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Lettres persanes/Lettre 129

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Texte établi par André LefèvreA. Lemerre (p. 83-86).

LETTRE CXXIX.

RICA À USBEK.
À ***.


Je passois l’autre jour sur le Pont-Neuf avec un de mes amis : il rencontra un homme de sa connoissance qu’il me dit être un géomètre ; et il n’y avoit rien qui n’y parût, car il étoit dans une rêverie profonde ; il fallut que mon ami le tirât longtemps par la manche, et le secouât pour le faire descendre jusques à lui ; tant il étoit occupé d’une courbe, qui le tourmentoit peut-être depuis plus de huit jours. Ils se firent tous deux beaucoup d’honnêtetés, et s’apprirent réciproquement quelques nouvelles littéraires. Ces discours les menèrent jusque sur la porte d’un caffé, où j’entrai avec eux.

Je remarquai que notre géomètre y fut reçu de tout le monde avec empressement, et que les garçons du caffé en faisoient beaucoup plus de cas que de deux mousquetaires qui étoient dans un coin. Pour lui, il parut qu’il se trouvoit dans un lieu agréable : car il dérida un peu son visage, et se mit à rire comme s’il n’avoit pas eu la moindre teinture de géométrie.

Cependant son esprit régulier toisoit tout ce qui se disoit dans la conversation. Il ressembloit à celui qui, dans un jardin, coupoit avec son épée la tête des fleurs qui s’élevoient au-dessus des autres : martyr de sa justesse, il étoit offensé d’une saillie, comme une vue délicate est offensée par une lumière trop vive. Rien pour lui n’étoit indifférent, pourvu qu’il fût vrai : aussi sa conversation étoit-elle singulière. Il étoit arrivé ce jour-là de la campagne avec un homme qui avoit vu un château superbe et des jardins magnifiques : et il n’avoit vu, lui, qu’un bâtiment de soixante pieds de long sur trente-cinq de large, et un bosquet barlong de dix arpents : il auroit fort souhaité que les règles de la perspective eussent été tellement observées, que les allées des avenues eussent paru partout de même largeur ; et il auroit donné pour cela une méthode infaillible. Il parut fort satisfait d’un cadran qu’il y avoit démêlé, d’une structure fort singulière ; et il s’échauffa fort contre un savant qui étoit auprès de moi, qui lui demanda si ce cadran marquoit les heures babyloniennes. Un nouvelliste parla du bombardement du château de Fontarabie ; et il nous donna soudain les propriétés de la ligne que les bombes avoient décrite en l’air ; et, charmé de savoir cela, il voulut en ignorer entièrement le succès. Un homme se plaignoit d’avoir été ruiné l’hiver d’auparavant par une inondation. Ce que vous me dites là m’est fort agréable, dit alors le géomètre : je vois que je ne me suis pas trompé dans l’observation que j’ai faite, et qu’il est au moins tombé sur la terre deux pouces d’eau plus que l’année passée.

Un moment après, il sortit, et nous le suivîmes. Comme il alloit assez vite, et qu’il négligeoit de regarder devant lui, il fut rencontré directement par un autre homme : ils se choquèrent rudement ; et de ce coup ils rejaillirent, chacun de son côté, en raison réciproque de leur vitesse et de leurs masses. Quand ils furent un peu revenus de leur étourdissement, cet homme, portant la main sur le front, dit au géomètre : Je suis bien aise que vous m’ayez heurté ; car j’ai une grande nouvelle à vous apprendre : je viens de donner mon Horace au public. Comment ! dit le géomètre, il y a deux mille ans qu’il y est. Vous ne m’entendez pas, reprit l’autre : c’est une traduction de cet ancien auteur, que je viens de mettre au jour ; il y a vingt ans que je m’occupe à faire des traductions.

Quoi ! Monsieur, dit le géomètre, il y a vingt ans que vous ne pensez pas ! Vous parlez pour les autres, et ils pensent pour vous ! Monsieur, dit le savant, croyez-vous que je n’aie pas rendu un grand service au public, de lui rendre la lecture des bons auteurs familière ? Je ne dis pas tout à fait cela : j’estime autant qu’un autre les sublimes génies que vous travestissez ; mais vous ne leur ressemblerez point ; car si vous traduisez toujours, on ne vous traduira jamais.

Les traductions sont comme ces monnoies de cuivre qui ont bien la même valeur qu’une pièce d’or, et même sont d’un plus grand usage pour le peuple ; mais elles sont toujours foibles et d’un mauvais aloi.

Vous voulez, dites-vous, faire renaître parmi nous ces illustres morts, et j’avoue que vous leur donnez bien un corps : mais vous ne leur rendez pas la vie ; il y manque toujours un esprit pour les animer.

Que ne vous appliquez-vous plutôt à la recherche de tant de belles vérités qu’un calcul facile nous fait découvrir tous les jours ? Après ce petit conseil, ils se séparèrent, je crois, très-mécontents l’un de l’autre.

De Paris, le dernier de la lune de Rébiab 2, 1719.