Lettres persanes/Lettre 131

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Texte établi par André LefèvreA. Lemerre (p. 90-93).

LETTRE CXXXI.

RHÉDI À RICA.
À Paris.


Une des choses qui a le plus exercé ma curiosité en arrivant en Europe, c’est l’histoire et l’origine des républiques. Tu sais que la plupart des Asiatiques n’ont pas seulement d’idée de cette sorte de gouvernement, et que l’imagination ne les a pas servis jusques à leur faire comprendre qu’il puisse y en avoir sur la terre d’autre que le despotique.

Les premiers gouvernements du monde furent monarchiques : ce ne fut que par hasard et par la succession des siècles, que les républiques se formèrent.

La Grèce ayant été abîmée par un déluge, de nouveaux habitants vinrent la peupler : elle tira presque toutes ses colonies d’Égypte et des contrées de l’Asie les plus voisines ; et, comme ces pays étoient gouvernés par des rois, les peuples qui en sortirent furent gouvernés de même. Mais, la tyrannie de ces princes devenant trop pesante, on secoua le joug ; et du débris de tant de royaumes s’élevèrent ces républiques qui firent si fort fleurir la Grèce, seule polie au milieu des barbares.

L’amour de la liberté, la haine des rois, conserva longtemps la Grèce dans l’indépendance, et étendit au loin le gouvernement républicain. Les villes grecques trouvèrent des alliées dans l’Asie Mineure : elles y envoyèrent des colonies aussi libres qu’elles, qui leur servirent de remparts contre les entreprises des rois de Perse. Ce n’est pas tout : la Grèce peupla l’Italie ; l’Italie, l’Espagne, et peut-être les Gaules. On sait que cette grande Hespérie, si fameuse chez les anciens, étoit au commencement la Grèce, que ses voisins regardoient comme un séjour de félicité : les Grecs, qui ne trouvoient point chez eux ce pays heureux, l’allèrent chercher en Italie ; ceux de l’Italie, en Espagne ; ceux d’Espagne, dans la Bétique ou le Portugal : de manière que toutes ces régions portèrent ce nom chez les anciens. Ces colonies grecques apportèrent avec elles un esprit de liberté qu’elles avoient pris dans ce doux pays. Ainsi, on ne voit guère, dans ces temps reculés, de monarchies dans l’Italie, l’Espagne, les Gaules. Tu verras bientôt que les peuples du Nord et d’Allemagne n’étoient pas moins libres : et, si l’on trouve des vestiges de quelque royauté parmi eux, c’est qu’on a pris pour des rois les chefs des armées ou des républiques.

Tout ceci se passoit en Europe : car, pour l’Asie et l’Afrique, elles ont toujours été accablées sous le despotisme, si vous en exceptez quelques villes de l’Asie mineure dont nous avons parlé, et la république de Carthage en Afrique.

Le monde fut partagé entre deux puissantes républiques : celle de Rome et celle de Carthage. Il n’y a rien de si connu que les commencements de la République romaine, et rien qui le soit si peu que l’origine de celle de Carthage. On ignore absolument la suite des princes africains depuis Didon, et comment ils perdirent leur puissance. C’eût été un grand bonheur pour le monde que l’agrandissement prodigieux de la République romaine, s’il n’y avoit pas eu cette différence injuste entre les citoyens romains et les peuples vaincus ; si l’on avoit donné aux gouverneurs des provinces une autorité moins grande ; si les lois si saintes pour empêcher leur tyrannie avoient été observées, et s’ils ne s’étoient pas servis, pour les faire taire, des mêmes trésors que leur injustice avoit amassés.

Il semble que la liberté soit faite pour le génie des peuples d’Europe, et la servitude pour celui des peuples d’Asie. C’est en vain que les Romains offrirent aux Cappadociens ce précieux trésor : cette nation lâche le refusa, et elle courut à la servitude avec le même empressement que les autres peuples couroient à la liberté.

César opprima la République romaine, et la soumit à un pouvoir arbitraire.

L’Europe gémit longtemps sous un gouvernement militaire et violent, et la douceur romaine fut changée en une cruelle oppression.

Cependant une infinité de nations inconnues sortirent du Nord, se répandirent comme des torrents dans les provinces romaines ; et, trouvant autant de facilités à faire des conquêtes qu’à exercer leurs pirateries, les démembrèrent et en firent des royaumes. Ces peuples étoient libres, et ils bornoient si fort l’autorité de leurs rois, qu’ils n’étoient proprement que des chefs ou des généraux. Ainsi ces royaumes, quoique fondés par la force, ne sentirent point le joug du vainqueur. Lorsque les peuples d’Asie, comme les Turcs et les Tartares, firent des conquêtes, soumis à la volonté d’un seul, ils ne songèrent qu’à lui donner de nouveaux sujets, et à établir par les armes son autorité violente : mais les peuples du Nord, libres dans leur pays, s’emparant des provinces romaines, ne donnèrent point à leurs chefs une grande autorité. Quelques-uns même de ces peuples, comme les Vandales en Afrique, les Goths en Espagne, déposoient leurs rois dès qu’ils n’en étoient pas satisfaits ; et, chez les autres, l’autorité du prince étoit bornée de mille manières différentes : un grand nombre de seigneurs la partageoient avec lui ; les guerres n’étoient entreprises que de leur consentement ; les dépouilles étoient partagées entre le chef et les soldats ; aucun impôt en faveur du prince ; les lois étoient faites dans les assemblées de la nation. Voilà le principe fondamental de tous ces États, qui se formèrent des débris de l’empire romain.

De Venise, le 20 de la lune de Rhégeb 1719.