman, est de vous rendre heureuse ; si je n’ai pas fait tout ce qui dépendait de moi pour vous procurer tout le contentement possible, oh ! soyez sûre au moins que je n’avais pas de volonté plus arrêtée ni de désir plus ardent.

Je n’ai bien senti, chère maman, tout ce que j’avais perdu en vous quittant, que dans le cours de ce triste voyage, où chaque pas m’éloignait de tout ce que j’ai de plus cher. Les embarras inséparables d’un départ nous avaient tellement étourdis qu’à peine nous avons pu nous embrasser à notre aise. Fallait-il que nous fussions privés de cette dernière consolation, de passer au moins paisiblement ensemble nos dernières heures de bonheur ! Mais c’est quand je me suis vu emporté loin de ma mère chérie, quand j’ai dit adieu à notre terre de Bretagne, quand je me suis vu lancé dans un monde nouveau, où je ne trouvais ni un visage connu, ni un regard ami, c’est alors que j’ai commencé à souffrir. Les distractions du voyage étaient bien impuissantes, je vous l’assure, à soulager ma peine ; j’avais le cœur trop gros pour pouvoir m’y attacher. Quand je voyais la joie de quelques-uns de mes compagnons de voyage, qui allaient revoir leur famille, que je les regardais d’un œil d’envie ! Sans doute, en retrouvant ici mes anciennes connaissances et des supérieurs pleins de bonté, j’ai éprouvé un léger soulagement, mais il n’est rien comme une mère, rien ne saurait y suppléer, l’amitié même y est impuissante. Oh ! chère maman, quand pourrons-nous enfin jouir l’un de l’autre, sans craindre la séparation ! Espérons, tendre mère ; Dieu n’eût pas dirigé nos désirs vers le même terme, si son dessein n’avait été de les satisfaire. Ce sont ces rêves qui me consolent ; assurez-moi au moins que dans dix mois je serai encore heureux.

J’ai éprouvé une bien grande contrariété en voyage si je m’étais dirigé vers ma mère, j’y eusse été bien peu sensible : mais en m’éloignant de vous, chère maman, tout me tourmentait. Un retard que nous avons éprouvé à Caen nous a fait manquer le convoi du chemin de fer qui devait nous transporter de Louviers à Paris ; nous avons donc été obligés d’attendre le convoi suivant, en sorte qu’au lieu d’arriver à cinq ou six heures, nous sommes arrivés à minuit. Jugez de mon embarras à cette heure. Il était impossible de se rendre au séminaire ; j’ai donc été obligé d’aller passer le reste de la nuit à l’hôtel, au grand détriment de la bourse. Je suis sûr que, tout compté, il s’en est suivi plus de cinq francs d’augmentation dans les frais. Du reste, je n’ai eu que dix-huit sous d’excédent. J’ai retrouvé tous mes effets.

Dans ma prochaine, je serai plus à même de vous donner des détails sur mon nouveau séjour. Il y a si peu de temps que j’y suis que c’est à peine si j'ai pu m’y reconnaître. Je suis à peu près complètement installé dans ma chambre. Elle donne sur la rue du Pot-de-Fer et est fort agréable, sauf le bruit des voitures. J’y vois pendant la nuit comme en plein jour, grâce aux tuyaux de gaz qui se trouvent vis-à-vis. Elle a un caractère commun avec notre logement de Tréguier et de Saint-Malo : c’est d’être fort haut placée ; elle est située au quatrième étage ; ce sera un exercice utile à la santé. C’est l’avantage que me fit observer Monsieur Carbon, directeur du séminaire, en me la donnant. « Vous avez besoin d’exercice, me dit-il, je veux vous mettre dans une position convenable pour en prendre. » Si cela me gêne, je la changerai plus tard. Du reste, toutes les chambres ici sont parfaitement semblables. Elles sont d’une propreté et d’une commodité remarquables. Chacun a deux espèces d’armoire pour serrer les effets, une cheminée à la prussienne, d’une construction très ingénieuse, etc. Nous sommes fort nombreux, au moins deux cent vingt mais je suis exactement le seul des Côtes-du-Nord.

Si vous restez trois ou quatre jours à Saint-Malo après la réception de ma lettre, vous me feriez bien plaisir en m’écrivant. Une lettre de vous, ma bonne mère, me sera un grand soulagement ; voilà désormais où sera mon bonheur. Si vous partiez immédiatement, vous m’écririez de Guingamp ou de Tréguier. Enfin, ma bonne mère, le plus tôt possible, s’il vous plaît ! Je me croirai rendu à nos chers entretiens, en lisant encore dans votre cœur. J’éprouve une grande joie en pensant que vous êtes encore auprès de vos chers enfants. J’aimerais bien, je vous l’avoue, à vous y voir continuer votre séjour, si la saison qui s’avance ne me faisait craindre les voyages d’hiver. Je tremble en songeant à l’isolement qui suivra ; pauvre mère, songeons que ce n’est que pour huit à dix mois.

Adieu, ma chère et excellente mère, que ne puis-je encore en vous embrassant vous exprimer mieux que par mes paroles toute ma tendresse et mon respect. Oh ! que j’achèterais cher un baiser de ma mère ! On ne sent bien son bonheur, chère maman, que quand on en est privé. Dieu, qui a fait mon cœur, sait seul combien il vous aime. Adieu, bonne mère, toute ma joie en cette vie.

E. RENAN



  1. Ernest Renan avait passé les vacances en Bretagne auprès de sa mère.
  2. Le séminaire Saint-Sulpice.