Lettres persanes/Lettre 141

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Texte établi par André LefèvreA. Lemerre (p. 110-120).

LETTRE CXLI.

RICA AU MÊME.
À ***.


J’irai te voir sur la fin de la semaine : que les jours couleront agréablement avec toi !

Je fus présenté, il y a quelques jours, à une dame de la cour, qui avoit quelque envie de voir ma figure étrangère. Je la trouvai belle, digne des regards de notre monarque, et d’un rang auguste dans le lieu sacré où son cœur repose.

Elle me fit mille questions sur les mœurs des Persans, et sur la manière de vivre des Persanes : il me parut que la vie du sérail n’étoit pas de son goût, et qu’elle trouvoit de la répugnance à voir un homme partagé entre dix ou douze femmes. Elle ne put voir sans envie le bonheur de l’un, et sans pitié la condition des autres. Comme elle aime la lecture, surtout celle des poëtes et des romans, elle souhaita que je lui parlasse des nôtres : ce que je lui en dis redoubla sa curiosité ; elle me pria de lui faire traduire un fragment de quelques-uns de ceux que j’ai apportés. Je le fis, et je lui envoyai, quelques jours après, un conte persan : peut-être seras-tu bien aise de le voir travesti.

Du temps de Cheik-Ali-Can, il y avoit en Perse une femme nommée Zuléma : elle savoit par cœur tout le saint Alcoran ; il n’y avoit point de dervis qui entendît mieux qu’elle les traditions des saints prophètes ; les docteurs arabes n’avoient rien de si mystérieux qu’elle n’en comprît tous les sens ; et elle joignoit à tant de connaissances un certain caractère d’esprit enjoué, qui laissoit à peine deviner si elle vouloit amuser ceux à qui elle parloit, ou les instruire.

Un jour qu’elle étoit avec ses compagnes dans une des salles du sérail, une d’elles lui demanda ce qu’elle pensoit de l’autre vie, et si elle ajoutoit foi à cette ancienne tradition de nos docteurs, que le paradis n’est fait que pour les hommes.

C’est le sentiment commun, leur dit-elle ; il n’y a rien que l’on n’ait fait pour dégrader notre sexe. Il y a même une nation répandue par toute la Perse, qu’on appelle la nation juive, qui soutient, par l’autorité de ses livres sacrés, que nous n’avons point d’âme.

Ces opinions si injurieuses n’ont d’autre origine que l’orgueil des hommes, qui veulent porter leur supériorité au-delà même de leur vie ; et ne pensent pas que, dans le grand jour, toutes les créatures paroîtront devant Dieu comme le néant, sans qu’il y ait entre elles de prérogatives que celles que la vertu y aura mises.

Dieu ne se bornera point dans ses récompenses : et comme les hommes qui auront bien vécu, et bien usé de l’empire qu’ils ont ici-bas sur nous, seront dans un paradis plein de beautés célestes et ravissantes, et telles que, si un mortel les avoit vues, il se donneroit aussitôt la mort, dans l’impatience d’en jouir ; aussi les femmes vertueuses iront dans un lieu de délices, où elles seront enivrées d’un torrent de voluptés, avec des hommes divins qui leur seront soumis : chacune d’elles aura un sérail dans lequel ils seront enfermés ; et des eunuques, encore plus fidèles que les nôtres, pour les garder.

J’ai lu, ajouta-t-elle, dans un livre arabe, qu’un homme, nommé Ibrahim, étoit d’une jalousie insupportable. Il avoit douze femmes extrêmement belles, qu’il traitoit d’une manière très dure : il ne se fioit plus à ses eunuques, ni aux murs de son sérail ; il les tenoit presque toujours sous la clef, enfermées dans leur chambre, sans qu’elles pussent se voir ni se parler ; car il étoit même jaloux d’une amitié innocente : toutes ses actions prenoient la teinture de sa brutalité naturelle ; jamais une douce parole ne sortit de sa bouche ; et jamais il ne fit le moindre signe qui n’ajoutât quelque chose à la rigueur de leur esclavage.

Un jour qu’il les avoit toutes assemblées dans une salle de son sérail, une d’entre elles, plus hardie que les autres, lui reprocha son mauvais naturel. Quand on cherche si fort les moyens de se faire craindre, lui dit-elle, on trouve toujours auparavant ceux de se faire haïr. Nous sommes si malheureuses, que nous ne pouvons nous empêcher de désirer un changement : d’autres, à ma place, souhaiteroient votre mort ; je ne souhaite que la mienne : et, ne pouvant espérer d’être séparée de vous que par là, il me sera encore bien doux d’en être séparée. Ce discours, qui auroit dû le toucher, le fit entrer dans une furieuse colère ; il tira son poignard et le lui plongea dans le sein. Mes chères compagnes, dit-elle d’une voix mourante, si le ciel a pitié de ma vertu, vous serez vengées. À ces mots, elle quitta cette vie infortunée, pour aller dans le séjour des délices, où les femmes qui ont bien vécu jouissent d’un bonheur qui se renouvelle toujours.

D’abord elle vit une prairie riante, dont la verdure étoit relevée par les peintures des fleurs les plus vives : un ruisseau, dont les eaux étoient plus pures que le cristal, y faisoit un nombre infini de détours. Elle entra ensuite dans des bocages charmants, dont le silence n’étoit interrompu que par le doux chant des oiseaux ; de magnifiques jardins se présentèrent ensuite ; la nature les avoit ornés avec sa simplicité, et toute sa magnificence. Elle trouva enfin un palais superbe, préparé pour elle, et rempli d’hommes célestes destinés à ses plaisirs.

Deux d’entre eux se présentèrent aussitôt pour la déshabiller ; d’autres la mirent dans le bain, et la parfumèrent des plus délicieuses essences ; on lui donna ensuite des habits infiniment plus riches que les siens ; après quoi, on la mena dans une grande salle, où elle trouva un feu fait avec des bois odoriférants, et une table couverte des mets les plus exquis. Tout sembloit concourir au ravissement de ses sens : elle entendoit, d’un côté, une musique d’autant plus divine qu’elle étoit plus tendre ; de l’autre, elle ne voyoit que des danses de ces hommes divins, uniquement occupés à lui plaire. Cependant tant de plaisirs ne devoient servir qu’à la conduire insensiblement à des plaisirs plus grands. On la mena dans sa chambre ; et, après l’avoir encore une fois déshabillée, on la porta dans un lit superbe, où deux hommes d’une beauté charmante la reçurent dans leurs bras. C’est pour lors qu’elle fut enivrée, et que ses ravissements passèrent même ses désirs. Je suis toute hors de moi, leur disoit-elle ; je croirois mourir, si je n’étois sûre de mon immortalité. C’est en trop, laissez-moi : je succombe sous la violence des plaisirs. Oui, vous rendez un peu le calme à mes sens ; je commence à respirer et à revenir à moi-même. D’où vient que l’on a ôté les flambeaux ? Que ne puis-je à présent considérer votre beauté divine ? Que ne puis-je voir… Mais pourquoi voir ? Vous me faites rentrer dans mes premiers transports. Ô dieux ! que ces ténèbres sont aimables ! Quoi ! Je serai immortelle, et immortelle avec vous ? Je serai… Non, je vous demande grâce, car je vois bien que vous êtes gens à n’en demander jamais.

Après plusieurs commandements réitérés, elle fut obéie : mais elle ne le fut que lorsqu’elle voulut l’être bien sérieusement. Elle se reposa languissamment, et s’endormit dans leurs bras. Deux moments de sommeil réparèrent sa lassitude : elle reçut deux baisers qui l’enflammèrent soudain et lui firent ouvrir les yeux. Je suis inquiète, dit-elle ; je crains que vous ne m’aimiez plus. C’étoit un doute dans lequel elle ne vouloit pas rester longtemps : aussi eut-elle avec eux tous les éclaircissements qu’elle pouvoit désirer. Je suis désabusée, s’écria-t-elle. Pardon, pardon ; Je suis sûre de vous. Vous ne me dites rien, mais vous prouvez mieux que tout ce que vous me pourriez dire : Oui, oui, Je vous le confesse, on n’a jamais tant aimé. Mais quoi ! vous vous disputez tous deux l’honneur de me persuader ! Ah ! si vous vous disputez, si vous joignez l’ambition au plaisir de ma défaite, je suis perdue ; vous serez tous deux vainqueurs, il n’y aura que moi de vaincue ; mais je vous vendrai bien cher la victoire.

Tout ceci ne fut interrompu que par le jour. Ses fidèles et aimables domestiques entrèrent dans sa chambre, et firent lever ces deux jeunes hommes, que deux vieillards ramenèrent dans les lieux où ils étoient gardés pour ses plaisirs. Elle se leva ensuite, et parut d’abord à cette cour idolâtre dans les charmes d’un déshabillé simple, et ensuite couverte des plus somptueux ornements. Cette nuit l’avoit embellie ; elle avoit donné de la vie à son teint et de l’expression à ses grâces. Ce ne fut pendant tout le jour que danses, que concerts, que festins, que jeux, que promenades ; et l’on remarquoit qu’Anaïs se déroboit de temps en temps, et voloit vers ses deux jeunes héros ; après quelques précieux instants d’entrevue, elle revenoit vers la troupe qu’elle avoit quittée, toujours avec un visage plus serein. Enfin, sur le soir, on la perdit tout à fait : elle alla s’enfermer dans le sérail, où elle vouloit, disoit-elle, faire connoissance avec ces captifs immortels qui devoient à jamais vivre avec elle. Elle visita donc les appartements de ces lieux les plus reculés et les plus charmants, où elle compta cinquante esclaves d’une beauté miraculeuse : elle erra toute la nuit de chambre en chambre, recevant partout des hommages toujours différents, et toujours les mêmes.

Voilà comment l’immortelle Anaïs passoit sa vie, tantôt dans des plaisirs éclatants, tantôt dans des plaisirs solitaires ; admirée d’une troupe brillante, ou bien aimée d’un amant éperdu : souvent elle quittoit le palais enchanté pour aller dans une grotte champêtre ; les fleurs sembloient naître sous ses pas, et les jeux se présentoient en foule au-devant d’elle.

Il y avoit plus de huit jours qu’elle étoit dans cette demeure heureuse, que, toujours hors d’elle-même, elle n’avoit pas fait une seule réflexion : elle avoit joui de son bonheur sans le connoître, et sans avoir eu un seul de ces moments tranquilles, où l’âme se rend, pour ainsi dire, compte à elle-même, et s’écoute dans le silence des passions.

Les bienheureux ont des plaisirs si vifs qu’ils peuvent rarement jouir de cette liberté d’esprit : c’est pour cela qu’attachés invinciblement aux objets présents, ils perdent entièrement la mémoire des choses passées, et n’ont plus aucun souci de ce qu’ils ont connu ou aimé dans l’autre vie.

Mais Anaïs, dont l’esprit étoit vraiment philosophe, avoit passé presque toute sa vie à méditer : elle avoit poussé ses réflexions beaucoup plus loin qu’on n’auroit dû l’attendre d’une femme laissée à elle-même. La retraite austère que son mari lui avoit fait garder ne lui avoit laissé que cet avantage. C’est cette force d’esprit qui lui avoit fait mépriser la crainte dont ses compagnes étoient frappées, et la mort, qui devoit être la fin de ses peines et le commencement de sa félicité.

Ainsi elle sortit peu à peu de l’ivresse des plaisirs, et s’enferma seule dans un appartement de son palais. Elle se laissa aller à des réflexions bien douces sur sa condition passée, et sur sa félicité présente ; elle ne put s’empêcher de s’attendrir sur le malheur de ses compagnes : on est sensible à des tourments que l’on a partagés. Anaïs ne se tint pas dans les simples bornes de la compassion : plus tendre envers ces infortunées, elle se sentit portée à les secourir.

Elle donna ordre à un de ces jeunes hommes qui étoient auprès d’elle de prendre la figure de son mari ; d’aller dans son sérail, de s’en rendre maître ; de l’en chasser, et d’y rester à sa place jusqu’à ce qu’elle le rappelât.

L’exécution fut prompte : il fendit les airs, arriva à la porte du sérail d’Ibrahim, qui n’y étoit pas. Il frappe ; tout lui est ouvert ; les eunuques tombent à ses pieds ; il vole vers les appartements où les femmes d’Ibrahim étoient enfermées. Il avoit, en passant, pris les clefs dans la poche de ce jaloux, à qui il s’étoit rendu invisible. Il entre, et les surprend d’abord par son air doux et affable ; et, bientôt après, il les surprend davantage par ses empressements et par la rapidité de ses entreprises. Toutes eurent leur part de l’étonnement ; et elles l’auroient pris pour un songe, s’il y eût eu moins de réalité.

Pendant que ces nouvelles scènes se jouent dans le sérail, Ibrahim heurte, se nomme, tempête, et crie. Après avoir essuyé bien des difficultés, il entre, et jette les eunuques dans un désordre extrême. Il marche à grands pas ; mais il recule en arrière, et tombe comme des nues, quand il voit le faux Ibrahim, sa véritable image, dans toutes les libertés d’un maître. Il crie au secours ; il veut que les eunuques lui aident à tuer cet imposteur ; mais il n’est pas obéi. Il n’a plus qu’une bien faible ressource, c’est de s’en rapporter au jugement de ses femmes. Dans une heure, le faux Ibrahim avoit séduit tous ses juges. Il est chassé et traîné indignement hors du sérail, et il auroit reçu la mort mille fois, si son rival n’avoit ordonné qu’on lui sauvât la vie. Enfin, le nouvel Ibrahim, resté maître du champ de bataille, se montra de plus en plus digne d’un tel choix, et se signala par des miracles jusqu’alors inconnus. Vous ne ressemblez pas à Ibrahim, disoient ces femmes. Dites, dites plutôt que cet imposteur ne me ressemble pas, disoit le triomphant Ibrahim : comment faut-il faire pour être votre époux, si ce que je fais ne suffit pas ?

Ah ! nous n’avons garde de douter, dirent les femmes. Si vous n’êtes pas Ibrahim, il nous suffit que vous ayez si bien mérité de l’être : vous êtes plus Ibrahim en un jour qu’il ne l’a été dans le cours de dix années. Vous me promettez donc, reprit-il, que vous vous déclarerez en ma faveur contre cet imposteur ? N’en doutez pas, dirent-elles d’une commune voix ; nous vous jurons une fidélité éternelle : nous n’avons été que trop longtemps abusées : le traître ne soupçonnoit point notre vertu, il ne soupçonnoit que sa foiblesse ; nous voyons bien que les hommes ne sont point faits comme lui ; c’est à vous sans doute qu’ils ressemblent : si vous saviez combien vous nous le faites haïr ! Ah ! Je vous donnerai souvent de nouveaux sujets de haine, reprit le faux Ibrahim : vous ne connoissez point encore tout le tort qu’il vous a fait. Nous jugeons de son injustice par la grandeur de votre vengeance, reprirent-elles. Oui, vous avez raison, dit l’homme divin ; j’ai mesuré l’expiation au crime : je suis bien aise que vous soyez contentes de ma manière de punir. Mais, dirent ces femmes, si cet imposteur revient, que ferons-nous ? Il lui seroit, je crois, difficile de vous tromper, répondit-il ; dans la place que j’occupe auprès de vous, on ne se soutient guère par la ruse ; et, d’ailleurs, je l’enverrai si loin, que vous n’entendrez plus parler de lui, pour lors je prendrai sur moi le soin de votre bonheur. Je ne serai point jaloux ; je saurai m’assurer de vous, sans vous gêner ; j’ai assez bonne opinion de mon mérite pour croire que vous me serez fidèles : si vous n’étiez pas vertueuses avec moi, avec qui le seriez-vous ? Cette conversation dura longtemps entre lui et ces femmes, qui, plus frappées de la différence des deux Ibrahim que de leur ressemblance, ne songeoient pas même à se faire éclaircir de tant de merveilles. Enfin le mari désespéré revint encore les troubler ; il trouva toute sa maison dans la joie, et ses femmes plus incrédules que jamais. La place n’étoit pas tenable pour un jaloux ; il sortit furieux, et un instant après le faux Ibrahim le suivit, le prit, le transporta dans les airs, et le laissa à quatre cents lieues de là.

Ô dieux ! dans quelle désolation se trouvèrent ces femmes dans l’absence de leur cher Ibrahim ! Déjà leurs eunuques avoient repris leur sévérité naturelle ; toute la maison étoit en larmes ; elles s’imaginoient quelquefois que tout ce qui leur étoit arrivé n’étoit qu’un songe ; elles se regardoient toutes les unes les autres, et se rappeloient les moindres circonstances de ces étranges aventures. Enfin le céleste Ibrahim revint, toujours plus aimable ; il leur parut que son voyage n’avoit pas été pénible. Le nouveau maître prit une conduite si opposée à celle de l’autre qu’elle surprit tous les voisins. Il congédia les eunuques, rendit sa maison accessible à tout le monde : il ne voulut pas même souffrir que ses femmes se voilassent. C’étoit une chose singulière de les voir dans les festins parmi des hommes, aussi libres qu’eux. Ibrahim crut avec raison que les coutumes du pays n’étoient pas faites pour des citoyens comme lui. Cependant il ne se refusoit aucune dépense : il dissipa avec une immense profusion les biens du jaloux, qui, de retour trois ans après des pays lointains où il avoit été transporté, ne trouva plus que ses femmes et trente-six enfants.

De Paris, le 26 de la lune de Gemmadi 1720.