Lettres parisiennes/Année 1838/01

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1838


ANNÉE 1838.


LETTRE PREMIÈRE.

Le temps perdu. — Les bals. — Le bal des modèles. — Le géant.
Le danger des éloges.
6 janvier 1838.

L’année n’a que cinq jours à peine, et la voilà déjà vieille pour nous ; le temps paraît si long quand on l’emploie : il n’y a de rapide que le temps perdu. Si vous restez au coin du feu trois jours à rêver sans rien faire, ces trois jours passeront comme une heure ; si au contraire vous les consacrez à vos intérêts ou à vos plaisirs, si vous allez le matin à la Chambre des pairs, à la Chambre des députés ou au Palais ; si vous allez le soir au spectacle, au bal ou à des réunions parlementaires, vous faites de ces trois jours trois années : chaque impression, chaque pensée compte pour une heure de votre vie ; vos idées se sont renouvelées tant de fois depuis le premier jour, vous avez écouté tant de paroles contradictoires, vous avez étudié tant de ridicules divers, vos yeux ont aperçu tant d’objets variés, votre esprit a recueilli tant de souvenirs, que vous êtes réellement vieilli, et lorsque, parlant d’un des événements qui vous ont intéressé, quelqu’un vous dit : « Hier, quand telle chose est arrivée, on a cru… » vous l’interrompez avec étonnement pour lui dire : « Quoi ! ce n’était qu’hier ! » Et depuis quatre jours nous avons partagé des plaisirs si brillants, nous avons vu tant de monde et des personnages si célèbres dont la seule rencontre est un événement, que nous croyons déjà avoir vécu un mois. Paris ne s’est peut-être jamais plus promptement animé que cet hiver. C’est un entraînement de fêtes à perdre la raison, et certes il faut bien que la fureur soit générale puisque nous-même, qui sommes assez sauvage et indolent par caractère, nous écrivons à la hâte ce feuilleton, entre la fête d’hier et le grand bal d’aujourd’hui ; puisque nous avons à peine le temps de constater nos derniers souvenirs, impatient que nous sommes d’en aller chercher de nouveaux. Et pourtant, verrons-nous jamais un plus beau coup d’œil que celui de la fête d’hier ?… Quel palais ! quel luxe ! quelle fraîcheur ! quelle élégance ! Que toutes ces glaces sont joyeuses de répéter tant de merveilles ; que ces peintures sont harmonieuses, que ces dorures sont fines, que ces étoffes sont heureusement choisies ! comme toutes ces choses sont étudiées, soignées, comme tout cela a été artistement médité ! Voyez ! les murs sont des tableaux, les cheminées sont des sculptures, les pendules sont des joyaux, les plafonds sont si riches, si brillants de dessins et de couleurs, qu’ils ont l’air de réfléchir les tapis. Les fenêtres se cachent sous des vêtements de reine ; les fleurs s’enlacent dans des corbeilles d’or ; chacune de nos manufactures semble avoir déposé son plus précieux trésor dans cette superbe demeure. Quels habiles ouvriers il a fallu pour accomplir ces travaux magnifiques ! que de jeunes artistes ont dû veiller pour trouver tous ces dessins nouveaux ! que de patience il a fallu ! que d’étude, que de soins, que de goût, que de génie peut-être, car c’est plus qu’un palais, c’est un chef-d’œuvre !

Et c’était plaisir de voir des caravanes d’admirateurs errer dans ces splendides appartements. On partait pour la salle à manger, et dans la galerie de fleurs on rencontrait une autre caravane qui venait d’accomplir le voyage que vous veniez entreprendre, et qui s’en allait à son tour contempler les peintures de la salle de bal. Les voyageurs échangeaient quelques paroles en passant : « C’est bien beau ; si vous allez là-bas, n’oubliez pas de regarder telle chose. — Avez-vous vu la cheminée du salon bleu ? avez-vous remarqué les arabesques du salon blanc ? » Et ce n’était point un peuple de badauds qui étudiaient, le nez en l’air, ce qu’il peut y avoir d’or sur un plafond : c’était un public d’amateurs éclairés qui admiraient et même critiquaient des œuvres d’art commandées avec goût et exécutées avec conscience. Enfin, pour vous donner une idée des magnificences artistiques de cette fête, Strauss, Strauss lui-même conduisait l’orchestre, et il était à peine écouté… Ce luxe d’harmonie est passé presque inaperçu. Quelques dilettanti seulement se sont écriés : « C’est lui ! » car on ne peut tromper l’oreille d’un dilettante. Il y avait là aussi quelques philosophes (nous n’entendons point désigner, par cette expression, les hommes d’État qui s’y montraient en foule) ; il y avait là des philosophes, disons-nous, que ces splendeurs faisaient rêver, qui cherchaient dans leur pensée d’où venaient tant de merveilles, qui se demandaient le secret de cette incontestable puissance : une devise, écrite en lettres gothiques dans les mille dessins des belles portes du salon, a répondu à cette question. Cette devise, la voici : Industrie, Concorde, Intégrité. En effet, ces trois mots disent tout. L’intégrité, c’est le crédit ; la concorde, c’est la force ; l’industrie, c’est la vie ; or n’est-ce pas de ces trois choses-là que se compose le pouvoir ? et cela ne vous explique-t-il pas pourquoi la maison Rothschild est représentée par un millionnaire près de tous les rois, dans tous les pays du monde ?

Allons, nous sommes content de nous : nous venons de faire une action courageuse. Vanter des millionnaires, c’est généreux par le temps qui court. Ces pauvres riches sont si mal vus sous le règne des envieux !

Ce qui nous plaît dans ces belles demeures, c’est l’obligation où sont toutes les femmes de paraître à leur avantage, c’est-à-dire avec des robes fraîches, des coiffures nouvelles et des gants neufs. Une robe reteinte, qui serait si jolie dans un bal de souscription en province, là ferait un fâcheux effet. Aussi nous devons dire que nous n’en avons pas vu une seule. Les jolies femmes étaient en majorité. Nous voudrions pouvoir nommer toutes ces nouvelles mariées si gracieuses, au naïf maintien, au sourire d’enfant, au regard à la fois étonné et spirituel, que leurs mères présentaient à leurs vieux amis, revenus la veille de leur château ; mais nous respectons l’incognito de leurs noms illustres : nous ne citons jamais que les noms livrés depuis longtemps aux journaux par la politique, par la fortune ou par la gloire.

Dans le récit de toutes ces fêtes, il ne faut pas oublier un bal fort joli et très-original qui a été donné, il y a quelques jours, à tous les modèles de Paris, dans l’atelier d’un peintre célèbre. Les femmes étaient fort belles, comme on le pense bien ; mais leur parure n’était pas celle que l’on aurait pu rêver : elles portaient toutes, ou du moins presque toutes (car il y en avait peu de généreuses), des robes montantes et des manches longues ; était-ce calcul, ou modestie ? avaient-elles peur de donner pour rien une séance inutile, et craignaient-elles le sort de ce géant bénévole qui nous a tant amusé il y a quelques années ? Nous allions un jour visiter un cabinet d’antiques : à droite, au premier, demeurait le savant que nous allions voir ; mais nous nous trompons et nous allons sonner à gauche. Un homme d’une taille formidable vient nous ouvrir la porte. « Monsieur un tel ? disons-nous. — Il reste en face. Ici c’est le géant du Nord. — Pardon, monsieur, dit un plaisant qui nous accompagnait, n’est-ce pas vous-même qui êtes le géant du Nord ? — Oui, monsieur, c’est moi, et si vous voulez entrer pour deux francs, vous verrez… — Je verrai le géant que je vois pour rien, monsieur, cela est maintenant inutile ; je vous remercie ; mais écoutez un conseil d’ami : si vous voulez que les curieux payent deux francs pour vous voir, il ne faut pas venir leur ouvrir la porte vous-même. — Vous avez raison, monsieur, répondit le géant du Nord ; cela peut me faire du tort ; je n’y avais pas songé. »

La réception des femmes aux Tuileries a été cette année la plus belle qu’on ait jamais vue. La reine a passé en revue trois rangs de femmes magnifiquement parées. Les émeraudes et les rubis dardaient de toutes parts des rayons à éblouir les yeux. Enfin, ces trois rangs de femmes immobiles et couronnées de pierreries faisaient l’effet d’une illumination en verres de couleur, et la reine, comme un général qui sait le nom de chacun de ses soldats, la reine connaissait par leur nom toutes ces femmes, et savait trouver un mot aimable à dire à chacune d’elles, sur leur plus cher intérêt : pas une erreur, pas un oubli, c’est merveilleux ! On n’a cette mémoire qu’avec de l’âme ; et quand nous disons cela, on peut nous croire, car nous n’y étions pas.

Voilà un feuilleton qui nous fera bien des ennemis, beaucoup plus que le dernier vraiment, qui était tant soit peu moqueur. Une épigramme ne fâche que celui qu’elle atteint : elle divertit ses amis, qui connaissent mieux que personne ses défauts et ses ridicules, et elle réjouit tous ses ennemis. Un éloge, au contraire, a des chances moins heureuses : il fâche quelquefois celui qu’on voulait flatter, il blesse les amis envieux et irrite les ennemis. Un éloge bien fait et mérité ne se pardonne pas. Aussi n’avons-nous jamais oublié cette parole d’un vieux courtisan : « J’ai soixante-dix-huit ans, disait-il, et je suis parvenu à cet âge sans avoir jamais eu un seul ennemi. — Vous n’avez donc jamais eu de succès ? — J’ai eu de grands succès. — On ne vous a donc jamais aimé ? — J’ai été au contraire fort aimé. — Eh bien ! quelle est votre recette ? — Je n’ai jamais fait l’éloge de personne. »

Quelle heure est-il donc ? — Dix heures. — Déjà ! C’est l’heure du bal. Partons bien vite, car il n’est plus de bon goût d’arriver tard chez madame l’ambassadrice d’Angleterre.