Lettres parisiennes/Année 1837/25

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1837

LETTRE VINGT-CINQUIÈME.

La pluie. — Les femmes courageuses. — Une course à Saint-Germain par le chemin de fer. — Négligence des employés. — Tout le monde a mieux à faire que son devoir.
1er  septembre 1837.

Voici la pluie, voici le froid, voilà l’automne, déjà l’automne et pas encore le raisin ! Quelle journée triste ! Il fait nuit. Quelle heure est-il ? Midi… Donnez une lampe, nous n’y voyons plus pour écrire. Quel déluge ! Que la pluie est lourde et froide ! On nous dit, pour nous rassurer, qu’il tonne et que c’est très-heureux, que c’est un orage ; n’importe, le tonnerre ne nous rassure point. Un orage sans chaleur, ce n’est plus l’été ! Oh ! Paris est odieux ! Voyez ces grands ruisseaux qui courent de chaque côté de la rue ; ils vont se rejoindre bientôt. Entendez-vous toutes les portières qui balayent le devant des maisons et qui causent ? Quelques rares piétons se hasardent ; des femmes, trempées de pluie, laissent voir une jupe verte sous une robe bleue. Pauvres femmes, qu’elles sont courageuses ! car les femmes ont beaucoup plus de courage que les hommes : on avouera cela un jour. Regardez la rue, un jour d’orage : les hommes passent en cabriolet, les femmes s’en vont à pied dans l’eau et dans la boue. Sur dix passants, il y a huit femmes. Ce ne sont point des élégantes, non sans doute ; mais ce sont de braves mères de famille laborieuses, qui courent pour affaires, des ouvrières consciencieuses qui reportent leur ouvrage à l’heure dite, des garde-malades qui rejoignent un lit de douleur, de jeunes filles artistes qui regagnent leur atelier. Ceci est un indice infaillible ; vous ne risquez jamais de vous tromper en vous intéressant à la femme que vous voyez courir dans la rue par une averse. Le motif qui la fait sortir par ce temps-là méritera toujours votre intérêt et quelquefois votre admiration.

Hier il pleuvait aussi, mais moins fort, et nous sommes allé à Saint-Germain par le chemin de fer : c’était un devoir pour nous ; toute invention nouvelle nous réclame ; nous sommes tenu d’en parler à tout prix. Donc hier nous sommes parti de chez nous à cinq heures du soir pour aller à Saint-Germain, et nous étions de retour à neuf heures ! Nous avons mis quatre heures pour faire ce trajet, pour aller et venir. C’est admirable ! les méchants prétendent qu’on irait plus vite avec des chevaux. Voilà comme cela est arrivé. Nous étions rue de Londres à cinq heures un quart ; la foule encombrait la porte qu’on n’ouvrait pas ; nous attendons, nous attendons à la porte. Enfin on ouvre : nous entrons dans une espèce de couloir en toile verte ; il n’y a qu’un seul bureau. Tous les voyageurs sont mêlés : voyageurs à 2 fr. 50, voyageurs à 1 fr. 50, voyageurs à 1 fr. Il n’y a qu’un bureau, qu’une entrée : sans doute, les bœufs et les moutons entreront aussi par le petit couloir ; ce sera très-commode ; mais nous n’en sommes pas encore là. Nous attendons, nous attendons dans le couloir vert un grand quart d’heure, au milieu de la foule, comme nous avons attendu à la porte. Enfin nous arrivons au bureau : là, on nous donne trois petits papiers jaunes, et nous pénétrons dans une vaste salle gothique remplie de peintures. Ici les voyageurs se séparent : les trente sous vont à droite, les vingt sous vont à gauche. La salle est vaste et belle ; on peut nous croire, nous avons eu le temps de l’admirer. Là, nous attendons, nous attendons ; il n’est que six heures dix minutes, on doit partir à sept heures. Patience ! Nous voyons arriver des voyageurs avec des paquets ou des paniers ; des enfants voyageurs charment nos ennuis en jouant de divers instruments dont ils obtiennent des sons plus ou moins sauvages ; les mères grondent les enfants parce qu’ils font du bruit ; elles leur arrachent l’instrument de notre supplice elles s’en emparent à notre grande joie, et elles se promènent graves et imposantes avec une petite trompette ou un mirliton à la main. Le temps passe, et nous attendons toujours ; il est six heures et demie, nous attendons, nous attendons. Enfin on entend un roulement : c’est l’arrivée des voyageurs de Saint-Germain ; tout le monde se précipite aux fenêtres ; toutes les voitures, tous les wagons s’arrêtent ; la cour est vide : çà et là, deux ou trois inspecteurs, rien de plus ; mais on ouvre les portières des wagons… et alors, en un clin d’œil, une fourmilière de voyageurs s’échappent des voitures, et la cour est pleine de monde subitement. Ceci est véritablement impossible à décrire, mais c’est très-amusant à regarder. La foule improvisée monte aussitôt vers les galeries de Saint-Germain, et disparaît. À notre tour, maintenant. Nous attendons encore un peu, mais ce spectacle nous avait intéressé, et nous étions plus patient. Enfin, nous descendons dans la cour. Nous montons dans une berline, nous y sommes fort à l’aise et bien assis. Là, nous attendons, nous attendons que tous les voyageurs soient emballés ; nous étions six cents à peu près : quelqu’un disait onze cents, ce quelqu’un avait peur sans doute. Enfin le cor se fait entendre, nous recevons une légère secousse, et nous partons. Il était sept heures moins un quart ; le voyage a été aussi agréable que l’attente avait été fatigante ; le plaisir de courir si vite nous faisait tout oublier. Dans les voitures, évitez la banquette qui est près des roues, c’est la moins bonne place. Mais vivent les chemins de fer ! nous persistons à dire que c’est la manière la plus charmante de voyager ; on va avec une rapidité effrayante, et cependant on ne sent pas du tout l’effroi de cette rapidité ; on a bien plus grand’peur en voiture de poste, vraiment, ou en diligence, quand on descend la montagne de Tarare, ou même la moindre montagne, et il y a aussi beaucoup plus de danger ; malheureusement nous sommes négligents en France, et nous avons l’art de gâter les plus belles inventions par notre manque de soins. On va à Saint-Germain en vingt-huit minutes, c’est vrai, mais on fait attendre les voyageurs une heure à Paris, et trois quarts d’heure à Saint-Germain, ce qui rend la promptitude du voyage inutile. Et cela, parce que nous n’avons point de conscience, ou plutôt parce que chez nous chacun méprise son propre métier ; on a toujours mieux à faire que son devoir. Un homme de bureau méprise son bureau ; il ne saurait y arriver à l’heure précise, il est poëte ou auteur de vaudevilles : il vient tard, il avait sa répétition. Un caissier méprise sa caisse ; il se fait spéculateur : il vient tard, il avait un rendez-vous d’affaires. Un commis marchand méprise sa boutique ; il se fait homme à bonnes fortunes : il vient tard, parce qu’il n’avait pas de rendez-vous. Un clerc d’avoué méprise son étude ; il est musicien : il vient tard, il étudiait pour un concert. Et tout le monde est ainsi en retard, et de toutes ces négligences innocentes résultent souvent de grands malheurs.

Cet esprit d’indépendance française, qui consiste particulièrement à mépriser son métier et à s’affranchir de son devoir, nous fait frémir appliqué à ces inventions nouvelles qui exigent tant d’attention et de prudence ; il est à craindre que des employés qui vous font attendre trois quarts d’heure par négligence ne vous fassent sauter, un jour, en l’air par distraction ; et nous appelons sur cet oubli la surveillance de messieurs les directeurs. Il serait fâcheux de voir une si belle entreprise, exécutée à tant de frais, et si heureusement accomplie par des hommes de si grand mérite, compromise par la légèreté d’un sot ou par la négligence d’un paresseux. C’est déjà bien assez d’avoir affaire à des voyageurs imbéciles, qui n’auront pas de cesse qu’ils n’aient créé des dangers là où il n’y en a point.

Et la preuve que chacun méprise son métier, c’est la petite brochure qu’on vous vend à la porte du chemin de fer. Vous croyez y trouver l’histoire abrégée des chemins de fer, un récit bien simple, des noms, des dates, des mesures, des faits, et surtout peu de mots et pas un mot inutile ; il n’est pas permis d’allonger sa phrase en parlant d’un chemin qui raccourcit toutes les distances. Point du tout ; ce qu’on vous donne est un morceau littéraire, c’est de l’éloquence industrielle sur les chemins de fer. Ce n’est pas un ingénieur qui vous parle, c’est un homme de lettres. Interrogez-le : demandez-lui dans quel pays a été essayé le premier chemin de fer ; il vous parlera de l’obélisque de Luxor et de l’arc de triomphe de l’Étoile. Demande : « Quel est l’homme qui a construit le premier chemin de fer ? » Réponse : « C’est le mont Valérien qui se penche pour regarder cette tempête qui passe en voiture. » Bien ! « Combien y a-t-il de chemins de fer en Europe ? car maintenant il faut savoir ses chemins de fer comme on connaît ses fleuves. » Réponse : « Nanterre se choisit une rosière ; passez, maison blanche aux volets verts, rêve de Jean-Jacques ! » Êtes-vous satisfaits ? Si vous demandez à cet auteur : « Qui a inventé la vapeur ? » alors il fera bien mieux ; il vous répondra un mensonge ; il ne vous dira pas : « C’est Fulton ! » il vous dira que « c’est un vieillard, homme de génie, que le cardinal de Richelieu a fait enfermer comme fou à Bicêtre ; » et il vous parlera d’une prétendue lettre de Marion Delorme, qui est la plus charmante mystification qu’homme d’esprit ait jamais imaginée et que grand journal ait jamais répétée ; et il vous dira toutes sortes de choses agréables sur ce sujet. Mais ces belles phrases, ces brillants mensonges qui sont très-jolis dans une colonne de journal, dans un livret sont inutiles ; ce n’est pas ce qu’on y cherche, il faut des chiffres exacts, des faits véritables, et pas de bavardages, pas de longueurs surtout. Quand on voyage sur un chemin de fer, on a le droit d’exiger que la phrase que l’on commence en partant soit au moins terminée quand on arrive.