Lettres parisiennes/Année 1837/24

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1837

LETTRE VINGT-QUATRIÈME.

Inauguration du chemin de fer de Paris à Saint-Germain. — Boulevards illuminés. — Trop de musique et trop de singes.
25 août 1837.

Aujourd’hui a eu lieu l’inauguration du premier chemin de fer parisien ; demain l’ouverture, aujourd’hui l’inauguration ; ne confondez pas : demain le public, aujourd’hui les élus. Pendant que nous écrivons ces lignes, nous avons auprès de nous un de ces élus qui arrive à l’instant de Saint-Germain ; il nous conte son voyage en déjeunant ; il mange, oh ! mais il mange de manière à ruiner à jamais toute entreprise de chemin de fer, car si c’est une économie de voyager si vite et pour si peu, ce n’en est pas une de rapporter de ses voyages une faim dévorante, que rien ne peut assouvir. Cet infortuné jeune homme, qui est un de nos plus proches parents, est sorti de chez lui ce matin à sept heures, après avoir solidement déjeuné ; il est arrivé rue de Londres, joyeux et dispos ; il est monté dans une excellente berline ; il s’y est assis fort à l’aise sur de très-bons coussins, il a entendu un roulement, et puis bst il est arrivé à Saint-Germain. Il prétend avoir aperçu quelques arbres dans la campagne pendant la route, mais il n’oserait l’affirmer ; il sait cependant qu’il a passé sous une voûte, et qu’il est resté une grande demi-minute privé complètement de lumière. En arrivant à Saint-Germain, son âme s’est attristée en songeant qu’il lui avait fallu si peu d’instants pour être si loin de toute sa famille et de tous ses amis ; alors il a voulu repartir, mais il doutait de la promptitude du retour. Cela est naturel, nous ne savons pourquoi ; mais en général on part plus vite que l’on ne revient ; il est reparti, et bst le voilà arrivé à Paris ; vingt-six minutes pour aller, vingt-six minutes pour revenir ; quel charmant voyage ! une voiture très-douce, point de cahots ; point de postillons ivres, point de chevaux blancs attelés avec des cordes ; point d’embarras, aucun ennui ; les compagnons de voyage sont tous charmants, on n’a pas le temps de les voir ; on apprend le lendemain qu’on a fait la route avec son frère, mais il regardait à gauche et vous à droite : vous ne vous êtes pas reconnus. Quel plaisir de se promener sur l’impériale de la voiture ! s’il pleut, on n’a pas le temps d’ouvrir son parapluie. Ah ! la délicieuse manière de voyager ! Mais, hélas ! chaque belle invention a son mauvais côté : à peine arrivé, une faim horrible vous dévore ; vous venez de faire dix lieues, et la faim ne vous fait point de grâce, vous avez l’appétit qu’on a quand on vient de faire dix lieues. L’estomac se fait à l’image de la route, un chemin de fer produit un estomac de fer. Ô gastronomes ! quelle découverte pour vous !

Les chevaux sont, dit-on, indignés, humiliés, furieux ; on prétend qu’ils se révoltent contre cette nouvelle invention ; il y en a de présomptueux qui veulent lutter de vitesse avec les wagons. On raconte qu’hier, plusieurs chevaux, sur la route, en voulant dépasser les voitures, se sont emportés, car hier déjà la reine et les princesses sont allées à Saint-Germain. La reine est la première femme qui soit montée dans la voiture aérienne ; aujourd’hui le grand chancelier de France et trois ministres ont fait le voyage : le ministre de l’instruction publique, le ministre des finances et le ministre de la justice ; et les mauvais plaisants de s’abandonner aussitôt à leur légèreté naturelle. « Jamais l’instruction n’avait été plus rapide, disait l’un. La justice est prompte aujourd’hui, disait un autre. Le ministre des finances serait bien content, disaient les plus malins, si son budget pouvait passer aussi vite. » Toutes sortes d’aimables bêtises, qui n’en sont pas moins l’esprit français.

Après le chemin de fer, ce qui enchante le plus les Parisiens, c’est le nouvel éclairage des boulevards. Le soir, cette promenade est admirable. Depuis l’église de la Madeleine jusqu’à la rue Montmartre, ces deux allées de candélabres, d’où jaillit une clarté blanche et pure, font un effet merveilleux. Et que de monde ! que de monde ! En vérité, on ne devinerait jamais qu’il n’y a plus personne à Paris.

Des femmes élégantes sont assises sur des chaises, et auprès d’elles sont de beaux jeunes gens qui fument : c’est charmant ; des marchandes de fleurs vous poursuivent avec des bouquets et ne vous laissent pas un moment de repos ; des vieilles femmes vous offrent des paquets d’aiguilles, des enfants vous proposent des petits lacets ou des boutons de nacre ; c’est assez champêtre, mais il nous semble que l’heure est mal choisie : qui est-ce qui pense à acheter des petits lacets et des boutons de nacre à dix heures du soir ? Enfin, divers pauvres, infirmes ou musiciens, vous abordent au milieu d’une conversation animée en vous demandant l’aumône franchement ; car ceci est un problème que nous ne pouvons résoudre : chaque matin les journaux nous parlent de femmes, d’enfants, de vieillards condamnés pour cause de mendicité, et chaque jour nous sommes assaillis par des femmes, des enfants et des vieillards qui demandent l’aumône et qu’on n’arrête point. Certes, nous n’avons nulle envie de dénoncer ceux qui s’adressent à nous, mais nous voulons savoir pourquoi on arrête et l’on condamne les autres. Y a-t-il donc des pauvres privilégiés ? la mendicité a-t-elle donc aussi son monopole ? Nous avons fait encore une remarque qui nous inquiète : la population parisienne augmente d’une manière peu flatteuse pour la nation. Il y a aujourd’hui dans les rues plus de singes que de passants. Ces messieurs sont bien mis, il faut en convenir : les uns sont en uniforme, l’épée au côté, les autres en robe rouge ; ceux-ci en veste de chasse, ceux-là en redingote à la propriétaire. La tenue est convenable, sans doute ; ils vous saluent poliment, il y en a même qui vous présentent leur passe-port ; il y en a un surtout qui a très-bonne façon à cheval sur un chien caniche : on n’a rien à leur reprocher. Cependant, il vous est désagréable, lorsque vous ouvrez votre fenêtre, de trouver un singe que vous ne connaissez pas du tout, assis sur votre balcon ; ou bien, quand vous marchez tranquillement sur le trottoir, de sentir tout à coup un singe qui vient s’établir sur votre épaule. Cet abus ne saurait se tolérer : les hommes ressemblent souvent à des singes, c’est vrai ; mais jamais les singes ne ressemblent à des hommes, et l’autorité ne doit pas les confondre.

Une troisième observation nous inquiète encore pour le repos à venir de la capitale : les progrès que la musique fait en France sont effrayants. À Paris, maintenant, la journée est un concert perpétuel, une suite de sérénades non interrompues ; les oreilles parisiennes n’ont pas un instant de repos. Dès le matin, les orgues de Barbarie se partagent les différents quartiers de la ville ; une harmonie implacable se répand dans toute la cité. À midi, — les harpes commencent ; les harpes, jouant la nuit, se lèvent tard ; mais quels accords ! C’est Saül en fureur qui fait gémir la harpe de David. À trois heures, — huit chasseurs habillés en vert et coiffés d’un chapeau gris s’en vont de porte en porte donner du cor ; par malheur, ils ont des prétentions à l’ensemble : c’est un chœur de cors. C’est quelque chose d’inimaginable et d’affreux ; rien n’en peut donner l’idée. Un cor seul a déjà souvent des sons très-faux ; jugez alors ce que peuvent produire huit cors qui hurlent en même temps ! c’est épouvantable, c’est la fin du monde, ce sont les trompettes du jugement dernier ! À quatre heures, — arrivent les sauteurs avec des tambours de basque, des castagnettes et des triangles. À sept heures, — plusieurs aveugles jouent du hautbois. À huit heures, — plusieurs enfants jouent de la vielle. Enfin, le soir, grande sérénade ! Violons, galoubets, flûtes, guitares et chanteurs italiens ! C’est une fête à en mourir, et il n’y a pas de refuge ; tout cela se passe sous votre fenêtre, c’est un concert à domicile qu’il ne vous est plus possible d’éviter. Toutes les actions de votre vie se font avec accompagnement de violon obligé ; vous causez politique, vous faites un tendre aveu, et l’orchestre qui vous assiège soutient toujours votre voix. Un seul moyen, un seul, vous est offert pour repousser ce fléau d’harmonie : on peut quelquefois le combattre homéopathiquement, par les semblables : précipitez-vous sur votre piano, et là jouez de toutes vos forces trois sonates de suite sans désemparer ; mais ouvrez bien la fenêtre, mettez la grande pédale et frappez fort. Si votre piano a du fond, si c’est un enfant d’Érard, bien sonore, vous avez une chance de triompher ; l’ennemi, vaincu par le bruit, découragé par cette puissante rivalité, peut-être finira par vous céder la place ! Mais le moyen est terrible : que voulez-vous ? aujourd’hui on aime la musique en France, et voilà comme nous aimons.