Mémoires (Saint-Simon)/Tome 13/6

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Chapitre VI.
1715. — M. le duc d’Orléans surpris par la mort du roi. — La pompe funèbre réduite au plus simple. — Points d’états généraux. — Liberté accordée aux pairs sur les usurpations du parlement, puis commuée en protestations et promesses de décision. — Séance au parlement pour la régence. — Le duc de La Rochefoucauld reçu au parlement. — Scélératesse et piège du premier président, que le duc de La Rochefoucauld évite avec noblesse. — Duc du Maine arrive en séance. — Protestation des pairs sur les usurpations du parlement à leur égard, et interpellation à M. le duc d’Orléans sur sa promesse de les juger dès que les affaires du gouvernement seroient réglées, à laquelle il acquiesce en pleine séance. — Députation du parlement va quérir le testament et le codicille du roi. — Stairs dans une lanterne ; le duc de Guiche, bien payé, dans une autre. — Le régiment des gardes aux avenues. — Dreux, conseiller de la grand’chambre, fait à haute voie lecture du testament, et l’abbé Menguy, conseiller clerc de la grand’chambre, du codicille. — Discours de M. le duc d’Orléans. — Le testament du roi abrogé quant à l’administration de l’État. — Forte dispute publique, puis particulière, entre M. le duc d’Orléans et le duc du Maine sur le codicille du roi. — Sur l’avis du duc de La Force, je fais passer la dispute dans la quatrième des enquêtes. — Je l’y fais après suspendre, et fais lever la séance et remettre à l’après-dînée. — Mme la Duchesse, en haine des bâtards, en récente et secrète mesure avec M. le duc d’Orléans, qui déclare M. le Duc, en séance, chef du conseil de régence. — Le régent rend au parlement les remontrances, lui promet de lui parler de la forme du gouvernement, et lève la séance avec grand applaudissement. — Mesures au Palais-Royal, où je vais dîner. — Courte joie du maréchal de Villeroy, etc. — Séance de l’après-dînée. — Discours de M. le duc d’Orléans. — Le duc du Maine ose à peine répondre. — Le codicille est en tout abrogé. — Le régent est revêtu de tout pouvoir. — Contenance des bâtards. — Acclamations. — Compliment du régent, qui propose six conseils et s’y appuie de Mgr le duc de Bourgogne, et pourquoi. — Applaudissements. — Fin de la séance. — Le régent retourne à Versailles, où, en arrivant, Madame lui demande pour grâce unique l’exclusion entière de l’abbé Dubois de tout, et en tire publiquement sa parole.


La mort du roi surprit la paresse de M. le duc d’Orléans, comme si elle n’avoit pu être prévue ; il en étoit demeuré où on a vu que je l’avois laissé. Il n’avoit fait aucun progrès dans aucune des résolutions qu’il falloit avoir prises, tant sur les affaires que sur les divers choix ; et il fut noyé d’ordres à donner, et de choses à régler, toutes plus petites ou plus médiocres les unes que les autres, mais toutes si provisoires et si instantes qu’il lui arriva ce que je lui avois prédit pour ses premiers jours, qu’il n’auroit pas le temps de penser à rien d’important.

Deux jours auparavant Mme Sforce m’avoit envoyé prier de passer chez elle un matin. Elle étoit inquiète, et Mme la duchesse d’Orléans encore plus, des résolutions de M. le duc d’Orléans et de ses choix. Ni l’une ni l’autre ne pouvoient croire qu’il fût demeuré dans l’inaction intérieure. J’assurai Mme Sforce qu’elle n’en seroit que trop tôt convaincue, et elle et Mme la duchesse d’Orléans le furent en effet pleinement quatre jours après.

J’appris la mort du roi à mon réveil. J’allai aussitôt faire ma révérence au nouveau monarque. Le premier flot y avoit déjà passé ; je m’y trouvai presque seul. Je fus de là chez M. le duc d’Orléans que je trouvai enfermé, et tout son appartement plein à n’y pas pouvoir faire tomber une épingle par terre. Je le pris à part dans son cabinet pour faire un dernier effort sur la convocation des états généraux, qui fut entièrement inutile, et pour le faire souvenir de la parole qu’il m’avoit donnée, et à dix ou douze pairs avec moi, de trouver bon que nous demeurassions couverts lorsque nos voix seroient demandées, et pour les autres indécences des séances du parlement, dont il convint avec moi. Je le fis souvenir aussi de ce que je lui avois proposé sur ce qui regardoit la totalité de la pompe funèbre, et qu’il avoit agréé : c’étoit d’épargner la dépense, la longueur et les disputes que feroit naître une si longue cérémonie, et d’en user, quoique le roi n’eût rien ordonné là-dessus, comme il avoit été pratiqué pour Louis XIII, qui avoit tout défendu et réduit au plus simple. M. le duc d’Orléans s’y conforma en effet, et il ne se trouva personne qui se souciât assez du feu roi pour relever un retranchement si entier, et qu’il n’avoit point ordonné.

Je montai de là chez le duc de La Trémoille, où nous devions nous assembler aussitôt après la mort du roi, et où presque tous les ducs qui étoient à Versailles étoient déjà en très grand nombre. M. de La Trémoille étoit l’ancien de tous ceux qui avoient un appartement au château. M. de Reims, le premier des dix ou douze ensemble qui avoient vu M. le duc d’Orléans sur le bonnet, rendit compte de la liberté qu’il nous avoit accordée, et moi après, du renouvellement que j’en venois de prendre tout à l’instant. L’union et les résolutions furent bien confirmées, et la totale séparation du premier président sur le pied sans mesure où nous étions avec lui ; après quoi on se sépara.

Je revis bientôt après M. le duc d’Orléans qui se trouva un peu moins accablé, pendant l’heure du dîner, de tout le monde, qui m’avoua qu’il n’avoit fait aucune liste, ni aucun choix par delà ceux dont j’ai parlé, ni pris son parti sur rien. Ce n’étoit pas le temps de gronder ni de reproches. Je me contentai de hausser les épaules, et de l’exhorter d’être au moins en garde contre les sollicitations et les ministres. Je m’assurai encore de la totale expulsion de Pontchartrain et de Desmarets, sitôt que les conseils seroient formés et déclarés, et que le nouveau gouvernement commenceroit. Puis je le mis sur le testament et sur le codicille, et je lui demandai comment il prétendoit se conduire là-dessus au parlement, où nous allions le lendemain, et où la lecture de ces deux pièces seroit faite.

C’étoit l’homme du monde le plus ferme dans son cabinet tête à tête, et qui l’étoit le moins ailleurs. Il me promit merveilles ; je lui en remontrai l’importance et tout ce dont il y alloit pour lui. Je fus près de deux heures avec lui. Je passai un moment chez Mme la duchesse d’Orléans, qui étoit entre ses rideaux avec force femmes en silence, et m’en vins dîner avec gens qui m’attendoient chez moi, pour m’en aller après à Paris. Il étoit fort tard, nous eûmes à raisonner après le dîner, et j’allois partir, lorsque M. le duc d’Orléans m’envoya chercher, et quelques ducs qui se trouvèrent chez moi, qu’on n’eut pas la peine d’aller trouver ailleurs. Nous fûmes donc chez lui. Il étoit dans son entresol avec le duc de Sully, M. de Metz, et quelques autres ducs qu’il avoit mandés, car il avoit envoyé chercher tous ceux qu’on ne trouveroit pas partis. Il étoit huit heures du soir.

Là M. le duc d’Orléans nous fit un discours bien doré pour nous persuader de n’innover rien le lendemain comme il nous avoit permis de le faire, en représentant le trouble que cela pourroit apporter dans les plus grandes affaires de l’État qui devoient y être réglées, telles que la régence et l’administration du royaume, et l’indécence qui retomberoit sur nous de les arrêter, et au moins les retarder, pour nos intérêts particuliers.

Plusieurs de ceux qui étoient là se trouvèrent bien étonnés d’un changement si subit depuis la fin de la matinée. D’Antin, M. de Metz, et quelques autres insistèrent sur la situation où nous jetoit l’étrange tour qu’on avoit su donner à une affaire qu’on nous avoit fait entreprendre malgré nous ; tout cela fut rappelé en peu mots. M. de Sully, Charost, moi et quelques autres, M. de Reims sur tous à qui la permission avoit été donnée, et qui l’avions portée à tous de sa part, moi tout récemment, et en la réitérant le matin de ce même jour à la nombreuse assemblée chez le duc de La Trémoille, demandâmes quel effet il pouvoit attendre d’une telle variation, et de la considération que la première dignité du royaume si blessée, et les personnes qui en étoient revêtues croyoient au moins, pour la plupart, mériter de lui. Son embarras fut extrême, mais sans s’ébranler. Nous nous regardâmes tous, et nous nous dîmes les uns aux autres que ce qui nous étoit demandé étoit impossible après ce qui s’étoit passé.

M. le duc d’Orléans parut fort peiné, avoua plusieurs fois que ce bonnet étoit une usurpation insoutenable, que les autres dont nous nous plaignions ne l’étoient pas moins ; mais qu’il falloit y pourvoir en temps et lieu, et ne pas troubler une séance si importante par une querelle particulière ; que plus elle étoit juste, puis il nous seroit obligé de la suspendre, plus nous mériterions de l’État, plus nous serions approuvés du public de préférer les affaires générales aux nôtres. « Mais, lui dis-je, monsieur, quand les publiques seront réglées, vous vous moquerez de nous et des nôtres ; et si nous ne prenons une conjoncture telle que celle-ci, vous nous remettrez sans fin, et nous vous aurons sacrifié nos intérêts en vain. » M. le duc d’Orléans nous protesta merveilles, et nous engagea sa parole positive, formelle, solennelle, de juger en notre faveur toutes nos disputes sur les usurpations du parlement : bonnet, conseillers sur le banc, etc., aussitôt que les affaires publiques seroient débouchées. Je le suppliai de prendre garde à l’engagement, de ne promettre que ce qu’il voudroit tenir, et de ne se pas mettre à portée des plaintes et des sommations qu’il pouvoit s’assurer que nous ne lui épargnerions pas, si nous nous apercevions qu’il cherchât à éluder sa parole. Il nous la donna bien authentiquement de nouveau, et nous demanda la nôtre de ne rien innover de nouveau le lendemain au parlement.

Ces messieurs étoient également faibles et mécontents. Ils grommeloient sans oser s’expliquer. Ils sentoient l’importance de manquer la conjoncture ; mais accoutumés à la servitude, pas un n’osoit hocher le mors au prince qui représentoit le feu roi, dont l’ombre leur faisoit encore frayeur. Ce murmure sourd dura quelque temps.

Comme je désespérai qu’il en sortît rien de résolu, je repris la parole. Je dis à M. le duc d’Orléans que ce seroit un grand embarras que d’arrêter le lendemain tous les pairs qui s’étoient trouvés ce matin chez le duc de La Trémoille, et ceux qu’ils auroient avertis en arrivant à Paris ; que de plus, je ne voyois pas comment les persuader de la parole qu’il nous donnoit de juger en notre faveur le bonnet et les autres usurpations dont nous avions tant à nous plaindre, à moins qu’il ne trouvât bon que, en entrant en séance le lendemain, un de nous déclarât, avant toute affaire, la résolution que nous avions prise, en même temps que, par respect pour ce qu’il nous venoit de marquer qu’il désiroit de nous, et pour ne pas retarder les affaires publiques pour notre intérêt particulier, nous consentions à laisser les choses comme elles étoient jusqu’à ce que les affaires publiques fussent réglées ; que cependant nous protestions contre les usurpations, nommément du bonnet, du conseiller sur les bouts des bancs, etc. ; que néanmoins nous ne les aurions pas souffertes davantage sans la parole positive, expresse, nette, authentique qu’il nous avoit donnée de juger, et de nous faire pleine justice de toutes ces usurpations, aussitôt après que les affaires publiques seroient réglées ; et en même temps que celui qui feroit la protestation se tournât vers lui et l’interpellât d’affirmer la vérité de ce qui étoit avancé, et de la confirmer en donnant de nouveau en pleine séance la même parole.

M. le duc d’Orléans commença lors à respirer, et ne fit nulle difficulté sur la protestation, ni sur la réitération de sa parole. Il ajouta qu’il me chargeoit de faire la protestation, et toutes les plus fortes assurances d’un jugement prompt, net et favorable, dès que les affaires publiques se trouveroient réglées, et que la régence auroit pris une forme stable et permanente pour le gouvernement de l’État.

M. de Reims et quelques autres avoient bien envie d’attaquer les bâtards dès cette première séance ; je les avois arrêtés avec peine par la considération de trop d’entreprises à la fois, et la nécessité de nous tirer d’abord de celles du parlement contre nous ; mais dès qu’ils virent la remise que M. le duc d’Orléans en exigeoit, ils voulurent revenir aux bâtards. M. le duc d’Orléans remontra qu’avant toutes choses, il étoit nécessaire d’empêcher qu’ils usurpassent une autorité sous laquelle tout succomberoit, et avec laquelle, si elle passoit telle qu’il étoit plus que vraisemblable que le testament du roi et son codicille la leur donnoit, il n’y avoit personne, à commencer par lui, qui pût leur résister en rien, bien moins leur contester ce dont ils se trouvoient déjà en possession, sur laquelle il falloit attendre d’autres temps et d’autres conjonctures. Ce raisonnement étoit vrai ; je l’appuyai d’autant plus que la vérité, qui m’en avoit frappé, m’avoit rendu facile à m’engager, comme on l’a vu, à Mme la duchesse d’Orléans qu’il ne se feroit rien contre les bâtards en ces premières séances. Tout ce qui étoit présent s’y rendit, mais en prit occasion d’insister sur les usurpations du parlement.

M. le duc d’Orléans ne laissa rien à désirer là-dessus par les engagements qu’il prit de nouveau, en conséquence de ce qui venoit d’être dit, et me chargea de nouveau de faire la protestation. Je m’en défendis sur ce qu’elle seroit plus dignement faite par M. de Reims, qui par acclamation avec les autres me la remit. Je résistai, et, après avoir demandé un moment de silence, je dis que j’avois trois raisons de m’en excuser : la première, parce qu’il convenoit qu’elle se fît par le plus ancien, qui étoit M. de Reims, dès qu’il étoit présent ; la seconde, parce que, si on convenoit qu’elle se fît par un autre, cela ne pouvoit regarder que M. d’Antin, ou un de ceux par qui l’affaire du bonnet avoit principalement passé ; la troisième, parce que la connoissance que j’avois de moi-même me faisoit craindre de la faire trop fortement, surtout dans l’interpellation à M. le duc d’Orléans.

On se moqua de moi sur tous les trois. M. de Reims déclara qu’il ne la feroit point ; qu’il falloit me la laisser, parce que je m’en acquitterois mieux que personne, comme on dit toujours quand on veut se décharger. D’Antin prétendit que d’être entré dans le détail de l’affaire du bonnet n’avoit aucun trait à rendre plus propre à faire la protestation ; M. le duc d’Orléans déclara qu’il agissoit de si bonne foi, qu’il trouveroit bonne toute manière d’interpellation qui lui pourroit être faite. Le bruit confus recommença ; plusieurs me dirent à l’oreille que la protestation et l’interpellation auroient tout un autre poids dans ma bouche par la situation où personne n’ignoroit que j’étois avec M. le duc d’Orléans ; en un mot, personne ne voulut s’en charger. M. le duc d’Orléans se mit de plus belle à me presser de la faire ; il n’y eut pas moyen de m’en délivrer.

Tout réglé et convenu de la sorte, à notre grand regret a tous, il fallut voir comment avertir les absents dans un terme aussi court d’un changement si considérable, et dont il falloit qu’ils fussent instruits avant d’entrer le lendemain matin au parlement. Nous convînmes que chacun de nous enverroit chez les plus à portée de chez soi, les prier le soir même de se rendre chez l’archevêque de Reims, le lendemain à cinq heures du matin, en habit de parlement, pour chose très importante et très pressée. Il étoit dix heures du soir lorsque nous arrivâmes à Paris, et aussitôt chacun de nous fit à l’égard des autres ce qui étoit convenu.

Presque tous se trouvèrent entre cinq et six heures du matin chez l’archevêque de Reims, au bout du pont Royal, derrière l’hôtel de Mailly. Il rendit compte de ce qui s’étoit passé la veille au soir chez M. le duc d’Orléans. Le murmure fut grand, mais il n’y eut pas de remède, il fallut bien s’y conformer.

J’essayai encore de me décharger de la protestation sur quelque autre. Ce fut très-inutilement ; l’acclamation fut unanime. On m’opposa ce qui étoit convenu la veille, qu’il ne s’y pouvoit rien changer sans l’aveu de M. le duc d’Orléans, qui avoit voulu le premier, et toujours persisté depuis à m’en charger ; qu’il n’y avoit ni temps de l’aller trouver ni raison pour le faire changer là-dessus ; et on finit par m’exhorter à m’en acquitter avec courage, et à ne pas ménager dans l’interpellation M. le duc d’Orléans, qui nous ménageoit lui-même si peu, et sitôt par une si subite variation, qui se pouvoit nommer un manquement de parole.

Ces derniers propos me firent sentir la nécessité de tâcher de ramener les esprits. Je représentai la situation embarrassante de M. le duc d’Orléans entre le parlement dépositaire du testament et du codicille du roi, et les bâtards pour la grandeur et l’autorité desquels il n’y avoit personne qui doutât qu’ils ne fussent faits ; qu’il y alloit du tout pour lui, pour l’État, pour nous-mêmes que les bâtards ne remportassent pas ce que le roi leur avoit très-vraisemblablement attribué ; que la permission que M. le duc d’Orléans nous avoit donnée et réitérée étoit un effet de son équité, de sa bonne volonté pour nous, de sa persuasion de nos raisons ; que ce qui s’étoit passé le soir étoit un effet de ses réflexions ; que nous ne pouvions le blâmer de ne vouloir pas hasarder pour nous de réunir contre lui le parlement avec les bâtards, dans le moment critique de décider du pouvoir du régent, ou de hasarder un éclat et une suspension d’affaires si majeures et si instantes, où il n’auroit qu’à perdre et nous encore plus, à qui le public, disposé comme il étoit à notre égard, se prendroit de tout pour avoir voulu mêler nos querelles particulières avec le règlement du gouvernement ; qu’il étoit des temps et des conjonctures où il étoit force de se prêter ; et que rien ne pouvoit nous être plus dommageable que de souffrir la moindre autorité dans l’État à des bâtards que nous ne pouvions ignorer être les plus intéressés ennemis de notre dignité, et les plus grands de la plupart de nos personnes ; qu’enfin M. le duc d’Orléans, établi une fois dans toute l’autorité qui appartenoit à sa naissance et à sa régence, ne pourroit ne nous pas savoir gré d’une différence qui lui devenoit si nécessaire pour y parvenir, ni cesser de penser comme il avoit toujours fait sur les usurpations du parlement à notre égard, ni nous manquer de parole si solennellement donnée, comme il alloit faire en plein parlement, de nous juger et de nous rendre justice, dès qu’il auroit donné ordre aux affaires publiques.

Ce petit discours me parut avoir ramené les esprits. Il étoit plus de sept heures du matin, et nous nous en allâmes tous ensemble tout droit au parlement avec tous nos carrosses et notre cortége à notre suite.

Nous le trouvâmes tout entier en séance avec M. de La Rochefoucauld, M. d’Harcourt, et deux ou trois autres seulement, qui avoient mandé à M. de Reims qu’ils se rapporteroient à ce qui seroit réglé chez lui entre nous, mais qu’ils n’y pouvoient venir, parce qu’ils étoient obligés de se trouver à la réception de M. de La Rochefoucauld. Ce duc, qui n’avoit pu encore digérer ma préséance, avoit toujours différé sa réception. Mais il ne voulut pas se priver d’assister à tout ce qui devoit se passer au parlement à la mort du roi, et il s’étoit fait recevoir ce même matin avant que personne arrivât. Je sus, presque aussitôt que je fus entré en séance, que le premier président avoit eu la hardiesse de lui proposer, et encore en plein parlement, ce matin-là même, de protester contre le jugement rendu par le feu roi entre lui et moi, et d’en appeler au parlement, avec assurance qu’on y seroit bien aise de lui faire justice, et que le duc de La Rochefoucauld lui avoit très dignement répondu qu’il se tenoit pour bien jugé par le roi, qu’il ne songeroit jamais à en appeler, et qu’il n’étoit plus question d’une affaire finie et consommée ; dont le premier président demeura confus. Cet honnête homme ne cherchoit qu’à mettre la discorde parmi nous. M. de La Rochefoucauld en sentit le piège, et quel pas ce seroit qu’appeler du roi au parlement, et sagement se garda d’y tomber. En effet, dès que je parus, il se baissa pour me laisser place au-dessus de lui, où je me mis tout de suite, et je lui parlai de ce qui s’étoit passé la veille au soir chez M. le duc d’Orléans, et le matin chez M. de Reims, que je vis être fort peu de son goût. Je glissai avec lui, parce que nous n’étions plus, depuis le jugement de préséance, sur le pied où nous avions été autrefois, et parce que, sans savoir pourquoi, il étoit éloigné de M. le duc d’Orléans.

Lorsque je sus ce qui se venoit de passer, à mon égard, entre lui et le premier président, je fus tenté de lui en faire une honnêteté ; mais je m’en retins pour laisser vieillir la rancune et l’habitude de ma préséance, et ne rien hasarder avec un homme rogue, piqué encore et de peu d’esprit, qui peut-être n’auroit pas trop bien reçu ce compliment.

Moins de demi-quart d’heure après que nous fûmes en séance, arrivèrent les bâtards. M. du Maine crevoit de joie. Le terme est étrange, mais on ne peut rendre autrement son maintien. L’air riant et satisfoit surnageoit à celui d’audace, de confiance, qui perçoient néanmoins, et à la politesse qui sembloit les combattre. Il saluoit à droite et à gauche, et perçoit chacun de ses regards. Entré dans le parquet quelques pas, son salut aux présidents eut un air de jubilation, que celui du premier président réfléchissoit d’une manière sensible. Aux pairs le sérieux, ce n’est point trop dire le respectueux, la lenteur, la profondeur de son inclination vers eux de tous les trois côtés fut parlante. Sa tête demeura abaissée même en se relevant, tant est forte la pesanteur des forfaits aux jours mêmes qu’on ne doute plus du triomphe. Je le suivis exactement partout de mes regards, et je remarquai sur les trois côtés également que l’inclination du salut qui lui fut rendu fut roide et courte. Pour son frère, il n’y parut que son froid ordinaire.

À peine étions-nous rassis que M. le Duc arriva, et l’instant d’après M. le duc d’Orléans. Je laissai rasseoir le bruit qui accompagna son arrivée, et comme je vis que le premier président se mettoit en devoir de vouloir parler, en se découvrant, je fis signe de la main, me découvris et me couvris tout de suite, et je dis que j’étois chargé par MM. les pairs de déclarer à la compagnie assemblée que ce n’étoit qu’en considération des importantes et pressantes affaires publiques qu’il s’agissoit maintenant de régler, que les pairs vouloient bien encore souffrir l’usurpation plus qu’indécente du bonnet, et les autres dont ils avoient à se plaindre, et montrer par ce témoignage public la juste préférence qu’ils donnoient aux affaires de l’État sur les leurs les plus particulières, les plus chères et les plus justes, qu’ils ne vouloient pas retarder d’un instant ; mais qu’en même temps je protestois au nom des pairs contre ces usurpations, et contre leur durée, de la manière la plus expresse, la plus formelle, la plus authentique, au milieu et en face de la plus auguste assemblée, et autorisé de l’aveu et de la présence de tous les pairs ; et que je protestois encore que ce n’étoit qu’en considération de la parole positive et authentique que M. le duc d’Orléans ci-présent nous donna hier au soir dans son appartement, à Versailles, de décider et juger nettement ces usurpations aussitôt que les affaires publiques du gouvernement seront réglées ; et qu’il a trouvé bon que je l’énonçasse clairement ici comme je fais, et (me découvrant et me recouvrant aussitôt) que j’eusse l’honneur de l’interpeller ici lui-même d’y déclarer que telle est la parole qu’il nous a donnée, et sur laquelle uniquement nous comptons, et en conséquence nous [nous] bornons présentement à ce qui vient d’être dit et déclaré par moi, de son aveu et permission expresse et formelle, en présence de quinze ou seize pairs ci-présents qu’il manda hier au soir chez lui[1].

Le silence profond avec lequel je fus écouté témoigna la surprise de toute l’assistance. M. le duc d’Orléans se découvrit, en affirmant ce que je venois de dire, assez bas et l’air embarrassé, et se recouvrit.

Aussitôt après je regardai M. du Maine, qui me parut avoir un air content d’en être quitte à si bon marché, et que mes voisins me dirent avoir eu l’air fort en peine à mon début.

Un silence fort court suivit ma protestation, après quoi je vis le premier président dire quelques mots assez bas à M. le duc d’Orléans, puis faire tout haut la députation du parlement pour aller chercher le testament du roi et son codicille, qui avoit été mis au même lieu. Le silence continua pendant cette grande et courte attente ; chacun se regardoit sans se remuer. Nous étions tous aux siéges bas, les portes étoient censées fermées, mais la grand’chambre étoit pleine de curieux de qualité et de tous états, et de la suite nombreuse de ce qui étoit en séance. M. le duc d’Orléans avoit eu la facilité de se laisser leurrer, en cas de besoin, du secours d’Angleterre, et pour cela de faire placer milord Stairs dans une des lanternes. Ce fut l’ouvrage du duc de Noailles, de Canillac, de l’abbé Dubois.

Il y en avoit un autre plus présent. Le régiment des gardes occupoit sourdement toutes les avenues, et tous les officiers, avec des soldats d’élite dispersés, l’intérieur du palais. Le duc de Guiche, démis à son fils, étoit dans la lanterne basse de la cheminée. Il avoit capitulé avec M. le duc d’Orléans, et en avoit tiré six cent mille livres pour ce service qu’il avoit eu le talent de lui faire valoir. Il s’étoit donné pendant la vie du roi pour un homme attaché aux bâtards. Ils y avoient compté, et comme on le voit, ne tardèrent pas à se mécompter. La précaution ne fut utile qu’au duc de Guiche ; tout se passa, il est vrai, peu doucement, mais sans la plus légère apparence de donner la moindre atteinte à la tranquillité parfaite.

La députation ne fut pas longtemps à revenir. Elle remit le testament et le codicille entre les mains du premier président qui les présenta, sans s’en dessaisir, à M. le duc d’Orléans, puis les fit passer de main en main par les présidents à mortier à Dreux, conseiller au parlement, père du grand maître des cérémonies, disant qu’il lisoit bien, et d’une voix forte qui seroit bien entendue de tous, de la place où il étoit sur les siéges hauts derrière les présidents près de la lanterne de la buvette. On peut juger avec quel silence il fut écouté, et combien les yeux et les oreilles se dressèrent vers ce lecteur. À travers toute sa joie, le duc du Maine montra une âme en peine ; il se trouvoit au moment d’une forte opération qu’il falloit soutenir. M. le duc d’Orléans ne marqua qu’une application tranquille.

Je ne m’arrêterai point à ces deux pièces, où il n’est question que de la grandeur et de la puissance des bâtards, de Mme de Maintenon et de Saint-Cyr, du choix de l’éducation du roi, et du conseil de régence au pis pour M. le duc d’Orléans, et de le livrer entièrement dépouillé de tout pouvoir au pouvoir sans bornes du duc du Maine.

Je remarquai un morne et une sorte d’indignation qui se peignit sur tous les visages, à mesure que la lecture avançoit, et qui se tourna en une sorte de fermentation muette à la lecture du codicille que fit l’abbé Menguy, autre conseiller de la grand’chambre, mais clerc, et en la même place de Dreux pour être mieux entendu. Le duc du Maine la sentit et en pâlit, car il n’étoit appliqué qu’à jeter les yeux sur tous les visages, et les miens le suivoient de près tout en écoutant, et regardant de fois à autre la contenance de M. le duc d’Orléans.

La lecture achevée, ce prince prit la parole, et passant les yeux sur toute la séance, se découvrit, se recouvrit, et dit un mot de louange et de regret du feu roi. Élevant après la voix davantage, il déclara qu’il n’avoit qu’à approuver tout ce qui regardoit l’éducation du roi, quant aux personnes, et ce qui se trouvoit sur un établissement aussi beau et aussi utile que l’étoit celui de Saint-Cyr, dans les dispositions qu’on venoit d’entendre ; qu’à l’égard de celles qui regardoient le gouvernement de l’État, il parleroit séparément de ce qui en étoit contenu dans le testament et dans le codicille ; qu’il avoit peine à les concilier avec ce que le roi lui avoit dit dans les derniers jours de sa vie, et avec les assurances qu’il lui avoit données publiquement qu’il ne trouveroit rien dans ses dispositions dont il pût n’être pas content, en conséquence de quoi il avoit lui-même toujours depuis renvoyé à lui pour tous les ordres à donner, et ses ministres pour les recevoir sur les affaires ; qu’il falloit qu’il n’eût pas compris la force de ce qu’on lui avoit fait faire, regardant du côté du duc du Maine, puisque le conseil de régence se trouvoit choisi, et son autorité tellement établie par le testament qu’il ne lui en demeuroit plus aucune à lui ; que ce préjudice fait au droit de sa naissance, à son attachement pour la personne du roi, à son amour et à [sa] fidélité pour l’État, étoit de nature à ne pouvoir le souffrir avec la conservation de son honneur ; et qu’il espéroit assez de l’estime de tout ce qui étoit là présent pour se persuader que sa régence seroit déclarée telle qu’elle devoit être, c’est-à-dire entière, indépendante, et le choix du conseil de régence, à qui il ne disputoit pas la voix délibérative pour les affaires, à sa disposition, parce qu’il ne les pouvoit discuter qu’avec des personnes qui, étant approuvées du public, pussent aussi avoir sa confiance. Ce court discours parut faire une grande impression.

Le duc du Maine voulut parler. Comme il se découvroit, M. le duc d’Orléans avança la tête par-devant M. le Duc, et dit au duc du Maine d’un ton sec : « Monsieur, vous parlerez à votre tour. » En un moment l’affaire tourna selon les désirs de M. le duc d’Orléans. Le pouvoir du conseil de régence et sa composition tombèrent. Le choix du conseil de régence fut attribué à M. le duc d’Orléans, régent du royaume, avec toute l’autorité de la régence, et à la pluralité des voix du conseil de régence la décision des affaires seulement, avec la voix du régent comptée pour deux, en cas de partage. Ainsi toutes les grâces et les punitions demeurèrent en la main seule de M. le duc d’Orléans. L’acclamation fut telle que le duc du Maine n’osa dire une parole. Il se réserva pour soutenir le codicille, dont la conservation, en effet, eût annulé par soi-même tout ce que M. le duc d’Orléans venoit d’obtenir.

Après quelques moments de silence, M. le duc d’Orléans reprit la parole. Il témoigna une nouvelle surprise que les dispositions du testament n’eussent pas suffi à qui les avoit suggérées, et que, non contents de s’y être établis les maîtres de l’État, ils en eussent eux-mêmes trouvé les clauses si étranges qu’il avoit fallu, pour se rassurer, devenir encore les maîtres de la personne du roi, de la sienne à lui, de la cour et de Paris. Il ajouta que si son honneur se trouvoit blessé au point où il lui paraissoit que la compagnie l’avoit senti elle-même par les dispositions du testament, ainsi que toutes les lois et les règles, les mêmes étoient encore plus violées par celles du codicille, qui ne laissoit ni sa liberté ni sa vie même en sûreté, et mettoit la personne du roi dans l’absolue dépendance de qui avoit osé profiter de l’état de faiblesse d’un roi mourant pour lui arracher racher ce qu’il n’avoit pu entendre. Il conclut par déclarer que la régence étoit impossible à exercer avec de telles conditions, et qu’il ne doutoit pas que la sagesse de la compagnie n’annulât un codicille qui ne se pouvoit soutenir, et dont les règlements jetteroient la France dans les malheurs les plus grands et les plus indispensables. Tandis que ce prince parloit, un profond et morne silence lui applaudissoit, sans s’expliquer.

Le duc du Maine, devenu de toutes les couleurs, prit la parole, qui pour cette fois lui fut laissée. Il dit que l’éducation du roi, et par conséquent sa personne, lui étant confiée, c’étoit une suite toute naturelle qu’il eût, privativement à tout autre, l’entière autorité sur sa maison civile et militaire, sans quoi il ne pouvoit se charger de le faire servir, ni répondre de sa personne ; et de là à vanter son attachement, si connu du feu roi, qu’il y avoit mis toute sa confiance.

M. le duc d’Orléans l’interrompit à ce mot, qu’il releva. M. du Maine voulut le tempérer par les louanges du maréchal de Villeroy adjoint à lui, mais sous lui dans la même charge et la même confiance. M. le duc d’Orléans reprit qu’il seroit étrange que la première et plus entière confiance ne fût pas en lui, et plus encore qu’il ne pût vivre auprès du roi que sous l’autorité et la protection de ceux qui se seroient rendus les maîtres absolus du dedans et du dehors, et de Paris même par les régiments des gardes.

La dispute s’échauffoit, se morceloit par phrases coupées de l’un à l’autre, lorsque en peine de la fin d’une altercation qui devenoit indécente, et cédant à l’ouverture que le duc de La Force venoit de me faire par-devant le duc de La Rochefoucauld qui siégeoit entre nous deux, je fis signe de la main à M. le duc d’Orléans de sortir et d’aller achever cette discussion dans la quatrième des enquêtes, qui a une porte de communication dans la grand’chambre, et où il n’y avoit personne. Ce qui me détermina à cette action fut que je m’aperçus que M. du Maine s’affermissoit, qu’il se murmuroit confusément de partage, et que M. le duc d’Orléans ne faisoit pas le meilleur personnage, puisqu’il descendoit à plaider pour ainsi dire sa cause contre le duc du Maine.

Il avoit la vue basse. Il étoit tout entier à attaquer et à répondre, en sorte qu’il ne vit point le signe que je lui faisois. Quelques moments après je redoublai, et n’en ayant pas plus de succès, je me levai et m’avançai quelques pas, et lui dis, quoique d’assez loin : « Monsieur, si vous passiez dans la quatrième des enquêtes, avec M. du Maine, vous y parleriez plus commodément, » et m’avançant au même instant davantage, je l’en pressai par un signe de la main et des yeux qu’il put distinguer. Il m’en rendit un de la tête, et à peine fus-je rassis que je le vis s’avancer par-devant M. le duc à M. du Maine ; et aussitôt après, tous deux se levèrent et s’en allèrent dans la quatrième des enquêtes. Je ne pus voir qui, de ce qui étoit épars hors de la séance, les y suivit, car toute la séance se leva à leur sortie, et se rassit en même temps sans bouger, et tout en grand silence. Quelque temps après M. le comte de Toulouse sortit de place, et alla dans cette chambre. M. le Duc l’y suivit un peu après. Au bout de quelque temps le duc de La Force en fit autant.

Il y fut assez peu. Revenant en séance, il dépassa le duc de La Rochefoucauld et moi, mit sa tête entre celle du duc de Sully et la mienne, parce qu’il ne voulut pas être entendu par La Rochefoucauld, et me dit : « Au nom de Dieu, allez-vous-en là dedans, cela va fort mal. M. le duc d’Orléans mollit, rompez la dispute, faites rentrer M. le duc d’Orléans ; et dès qu’il sera en place, qu’il dise qu’il est trop tard pour achever, qu’il faut laisser la compagnie aller dîner, et revenir achever au sortir de table ; et pendant cet intervalle, ajouta La Force, mander les gens du roi au Palais-Royal, et faire parler aux pairs dont on pourroit douter, et aux chefs de meute parmi les magistrats. »

L’avis me parut bon et important. Je sortis de séance et allai à la quatrième des enquêtes. Je trouvai un grand cercle assez fourni de spectateurs, M. le comte de Toulouse vers l’entrée en avant, mais collé à ce cercle, M. le Duc vers le milieu en même situation, tous assez éloignés de la cheminée, devant laquelle M. le duc d’Orléans et le duc du Maine étoient seuls, disputant d’action à voix basse, avec l’air fort allumé tous deux. Je considérai quelques moments ce spectacle, puis je m’approchai de la cheminée, en homme qui vouloit parler. « Qu’y a-t-il, monsieur ? me dit M. le duc d’Orléans d’un air vif d’impatience. — Un mot pressé, monsieur, lui dis-je, que j’ai à vous dire. » Il continuoit à parler au duc du Maine, moi presque en tiers ; je redoublai, il me tendit l’oreille. « Non pas cela, lui dis-je, et lui prenant la main : venez-vous-en ici. » Je le tirai au coin de la cheminée. Le comte de Toulouse qui étoit là auprès se recula beaucoup, et tout le cercle de ce côté-là. Le duc du Maine se recula aussi d’où il étoit en arrière.

Je dis à l’oreille à M. le duc d’Orléans qu’il ne devoit pas espérer de rien gagner sur M. du Maine, qui ne sacrifieroit pas le codicille à ses raisons, que la longueur de cette conférence devenoit indécente, inutile, dangereuse ; qu’il étoit là en spectacle à tout ce qui y étoit entré comme en séance, et encore mieux vu et examiné ; qu’il n’avoit de parti que de rentrer en séance, et dès qu’il y seroit, la rompre, etc. « Vous avez raison, me dit-il, je vais le faire. — Mais, repris-je, faites-le donc sur-le-champ, et ne vous laissez point amuser. C’est M. de La Force à qui vous devez cet avis, et qui m’envoie vous le donner. » Il me quitta sans plus rien dire, alla à M. du Maine, lui dit en deux mots qu’il étoit trop tard, et qu’on finiroit l’après-dînée.

J’étois demeuré où il m’avoit laissé. Je vis aussitôt le duc du Maine lui faire la révérence, comme se séparant tous deux, et se retirer, et dans le même moment M. le Duc venir joindre M. le duc d’Orléans, et se parler, tandis que M. du Maine joignit le cercle, et s’arrêta le dos dedans pour voir apparemment ce colloque. Il dura assez peu, et fut fort en douceur, quoique M. le Duc en air d’empressement. Comme il falloit passer à peu près où j’étois pour rentrer dans la grand’chambre, tous deux vinrent vers moi.

En ce moment je sus que M. le Duc venoit de demander à M. le duc d’Orléans d’entrer au conseil de régence, puisqu’on n’avoit point égard au testament, et d’en être déclaré chef, et qu’il l’avoit obtenu. La haine des bâtards, et par le rang de prince du sang, etc., et par le procès de la succession de M. le Prince, avoit engagé Mme la Duchesse à faire des pas auprès de M. le duc d’Orléans dans les dernières semaines de la vie du roi, et M. le duc d’Orléans à les bien recevoir, pour se fortifier contre M. du Maine. Il n’avoit, je pense, osé me dire qu’il s’étoit engagé à cette place de chef du conseil de régence, mais je crois que l’engagement en étoit pris, et que M. le Duc l’en somma plutôt qu’il ne lui demanda. Bref, M. le duc d’Orléans me dit qu’il en alloit parler au parlement avant de lever la séance ; j’en fis un air de félicitation et d’approbation à M. le Duc, et nous rentrâmes aussitôt en séance.

Le bruit qui accompagne toujours ces rentrées étant apaisé, M. le duc d’Orléans dit qu’il étoit trop tard pour abuser plus longtemps de la compagnie, qu’il falloit aller dîner, et rentrer au sortir de table pour achever. Tout de suite il ajouta qu’il croyoit convenable que M. le Duc entrât dès lors au conseil de régence et que ce fût avec la qualité de chef de ce conseil ; et que, puisque la compagnie avoit rendu à cet égard la justice qui étoit due à sa naissance et à la qualité de régent, il lui expliqueroit ce qu’il pensoit sur la forme à donner au gouvernement, et qu’en attendant il profitoit du pouvoir de sa régence pour profiter des lumières et de la sagesse de la compagnie, et lui rendoit dès maintenant l’ancienne liberté des remontrances. Ces paroles furent suivies d’un applaudissement éclatant et général, et la séance fut aussitôt levée.

J’étois prié à dîner ce jour-là chez le cardinal de Noailles, mais je sentis l’importance d’employer le temps si court et si précieux de l’intervalle jusqu’à la rentrée de l’après-dînée, et de ne pas quitter M. le duc d’Orléans, dont le duc de La Force me pressa dès que je fus rentré en séance. Je m’approchai de M. le duc d’Orléans dans la fin du parquet, et lui dis a l’oreille : « Les moments sont chers, je vous suis au Palais-Royal ; » et me remis après où je devois être pour sortir avec les pairs. Montant en carrosse, j’envoyai un gentilhomme m’excuser au cardinal de Noailles, et lui dire que je lui en dirois la raison. Je m’en allai au Palais-Royal, où la curiosité avoit rassemblé tout ce qui n’étoit pas au palais, et où vint encore une partie de ce qui y avoit été spectateur. Tout ce que j’y trouvai de ma connoissance me demanda des nouvelles avec empressement. Je me contentai de répondre que tout alloit bien, et dans la règle, mais que tout n’étoit pas encore fini.

M. le duc d’Orléans étoit passé dans un cabinet où je le trouvai seul avec Canillac qui l’avoit attendu. Nous primes là nos mesures, et M. le duc d’Orléans envoya chercher le procureur général d’Aguesseau, depuis chancelier, et le premier avocat général Joly de Fleury, depuis procureur général. Il étoit près de deux heures. On servit une petite table de quatre couverts où Canillac, Conflans, premier gentilhomme de la chambre de M. le duc d’Orléans, et moi nous mîmes avec ce prince, et pour le dire en passant, je n’ai jamais mangé avec lui depuis qu’une fois, chez Mme la duchesse d’Orléans à Bagnolet.

Le maréchal de Villeroy étoit demeuré à Versailles. Il avoit chargé Goesbriant, gendre de Desmarets, de venir au palais, et de lui mander souvent des nouvelles. Il en reçut trois courriers fort près à près qui le remplirent tellement de joie et d’espérance, lui et la duchesse de Ventadour, son ancienne bonne amie, qu’ils ne doutèrent pas que ce qui se passoit sur le codicille ne le soutînt, et ne rétablît le testament, ment, de sorte qu’ils ne purent se contenir, et répandirent la victoire complète du duc du Maine sur M. le duc d’Orléans dans Versailles. Paris fut aussi dans la même erreur, répandue par les émissaires du duc du Maine de tous côtés, mais le triomphe ne fut pas de longue durée.

Nous retournâmes au parlement un peu avant quatre heures. J’y allai seul dans mon carrosse un moment avant M. le duc d’Orléans, et j’y trouvai tout en séance. J’y fus regardé avec grande curiosité, à ce qu’il me parut ; je ne sais si on étoit instruit d’où je venois. J’eus soin que mon maintien ne montrât rien. Je dis seulement en passant au duc de La Force que son conseil avoit été salutaire, que j’avois lieu d’en espérer tout succès, et que j’avois dit à M. le duc d’Orléans que c’étoit lui qui l’avoit pensé et me l’avoit dit. M. le duc d’Orléans arrivé, et le bruit inséparable d’une nombreuse suite apaisée, il dit qu’il falloit reprendre les choses où elles en étoient demeurées le matin ; qu’il devoit dire à la cour qu’il n’étoit demeuré d’accord de rien avec M. du Maine, en même temps lui remettre devant les yeux les clauses monstrueuses d’un codicille arraché à un prince mourant, clauses bien plus étranges encore que les dispositions du testament que la cour n’avoit pas jugé devoir être exécutées, et que la cour ne pouvoit passer à M. du Maine d’être maître de la personne du roi, de la cour, de Paris, par conséquent de l’État, de la personne, de la liberté, de la vie du régent, qu’il seroit en état de faire arrêter à toute heure, dès qu’il seroit le maître absolu et indépendant de la maison du roi civile et militaire ; que la cour voyoit ce qui devoit nécessairement résulter d’une nouveauté inouïe qui mettoit tout entre les mains de M. du Maine, et qu’il laissoit aux lumières, à la prudence de la compagnie, à sa sagesse, son équité, à son amour pour l’État, à déclarer ce qu’elle en pensoit.

M. du Maine parut alors aussi méprisable sur le pré, qu’il étoit redoutable dans l’obscurité des cabinets. Il avoit l’air d’un condamné, et lui toujours si vermeil, avec la pâleur de la mort sur le visage. Il répondit à voix fort basse et peu intelligible, et avec un air aussi respectueux et aussi humble qu’il l’avoit été audacieux le matin.

On opinoit cependant sans l’écouter, et il passa tout d’une voix comme en tumulte à l’entière abrogation du codicille. Cela fut prématuré comme l’abrogation du testament l’avoit été le matin, l’un et l’autre par une indignation soudaine. Les gens du roi devoient parler, et ils étoient là, avant que personne opinât ; aussi le premier président n’avoit point demandé les voix : elles avoient prévenu l’ordre. D’Aguesseau, quoique procureur général, et Fleury, premier avocat général, parlèrent donc : le premier en peu de mots ; l’autre avec plus d’étendue, et fit un fort beau discours. Comme il existe dans les bibliothèques, je ne parlerai que des conclusions conformes de tous deux, en tout et partout favorables à M. le duc d’Orléans.

Après qu’ils eurent parlé, le duc du Maine, se voyant totalement tondu, essaya une dernière ressource. Il représenta avec plus de force qu’on n’en attendoit de ce qu’il avoit montré en cette seconde séance, mais pourtant avec mesure, que s’il étoit dépouillé de l’autorité qui lui étoit donnée par le codicille, il demandoit à être déchargé de la garde du roi, de répondre de sa personne, et de conserver seulement la surintendance de son éducation. M. le duc d’Orléans répondit : « Très volontiers, monsieur, il n’en faut pas aussi davantage. » Là-dessus, le premier président, aussi abattu que le duc du Maine, prit les voix.

Chacun répondit de l’avis des conclusions, et l’arrêt fut prononcé en sorte qu’il ne resta nulle sorte de pouvoir au duc du Maine, qui fut totalement remis entre les mains du régent, avec le droit de mettre dans la régence qui il voudroit, d’en ôter qui bon lui sembleroit, et de faire tout ce qu’il jugeroit à propos sur la forme à donner au gouvernement, l’autorité toutefois des affaires demeurant au conseil de régence, à la pluralité des voix, celle du régent comptée pour deux en cas seulement de partage, et M. le Duc déclaré chef sous lui du conseil de régence, avec, dès à présent, la faculté d’y entrer et d’y opiner.

Pendant les opinions, le prononcé et le reste de la séance, le duc du Maine eut toujours les yeux baissés, l’air plus mort que vif, et parut immobile. Son fils et son frère ne donnèrent aucun signe de prendre part à rien.

L’arrêt fut suivi de fortes acclamations de la foule qui étoit éparse hors de la séance ; et celle qui remplissoit le reste du palais y répondit à mesure qu’elle fut instruite de ce qui avoit été décidé.

Ce bruit un peu long apaisé, le régent fit un remerciement court, poli, majestueux à la compagnie, protesta du soin qu’il auroit d’employer au bien de l’État l’autorité de laquelle il étoit revêtu, puis dit à la compagnie qu’il étoit temps de l’informer de ce qu’il jugeoit nécessaire d’établir pour lui aider dans l’administration de l’État. Il ajouta qu’il le faisoit avec d’autant plus de confiance, que ce qu’il se proposoit n’étoit que l’exécution de ce que M. le duc de Bourgogne, car il le nomma ainsi, avoit résolu, et qu’on avoit trouvé parmi les papiers de sa cassette. Il fit un court et bel éloge des lumières et des intentions de ce prince, puis déclara qu’outre le conseil de régence qui seroit le suprême où toutes les affaires du gouvernement ressortiroient, il se proposoit d’en établir un pour les affaires étrangères, un pour les affaires de la guerre, un pour celles de la marine, un pour celles des finances, un pour les affaires ecclésiastiques, et un pour celles du dedans du royaume, et de choisir quelques-uns des magistrats de la compagnie pour entrer dans ces deux derniers conseils, et les aider de leurs lumières sur la police du royaume, la jurisprudence, et ce qui regardoit les libertés de l’Église gallicane.

L’applaudissement des magistrats éclata, et toute la foule y répondit. Le premier président conclut la séance par un compliment fort court au régent, qui se leva, et en même temps toute la séance, et on s’en alla.

Il faut ici se souvenir de la très singulière rencontre en même pensée sur ces conseils entre le duc de Chevreuse et moi (t. VII, p. 99), conseils destinés et adoptés par M. le duc de Bourgogne, et donnés en cette seconde séance par le régent pour avoir été trouvés dans ses papiers. On ne peut exprimer l’impression que fit ce nom auguste, ni à quel point la mémoire de ce prince parut chère, et sa personne regrettée et respectée avec la plus sincère vénération.

Il alla droit du palais à Versailles, parce qu’il étoit fort tard, et qu’il vouloit voir le roi avant qu’il se couchât, comme pour lui rendre compte de ce qui s’étoit passé. Il y reçut les compliments forcés des deux vieux amants, et de là s’en alla chez Madame. Elle fut au-devant de lui l’embrasser, ravie de joie, et après les premières questions et conjouissances, elle lui dit qu’elle ne désiroit rien autre chose que le bonheur de l’État par un bon et sage gouvernement, et sa gloire à lui ; qu’elle ne lui demanderoit jamais rien qu’une seule chose qui n’étoit que pour son bien et son honneur, mais qu’elle lui en demandoit sa parole précise : c’étoit de n’employer jamais en rien du tout, pour peu que ce fût, l’abbé Dubois, qui étoit le plus grand coquin et le plus insigne fripon qu’il y eût au monde, ce dont elle avoit mille et mille preuves, qui, pour peu qu’il pût se fourrer, voudroit aller à tout, et le vendroit lui et l’État pour son plus léger intérêt. Elle en dit bien d’autres sur son compte, et pressa tant M. son fils qu’elle en tira parole positive de ne l’employer jamais.

J’arrivai une heure après à Versailles. J’allai chez Mme la duchesse de Berry, qui étoit ravie. M. le duc d’Orléans en sortoit. Je vis après Mme la duchesse d’Orléans qui me parut tâcher d’être bien aise. J’évitai les détails avec elle sous prétexte de m’aller reposer. Ce n’étoit pas sans besoin. J’appris le lendemain la parole exigée et donnée de l’exclusion totale de l’abbé Dubois. On ne verra que trop tôt que les paroles de M. le duc d’Orléans ne furent jamais que des paroles, c’est-à-dire des sons qui frappent l’air.



  1. Voy. notes à la fin du volume.