Mémoires (Saint-Simon)/Tome 19/10

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CHAPITRE X.


Honneurs prodigués à l’infante, et fêtes à son arrivée à Paris. — J’obtiens une expédition en forme de la célébration du mariage du prince et de la princesse des Asturies, dont il n’y avoit rien par écrit. — Baptême de l’infant don Philippe. — L’infant don Philippe reçoit le sacrement de confirmation et l’ordre de Saint-Jacques. — Voyage très solitaire de quatre jours, à Balsaïm, de Leurs Majestés Catholiques. — Je reçois un courrier sur l’entrée des cardinaux de Rohan et Dubois au conseil de régence, et sur la sortie des ducs, du chancelier et des maréchaux de France du conseil de régence. — Manège du cardinal Dubois. — Il présente au régent un périlleux fantôme de cabale. — Lettre curieuse du cardinal Dubois à moi sur l’affaire du conseil de régence. — Néant évident de la prétendue cabale. — Dubois, par une lettre à part, veut que sur-le-champ j’en fasse part à Leurs Majestés Catholiques, en quelque lieu qu’elles fussent. — Second usage du fantôme de cabale pour isoler totalement M. le duc d’Orléans. — Artifices de la lettre du cardinal Dubois à moi. — Sa crainte de mon retour. — Moyens qu’il tente de me retenir en Espagne. — Autres pareils artifices du cardinal Dubois, qui me fait écrire avec plus d’étendue et de force par Belle-Ile. — Remarques sur la lettre de Belle-Ile à moi. — Je prends le parti de taire la prétendue cabale, de ne dire que le fait existant, et d’aller à Balsaïm. — Conversation avec Grimaldo.


Je ne m’étendrai point sur les honneurs prodigués à l’infante pendant son voyage et là son arrivée à Paris, encore moins aux fêtes dont elle fut suivie. J’étois trop loin pour les voir et pour m’en occuper. Je dis prodigués, parce qu’elle fut en tout et partout traitée comme reine, qu’elle fut même nommée et appelée l’infante reine, et qu’il ne lui manqua que le traitement de Majesté. Je ne compris rien à l’engouement auquel on s’abandonna là-dessus. M. le duc d’Orléans, glorieux sans la moindre dignité, refusoit tout en ce genre, ou en faisoit litière : les mesures et les bornes n’étoient jamais des choses auxquelles il voulut donner le plus court moment de penser et de régler. D’ailleurs, tout étoit abandonné au cardinal Dubois, de naissance et d’expérience fort éloigné d’avoir les plus légères notions du cérémonial, si ce n’étoit pour ce qui regardoit les cardinaux. Il eut donc plutôt fait de se laisser aller à ces profusions d’honneur que d’y donner la moindre réflexion. Il crut faire sa cour en Espagne, et s’y porta avec d’autant plus d’impétuosité que ce fut en chose où l’Angleterre ne pouvoit prendre aucun intérêt.

Le roi et la reine d’Espagne furent en effet très satisfaits, ainsi que toute leur cour, de tout ce qui se passa en France en cette occasion, c’est-à-dire de toutes les fêtes dont je leur rendis compte, qui marquoit la joie et l’empressement, car, pour les honneurs, ils furent regardés comme dus et comme des choses qui ne pouvoient ne se pas faire. L’infante étoit fille de France comme fille du roi d’Espagne, et cousine germaine du roi, enfants des deux frères, et destinée à l’épouser. Ces titres emportoient assez d’honneur pour s’y tenir, sans y ajouter encore presque tous ceux des reines, qu’elle ne devoit pas avoir, et qui étoient contre tout exemple et toute règle. Si on les avoit outrepassés en faveur de la dernière dauphine, avant son mariage, le cas étoit bien différent. Qui, dans un temps où une foible ombre d’ordre se laissoit encore apercevoir, eût pu s’accommoder des prétentions d’une fille de Savoie, dont le père n’étoit pas roi, et cédoit aux électeurs ? Qui, des princesses du sang, auroit osé lui céder ? Qu’eût-elle pu obtenir chez Madame, et même chez Mme la duchesse d’Orléans, toute petite-fille qu’elle étoit de Monsieur, et destinée à épouser Mgr le duc de Bourgogne ?

Ce fut pour trancher toutes ces difficultés que le rang entier de duchesse de Bourgogne lui fut avancé avant son mariage. Mais l’infante n’avoit besoin de rien ; elle étoit fille de France et fille d’un grand roi : par son rang personnel, elle précédoit Madame. Elle n’avoit donc besoin ni de supposition ni de secours, et elle étoit trop grande pour qu’ils pussent être à son usage. Les plus légers principes formoient ce raisonnement ; mais les principes et leurs conséquences n’étoient pas du ressort du cardinal Dubois, ni familiers à la dissipation et à la paresse d’esprit de son maître sur ce qu’il lui plaisoit de mépriser comme de petites choses, parmi lesquelles il en enveloppoit trop souvent de grandes.

Par cette raison, je m’avisai d’une chose à laquelle ils n’avoient pas pris la peine de penser. Nous n’avions point de preuves par écrit de la célébration du mariage de la princesse des Asturies, parce qu’en Espagne les partis ne signent point avec leurs parents et leurs témoins sur le registre du curé, comme on fait en France, et le roi même et les personnes royales. En partant pour Tolède, j’en parlai au marquis de Grimaldo. Il m’expliqua là-dessus l’usage d’Espagne, et néanmoins il me promit de m’en donner une expédition en forme ; je la reçus de lui à mon retour de Tolède, et je l’envoyai au cardinal Dubois. Je crus devoir cette précaution pour consolider de plus en plus un mariage qui ne devoit pas être consommé sitôt, quoiqu’il parût l’être, puisque le soir du mariage du prince et de la princesse des Asturies, tout le monde avoit été admis à les voir au lit ensemble, contre tous les usages d’Espagne, comme je l’ai rapporté en son lieu.

Je trouvai, en arrivant de Tolède, la grandesse fort intriguée sur le baptême de l’infant don Philippe. Premièrement il y eut beaucoup de jalousie sur le choix des représentants, qui furent le marquis de Santa-Cruz pour l’électeur de Bavière, parrain, et la duchesse de La Mirandole pour la duchesse de Parme, marraine, et ensuite du dépit sur la fonction de porter les honneurs. La reine, dont c’étoit le fils, et le roi, par complaisance pour elle, voulut charger des grands de cette fonction, et les grands prétendirent qu’elle devoit être donnée aux majordomes de semaine, parce que l’infant n’étoit pas l’aîné et l’héritier présomptif de la couronne. Ils s’assemblèrent plusieurs fois chez le marquis de Villena, majordome-major du roi, qui lui porta deux fois leurs représentations. Il fut mal reçu : les grands s’obstinèrent, le roi menaça, nomma les grands des honneurs, qui cédèrent enfin et les portèrent, mais d’une façon qui marquoit leur dépit ; et les autres grands sais fonction, qui se trouvèrent à la cérémonie, parce que les grands et les ambassadeurs de chapelle y furent invités, n’y laissèrent guère moins apercevoir leur chagrin.

Le matin, les fonts sur lesquels saint Dominique fut baptisé, furent apportés de chez les Dominicains, qui me parurent d’un beau granit, avec des ornements de bronze doré, et un très lourd fardeau à transporter. C’est l’usage de s’en servir pour les infants par respect et par dévotion pour saint Dominique, qui étoit Espagnol, et de la maison de Guzman. Les ambassadeurs étoient fort près de Leurs Majestés Catholiques du côté de l’épître, qui arrivèrent après tout le monde sur les quatre heures après midi. Le cardinal Borgia répétoit alors sa leçon avec ses aumôniers, entre la place de Leurs Majestés Catholiques et celle des ambassadeurs, vêtu pontificalement avec la mitre. Il n’y parut ni plus expert ni plus endurant qu’au mariage et à la vélation du prince des Asturies : il cherchoit, ânonnoit, grondoit ses aumôniers. Néanmoins il fallut commencer la cérémonie, et il alla se placer de l’autre côté des fonts, vis-à-vis de nous, suivi de deux aumôniers et des quatre majordomes du roi, de semaine, et assisté des deux évêques in partibus suffragants de Tolède, résidant à Madrid, en rochet et en camail. La duchesse de La Mirandole étoit fort parée et beaucoup de pierreries ; le marquis de Santa-Cruz portoit le petit prince. Les marquis d’Astorga et de Laconit, les ducs de Lezera ou de Licera, del Arco, de Giovenazzo et le prince Pio portèrent les honneurs. Le cardinal Borgia perdit tellement la tramontane qu’il ne savoit ce qu’il faisoit ni où il en étoit ; il fallut à tous moments le redresser malgré ses impatiences : il brusqua tout haut, non seulement ses aumôniers, mais les deux évêques qui voulurent venir au secours, et les majordomes qui, pour les cérémonies extérieures, s’en mêlèrent aussi, et qu’il prit tout haut à partie. Cette scène devint si ridicule que personne n’y put tenir : tout le monde riait, et bientôt tout haut, et les épaules en alloient au roi et à la reine qui en étoit aux larmes. Cela acheva d’outrer et de désorienter le cardinal, qui, à tout moment, passoit des yeux de fureur sur toute l’assistance, qui n’en riait que plus scandaleusement. Je n’ai rien vu de si étrange ni de plus plaisant ; heureusement pour chacun que tous furent également coupables, Leurs Majestés Catholiques pour le moins autant qu’aucun, et que la colère du cardinal ne put s’en prendre à personne en particulier. Elle alla jusqu’à gourfouler [1] les majordomes avec son poing, qui eurent grand’peine, en riant, d’en contenir les éclats. Pour le prince et la princesse des Asturies, ils ne s’en contraignirent pas.

Le 7 mars, le même prince reçut le sacrement de confirmation du même cardinal Borgia, ayant le prince des Asturies pour parrain. Cela se fit sans cérémonie. Il s’en falloit huit jours qu’il eût deux ans accomplis. Cette confirmation me sembla bien prématurée. Le lendemain 8 mars, il fut fait chevalier de l’ordre de Saint-Jacques et commandeur de la riche commanderie d’Aledo, de la manière suivante. Le marquis de Bedmar, président du conseil des ordres, chevalier de Saint-Jacques et de l’ordre du Saint-Esprit, se plaça dans un fauteuil de velours à frange d’or, loin, mais vis-à-vis de l’autel, ayant une table à sa droite, ornée et parée, sur laquelle étoient un crucifix, l’évangile, etc. Une vingtaine des plus considérables chevaliers de Saint-Jacques, avertis, grands et autres, étoient assis des deux côtés, vis-à-vis les uns des autres sur deux bancs couverts de tapis, en rang d’ancienneté dans l’ordre, les plus anciens étant des deux côtés les plus proches du marquis de Bedmar, et tous, ainsi que ceux qu’on va voir en fonctions, vêtus de leurs habits ordinaires, ayant par-dessus un grand manteau jusqu’aux talons, de laine blanche, avec l’épée de Saint-Jacques, bordé en rouge, sur le côté gauche. Ce manteau étoit ouvert par devant comme une chape de moine, et attaché autour de leur cou par de gros cordons ronds, de soie blanche, ajustés en sorte qu’ils faisoient quelques godrons [2] en tombant tous deux sur le côté gauche, plus bas que la broderie de l’ordre, terminés par deux grosses houppes de soie blanche, telles pour leur forme qu’on en voit en vert aux armes des évêques, à leurs chapeaux. Tous les chevaliers étoient couverts, et derrière eux force spectateurs debout. Le roi, la reine, le prince, la princesse des Asturies et leur accompagnement étoient dans une tribune, et moi dans une autre au-dessus de la leur, avec ce qui étoit de chez moi.

Le marquis de Santa-Cruz, portant le petit prince, vint de la sacristie par le côté de l’épître, longeant par derrière le banc des chevaliers, du même côté, avec assez de suite, mais d’aucuns chevaliers, et se tint quelques moments debout entre la tête du banc et la table, où le marquis de Bedmar, sans se découvrir, me parut se tourner et dire quelque chose, et Santa-Cruz répondre. Il vint après, toujours découvert, se mettre à genoux devant Bedmar, qui demeura couvert, ainsi que les deux bancs. Cela dura peu. De là Santa-Cruz, toujours portant le petit prince, s’alla mettre devant la table, apparemment pour d’autres serments, où il fut plus longtemps. Il revint après devant le marquis de Bedmar, où il se tint debout. Comme j’étois par derrière, je ne vis pas, et ne pus entendre si Bedmar parloit. Je le crus, parce que cela dura un peu ; mais Santa-Cruz, que je voyois en face, ne dit rien. Ensuite Santa-Cruz tourna entre ses bras le petit prince, de façon qu’il présentoit le dos à Bedmar, à qui en même temps deux personnes de la suite de l’infant présentèrent un petit manteau pareil au sien et à celui de tous les autres chevaliers. Le marquis de Bedmar le prit à deux mains et le mit sur le petit prince, et le reçut aussitôt après sur ses genoux, où le marquis de Santa-Cruz le plaça, et se retira quelque peu. Alors le marquis de Montalègre, sommelier du corps, et le duc del Arco, grand écuyer, se levèrent de dessus leurs bancs, et vinrent gravement, à côté l’un de l’autre, au marquis de Bedmar, suivis du marquis de Grimaldo, aussi chevalier, qui portoit les éperons dorés. Ils étoient tous trois découverts. Grimaldo, arrivé devant le marquis de [Bedmar], fit avec les deux autres la révérence, que le marquis de Santa-Cruz n’avoit point du tout faite, à cause de l’embarras de porter le prince, et présenta à Montalègre l’éperon pour le pied droit, et au duc del Arco l’éperon pour le pied gauche, que ces deux seigneurs chaussèrent ou attachèrent comme ils purent, et que peu de moments ensuite ils lui ôtèrent, après quoi le marquis de Santa-Cruz se rapprocha et prit le petit prince entre ses bras, et s’en retourna comme il étoit venu. Quand le marquis de Bedmar l’eut à peu près vu près de rentrer dans la sacristie, il se découvrit, se leva, s’inclina aux chevaliers, qui se découvrirent et se levèrent en même temps que lui, et chacun s’en alla sans cérémonie.

Ce qui me surprit au dernier point fut la paix et la tranquillité d’un enfant de ce petit âge, qui, accoutumé à ses femmes, se trouva là sans pas une au milieu de tous visages à lui inconnus et bizarrement vêtus, se laisser porter, mettre sur les genoux, se laisser affubler d’un manteau, manier les pieds ou au moins leur voisinage, puis remporter sans jeter un cri ni une larme, et regarder tout ce monde inconnu sans frayeur et sans impatience.

Le lendemain 9, le roi et la reine seuls s’en allèrent pour quatre jours en relais à Balsaïm, uniquement accompagnés du duc del Arco, du marquis de Santa-Cruz, du comte de San-Estevan de Gormaz, capitaine des gardes en quartier ; de Valouse, de la princesse de Robecque, dame du palais ; de la nourrice de la reine, et d’une seule camériste. Je les vis partir assez matin, et fort peu après dîner je me mis en marche par la ville, pour commencer mes adieux, comptant -prendre congé de Leurs Majestés Catholiques fort peu de jours après leur retour de Balsaïm.

Dans la première que je fis, par laquelle on savoit chez moi que je devois commencer, on vint m’avertir de l’arrivée d’un courrier qui m’étoit annoncé depuis longtemps et toujours différé parce qu’il devoit m’apporter des réponses et des ordres sur plusieurs choses auxquelles le cardinal Dubois n’avoit jamais le temps de travailler. Je m’en revins donc chez moi tout court. Je trouvai d’abord une lettre du cardinal Dubois, qui m’envoyoit une relation de tout ce qui s’étoit fait à Paris à l’arrivée de l’infante, et des fêtes qui l’avoient suivie, pour la présenter et la faire valoir au roi et à la reine d’Espagne ; une boîte de lettres de toute la maison d’Orléans sur le mariage de la princesse des Asturies, qui étoient bien tardives ; et ce que j’attendois avec impatience, la lettre de remerciement de M. le duc d’Orléans au roi d’Espagne, sur les grâces que j’en avois reçues, et celles du cardinal Dubois sur le même sujet au P. Daubenton et au marquis de Grimaldo. Il y en avoit des mêmes aux mêmes à part sur la Toison de La Fare. Rien dans ce paquet, ni dans un autre, dont je vais parler, de tout ce qui me devoit être envoyé sur les affaires que le cardinal m’annonçoit, et du délai de quoi il s’excusoit tous les ordinaires.

L’autre paquet étoit celui qui avoit fait dépêcher le courrier. Le cardinal Dubois entretenoit toujours le cardinal de Rohan de l’espérance de le faire bientôt déclarer premier ministre, comme il lui en avoit donné parole, à laquelle, comme on l’a vu ici en son temps, le cardinal de Rohan avoit eu la sottise d’ajouter une telle foi qu’il en avoit donné part au pape et à plusieurs cardinaux en partant de Rome, où la chose étoit devenue publique, et où on ne s’étoit pas trouvé si crédule que lui. Dubois, quoique secrétaire d’État des affaires étrangères, et déjà le maître de toutes, s’étoit modestement abstenu d’entrer dans le conseil de régence depuis son cardinalat, quoiqu’il y entrât toujours auparavant. Il ne se sentoit pas assez fort tout seul pour hasarder le combat de préséance. C’étoit un poulet trop nouvellement éclos, qui traînoit encore sa coque. Il fit donc entendre au cardinal de Rohan qu’il falloit commencer par être ministre avant d’être premier ministre, et qu’il étoit temps qu’il demandât au régent d’entrer au conseil de régence, qui, en arrivant de Rome, où il avoit, disoit-il, si grandement servi, n’oseroit l’en refuser, en l’assurant, de plus, qu’il feroit réussir la chose. Rohan étoit le pont dont Dubois se vouloit servir pour y entrer lui-même, peu en peine après de s’en défaire quand il le voudroit. Ainsi, mettant Rohan en gabion devant lui, il n’avoit plus à craindre les mépris personnels, les comparaisons odieuses, les brocards de ceux qui se trouveroient indignés de lui céder. La dispute s’adresseroit en commun, et le cardinal de Rohan étant son ancien, tout le personnel disparaissoit nécessairement, dont rien n’étoit applicable au cardinal de Rohan, duquel il feroit le plastron de la querelle, et lui, modestement derrière lui, n’auroit qu’à profiter du triomphe qu’il procureroit au cardinalat. C’est en effet ce qui arriva.

Comme j’étois, Dieu merci, à trois cents lieues de cette scène, je ne rapporterai point ce qui se passa. Les ducs furent tondus à leur ordinaire ; mais ceux qui étoient du conseil de régence cessèrent d’y entrer ainsi que le chancelier. Ce qu’il y eut de plaisant, fut que les maréchaux de France qui en étoient en sortirent aussi, dont pas un jusqu’alors n’avoit imaginé de disputer rien aux cardinaux. C’est ce dont Dubois fut ravi. Il prit cette fausse démarche aux cheveux pour persuader au régent que cette prétention commune contre les cardinaux étoit uniquement prétexte, et réellement cabale contre lui et contre son gouvernement. Ce courrier me fut donc dépêché pour m’instruire de cet événement, et la lettre que le cardinal Dubois m’écrivit là-dessus ne peut s’extraire et mérite d’être rapportée ici tout entière, pour y remarquer tout l’art de ce venimeux serpent.

« On vous aura rendu compte, sans doute, monsieur, des mouvements qu’il y a eus dans le conseil de régence à l’occasion de la place que Mgr le duc d’Orléans a permis à M. le cardinal de Rohan d’y prendre. » (Dubois l’y prit en même temps, mais il n’en dit rien par modestie.) « S’il ne s’étoit agi que de la préséance entre les cardinaux et les ducs et pairs, je n’aurois pas été fâché que vous eussiez été absent pendant cette contestation. Mais comme cette difficulté, dans cette occasion, n’a été qu’un prétexte qu’on n’a pas même dissimulé longtemps, et que c’est une cabale formée et ménagée par un homme (le duc de Noailles) qui n’a pas su se conserver votre estime, et qui ne paroît pas avoir de bonnes intentions pour Son Altesse Royale, et qu’elle tend à troubler son gouvernement et à renverser ses ouvrages (lui Dubois), je n’ai jamais regretté plus sincèrement votre absence, ni souhaité avec plus de passion le secours de votre indignation et de votre courage. Je vous conjure, monsieur, de vous en tenir à cette idée jusqu’à ce que vous puissiez voir les choses par vous-même, et que vous soyez à portée de signaler votre zèle pour ce que vous croirez le mériter davantage pour le bien de l’État, l’union des deux couronnes, le soutien de la dernière liaison qui a été faite, et le maintien de Mgr le duc d’Orléans. » (C’est ce qu’il entendoit ci-dessus par détruire son ouvrage, mais qu’il sentoit bien plus véritablement de lui-même.) « Je puis y ajouter et pour votre propre défense ; car je vous assure que, si on venoit à bout de ce que l’on trame, je suis persuadé que, si vous n’étiez pas la première victime, vous seriez la seconde. Ces orages me conduisent bien naturellement à penser à votre retour. Tout me persuade que votre présence seroit nécessaire encore pendant quelque temps à Madrid. Le seul moyen de vous laisser sur cela la liberté que vous souhaiterez, seroit que vous pussiez y accréditer un peu M. de Chavigny, ce que l’on me dit n’être pas facile par les mauvaises impressions qu’on a voulu donner à Madrid contre lui. Cependant il ne les mérite pas, et jusqu’à ce que Son Altesse Royale envoie en Espagne un ambassadeur, il n’y a que lui qui puisse exécuter les ordres que vous laisserez en partant. Tâchez, monsieur, de le mettre en état d’être écouté et d’avoir les accès nécessaires, et disposez après cet arrangement du temps de votre retour à votre gré. Je suis également combattu entre les grands services que vous pouvez rendre à Madrid et les secours que vous pouvez donner ici à Son Altesse Royale, et, si j’ose me mettre en ligne de compte, j’ajouterai entre l’impatience que j’ai de cultiver les nouvelles bontés que vous m’avez marquées, et vous donner, s’il m’est possible, de nouvelles preuves, monsieur, de mon respect et de mon attachement. »

Les fausses lueurs de cette lettre y éclatent de toutes parts. Un groupe de tant de seigneurs à abattre sous ses pieds fit peur au cardinal Dubois, malgré le bouclier du cardinal de Rohan dont il avoit su se couvrir. Il connoissoit la faiblesse de son maître, sa légèreté sur les rangs, qu’il s’y moquoit de la justice des raisons, qu’il ne se décidoit que par le besoin et le nombre qui lui faisoit toujours peur ; que douze ou quinze des premiers seigneurs, par le caractère des uns et les établissements des autres, pèseroient dans sa balance plus que deux cardinaux, dont l’un ne pouvoit rien, et l’autre n’étoit que ce qu’il l’avoit fait. Le poids du chancelier l’embarrassoit encore. Il fallut donc étouffer dans M. le duc d’Orléans la crainte d’offenser tant de gens à la fois, presque tous si considérables, par une frayeur plus grande d’une cabale formée contre lui pour renverser son gouvernement.

Il avoit appris en Angleterre l’art de faire paroître une conjuration prête à éclater, pour tirer du parlement plus de subsides, et l’entretien de plus de troupes qu’il n’étoit disposé d’en accorder. Dubois érigea de même en cabale pour renverser le gouvernement du régent et le régent lui-même, la chose du monde la plus simple, la plus naturelle, qui tenoit le moins par aucun soin aux affaires et au gouvernement, et qu’il n’avoit tenu qu’à Dubois d’empêcher de naître, en s’abstenant d’introduire dans le conseil de régence l’inutile et dangereuse chimère du cardinalat. Mais cette exclusion entraînoit nécessairement celle de sa personne. Quoique le conseil de régence fût devenu un néant, il y vouloit primer et dominer, et il ne put avoir la patience d’attendre le peu de mois qui restoient jusqu’à la majorité, qui dissolvoit à l’instant le conseil de régence par elle-même, pour en composer de pareils à ceux du feu roi, où il n’auroit mis que des gens à son choix et d’état à n’avoir rien à lui disputer, comme il fit en effet dans la suite. Mais il fut si impatient qu’il fallut tout forcer, et après si effrayé du nombre et de l’unanimité des résistances à lui céder qu’il fallut inventer la cabale, le danger du prince, le péril de l’État, les revêtir de toutes les couleurs qu’il imagina de leur donner ; ne laisser approcher du régent, pendant ce court mouvement de simple préséance, que des gens bien instruits à augmenter sa frayeur.

Ce fut pour la porter au dernier degré qu’il y ajouta le dessein formé de cette prétendue formidable cabale de renvoyer l’infante, de rompre la nouvelle union formée avec l’Espagne, et, pour en persuader mieux le régent, me dépêcher un courrier là-dessus pour m’en informer, et me charger d’en rendre compte au roi et à la reine d’Espagne, et de n’oublier rien pour les rassurer là-dessus. C’est ce qui me fut si expressément ordonné de faire par une autre lettre en deux mots du cardinal Dubois, qu’il m’écrivit à part de celle que je viens de copier, et de faire sur-le-champ, dans l’instant que j’aurois lu les lettres que ce courrier m’apportoit, en quelque lieu que Leurs Majestés Catholiques pussent être, sans différer d’un instant.

Un peu de réflexion dans M. le duc d’Orléans eût fait disparaître ce fantôme aussitôt que présenté. Quel besoin avoit cette cabale prétendue d’une dispute de préséance pour éclater, et d’une dispute qu’elle ne pouvoit prévoir, puisque le cardinal de Rohan voyoit depuis si longtemps un conseil de régence, sans qu’il eût été question pour lui d’y entrer, et que Dubois, qui en étoit et de nécessité par ses emplois, avoit cessé d’y entrer depuis le moment qu’il avoit reçu des mains du roi la calotte rouge ? Quelle puissance avoit acquise cette cabale depuis que celle du duc et de la duchesse du Maine, où tant de gens étoient entrés et à Paris et dans les provinces, appuyées de l’argent, du nom, de la protection d’Espagne, des menées de son ambassadeur, homme de beaucoup d’esprit et de sens, et de toute la passion du cardinal Albéroni, maître alors de l’Espagne, depuis, dis-je, l’avortement de ces complots si promptement et si facilement détruits ? S’élevant de nouveau contre le régent et en même temps contre l’Espagne, son plus fort appui l’autre fois par les droits de la naissance de Philippe V, de quelle puissance étrangère auroit-elle pu s’appuyer ? Ce ne pouvoit être de la seule à portée de la secourir. L’Angleterre étoit trop intimement liée alors avec la France, et trouvoit trop son intérêt au gouvernement de M. le duc d’Orléans et au crédit démesuré du cardinal Dubois, son pensionnaire et son esclave, pour ne les pas soutenir de toute sa puissance, bien loin d’aider à la troubler. Qui est l’homme ayant les moindres notions, qui pût se flatter que la Hollande, et par elle-même et par sa dépendance de l’Angleterre, y eût voulu contribuer d’un seul florin ni d’un seul soldat ? Enfin, la cabale auroit-elle mis son espérance dans le roi de Sardaigne, si connu pour n’y pouvoir compter qu’en lui livrant les provinces de sa bienséance, et encore avec plus que la juste crainte d’en être abandonnée dès qu’il s’en seroit saisi de manière à les conserver ? Et de plus, comment la cabale s’y seroit-elle pu prendre pour parvenir à les lui livrer ? tous les autres princes [étant] trop faibles ou trop éloignés pour y pouvoir penser. Enfin par les seuls François ? Le temps étoit passé de la puissance des seigneurs et des gouverneurs des provinces, des unions et des partis. La Bretagne en étoit un exemple récent, et que tout ce qui s’étoit passé à la découverte des complots du duc et de la duchesse du Maine, de Cellamare et de leurs adhérents, dont les promptes et faciles suites étoient des leçons qui ne pouvoient pas être si promptement effacées.

Cette chimère auroit donc pu à peine faire impression sur un enfant. Mais tout étoit sûr à l’impétuosité d’un fourbe qui avoit su infatuer son maître au point de pouvoir tout entre prendre, d’être seul redouté, de l’avoir enfermé sans accès à tout ce qui n’étoit pas vendu à ses volontés et à son langage, et qui, appuyé sur la paresse de penser et de réfléchir de son maître, qui avoit plus tôt fait de l’en croire sur tout que d’y songer un moment [dans] le tourbillon qui emportoit ses journées, le rendoit aussi hardi et aussi heureux à entraîner un prince de tant d’esprit et de lumières que s’il en eût été entièrement dépourvu.

Ce fantôme d’une cabale si dangereuse, outre l’usage présent qu’en fit le cardinal Dubois, en renfermoit un autre plus éloigné. Je l’ai tacitement annoncé ici en deux endroits, dont le dernier a été la tentative de remettre le duc de Berwick dans les bonnes grâces de Leurs Majestés Catholiques. Il est temps de le déclarer, simplement pour l’intelligence, sans avancer le récit du succès, éloigné encore de quelques mois. Dubois, toujours en défiance de la facilité de son maître, qu’il ne vouloit que pour soi, méditoit de s’affranchir de toute crainte, et d’éloigner de lui, comme que ce fût, quiconque avoit eu part à sa familiarité en affaires et à sa confiance, et qu’il craignoit qu’ils n’en reprissent avec lui, soit par ancien goût, amitié, habitude, soit par poids ou par hardiesse. Plusieurs de ceux-là, il les faisoit entrer dans la prétendue cabale, et subsidiairement tous ceux qu’il lui convenoit d’écarter. Il craignoit sur tous le duc de Noailles par son esprit, sa souplesse, le goût et la familiarité que M. le duc d’Orléans avoit eus pour lui, et dont il avoit encore des restes ; le poids du chancelier, sur qui Noailles avoit tout pouvoir ; celui du maréchal de Villeroy, même du maréchal d’Huxelles, qui imposoient au régent, quoique sans goût ni amitié, mais qui avoit le même effet ; les divers tenants de ceux-là, tels que Canillac, Nocé et d’autres. C’étoit de ceux-là dont il vouloit s’affranchir en les ruinant dans l’esprit de M. le duc d’Orléans, et préparer leur perte, pour y procéder au premier moment qu’il y verroit jour. Le Blanc, tout son homme qu’il fût, étoit trop avant dans la confiance et les choses les plus secrètes de M. le duc d’Orléans, et Belle-Ile, son compersonnier [3], tous deux ses favoris en apparence et ses consulteurs de tous les soirs, étoient secrètement sur la liste de ses proscriptions. Le duc de Berwick et moi n’y étions pas moins. L’Anglois avoit trop acquis sur le régent par le sacrifice si plein et si prompt qu’il lui avoit fait de tout ce qu’il devoit au roi d’Espagne ; et, pour ce qui me regardoit, mes anciennes, intimes et continuelles liaisons d’affaire et d’amitié dans les temps les plus critiques, du plus entier abandon, et les plus éloignées de toute apparence d’utilité pour moi, même de plus qu’apparences les plus contraires, me rendoient d’autant plus odieux à ce solipse [4], que M. le duc d’Orléans ne pouvoit oublier que mes conseils ne lui avoient pas été inutiles dans toutes les différentes situations de sa vie, et que Dubois avoit souvent éprouvé ma hardiesse et ma liberté. D’essayer de faire peur de Berwick et de moi à M. le duc d’Orléans, il le sentoit impraticable.

Pour se défaire de Berwick, il lui destinoit l’ambassade d’Espagne. C’étoit pour cela que j’avois reçu des ordres si précis et si réitérés de ne rien oublier pour lui réconcilier Leurs Majestés Catholiques. On verra que le mauvais succès que j’y eus ne le rebuta pas. Pour moi, j’ignore comment il avoit projeté de s’y prendre. On verra aussi comment je le servis sur les deux toits, en voyant avec indignation le règne absolu de la bête, et mon inutilité auprès de M. le duc d’Orléans. Tel étoit le plan du cardinal Dubois, que nous lui verrons effectuer dans la suite. Revenons maintenant à sa lettre à moi qu’on vient de voir, et aux artifices dont il tâcha de me circonvenir par lui-même, et par une autre lettre plus étendue que la sienne, qui m’arriva par le même courrier.

Le cardinal Dubois commence sa lettre par une vérité pour donner plus de créance à ce qui la devoit suivre ; mais vérité à qui il donne une étendue qu’elle n’avoit pas. Il fut bien aise, en effet, de mon absence, lors de l’exécution d’un dessein contre lequel il ne se dissimuloit pas que je ne me fusse roidi de toutes mes forces, qui l’eussent sûrement au moins embarrassé. Mais quoi qu’il en puisse dire, mon absence le soulagea encore plus dans la création et la présentation hardie de ce fantôme de cabale si dangereuse dont il osa effrayer le régent. J’étois le seul des intéressés qu’il n’auroit pu en rendre suspect, et à qui il n’eût pu fermer l’oreille de son maître. Il ne pouvoit douter de l’usage que j’en aurois fait ; et j’ose dire que j’ai lieu de douter qu’il eût osé produire ce fantôme en ma présence. Après avoir légèrement glissé là-dessus en commençant, il essaye de détourner mes yeux de son odieuse préséance, sur laquelle il ne fait qu’un saut léger, sans y appuyer le moins du monde, et compte m’infatuer de la prétendue cabale, à la faveur de ma haine ouverte et sans aucun ménagement pour celui qu’il lui convient d’en faire le chef.

Noailles s’étoit si indignement conduit dans l’affaire du bonnet, et avec tant de perfidie, qu’il étoit tout naturel de penser qu’il n’étoit touché de la préséance des cardinaux que par prétexte. C’en fut un en effet, qui, dans lui et dans quelques autres peu touchés de leur dignité, mais beaucoup de ce qu’ils jugeoient être leur fortune, et à quelque prix que ce fût, ne regardoit en rien ni le régent ni son gouvernement, mais la personne unique du cardinal Dubois, puisque après sa mort et l’élévation de Fréjus [5] à l’autorité et à la pourpre, les mêmes ducs et maréchaux, si blessés en apparence de la préséance des cardinaux, n’oublièrent rien pour être admis dans le conseil du roi où le cardinal de Fleury avoit la première place. Dubois n’oublia donc rien pour surprendre ma haine, et par elle me persuader de ce qu’il se proposoit que je crusse de la cabale que Noailles avoit formée contre l’État et le régent, me persuader que de son succès dépendoit ma perte personnelle, me piquer par le dessein de renvoyer l’infante, que je venois pour ainsi dire d’envoyer en France, et rompre l’union que mon ambassade venoit d’achever de consolider ; enfin [pour] m’éblouir, [pour] m’entraîner par le concours de ces différentes passions qu’il tâchoit d’exciter ou d’augmenter en moi ; [pour] me faire oublier la préséance, et [pour] me précipiter à agir selon ce qu’il se proposoit. Pour y mieux réussir, il se contenta d’un récit dont l’artifice emprunta tant qu’il put l’air simple et modeste, la brèveté de s’en tenir au nécessaire et de passer tout de suite à autre matière, mais qui ne lui tenoit pas moins au cœur. Parmi les louanges et les désirs de ma présence qu’il sut mêler à son récit pour me capter et m’aveugler par tous les endroits possibles, il mouroit de peur de mon retour. Que ne craignent pas les tyrans, et plus encore ceux qui ne sont pas couronnés ? Pour allier ses prétendus souhaits de son retour et les raisons dont il tâchoit de les rendre vraisemblables avec son véritable désir de me tenir éloigné, il se jette sur les services importants que je puis rendre en Espagne ; il les balance avec ceux que le régent devoit attendre uniquement de moi auprès de lui, se joue avec cet artifice, et met mon retour à un prix qu’il étoit si persuadé que je ne pourrois atteindre, que la vérité perce malgré lui, et le force de l’avouer en convenant de toute la difficulté que je rencontrerois à établir Chavigny, déshonoré en Espagne comme partout, dans la confiance nécessaire à y servir utilement pendant qu’il n’y auroit point d’ambassadeur. Cet artifice étoit pitoyable, mais les fripons se trompent eux-mêmes à force de vouloir tromper les autres.

Tout étoit fait en Espagne ; réconciliations, traités, mariages, et tout s’étoit fait indépendamment du ministère de Laullez et de Maulevrier. Il n’y avoit plus rien à faire qu’à suivre et entretenir les traités et l’union ; et pouvoit-il me croire assez stupide pour ignorer sur les lieux qu’il y eût d’autres négociations à ménager, et que ce qui restoit à faire, qui étoit uniquement cet entretien d’union et de traités, étoit uniquement dans la main des deux seuls ministres des deux couronnes, et tout à fait hors de la sphère de leurs ambassadeurs ? Et Dubois savoit de plus combien Grimaldo y étoit porté et l’avoit toujours été d’inclination et de maxime ; et quand bien même, ce qui n’étoit pas, un ambassadeur y eût été nécessaire, l’homme à y envoyer existoit, sur quiconque le choix pût tomber, et devoit se faire incontinent, si ma présence auprès du régent étoit aussi nécessaire et aussi désirée par Dubois qu’il vouloit me le faire accroire. Ces panneaux se trouvèrent aussi trop légers pour arrêter mes pieds ; mais comme il n’avoit osé leur donner toute l’étendue qu’il vouloit, pour les mieux cacher, voici le supplément qu’il imagina.

On a vu ci-dessus, il n’y a pas longtemps, que Le Blanc, secrétaire d’État de la guerre, étoit devenu l’homme à tout faire du cardinal Dubois, et par lui Belle-Ile, son ami intime, et que tous les soirs le cardinal Dubois finissoit sa journée chez lui entre eux deux seuls. Ce sont deux hommes que j’aurai lieu d’expliquer dans la suite, et qui méritent bien de l’être. On a vu aussi que Belle-Ile étoit de mes amis, et tout à fait à portée de tout avec moi. Je trouvai dans les paquets que le courrier m’apporta une longue lettre de lui, qui étoit la paraphrase de celle du cardinal Dubois dont je viens de parler. Mais Belle-Ile, qui ne vouloit pas apparemment que je m’y méprisse, la commença par me dire qu’il m’avoit écrit le matin même, dans le paquet de Mme de Saint-Simon, sans détail, pour ne pas confier des choses si importantes à la poste ; mais que la conversation qu’il avoit eue le soir avec le cardinal Dubois et Le Blanc, où il avoit été résolu de m’envoyer un courrier exprès, l’engageoit à m’écrire celle qu’il m’envoyoit par cette voie sûre ; et de là entre dans le détail de ce qui s’est passé sur la préséance des cardinaux et la sortie du conseil de ceux qui s’en tinrent blessés ; de là entre dans celui de la cabale qui veut culbuter M. le duc d’Orléans et son gouvernement ; l’arrange, l’organise, nomme le duc de Noailles et Canillac comme les vrais chefs, et le maréchal de Villeroy, qui se persuade l’être ; l’entraînement du chancelier par Noailles ; distingue ceux qui, de bonne foi, ne pensent pas plus loin que la préséance, d’avec ceux qui de tout temps, effectivement plus que suspects, ont pris feu sur une apparence de rang qui ne les touche guère, mais qui, ennemis de tout temps du régent, ou dépités de se voir si reculés de toutes parts au gouvernement, n’ont de vues, de desseins et de projets que de le renverser. Il appelle leur absence du conseil lever le masque, et un attentat authentique à l’autorité du roi ; dit que le régent en est extrêmement piqué, et résolu à une fermeté inébranlable. Il prête toutes sortes de discours qui marquent les desseins pour la majorité. Il vient après à me dire qu’il comprend l’embarras où je me serois trouvé, dans cette cause commune, avec mon attachement pour M. le duc d’Orléans ; à la joie de mon absence dans cette conjoncture ; et à me conjurer d’être en garde sur tout ce qui me sera mandé ; de ne pas douter de la réalité et du danger de la cabale, et de ne pas prendre un périlleux change là-dessus. Il se jette ensuite sur des arrangements pris avec le parlement pour éloigner à la majorité M. le duc d’Orléans du gouvernement et pour renvoyer l’infante, et sur des discours imprudents qui ne le cachent pas ; enfin, qu’on saura bien faire entendre au roi d’Espagne combien la continuation de son union personnelle avec M. le duc d’Orléans, brouillé sans retour avec tous les grands et tous les personnages du royaume, lui seroit nuisible, et combien il lui importe de se détacher de l’un et de s’attacher les autres.

De là Belle-Ile vient à l’importance de prévenir incontinent le roi d’Espagne là-dessus, à quoi je ne saurois marquer trop de zèle et employer trop de dextérité ; surtout lui bien peindre les chefs de la cabale et ses acteurs principaux, les lui nommer en confiance, surtout les plus opposés à tout ce qui s’est fait pour l’infante, et les plus capables de faire jouer toutes sortes de ressorts pour rompre son mariage et pour la renvoyer ; enfin, lui vanter la fermeté de M. le duc d’Orléans en cette occasion ; lui persuader qu’il est plus en état que jamais d’être utile à Leurs Majestés Catholiques et d’exécuter tout ce qu’[elles] pourront désirer. Il m’exhorte avec louange d’employer tout mon bien-dire et tout mon savoir-faire pour cimenter et affermir de plus en plus l’union et le crédit de M. le duc d’Orléans avec le roi et la reine d’Espagne, et me dit franchement que c’est après mûre délibération que le cardinal me dépêche ce courrier. Belle-Ile ajoute ensuite que le chef de cette cabale est le chef des jansénistes, duquel l’objet est également la destruction de la religion, de M. le duc d’Orléans, de ses serviteurs, dont je suis l’un des plus intimes ; qu’ainsi tout doit m’engager à concourir dans les vues du cardinal Dubois pour faire avorter leurs desseins, et pour éloigner à jamais du gouvernement gens qui me sont personnellement opposés. Il me dit ensuite que son attachement pour moi, et la part qu’il a eue à me raccommoder avec le cardinal Dubois en dernier lieu, l’engagent à me parler comme il fait, lequel, malgré toute l’opposition qu’il sait que j’ai pour la préséance des cardinaux, m’avoit extrêmement désiré présent dans cette occasion importante, parce qu’il s’y agit de toute l’autorité de M. le duc d’Orléans, à laquelle j’ai, dit-il, plus de part que personne. Belle-Ile me pique d’honneur sur le soin et le plaisir que je prendrai à prévenir le roi d’Espagne sur ce venin qu’on voudroit répandre dans son esprit contre M. le duc d’Orléans, et me dit qu’après un service si important à Son Altesse Royale et à moi-même, et après que j’aurai accrédité et mis au fait Chavigny, rien ne sera plus pressé que mon retour. Il finit par m’assurer qu’il est convaincu que lorsque j’aurai vu les choses de près je n’y prendrois jamais de part et serai ravi d’avoir été absent ; enfin des compliments.

On n’a qu’à jeter les yeux sur la lettre que j’ai transcrite ici du cardinal Dubois et sur celle de Belle-Ile, pour ne pas douter que toutes deux sont de la même main. Ils n’ont pas même l’art de le cacher, et l’avouent de plus, comme la lettre de Belle-Ile étant le fruit de sa conférence avec le cardinal Dubois et Le Blanc, où il fut résolu de me dépêcher un courrier. La seconde ne fait qu’étendre la première, essayer plus à découvert de piquer davantage ma haine et mon intérêt personnel en si grand péril, selon eux, m’exciter à ne rien épargner auprès du roi d’Espagne, selon leurs vues, c’est-à-dire de perdre à fond auprès de Leurs Majestés Catholiques ces prétendus entrepreneurs de renvoyer l’infante, pour leur ôter à jamais toute ressource de ce côté-là, et me bien infatuer de cette cabale aussi dangereuse pour moi que pour M. le duc d’Orléans ; pour m’ôter par cette muraille toute impression et tout sentiment sur la préséance, et me livrer en aveugle au cardinal Dubois.

La lettre de Belle-Ile est si grossièrement la même du cardinal Dubois, mais plus expliquée, plus étendue, plus appuyant sur la cabale, et appuyant plus librement le poinçon pour m’irriter, m’effrayer, et me fournir de quoi piquer le roi et la reine d’Espagne, que ce n’est plus la peine d’en faire l’analyse après avoir fait celle du cardinal Dubois. Deux articles suppléés à celle de Dubois méritent seulement qu’on s’y arrête. Tous deux passent, comme chat sur braise, sur la préséance et sur l’entrée des cardinaux dans le conseil de régence. Ils sentoient l’inutilité de cette entrée et celle de tenter de me la faire trouver bonne et leur préséance supportable. Mais ce qui me parut admirable fut la qualification de Belle-Ile, dictée par Dubois, à la sortie du conseil de régence de ceux qui s’en trouvèrent blessés, qu’il traite de levée de masque et d’attentat authentique à l’autorité du roi. Mais que peuvent faire de plus respectueux les plus grands et les premiers d’un royaume que de se retirer dans une pareille occasion, et d’accommoder par cette modeste soumission ce qu’ils se doivent à eux-mêmes avec le respect qu’ils rendent même à l’injustice qu’on leur fait ?

Les maîtres des requêtes ne s’asseyent point au conseil des parties, où le roi n’est jamais, où son fauteuil est vide, où le chancelier, les conseillers d’État et les simples intendants des finances sont assis dans des fauteuils ; beaucoup moins le sont-ils au conseil des finances ou au conseil de dépêches [6], quand quelque affaire extraordinaire en amène quelqu’un rapporter devant le roi, où le maître des requêtes rapporteur est seul debout. Ils furent pourtant un an sans que pas un d’eux voulût venir rapporter au conseil de régence, où le fauteuil du roi étoit vide, et où M. le duc d’Orléans présidoit assis comme nous tous sur un siège ployant, parce que ces messieurs y vouloient rapporter assis, ou bien que ceux du conseil qui n’étoient pas officiers de la couronne ou conseillers d’État se tinssent debout comme eux. L’impertinence étoit évidente. Elle fut pourtant soufferte plus d’un an sans que personne se soit avisé de la traiter d’attentat ni de complot contre l’autorité du roi. C’est qu’ils n’étoient pas ducs, mais seulement maîtres des requêtes. Et M. le duc d’Orléans leur fut bien obligé quand, à l’instigation de M. d’Aguesseau, devenu chancelier, ils voulurent bien y venir rapporter debout, sans plus prétendre y faire lever personne.

Un autre endroit que je trouvai risible est celui où Belle-Ile, après avoir déployé son éloquence sur les mouvements, les discours, les moyens et les desseins prétendus de la cabale, en produit le chef comme l’étant aussi des jansénistes, qui vouloient également renverser la religion et l’État. Mais à qui le cardinal et son secrétaire, car Belle-Ile l’étoit en cette occasion, à qui contoient-ils ces fagots ? Ce chef étoit, selon eux, le duc de Noailles, et en apparence le maréchal de Villeroy, lequel, en bas et ignorant courtisan qu’il fut toute sa vie, avoit épousé la haine du feu roi et de Mme de Maintenon contre tout ce qu’il avoit plu aux jésuites, etc., de faire passer pour jansénistes, et pour tout ce qui n’adoroit pas la constitution Unigenitus, et qui, depuis la mort du roi, se signaloit sans cesse contre tout ce qui étoit soupçonné, bien ou mal à propos, de n’être pas moliniste ou constitutionnaire.

À l’égard du duc de Noailles, il y avoit longtemps qu’il s’étoit fait un mérite de sacrifier son oncle à ses ennemis. Les Rohan, les Bissy, les autres chefs n’avoient point de client plus rampant et plus souple, ni les jésuites de serviteur plus empressé et plus respectueux. Ce n’étoit pas un homme qui pût être retenu par aucun sentiment autre que ses vues de fortune, quoique la sienne fût assez complète. Mais l’ambitieux cesse-t-il jamais d’y travailler ? Je ne pouvois oublier qu’il avoit empêché les appels de tous les corps et de tous les tribunaux, tout prêts à suivre les écoles, les chapitres et les congrégations qui venoient d’appeler. Et on a vu en son lieu que je l’appris de M. le duc d’Orléans, même que l’avis de ce neveu du cardinal de Noailles avoit arrêté le consentement qu’il étoit prêt d’y donner. Je ne pus donc voir sur quoi pouvoit porter cette imputation, ni ce que le jansénisme pouvoit avoir de commun avec la respectueuse et toute simple retraite de gens qui ne pouvoient moins, dont aucun ne passoit pour janséniste ni pour opposé à la constitution, et dont quelques-uns avoient épousé le molinisme et la constitution jusqu’au fanatisme. Cette sottise étoit bonne tout au plus à mander au P. Daubenton, digne fabricateur de la constitution, comme on l’a vu ici en son lieu, et jésuite prêt à s’évanouir au nom de jansénisme, pour faire, par son canal, valoir cette calomnie, destituée de toute sorte de plus légère apparence, auprès du roi d’Espagne, qu’il avoit si bien monté sur ces deux points. Enfin Belle-Ile finissoit, comme Dubois, par faire dépendre mon retour de l’accréditement et de la confiance que je procurerois à Chavigny pour gérer les affaires en attendant un ambassadeur, ce qu’ils sentoient bien qui me seroit impossible.

Je lus et relus bien mes lettres. J’y fis tout seul mes réflexions, et je pris mon parti aussitôt. Ce fut de n’être pas la dupe du cardinal Dubois, et de ne pas hasarder la réputation que j’ose dire que j’avois acquise à la cour d’Espagne, en y donnant un fantôme de cabale pour une réalité, dont le faux et le néant ne tarderoit pas à me démentir, et qui n’étoit fabriquée que pour coiffer le seul régent et le persuader du sérieux de la chose par les ordres qu’on se hâtoit de me donner là-dessus. En même temps, je ne voulus pas m’exposer à manquer dans cette conjoncture à l’extérieur des ordres si exprès du cardinal Dubois, et je résolus de lui complaire en forçant les barricades de Balsaïm, où il ne seroit pas derrière moi pour écouter ce que je dirois.

J’allai donc d’abord trouver Grimaldo, qui travailloit dans sa cavachuela. Je lui expliquai fort simplement ce qui s’étoit passé au conseil de régence, sans lui dire un seul mot de cabale ; mais seulement qu’on craignoit que cette désertion de tant de gens considérables ne fît plus d’impression qu’elle ne devoit sur l’esprit de Leurs Majestés Catholiques ; que c’étoit pour y obvier que j’avois reçu cette nouvelle par un courrier qu’on m’avoit dépêché aussitôt ; qu’il venoit d’arriver, et qu’il m’apportoit un ordre fort précis d’en aller rendre compte à Leurs Majestés Catholiques, dans le moment que j’aurois lu mes lettres, en quelque lieu qu’elles pussent être. Grimaldo se mit à rire de cet empressement. Il me dit que cette affaire seroit fort indifférente à Leurs Majestés Catholiques, et qu’elles n’avoient aucune intention de se mêler de l’intérieur de la cour de France, ni des disputes qui pouvoient y arriver ; qu’ainsi son avis étoit que je remisse à en parler à Leurs Majestés Catholiques à leur retour, qui seroit dans quatre jours ; qu’elles n’étoient parties que de ce matin avec la très courte suite que je savois ; que la défense d’aller à Balsaïm étoit sans aucune exception, et que sûrement le roi seroit fâché et embarrassé de m’y voir. Je répondis à Grimaldo que je pensois tout comme lui, mais qu’il connoissoit l’homme à qui j’avois affaire, qui, de plus, m’en feroit une de mon retardement, et l’imputeroit au mécontentement qu’il ne pouvoit douter que je n’eusse de cette préséance ; et là-dessus je lui donnai à lire la lettre particulière qui ne contenoit que l’ordre exprès de rendre compte à Leurs Majestés Catholiques, quelque part qu’elles fussent, dans le moment de l’arrivée du courrier.

Grimaldo lut et relut cette courte lettre. Il me dit, en me la rendant, qu’il sentoit tout mon embarras et ne savoit que me dire. Je m’espaçai quelques moments sur le cardinal Dubois avec lui, et je le priai de faire en sorte que le roi voulût bien entrer avec bonté pour moi dans la situation où je me trouvois. Je le priai de lui écrire en ce sens pour le disposer à me recevoir, parce que, comme que ce fût, j’étois résolu d’aller le lendemain à Balsaïm ; et je lui avouai que j’aimois mieux risquer à déplaire au roi d’Espagne pour un moment, et sur chose sans conséquence, que de me perdre dans ma cour, où le cardinal Dubois me guettoit sans cesse pour y parvenir, à qui il ne falloit pas fournir le plus petit prétexte. Grimaldo, haussant les épaules, convint que j’avois raison, et me dit qu’il avoit heureusement à dépêcher tout présentement un courrier au roi d’Espagne, par lequel il l’avertiroit de mon voyage, de sa cause, de mes raisons personnelles, et n’oublieroit rien pour le disposer à me recevoir sans chagrin. Je remerciai beaucoup Grimaldo et revins chez moi disposer mon voyage, envoyer sur-le-champ des relais et des mules de selle, à quoi Sartine, qui connoissoit le chemin, m’aida fort.

Je partis donc le lendemain avant six heures du matin, et je fus bien étonné de trouver la porte de Madrid fermée, le côté de la clef en dehors, et celui qui la gardoit à cent pas hors cette porte, en sorte qu’il fallut faire escalader la muraille, heureusement assez basse, par un laquais, qui eut encore grand’peine à se faire ouvrir par le portier, qui vint enfin nous faire sortir de la ville. Le comte de Lorges, mon second fils, l’abbé de Saint-Simon, son frère, et le major de son régiment vinrent avec moi. Cette corvée ne tenta point le comte de Céreste.




  1. Ce mot, qui a le sens de maltraiter, ne se trouve que dans les anciens lexiques. Voy. du Cange, V° Affolare.
  2. Plis.
  3. Mot employé souvent par Saint-Simon dans le sens d’associé.
  4. Le mot solipse désignait des ambitieux et des égoïstes. L’esprit de parti a appliqué le nom de solipses aux jésuites. Ant. Arnauld indique nettement le sens de ce mot dans sa Morale pratique (t. III, p. 86) : « On sait que c’est votre caractère (il parle aux jésuites) de vous porter avec ardeur à faire le bien, pourvu que vous le fassiez seuls ; et, si vous voulez être sincères, vous avouerez que l’un de vos pères, auteur du livre intitulé Monarchia solipsorum, vous connaissoit bien. » L’auteur de ce livre est, selon quelques critiques, le P. Gasp. Schopp (Scioppius), ou, selon d’autres, le P. Inchoffer. Bayle, à l’article Inchoffer (remarque C), lui attribue positivement cet ouvrage. Il ajoute qu’il courut une prétendue lettre d’Innocent XII à l’empereur, l’an 1696, dans laquelle le pape nomme la société des jésuites monarchiam Monopantorum. Sur quoi le P. Papebroch a fait cette réflexion : « Forsitan quasi μόνοι πάντα (soli omnia) velint esse et æstimari jesuitæ, scilicet alludendo ad scomma satirici cujusdam commenti, quo scripsit anonymus aliquis Monarchiam solipsorum, veluti innuere volens quod societas soli sibi arrogare nitatur omnia. »
  5. Fleury, évêque de Fréjus.
  6. On a indiqué la signification de ces mots conseil des parties, conseil des finances, conseil de dépêches, dans une note ajoutée au t. Ier des Mémoires de Saint-Simon, p. 445.