Lettres parisiennes/Année 1837/13

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1837

LETTRE TREIZIÈME.

Arrivée de la princesse Hélène à Paris..
7 juin 1837..

Le jardin des Tuileries était splendidement beau dimanche dernier : il était beau de par le ciel, de par le roi, de par le peuple et de par le printemps. Quel admirable spectacle à la fois riant et majestueux ! Pendez-vous, gens de la province, qui n’avez pu voir ce tableau magnifique ; la toile est effacée, vous ne le retrouverez plus. Figurez-vous ce qu’on n’avait jamais vu à Paris le même jour ! un ciel… bleu ! des arbres… verts ! un peuple… propre !… une foule… joyeuse et parée, s’enivrant de parfums sous les lilas en fleur. N’est-ce pas que vous n’avez jamais vu cela ? À Paris, quand le ciel est bleu, les arbres sont gris, la poussière les dévore ; à Paris, quand les arbres sont verts, c’est qu’il a plu ; le peuple est sale et couvert de boue ; il fallait un hasard, un malheur même, pour amener une si heureuse combinaison ; il fallait qu’une saison rebelle nous fît gémir pendant un mois, pour que nous eussions en un seul jour tant de feuilles et tant de fleurs ; pour que nous eussions à la même heure l’été et le printemps. Oh ! que la nature était brillante ce jour-là, à la fois gracieuse et puissante, jeune et forte, fraîche et mûre, naissante et parfaite ! elle ressemblait à la passion d’une honnête fille qui aurait attendu l’âge de vingt-cinq ans pour aimer ; c’était toute la pureté d’un premier amour, mais un premier amour éprouvé dans toute la force, dans toute la perfection du cœur.

Que ces hauts marronniers sont superbes ! que leurs fleurs royales se détachent merveilleusement sur ce feuillage sombre !

Voyez d’ici : que le spectacle est beau ! La grande allée du jardin est devant nous. À droite, trois rangs de gardes nationaux ; à gauche, trois rangs de troupe de ligne. Derrière eux, la foule, la foule élégante et brillant de mille couleurs ; devant nous un bassin et sa gerbe d’eau qui s’élance dans un rayon de soleil ; derrière le jet d’eau, voyez-vous l’obélisque, et, derrière l’obélisque, l’arc de triomphe ? Puis, pour encadrer le tableau, les deux terrasses couvertes de monde, et puis des grands arbres partout ; baissez les yeux et admirez ces parterres, ces innombrables touffes de lilas ; tous ont fleuri le même jour. Quel parfum ! quel beau temps ! Chut ! voici un courrier, le cortège s’avance. — Passe un postillon couvert de poussière ; peu de temps après passe un chien caniche au grand galop : rires, hilarité prolongée. Peu de temps après passe un carlin dans un trouble extrême, chien éperdu, sinon perdu : l’hilarité redouble. Ce premier cortège inattendu fait prendre patience à la foule. Une femme du peuple, une ouvrière en bonnet rond, pousse brusquement une vieille élégante : « Laissez-moi voir la princesse, dit-elle, vous la verrez à la cour, vous, mesdames. » La vieille élégante la regarde dédaigneusement, puis elle dit à sa fille : « La brave femme ne sait pas qu’elle a plus de chance d’aller à cette cour-là que nous. — Sans doute, reprend la jeune héritière en souriant : qu’elle épouse un épicier, elle sera grande dame. » Ce dialogue nous apprend que les légitimistes sont venus aussi pour voir passer le cortège. Mais enfin le voilà. Les cuirassiers s’avancent, ils se séparent ; regardez, ils tournent le bassin, leurs cuirasses se réfléchissent dans l’eau. C’est charmant. — Ceci est la garde nationale à cheval. Ah ! M. L… a un cheval superbe ! Elle est très-belle, la garde nationale à cheval… Le roi !… M. de Montalivet, les ministres ! Ils vont trop vite, je n’ai rien vu. — Voici la reine : — quel air noble ! comme elle est bien mise ! cette capote bleue est ravissante ! — La princesse Hélène regarde de ce côté ; comme elle a l’air jeune ! — Ah ! je ne vois plus que son chapeau ; il est très-joli : il est en paille de riz blanche avec un grand saule de marabout. Sa robe est très-élégante ; c’est une redingote de mousseline doublée de rose. M. le duc d’Orléans est à cheval auprès de la voiture de la reine. — Quelles sont toutes ces femmes dans les voitures de suite ? Quels vieux chapeaux ! quelles robes fanées ! Pour une entrée triomphale à Paris, ne pouvaient-elles pas faire un peu de toilette ? Quoi de plus commun qu’une robe grise avec un chapeau rose ! Le cortège a l’air très-pauvre, les voitures sont fort laides et trop chargées ; on dirait ces commencements de calèches que les carrossiers essayent, et dans lesquelles ils entassent tous leurs ouvriers et tous leurs amis pour savoir si les ressorts sont bien solides. Vrai, le cortège était plus beau à attendre qu’à voir passer.

Enfin elle est parmi nous, cette princesse dont on nous parle tant depuis deux mois ! Son apparition est une surprise agréable ; jamais souveraine ne fut moins flattée, jamais portrait moqueur n’a produit un meilleur effet. Cela prouve que la malveillance sert mieux que la flatterie, et qu’en général les ennemis sont encore plus maladroits que les amis.

L’arrivée de la princesse Hélène en France a été pour nous le contraire d’une illusion. De loin, une erreur semble belle ; mais à mesure qu’on s’approche, le charme s’évanouit ; cette fois, tout s’est passé différemment. Quand la jeune étrangère était encore en Allemagne, on nous disait : « La princesse Hélène ! elle est affreuse ; elle est maigre, sans grâce ; elle a de vilains cheveux roux, un grand pied allemand, une main décharnée ; ses yeux sont petits, sa bouche est grande ; elle est laide comme madame une telle, comme mademoiselle une telle ! » et l’on nommait les femmes les plus désagréables de Paris. La princesse s’est mise en route… et déjà, après quelques jours de voyage, on commençait à parler d’elle plus favorablement. Ses cheveux n’étaient plus roux, ils étaient d’un blond fade ; elle était laide, mais d’une laideur qui ne manquait pas de distinction. — La princesse arrive à la frontière… Ses cheveux ne sont plus d’un blond fade, ils sont d’un châtain clair ; son pied est assez petit pour un pied allemand ; elle n’est pas laide. — Elle arrive à Metz… Sa physionomie est déjà plus gracieuse, sa tournure est très-noble. — À Melun… elle est faite à peindre, elle a un pied, charmant, une main ravissante. — À Fontainebleau… ma foi, c’est une personne très-agréable. — À Paris, c’est une jolie femme. — Deux lieues de plus, et c’était la plus parfaite beauté du monde. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’on nous avait trompés, et qu’il est impossible de revenir d’une erreur avec plus de plaisir. Voici la vérité : la princesse n’est pas une belle femme dans toute la sévérité de ce mot, mais c’est une jolie Parisienne, dans toute la rigueur de cette expression. C’est une beauté gentille comme nous les aimons, jolie figure de capote, jolie taille de mantelet, joli pied de brodequins, jolie main pour un gant bien fait. Elle est trop maigre, dites-vous ; eh ! messieurs, regardez donc chacun les femmes que vous aimez ; elles ne sont pas si fraîches qu’elle, et elles sont maigres à faire peur ; prenez garde, ne blâmez pas ce qui vous plaît. La réalité parisienne est toute dans l’aspect. Nous avons des yeux de diorama, de panorama, de néorama ; les effets d’optique suffisent à la légèreté de nos regards ; nos femmes ne sont pas jolies ; qu’importe ! si elles le paraissent, cela suffit. Être n’est rien ; paraître est tout. Madame la duchesse d’Orléans est donc une jolie Parisienne, une femme comme nous les aimons, nous qui faisons consister la beauté du visage dans la grâce de la physionomie, la beauté de la taille dans l’élégance de la tournure. Certes, en la voyant, vous ne regretteriez pas une grosse belle Allemande, aux traits réguliers, sans expression, à la démarche lourde sans noblesse ; madame la duchesse d’Orléans a même ce grand avantage sur nos merveilleuses de Paris, qu’elle a l’air princesse et qu’elles ont toutes l’air poupées, ce qui pour nous a peu de charme ; le pédantisme des chiffons ne nous séduit pas plus que les autres.

Enfin, nous l’avouons, peut-être sommes-nous suspect dans notre jugement, mais nous qui pourtant ne sommes pas de la cour moderne, qui n’allons aux Tuileries que dans le jardin, nous nous sentons une véritable sympathie pour cette jeune femme qui vient se faire fille de France avec tant de courage et si peu d’illusion. Soyez la bienvenue, madame, dans notre beau pays, dans notre hospitalière patrie ! Eh ! ne trouvez-vous pas que nous sommes de bien courtois chevaliers ? Pendant deux mois nous avons parcouru le monde en proclamant à haute voix que vous étiez la femme la plus laide de toute l’Allemagne ; — c’était un mensonge, pardonnez-nous. Nos galants députés vous ont marchandé, pendant trois séances, un million pour votre ménage ; ils vous ont traitée comme leur cuisinière, dont ils rognent le budget et les gages avec tant de plaisir ; — ce sont les idées libérales, pardonnez-leur ! Nos piquants journalistes vous accablent chaque matin des injures les plus grossières, d’épigrammes sans sel, de calembours épais ; — c’est de l’esprit de parti, c’est de l’esprit français, pardonnez-leur ! Vous avez vu l’autre soir votre nouvelle famille rayonnante de joie ; ce n’était pas sans cause vraiment : le roi, votre beau-père, pour la première fois depuis deux ans, avait traversé tout son peuple sans un seul coup de fusil. C’était merveille ; lui-même il en était confondu. Pas un nuage dans le ciel, pas un assassin sur la terre ; ce sont vos beaux jours que ceux-là ! Mais, hélas ! c’est une triste vie que celle dont les beaux jours sont ceux-là ! Oui, madame, vous êtes une femme courageuse, car vous venez chercher en France le désenchantement de toutes vos idées, le démenti de votre éducation ; vous, fille d’un prince d’Allemagne, vous croyez encore à la royauté, et chez nous il n’y a plus de royauté ; vous, jeune fille romanesque, vous croyez encore à la dignité de la femme, et chez nous la femme n’a plus de prestige, sa faiblesse même n’est plus une religion ; on l’insulte bravement, on l’outrage sans honte comme si elle pouvait se venger. Vous, enfin, élève de Gœthe, vous que le grand poëte a bénie, vous à qui l’Homère germain a prédit une si brillante destinée, vous qu’il a nourrie de fictions et d’harmonie, vous croyez encore à la poésie, et nous n’avons plus de poésie ! Interrogez les échos de votre palais, ils vous diront que les mots français ne riment plus : demandez à vos augustes parents ce que sont devenus tous nos grands poëtes ; parlez-leur de Chateaubriand, du sublime auteur des Martyrs, ils vous diront que c’est un légitimiste, leur plus redoutable ennemi ; parlez-leur de Lamartine, ils vous répondront que c’est un député qui vote quelquefois pour eux ; parlez-leur de Victor Hugo, ils vous diront qu’ils ne le connaissent pas ; car il faut rendre justice à notre royauté moderne, elle est en tout bien digne de la poésie du pays ; c’est la prose couronnée ; le règne des trois couleurs n’admet comme art que la peinture ; et Racine, de nos jours, serait obligé de barbouiller quelque emblème dont ses vers seraient la devise, pour faire arriver son nom et sa pensée jusqu’au pied du trône de Juillet. Ainsi donc, pauvre jeune femme ! dites adieu à vos rêves de grandeur et de poésie ; en France, il n’est plus de princesses ; en France, il n’est plus de poëtes ; chez nous, vous ne serez ni flattée ni chantée ; à notre cour vous n’êtes pas plus grande dame que la plus humble femme du pays ; mais aussi, comme elle, vous connaissez un bonheur que les princesses sacrifiées ignorent : vous aimez, vous êtes aimée ; consolez-vous, avec l’amour vous retrouverez la poésie et la royauté.