Lettres parisiennes/Année 1837/38

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1837

LETTRE TRENTE-HUITIÈME.

Première représentation de Caligula. — Les gens du monde chassés de la salle. — Les défauts de prononciation.
30 décembre 1837.

Le grand événement de la semaine est la première représentation de Caligula. Dans l’ordre naturel des feuilletons de la Presse, c’est M. Alexandre Dumas lui-même qui devait rendre compte de cet ouvrage. Ce double rôle de critique et d’auteur lui aurait sans nul doute inspiré un article très-spirituel et fort piquant : mais un sentiment de modestie inexplicable l’a fait se récuser. M. Méry le remplacera ; nous laisserons donc à M. Méry le soin d’analyser le nouveau drame, et d’en proclamer le succès ; nous lui laisserons dire tout ce qui s’est passé sur le théâtre : nous nous bornerons à raconter ce qui se voyait dans la salle. Ah ! la salle nous appartenait, à nous.

Prologue : Car nous aussi, nous avons un petit prologue. La scène se passe dans les vingt salons les plus élégants de Paris. « Irez-vous ce soir, madame, voir la pièce nouvelle ? — Non, vraiment, je n’ai jamais pu avoir de loge. — Vous vous y êtes prise trop tard. — Trop tard ! voilà deux mois que j’ai envoyé au bureau de la Comédie française pour louer une loge, on n’en louait pas ; mon frère y est allé lui-même, il y a quinze jours, il n’a pas été plus heureux que moi. » — Le frère prend la parole : « Je n’ai pu obtenir, dit-il, que cette superbe réponse : Monsieur, la feuille est au secrétariat. — On m’a fait une autre réponse, à moi : M. Dumas avait, dit-on, fait retenir toutes les loges. — Si je pouvais seulement avoir une stalle. — C’est impossible, il n’y en a plus. — Comment, il n’y en a plus ! mais il n’y en a jamais eu, et c’est ce dont je me plains. Je comprends très-bien l’empressement qui fait que toute une salle est louée d’avance, mais ce n’est pas cela, les loges sont prises sans être louées. » On annonce le comte de X… « Vous êtes bien fier, vous, mon neveu, lui dit la maîtresse de la maison, vous avez une loge, et vous verrez ce soir Caligula. — Ne m’en parlez pas, je suis furieux. J’avais une loge, en effet, mais on a rayé mon nom sur la liste. » Tumulte, acclamations, chœur de jeunes hommes et de jeunes femmes indignés : « C’est révoltant ! il faut vous plaindre, il faut réclamer. »

On annonce madame de B… (dans un autre salon, c’est madame G…) : « Vous irez ce soir voir Caligula ? — Oui. — Ah ! vous êtes, madame, la seule qui disiez oui ; mais aussi, que de droits vous aviez pour obtenir une bonne loge !… — Mais je n’en ai pas… — Vous non plus ! c’est charmant, nous n’osons plus nous plaindre : quand l’auteur de la Suite d’un bal masqué (dans un autre salon), quand l’auteur du Marquis de Pomenars est mis à la porte du Théâtre-Français, nous devons trouver tout simple de n’y pouvoir entrer… — J’avoue que c’est la première fois, depuis trente ans, que pareille chose m’arrive, car j’ai assisté au triomphe de tous nos grands maîtres ; j’ai vu, je crois, toutes les premières représentations qui ont eu de l’éclat, depuis celle d’Agamemnon de Lemercier jusqu’à celle d’Angelo de Victor Hugo. J’envoyais retenir ma loge un mois d’avance, il est vrai, mais enfin je l’avais toujours ; aujourd’hui, j’en suis réduite à demander l’hospitalité à un journaliste de mes amis. — Que voulez-vous ? les journalistes, ce sont les rois du moment ; tout est pour eux. — Les rois, non ; vous voulez dire les juges. — Mais des juges arbitraires sont pires que des rois absolus. »

Ce prologue vous annonce déjà ce grand changement survenu depuis quelques années à l’égard du public des premières représentations. Le monde élégant n’en est plus : les exceptions sont si rares, qu’il n’en faut point parler. Aussi avons-nous été fort surpris en apercevant dans la loge du roi M. le duc et madame la duchesse d’Orléans, la princesse Clémentine et les jeunes princes. M. le duc d’Orléans, qui aime les gens d’esprit, quoi qu’on dise, professe une grande bienveillance pour Alexandre Dumas ; cela est tout naturel et prouve pour son bon goût. Mais les premières représentations sont souvent de petites émeutes littéraires que la présence d’un prince du sang ne prévient pas toujours ; et n’est-ce pas une imprudence que de s’exposer à ne point les apaiser ? Et puis Caligula, c’est une royauté qu’on méprise ; Caligula, c’est un empereur qu’on assassine. Le drame entier est une chaîne de conspirations plus ou moins hardies, qui ramènent une suite de mots plus ou moins pénibles, qui sont malheureusement des souvenirs. Certes, nous ne songeons à faire aucune comparaison entre ce temps-là et le nôtre, entre César et nos rois ; mais, bien que les applications soient impossibles, il est dans ce drame de certaines phrases de républicanisme romain que nous avons entendues naguère traduites en bon français. Dans un pays où la reine ne peut voir sans frémir son mari monter en voiture pour aller se promener, dans une époque où l’assassinat trimestriel n’étonne plus, les mots de complot, de conjuration, de conspiration, doivent être bien durs à l’oreille, et nous croyons que les princes de la famille royale doivent trouver peu d’agrément dans ce plaisir d’imagination qui leur rappelle toutes les angoisses de leur vie. Nous pensons donc qu’il n’est pas convenable que les princes assistent, ostensiblement du moins, aux premières représentations, et nous sommes bien persuadé que M. le duc d’Orléans, qui n’avait peut-être pas cette idée il y a deux jours, est tout à fait de notre avis aujourd’hui. Mais on savait d’avance l’ingénieuse surprise, l’hommage gracieux que l’auteur avait préparé en l’honneur de madame la duchesse d’Orléans ; on savait que le manuscrit du poëte, copié par lui-même, chef-d’œuvre d’écriture et peut-être de style, enrichi de charmants dessins de Boulanger, de Dauzat, etc., serait déposé, par l’ouvreuse, dans la loge royale, comme un libretto ordinaire ; on était flatté de cette attention pleine d’élégance et de bon goût, et l’on ne voulait pas faire manquer la surprise en refusant d’assister au succès de l’ouvrage… on est venu, peut-être malgré soi, pour ne pas désobliger un homme de talent : c’était une faute ; de pareilles fautes sont si rares, qu’elles méritent presque des éloges ; mais, hélas ! quand on est prince, il faut se défier de tout, même de ses bonnes intentions.

Après les princesses royales venaient les princesses de théâtre. Dans les belles premières loges étaient toutes les actrices de Paris : mesdemoiselles Elssler, madame Dorval, mademoiselle Falcon, madame Volnys, mademoiselle Anaïs, mademoiselle Georges, mademoiselle Pauline Leroux, madame Dabadie ; toutes, excepté cependant mademoiselle Déjazet, dont l’absence se faisait vivement sentir. Tous les acteurs de Paris et même de Versailles étaient là aussi, excepté Arnal et Lepeintre jeune : on les a vivement regrettés. Maintenant une première représentation ressemble à la cérémonie du Bourgeois gentilhomme ou du Malade imaginaire ; tous les acteurs de la capitale viennent s’y montrer dans le costume qui leur est le plus avantageux ; c’est un bien beau coup d’œil ; seulement nous trouvons que les groupes de journalistes jetés çà et là nuisent à l’ensemble ; il faudrait exiger que les journalistes vinssent aussi en costume : alors ce serait fort beau ; mais, par malheur, ce piquant spectacle se renouvelle trop souvent. Une si complète réunion est sans doute fort intéressante pour un jeune homme de province arrivé la veille à Paris, et forcé de repartir le lendemain. Ce curieux voyageur doit être très-flatté de pouvoir ainsi contempler dans une seule soirée toute la gent dramatique parisienne ; il peut retourner chez lui et dire, sans mentir : « J’ai vu mademoiselle Mars, j’ai vu mademoiselle Georges. » (Il dit : Mars, Georges, c’est son élégance à lui, ce n’est pas la nôtre.) Il n’est pas obligé de spécifier dans quel rôle il les a vues, de raconter ses impressions et d’imiter ce mauvais plaisant d’une vieille comédie des Variétés, qui prétendait que Talma était un homme très-froid qui n’avait jamais produit sur lui le moindre effet. « Comment, lui disait-on, il ne vous a pas fait frémir dans Oreste ? — Je ne l’ai pas vu dans Oreste ? — Eh bien, dans Hamlet ? — Je ne l’ai pas vu non plus dans Hamlet. — Alors, dans quoi l’avez-vous donc vu ? — Je l’ai vu l’autre jour dans un fiacre, il ne m’a rien fait du tout. » Nous le répétons, pour un jeune provincial, c’est quelque chose que d’apercevoir une actrice célèbre ; mais nous qui avons souvent ce plaisir, nous rêvons un autre public ; nous aimerions à pouvoir admirer dans les loges fashionables, les jours de première représentation, une femme au moins dont on puisse dire cette phrase consacrée : Elle n’a paru sur aucun théâtre.

Toutefois, nous comprenons l’empressement de nos célèbres actrices à venir voir comme on joue la tragédie au Théâtre-Français. Personne mieux qu’elles ne pouvait se divertir de la soirée de l’autre jour : mademoiselle Georges a dû bien s’amuser du jeu fantastique de mademoiselle Noblet ; et madame Dorval, si charmante dans Chatterton, si gracieuse dans Beatrix Cenci, qu’elle a dû rire de bon cœur en regardant mademoiselle Ida ! Comment prend-on la profession d’ingénue avec une taille semblable ? Dans les rôles de mademoiselle Georges, trop d’embonpoint est pardonnable ; une extrême maigreur serait même un ridicule pour cet emploi. Mademoiselle Georges est toujours une femme imposante ; noble, fière ou terrible, c’est toujours une reine et une mère : ce n’est jamais une amante langoureuse. Quand elle éprouve de l’amour, c’est encore pour un de ses fils ; ses passions sont toutes plus ou moins maternelles. Mademoiselle Georges ne se permet d’aimer d’amour que ses enfants. Dans Sémiramis, elle veut épouser son fils ; dans Œdipe, elle a déjà épousé son fils ; dans Lucrèce Borgia, elle aime son fils ; dans la Tour de Nesle, elle aime ses deux fils. Ce n’est pas crime de sa part, c’est seulement une manière spirituelle de dire : « Je ne cache pas mon âge. » Mademoiselle Georges est, de plus, grande et belle et toujours belle : son embonpoint ajoute peut-être même à la majesté de ses rôles. Mais l’embonpoint de mademoiselle Ida, jeune fille rêveuse et sentimentale, toujours vêtue de blanc, vierge timide au pied léger, fuyant un infâme ravisseur, ange et sylphide dont on cherche les ailes, l’embonpoint de mademoiselle Ida est risible et révoltant. Il faudrait au moins être transportable quand on se destine à être enlevée tous les soirs.

Ce qu’il y a de plus étrange à la Comédie française, c’est la manière dont on dit les vers : on n’entend pas un mot. Ligier, Beauvallet et Firmin sont les seuls qui sachent prononcer le français ; le reste est quelque chose d’inimaginable. Là, chacun a un langage qu’il faut étudier. Madame Paradol supprime toutes les consonnes. Dans ses imprécations contre les dieux qui l’ont trahie, elle doit s’écrier : « Vous êtes de faux dieux ! » elle dit : Ou êtes eu au ieux ! Comme ce mouvement d’indignation est très-beau et que le geste qu’elle fait en renversant les petits dieux l’explique, on a applaudi, mais on n’a certainement pas entendu. Mademoiselle Noblet a aussi un mot à effet : Aquila et Junia veulent assassiner César ; ils s’écrient : « Où nous cacherons-nous pour le tuer  ? » Messaline paraît et dit : Chez moi ! La scène est belle, et le mot la termine d’une manière terrible ; mais ce mot fatal s’est changé, dans la bouche de mademoiselle Noblet, en un petit mot anglais très-gracieux. Au lieu de dire : Chez moi, elle a dit : Tchê… mu, juha. Le moyen d’être épouvanté par un si gentil langage ! Mademoiselle Ida a de même une prononciation qui lui est particulière : depuis dix ans, mademoiselle Ida est enrhumée ; cette voix pleureuse était assez agréable dans Angèle, où mademoiselle Ida a fait preuve d’un véritable talent. Dans le drame moderne, tous les défauts de prononciation sont permis, c’est de la couleur locale : les femmes les plus élégantes, de nos jours, ont en général un organe commun, une prononciation vulgaire et vicieuse ; aussi, lorsque Angèle disait à sa mère : Ah ! baban, je suis bien badeureuse ! c’était joli, c’était naïf : cela s’appelait avoir des larmes dans la voix ; mais dans la tragédie, mais quand il faut parler en vers, et parler franchement, cette naïveté perd beaucoup de son charme. C’est pourquoi mademoiselle Ida a manqué les plus grands effets de son rôle. Exemple : Stella raconte à Junia la résurrection de Lazare ; Junia s’écrie : « C’était un prodige ! » Stella l’interrompt et dit : « Un miracle, ma mère ! » Personne n’a entendu le mot ; ah ! c’est que mademoiselle Ida l’a prononcé ainsi : Un biracle, ba bère ! Cela n’est pas du tout tragique. Quant à la pompe inouïe dont parlent les journaux, et que le Théâtre-Français a déployée dans la mise en scène de ce drame, nous ne l’avons trouvée que dans les décorations, qui sont réellement fort belles. Le luxe est vraiment misérable ; le char de triomphe, dont on nous avait souvent parlé, n’est traîné ni par des chevaux ni par les Heures, comme on l’avait d’abord annoncé : il est tiré par deux gros comparses de Mecklembourg, ce qui le fait beaucoup ressembler à une petite voiture de bains à domicile, et cela n’est pas du tout tragique. Le souper splendide, dont les convives sont couchés dans une grande chambre fort sombre, enfumée de trois torches funèbres, a l’air d’une ambulance, et rappelle assez la salle des mairies changée en hôpital pendant le temps du choléra. Le somptueux banquet est un repas plaisamment frugal qui n’effaroucherait point le patriotique estomac du Constitutionnel. Menu : une assiette d’oranges et deux assiettes de pommes d’api, le tout pompeusement servi sur un petit guéridon. Hors-d’œuvre : un poëte très-maigre, récitant des vers d’une voix monotone ; cela ressemblait assez à une lecture de réfectoire, et ce n’était pas du tout tragique. On vendait à la porte une médaille en plomb frappée en mémoire du triomphe littéraire de Caligula. Ceci n’est pas tragique non plus ; mais on avouera que c’est du moins fort comique. La médaille a obtenu beaucoup de succès et un brevet d’invention.