Mémoire sur le sucre de betterave/1821/Introduction

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Librairie de Madame HUZARD (p. 3-9).

MÉMOIRE
SUR
LE SUCRE DE BETTERAVE.


La fin du dix-huitième siècle et les premières années du dix-neuvième formeront une époque mémorable dans les Annales de l’industrie française. La plupart des événemens extraordinaires qui se sont succédés ont concouru à favoriser les progrès de nos arts. La France, privée de ses colonies, bloquée sur toutes ses frontières, s’est vue réduite à ses propres forces ; et, en mettant à contribution les lumières de ses habitans et les productions de son sol, elle est parvenue à satisfaire à tous ses besoins, à créer des arts qui n’existaient pas, à perfectionner ceux qui étaient connus, et à s’affranchir des pays étrangers pour la plupart des objets de sa consommation. C’est ainsi que nous avons vu successivement perfectionné le raffinage du salpêtre, la fabrication des armes et de la poudre, le tannage des cuirs, la filature du coton, de la laine et du lin ; améliorer le tissage des étoffes, et en exécuter plusieurs qui nous étaient inconnus ; décomposer le sel marin pour en extraire la soude ; former, de toutes pièces, l’alun et les couperoses ; fixer sur les tissus plusieurs couleurs qu’on regardait comme faux teint, et remplacer le sucre de canne par celui de betterave, l’indigo de l’anil par celui du pastel, et l’écarlate de cochenille par la garance. On eût dit que les savans détournaient leur attention de dessus les misères publiques, pour ne la fixer que sur les moyens de soulager le peuple et d’alléger le fardeau de son infortune.

Quoique ces découvertes et beaucoup d’autres soient aujourd’hui des opérations de fabrique, il est à craindre que quelques-unes ne retombent dans l’oubli, ou par la facilité qu’on a de puiser aujourd’hui aux anciennes sources, ou par suite de l’habitude et des préjugés qui recommandent aux yeux du consommateur ce qui est usité depuis long-temps, ou enfin, par de fausses mesures en administration ; et je crois qu’il serait extrêmement utile de décrire avec soin tous ces procédés, pour les confier à nos neveux. On verrait au moins ce qu’a pu la science pour la prospérité d’une nation dans un moment de crise, et l’on en retirerait cette vérité consolante, c’est que la France peut se suffire à elle-même pour satisfaire à presque tous ses besoins.

Je me bornerai aujourd’hui à faire connaître comment la France est parvenue à suppléer au sucre du Nouveau-Monde par des produits de son sol ; et si l’Institut agrée ce travail, j’aurai l’honneur de lui soumettre successivement tous les nouveaux procédés de fabrication qui peuvent intéresser l’industrie, le commerce et la nation.

On se rappelle avec effroi ces temps difficiles où les Français, exilés des mers, n’avaient plus aucune communication, ni avec leurs colonies, ni avec celles des autres nations. La France se trouva privée tout-à-coup de tous les produits de l’Asie et de l’Amérique, dont la plupart étaient devenus pour elle des objets de première nécessité. Elle fit un appel à l’industrie de ses habitans ; le Gouvernement encouragea leurs efforts, et, en peu de temps, on parvint à remplacer quelques produits par des produits indigènes, et à trouver, dans les productions de notre sol, des objets absolument de même nature que ceux qu’on avait tirés jusque-là du Nouveau-Monde. Les cotons d’Espagne, de Rome et de Naples, sur-tout ceux de Castellamare, suppléaient à ceux de l’Amérique et de l’Inde ; la garance remplaçait la cochenille par le procédé de MM. Gonin ; le pastel, traité dans les ateliers de MM. de Puymaurin, Rouquès et Giobert, fournissait un excellent indigo, et les nombreuses fabriques de sucre de betterave qui s’étaient formées, annonçaient à l’Europe qu’on était au moment de secouer le joug du Nouveau-Monde.

À peine ces établissemens ont-ils été formés, à peine les procédés, encore imparfaits, ont-ils été établis, qu’un nouvel ordre de choses a remplacé l’ancien : la paix a rouvert toutes nos communications, les habitudes ont repris leur empire, et peu s’en faut qu’on n’ait relégué au rang des chimères la possibilité de fabriquer chez nous le sucre et l’indigo. Cependant quelques personnes ont continué et continuent à fabriquer du sucre de betterave, et il est facile de prouver qu’elles peuvent soutenir cette fabrication concurremment avec celle des colonies ; c’est ce que je crois démontrer dans ce mémoire.

Lorsque la France a commencé à éprouver le besoin du sucre, on a d’abord cherché dans les sirops de quelques fruits, sur-tout du raisin, le moyen d’y suppléer, et l’on a singulièrement amélioré cette fabrication. De grands établissemens se sont formés sur plusieurs points du royaume pour la fabrication des sirops, et ils ont produit deux grands résultats également avantageux : le premier, de verser dans la consommation une énorme quantité de sirops qui remplaçaient le sucre dans plusieurs usages domestiques, et exclusivement dans les hôpitaux ; le second, de donner de la valeur à nos raisins, qui, à cette époque, n’en avaient presque aucune.

Peu de temps après, on a trouvé le moyen d’extraire un sucre farineux et solide du raisin, et ce produit a présenté plus d’analogie avec le sucre de canne que le sirop. Il était, comme lui, sans odeur, et pouvait le remplacer dans tous ses usages, en l’employant à un poids double ou triple pour obtenir le même effet. Ce sucre n’est point susceptible de cristallisation.

À-peu-près dans le même temps, la chimie a fourni le moyen de décolorer le miel et de lui enlever son odeur ; de telle sorte qu’on pouvait l’employer, dans les infusions de thé et de café, comme le meilleur sirop de sucre.

Tous ces procédés étaient devenus des opérations de ménage, et l’on éprouvait à peine quelque privation de la rareté du sucre de canne ; mais il était réservé à la chimie de produire dans nos climats le véritable sucre des colonies, et c’est ce qui n’a pas tardé à arriver. Déjà les analyses de Margraff et les travaux si importans d’Achard sur l’extraction du sucre de la betterave avaient mis sur la voie : il ne s’agissait plus que de perfectionner les procédés et de former des établissemens en assez grand nombre pour fournir à la consommation. À cet effet, les encouragemens ont été prodigués ; et, en une année, on a vu se former plus de cent cinquante fabriques, dont quelque-unes ont obtenu de grands succès, et ont versé dans le commerce plusieurs millions d’excellent sucre. La plupart de ces établissemens ont dû échouer, sans doute, comme cela arrive pour tous les nouveaux genres d’industrie, soit parce que la localité est mal choisie, soit parce qu’on se livre à de trop grandes dépenses pour monter les ateliers, soit enfin parce qu’on n’opère pas avec assez d’intelligence.

Au milieu de ce vaste naufrage de fabriques, nous en voyons quelques-unes qui ont résisté et qui prospèrent depuis long-temps. C’est dans celles-ci qu’il faut puiser les leçons d’une bonne pratique et d’une administration économique, c’est là que nous trouverons les bons procédés, soit pour la culture de la betterave, soit pour l’extraction du sucre ; et comme la mienne est de ce nombre, je me bornerai à citer mon expérience[1].



  1. M. Deyeux est le premier qui ait constaté en France les résultats que M. Achard obtenait en Allemagne.