Lettres parisiennes/Année 1839/27

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1839

LETTRE VINGT-SEPTIÈME.

Les trottoirs de Paris, — Les étrangères. — Le monde savant bouleversé.
30 novembre 1839.

Ah ! que de monde ! que de monde il y a maintenant sur des trottoirs de Paris ! on ne peut y suivre tout droit son chemin. À chaque instant il faut se ranger pour céder la place à quelque promeneur, ou respectable ou menaçant.

C’est un digne vieillard en douillette puce, que promène un domestique en redingote pour se donner un faux air d’ami.

C’est une aïeule vénérable qui promène une levrette folâtre mise dans le dernier goût : spencer de velours vert, collier de maroquin cerise.

C’est une femme grosse de six mois se traînant avec peine.

C’est une institutrice tenant par la main deux charmantes petites filles. Elle marche d’un pas mesuré en prenant un air grave et grondeur. Son immense chapeau est taillé sans goût et noué sans coquetterie. La pauvre fille n’a qu’une pensée : cacher qu’elle est jeune et surtout qu’elle est jolie ; on lui a bien souvent reproché ce grand défaut, mais on lui sait gré des efforts qu’elle fait pour s’en corriger.

Voici les promeneurs respectables. Les promeneurs menaçants sont plus nombreux :

C’est un commissionnaire qui porte un bois de lit posé en travers sur ses crochets.

C’est une bouquetière dont la botte est remplie d’arbustes : prenez garde à ses frais rosiers ; ils n’ont peut-être pas de roses, mais ils ont à coup sûr des épines.

C’est une marchande de poisson dont l’étal est arrangé avec beaucoup de symétrie. Ses luisantes anguilles, symbole de l’éternité, sont placées au centre ; les autres poissons, perches et merlans, s’arrondissent en forme d’éventail sur les tords de l’étal qu’ils dépassent injustement. Ils envahissent de chaque côté une partie de la voie publique… Passez vite.

C’est une blanchisseuse qui porte un énorme panier carré. Mantelets garnis de dentelles, tremblez !

C’est un superbe charbonnier qui transporte un superbe sac de charbon. Frémissez, chapeaux de satin blanc !

C’est un jeune serrurier qui folâtre, une barre de fer sur l’épaule ; il est curieux, il a l’imagination éveillée, car tous les serruriers sont spirituels, constatons cette observation en passant ; il a cru reconnaître une gentille soubrette de ses amies, il se retourne vivement pour la regarder et la barre de fer tourne avec lui… Garde à vous !

C’est un peintre-vitrier : il porte sur son dos des carreaux hors de toutes proportions, et dans chaque main un seau rempli de couleur ; il peut vous éclabousser en vert ou en rouge, choisissez !

C’est un garçon épicier chargé comme une diligence : il porte un pain de sucre, un baril d’anchois, un bocal d’abricots à l’eau-de-vie, du sel, du poivre, de l’huile et du vinaigre ; c’est une salade qui se promène ; des paquets de bougies, des paquets de chandelles, etc., etc., et une cruche d’huile à quinquet… Le danger est là, passez au large.

C’est un chien de boucher dont le collier est hérissé de pointes de fer.

C’est un jeune pâtissier qui porte sur sa tête l’entremets sucré, le plat prétentieux de plusieurs dîners.

C’est un enfant rêveur qui va à l’école et qui marche si lentement, qu’il vous empêche d’avancer. Ou bien c’est un écolier joyeux qui rentre au logis et qui court si vite, qu’il vient se heurter contre vous.

Toutes personnes enfin pour qui vous ne comptez pas sur la terre, qui suivent leur chemin sans penser que ce chemin est aussi le vôtre, qui marchent à leur but sans vous voir et dont le destin est de vous arrêter.

Nous ne dirons pas comme Odry dans M. Cagnard : « C’est surtout dans les quartiers populeux que l’on rencontre beaucoup de monde ! » nous dirons : C’est surtout dans les quartiers élégants ; la rue de la Paix, la rue de la Chaussée-d’Antin, la rue Laffitte, la rue du Bac, la rue du Faubourg-Saint-Honoré, sont maintenant peut-être plus passantes que la bruyante rue Neuve-des-Petits-Champs, la délirante rue Saint-Honoré et l’infernale rue de Richelieu. Nous ne parlons pas de la rue Vivienne, où les passants, pressés, poussés, unis deux à deux le long des trottoirs, semblent danser une sarabande, pas de caractère où toutes les nations figurent, ballet universel mille fois plus vivant encore que le fameux galop de Musard ; la réputation de cette rue classique et cependant fantastique est faite depuis longtemps.

Eh bien ! c’est dans ce tourbillon épouvantable qu’il nous a fallu tourner pendant huit jours, sous l’affreux prétexte de montrer Paris à une famille anglaise. Ces dames, au nombre de douze : une mère, une tante et dix jeunes filles, nous avaient fait l’honneur de nous choisir pour cicerone (prononcez domestique de place) ; nous ne disons rien des jeunes garçons, il n’y en avait que cinq et leur père s’était chargé de les promener. Les deux premières merveilles que la famille a demandé à voir en arrivant à Paris, c’est la colonne de la place Vendôme, et le diamant de la Comédie française, mademoiselle Mars. Les familles anglaises commencent toutes par là. Nous sommes donc allés voir la colonne ; ces dames ont fait, sur la grandeur et la fragilité des choses humaines, des réflexions philosophiques auxquelles nous avons répondu par des pensées ingénieuses que nous vous épargnons. De la colonne à l’obélisque il n’y a qu’un pas, c’est-à-dire de la place Vendôme à traverser les rues de Castiglione, de Rivoli et la place Louis XV. On admire l’obélisque ; nouvelles réflexions philosophiques sur les vanités terrestres, sur l’aiguille du désert qui vient orner la plus bruyante des cités, où elle sert, dit-on, de paratonnerre. Nous entrons dans le jardin des Tuileries, et chacun de regarder passer notre charmante procession. Plusieurs jeunes gens bien mis et mal élevés lorgnent avec affectation ces demoiselles, qui se mettent à rire de la tournure plaisante de ces merveilleux. Après une heure de promenade, commence la course des magasins. On nous conduit chez mademoiselle Baudrant. La mère, la tante et les deux aînées sont seules admises à visiter ce sanctuaire. Le reste de la famille nous attend à la porte dans les voitures. D’abord, on admire les salons de ce temple du goût, ces hautes portières en tapisserie, ces beaux vases du Japon remplis de plumes blanches, de bouquets de toutes couleurs ; avenir des belles parures, fleurs toujours fraîches, à chaque instant renouvelées, car elles ne restent dans leur vase que juste le temps d’être choisies. On demande à essayer une forme de chapeau, alors les armoires de Boulle sont ouvertes, et les plus charmantes capotes s’offrent aux regards. Quatre chapeaux sont commandés. Un chapeau maternel en velours des Indes orné de branches de feuillage en velours vert. Pour la tante, qui est encore fort belle, une adorable capote en satin et crêpe lisse bouillonné, fleurs en velours et marabout. Pour chacune des deux jeunes filles, une charmante capote de velours noir ornée d’une petite plume noire posée avec une coquetterie impossible à décrire. Nous partons et nous allons rejoindre la famille, que nous trouvons livrée à mille plaisirs. Toute la musique ambulante et aérienne de Paris est rassemblée autour des voitures, tous les Savoyards, singes et marmottes sont là. Jean Bonhomme, le singe le plus aimable de la capitale, épuise tous ses talents pour amuser nos petites filles, dont les rires joyeux ont attiré la foule et dont la beauté toute britannique fait l’admiration des assistants. Jean Bonhomme joue des cymbales, il balaye la rue, il prend dans sa poche un passe-port qu’il montre au commissaire de police ; il fait tous ses tours enfin. La vue de ce singe célèbre nous fait rire à notre tour ; nous nous rappelons avoir vu coudre son petit habit rouge par une aimable et spirituelle femme de nos amies. Oui, nous l’avons surprise un jour, au coin du feu, cette bonne dame de charité, occupée à tailler la veste de Jean Bonhomme ; la misère du pauvre quadrumane, que son maître, Savoyard de sept ans et demi, n’avait pas le moyen de parer dignement, lui avait fait pitié ; elle avait voulu venir au secours d’un singe si comme il faut, d’un singe de génie ; et pour l’aider, ainsi que son maître, à faire fortune, elle avait sacrifié noblement un vieux châle pour lui confectionner un habit. C’était très-généreux… N’importe, une femme d’un âge, d’un air respectable, cousant sérieusement une veste de singe, c’était fort plaisant.

Il fallait encore six chapeaux. Quelle couleur choisira-t-on ? Bleu ? rose ? « Je voudrais un chapeau fou ! » s’écria miss Cecilia. D’abord nous avons peine à comprendre que fou veut dire feu. Ce projet nous saisit d’épouvante ; les six chapeaux devant être pareils, c’était affreux ! Un chapeau feu, c’est une fantaisie assez agréable, mais six chapeaux feu dans la même famille, c’est un incendie. On se décida pour le blanc, c’est plus calme. Madame Golberg, célèbre par l’invention des capotes ouatées, fut choisie pour cette commande. Ses chapeaux en chenilles croisées, en velours frangés, sont trouvés charmants. On se hâte d’arriver à la Péruvienne, boulevard des Italiens, pour choisir des mantelets. Les plus distingués sont en cachemire blanc doublé de satin cerise, garni d’effilés ; la belle tante en choisit un pour elle. Pour les jeunes filles, on les prend noirs doublés de bleu. Là, de délicieuses coiffures séduisent la mère. Ce sont des demi-bonnets ornés d’une couronne de fleurs. Coquette ruse, ingénieux moyen de prolonger sans remords la jeunesse dans la parure, de porter encore des guirlandes de fleurs dans l’âge des souvenirs ; et l’on a raison, car cela sied très-bien. Les couleurs hasardées ne sont permises qu’à de très-jeunes visages. À soixante ans, portez du rose, c’est le reflet qui sied le mieux ; mais portez-le en femme raisonnable, avec des robes montantes et sur des bonnets maternels.

Nous avons fait encore bien d’autres courses dont nous vous parlerons plus tard ; il faut d’abord vous dire que pour satisfaire la curiosité de nos belles insulaires, nous les avons menées au Théâtre-Français. Mademoiselle Mars ne jouait ce soir-là que dans une pièce, ce dont nos jeunes Anglaises se plaignaient amèrement. « Mistress Blackway, ma cousine, disait miss Lucy, n’est restée que six jours à Paris l’année dernière, et elle a vu mademoiselle Mars dans deux pièces le même soir. Tels étaient leurs regrets ; mais quel fut leur étonnement : mademoiselle Mars jouait le rôle de la duchesse dans les Dehors trompeurs. Dans ce rôle, la grande actrice se métamorphose ; ce n’est plus cette héroïne de roman, douce et passionnée, cette femme aux émotions contraintes, qui sait mourir de chagrin en robe de bal ; ce cœur brisé, qui sourit avec tant de grâce, cet ange de résignation et de bonté ; c’est une grande dame spirituelle, insolente, enjouée, vive, moqueuse et rieuse à faire envie ; ce n’est plus enfin mademoiselle Mars, c’est mademoiselle Contat. La famille anglaise était enchantée. Elle trouvait cette duchesse adorable, mais elle restait confondue ; on ne lui avait pas prédit ce genre d’admiration. Miss Lucy, n’y comprenant plus rien, disait toujours : « Mistress Blackway, ma cousine, raconte que mademoiselle Mars l’a tant fait pleurer !… — Mistress Blackway a raison. Quand vous verrez Louise de Lignerolles, vous pleurerez. En attendant, mesdames, écoutez les Deux Frères, et regardez mademoiselle Doze qui est si jolie. » Pour la jeune débutante, nouveaux applaudissements dans la salle, nouvel enchantement dans notre loge. Mademoiselle Doze a fort bien joué la grande scène du second acte ; elle a obtenu un succès de larmes. — Monrose a été parfait dans le rôle du vieux marin. Il est impossible d’être à la fois plus comique et plus attendrissant.

Le monde savant est bouleversé par l’apparition d’un nouveau phénomène. Il s’agit d’une fausse anguille, d’un faux lézard, que l’on s’arrache ; chacun se dispute la découverte du proteus anguineus. Ce poisson qui a des pattes, ce lézard qui n’a point, d’yeux, habite le séjour inhabitable, c’est-à-dire le cœur de la terre. On ne le trouve que dans la rivière souterraine qui traverse les grottes d’Adelsberg. C’est là que notre ami le voyageur en a pêché un l’année dernière, avec la facilité et l’adresse que donne un florin dans ce pays. Il y en a un dépôt considérable chez l’épicier du village, qui les cède à de fort bonnes conditions morts ou vivants. Nous croyons devoir donner ce renseignement à messieurs les naturalistes qui cherchent le proteus en ce moment par toute la terre. Nous ajouterons aussi, pour compléter leurs pénibles observations sur les mœurs de cet intéressant lézard, autre ami de l’homme, que le proteus vit à merveille au fond d’un sac de nuit, sans eau, même quand le bocal qui le renfermait s’est brisé. Cette observation a été faite par notre ami, qui a retrouvé à Venise en parfaite santé, dans la poche de son gilet, le proteus anguineus qu’il avait emporté d’Adelsberg. Un prix est, dit-on, proposé dans une savante université d’Allemagne. Question : Le proteus qui n’a pas d’yeux y voit-il clair ? — Plusieurs naturalistes ont répondu ; Il est myope.