Mémoire sur le sucre de betterave/1821/Chapitre 4

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Librairie de Madame HUZARD (p. 53-67).


CHAPITRE IV.


Considérations générales.


On vient de voir, par ce qui précède, que la France peut fabriquer chez elle, à bas prix, tout le sucre dont elle a besoin pour sa consommation. Mais il se présente ici trois ou quatre questions qu’il importe de soumettre à l’examen, pour ne rien laisser à désirer sur une matière de cette importance.

1°. Le sucre de la betterave est-il de la même nature que celui de la canne ?

2°. Quels avantages l’agriculture retirerait-elle des sucreries de betterave ?

3°. Est-il de l’intérêt de la France de fabriquer du sucre de betterave ?

4°. Pourquoi la plupart des établissemens qui s’étaient formés ont-ils été abandonnés ?

Art. Ier. Le sucre de betterave est-il de la même nature que celui de canne ?

Nous connaissons aujourd’hui trois espèces de sucre bien distinctes, toutes susceptibles de donner de l’alcohol par la fermentation, mais différant entre elles par des propriétés particulières. L’état sous lequel se présentent ces trois espèces de sucre établit et constitue une de leurs principales différences : l’une est constamment à l’état liquide, l’autre à l’état d’une poudre qui n’est pas susceptible de cristallisation, et l’autre à l’état de cristaux très-réguliers.

La première espèce, ou le sucre liquide, existe dans la plupart des végétaux et des fruits ; elle constitue les sirops lorsque le sucre est convenablement rapproché par l’évaporation.

La seconde espèce se présente sous une forme solide et sèche, mais sans être susceptible de cristallisation : le sucre de raisin est de ce genre, de même que le sucre du miel et celui qui provient de l’altération de l’amidon par l’acide sulfurique.

La troisième espèce est susceptible de cristalliser ; et les cristaux présentent la forme d’un prisme tétraèdre terminé par un sommet dièdre. Cette dernière espèce se trouve dans la canne à sucre, la betterave, l’érable à sucre, la châtaigne, la châtaigne d’eau, etc. ; cette dernière espèce est la plus estimée et la plus recherchée, 1°. parce qu’elle a un goût plus franc ; 2°. parce que, sous le même poids, elle sucre davantage ; 3°. parce qu’elle est plus facile à employer et plus agréable à la vue.

Il n’existe pas aujourd’hui le moindre doute, dans l’esprit des hommes éclairés, sur la parfaite identité des sucres qui constituent la troisième espèce ; et lorsqu’on les a ramenés, par le raffinage, au même degré de blancheur et de pureté, la personne la plus prévenue ne peut y trouver aucune différence.

Sans doute, lorsque, dès le commencement de la fabrication, on a versé dans le commerce des sucres de betterave brûlés, mal préparés, mal raffinés, le consommateur a dû les proscrire, et trouver entre ces sucres et ceux de Hambourg et d’Orléans une très-grande différence ; mais alors même, l’homme instruit les a confondus dans la même espèce, et il a rapporté cette différence à l’imperfection du procédé naissant, plutôt qu’à la nature des principes. Déjà notre célèbre collègue, M. Hauy, avait prouvé que la forme des cristaux était la même, déjà plusieurs fabriques présentaient des résultats analogues à ceux des colonies, et il était naturel de penser que la même perfection s’établirait peu-à-peu dans tous les ateliers. On savait que, de tout temps, on a fabriqué des draps avec les mêmes matières, et que néanmoins les draps du dixième siècle n’étaient pas comparables à ceux du dix-huitième ; on savait que chaque art a son enfance, mais qu’aujourd’hui cette enfance est de peu de durée par rapport aux progrès des lumières. Ce qu’on avait prédit est arrivé, et, en moins de deux ans, la fabrication s’est améliorée ; elle s’est simplifiée au point qu’elle est aujourd’hui confiée à des ouvriers, et qu’il y a peu d’opérations dans les arts qui présentent des résultats plus sûrs et plus constans : aussi, les produits des fabriques de betterave circulent-ils dans le commerce sans opposition, et le consommateur y met le même prix qu’à ceux de canne de qualité égale.

On a dit que ce sucre était plus léger que celui de canne, et que, par conséquent, sous le même volume, il sucrait moins. Quelque faible que soit cette accusation, il m’est impossible d’y souscrire. J’emploie les mêmes formes qu’à Orléans, et chacune fournit un pain rigoureusement du même poids que dans les raffineries d’Orléans. Depuis long-temps je n’emploie pas à ma table d’autre sucre que celui de ma fabrique, et il est peu de jours où des convives, qui ne s’en doutent pas, ne me fassent compliment sur la beauté et la bonté de mon sucre.

J’ai déjà observé que le sucre raffiné à l’alcool exhale pendant quelque temps une odeur désagréable ; ainsi si on le met dans le commerce immédiatement après qu’il est raffiné, le consommateur sera en droit de se plaindre et de le repousser. Ici c’est la faute, non du sucre, mais du propriétaire, qui doit laisser disparaître cette odeur d’alcool avant de le mettre en vente.

Ainsi le sucre de betterave et celui de canne sont rigoureusement de même nature, et on ne peut établir entre eux aucune différence.

Art. II. Avantages que l’agriculture peut retirer des Sucreries de betterave.

L’agriculture ne peut que retirer un très-grand avantage de ces établissemens. Tout ce qui varie les récoltes et en augmente le nombre est un bienfait pour l’agriculture ; ainsi, sous ce rapport, la culture de la betterave lui est avantageuse : cette culture fournit en outre un moyen d’assolement de plus, et forme une récolte intermédiaire qui double le produit du fonds et ne fait pas perdre un grain de blé.

La culture de la betterave a encore l’avantage de rendre la terre plus meuble, et de la nettoyer des mauvaises herbes par les sarclages.

La fabrication du sucre de betterave n’est pas moins utile à l’agriculture que la culture de cette plante.

1°. Les résidus ou le marc de betterave peuvent fournir à la nourriture des bêtes à cornes et des cochons d’un grand domaine pendant cinq mois d’hiver, novembre, décembre, janvier, février et mars.

En supposant qu’il y eût en France deux cents fabriques travaillant dix milliers de betterave par jour, les résidus suffiraient à l’engrais de seize à vingt-mille bœufs, ou de huit cent mille moutons.

2°. Ces fabriques ont l’avantage d’occuper les chevaux et les hommes d’un domaine pendant la morte-saison, et de donner du travail à des étrangers qui, durant ces cinq mois, seraient condamnés à l’oisiveté. Indépendamment des hommes employés à la culture de la betterave, l’épluchement de cette racine et l’extraction du sucre pourraient occuper les bras de cinq à six mille personnes pendant l’hiver, en supposant qu’il y eût deux cents fabriques en activité.

Art. III. Est-il de l’intérêt de la France de multiplier les fabriques de sucre de betterave ?

La France ne peut pas avoir d’autre intérêt que celui de ses habitans ; ainsi tout ce qui augmente la masse du travail, tout ce qui multiplie les productions de la terre et de l’industrie, tout ce qui enrichit l’agriculteur, ne peut que mériter une grande protection de la part de son Gouvernement.

Ici se présente, sans doute, la grande considération des colonies, et je n’ai point la prétention de résoudre une question d’une aussi haute importance ; je me bornerai à présenter, à ce sujet, quelques vues que je soumets avec respect à la sagesse du Gouvernement et aux hommes plus éclairés que moi.

Je ne dirai point, avec quelques écrivains, que le système colonial n’intéresse pas la nation, sous le prétexte que les colonies ne versent rien au trésor public, qu’elles sont une occasion de guerre toujours existant, qu’elles nécessitent l’entretien d’une marine très-dispendieuse, etc. Je sais que les colonies ouvrent un débouché aux produits de notre industrie et de notre sol ; je sais qu’elles alimentent nos fabriques en matières premières, et qu’elles donnent une grande activité au commerce : sous tous ces rapports, les colonies ont été jusqu’ici une des sources principales de la prospérité publique ; mais, si tous ces avantages peuvent être reportés dans le sein même de la France ; si la fabrication indigène du sucre et de l’indigo peut remplacer le sucre et l’indigo du Nouveau-Monde, au même prix et dans les mêmes qualités ; si cette nouvelle industrie augmente la masse du travail parmi nous, et enrichit notre agriculture sans la priver d’aucun de ses produits ; il est évident qu’il reste, contre les colonies, sans compensation d’aucun intérêt majeur, les dépenses annuelles qu’elles occasionnent, et les nombreuses chances de guerre qui tout-à-coup compromettent nos fortunes et nous forcent à des privations, lorsqu’une marine formidable ne peut pas dominer ou au moins rivaliser sur les mers.

On pourrait fortifier ces raisons, de l’état actuel des colonies ; mais à Dieu ne plaise que je prétende détourner l’attention du Gouvernement d’un aussi grand intérêt pour la métropole, et de sa sollicitude paternelle pour les malheureux colons qui ont été dépouillés de leurs propriétés ! Je me borne à désirer, pour le moment, qu’il encourage les établissemens de sucre indigène, pour que leurs produits concourent avec ceux des colonies, et que nous puissions reprendre, avec les étrangers, des relations commerciales qui se bornaient à l’échange de nos denrées coloniales, sur-tout du sucre, contre les productions de leur sol. Cela devient d’autant plus important, que nos principaux rapports de négoce avec Hambourg et les peuples du nord consistaient en denrées coloniales, qu’ils nous payaient en bois de construction, métaux, potasse, chanvre, lin et suif, et que ces grands moyens d’échange venant à nous manquer, l’Angleterre a dû hériter de cet immense commerce.

Art. IV. Des causes qui ont déterminé la chute de la plupart des établissemens qui s’étaient formés.

Les hommes qui ne jugent les arts que superficiellement, se persuadent que les fabriques de sucre de betterave ne peuvent pas soutenir la concurrence des fabriques de sucre de canne, et ils appuient aujourd’hui leur opinion sur la chute de la plupart des établissemens qui s’étaient formés avant la paix. On pourrait se borner à leur répondre qu’il suffit que quelques-uns se soutiennent malgré la concurrence des sucres étrangers, pour prouver que nos fabriques peuvent rivaliser ; mais je préfère indiquer ici les causes de cette chute, et établir quelques principes qui puissent diriger les entrepreneurs dans les nouveaux établissemens qui pourraient se former.

Lorsqu’on a commencé à extraire du sucre de la betterave, le Gouvernement a excité le zèle de tous les Français par des encouragemens ; partout on a semé des betteraves, par-tout on a formé des établissemens sans consulter préalablement, ni la nature du sol, ni le prix de la culture, ni la qualité saccharine de la racine. On a bâti, à grands frais, de vastes ateliers ; on a acheté des râpes et des presses dont on ignorait l’effet ; et souvent on est arrivé au moment de la fabrication sans se douter du procédé qui serait mis en usage, quelquefois même sans avoir fait choix d’un homme capable de conduire les opérations.

La marche raisonnée d’une nouvelle industrie n’est point celle qu’on a suivie, on a fait des pertes, et on devait s’y attendre. Ici la betterave ne contenait plus de sucre au moment où on l’a travaillée : c’est ce qui a entraîné la chute de tous les établissement du midi ; là, on a employé de mauvais procédés, et on n’a extrait que des sirops ; ailleurs, la culture ou l’achat de la betterave, ont été si coûteux, que le produit n’a pas balancé la dépense.

Cette manière irréfléchie de procéder a dû entraîner la chute de la plupart des établissemens ; et, comme on raisonne d’après les résultats de son expérience, qu’elle soit bonne ou mauvaise, il s’est bientôt formé une opinion presque générale contre les succès de nos fabriques. D’un autre côté, la mauvaise qualité du sucre que quelques fabricans ont versé dans le commerce n’a pas peu contribué à dégoûter le consommateur.

Il eût mieux valu, sans doute, rechercher les causes de ce peu de succès, et tourner les yeux vers les établissemens qui prospéraient, pour y étudier la bonne méthode ; mais telle n’est pas la marche de l’opinion publique ; en fait d’industrie, elle adopte souvent une nouveauté sans examen, comme elle la proscrit sans raison plus souvent encore.

Néanmoins les essais, répétés sur tous les points de la France, ont présenté des résultats dont l’observateur a pu faire son profit ; et ces essais nous ont enfin amenés à des connaissances positives sur la culture de la betterave, sur son produit, et sur un procédé sûr ; facile et économique, pour en extraire tout le sucre.

L’expérience nous a encore appris que les établissemens de sucre de betterave ne pourraient prospérer qu’entre les mains des propriétaires qui récolteraient eux-mêmes les betteraves, et consommeraient les résidus dans leurs domaines. Il suffit enfin de jeter un coup-d’œil sur les avantages que présente cette fabrication liée à une grande exploitation rurale, pour sentir combien doit être grande la différence des résultats dans les deux cas.

1°. Le propriétaire qui cultive la betterave l’obtient à plus bas prix que l’entrepreneur qui l’achète au cultivateur ; cette différence est immense, sur-tout si on considère que cette récolte étant intermédiaire, les frais de labour et de fumier peuvent être supportés par la récolte du blé qui succède.

2°. Les résidus de betterave peuvent nourrir presque toutes les bêtes à cornes d’un grand domaine pendant les cinq mois les plus rigoureux de l’année : la vente de ces résidus ne produit pas à l’entrepreneur la moitié du bénéfice qu’en retire l’agriculteur en les consommant dans sa ferme.

3°. Les transports, le travail du manége et la plupart des opérations dans l’atelier, s’exécutent par les chevaux et les hommes de la ferme ; tandis que l’entrepreneur est obligé de tout créer, d’appeler du dehors, et cela pour un temps limité, ce qui lui donne encore plus de désavantages.

4°. La main-d’œuvre est plus chère dans les villes où s’établit l’entrepreneur, que dans les campagnes où réside le propriétaire.

5°. Le combustible coûte constamment un peu plus dans les villes que dans les campagnes, sur-tout le bois ; et quelques-unes des opérations peuvent être conduites avec ce combustible.

Ainsi ce nouveau genre d’industrie doit être établi dans les grands domaines ; c’est là, et là seulement, qu’il peut obtenir une grande prospérité. Indépendamment des avantages que présentent ces localités, nous pourrions ajouter qu’il est rare que les bâtimens dépendans d’une grande exploitation rurale ne présentent pas assez de développemens pour y fixer, sans frais de construction, cette nouvelle industrie. Je pourrais citer à l’appui deux établissemens de ce genre qui n’ont pas exigé une dépense de 300 francs en construction, pour être annexés aux domaines ; et ces deux établissemens prospèrent dans le moment actuel.

Le grand propriétaire, accoutumé jusqu’ici à des récoltes faciles, se livrera peut-être encore difficilement à cette nouvelle exploitation, parce qu’elle suppose des connaissances qu’il n’a pas. Mais qu’il considère que nous avons fait tous les frais des tâtonnemens ; que les procédés que nous venons de décrire sont faciles et sûrs ; que les calculs que nous avons établis sont exacts et déduits de l’expérience ; qu’il considère que les distilleries de grains et de pommes de terre, formées dans presque tous les domaines du nord, exigent des connaissances presque aussi étendues, sans présenter néanmoins autant d’avantage, puisque, outre la nourriture des bestiaux et le produit de l’alcool, plus abondans par les betteraves que par le grain, nous avons, de plus que dans ces distilleries, la production du sucre ; et l’on verra qu’on peut à-la-fois améliorer son domaine et concourir à enrichir son pays d’un produit qui est devenu pour lui de première nécessité.

Il existe en ce moment, en France, vingt à trente fabriques de sucre de betterave : la plupart de ces établissemens prospèrent ; les procédés s’améliorent par-tout, et je ne doute pas que, dans quelques années, cette invention ne soit portée à sa perfection. L’exemple, plus puissant que les leçons, propagera peu-à-peu cette fabrication.

On ne peut pas se flatter que toutes les entreprises réussissent ; mais il suffit que quelques-unes prospèrent, et qu’il se forme des sujets capables de bien conduire les opérations ; la confiance s’établira bientôt, et l’agriculture s’enrichira de plus de quatre-vingts millions de francs en nouveaux produits, sans nuire en aucune manière à ceux qu’elle nous a fournis jusqu’ici.


FIN.