Mémoires (Saint-Simon)/Tome 19/9

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CHAPITRE IX.


Réception de mon fils aîné dans l’ordre de la Toison d’or. — Indécence du défaut des habits de la Toison, et de la manière confuse des chevaliers d’accompagner le roi les jours de collier, qui sont fréquents. — Manière dont le roi prend toujours son collier. — Sa Majesté et tous ceux qui ont la Toison et le Saint-Esprit ne portent jamais un collier sans l’autre. — Nulle marque de l’ordre dans ses grands officiers, quoique d’ailleurs pareils en tout à ceux du Saint-Esprit. — Rang dans l’ordre ; d’où se prend. — Le prince des Asturies est le premier infant qui ait obtenu la préséance. — Les chevaliers, grands ou non, couverts au chapitre. — Les grands officiers découverts. — Différence très marquée de leur séance d’avec celle des chevaliers. — Préliminaires immédiats à la réception. — Réception. — Épée du grand capitaine devenue celle de l’État. — Son usage aux réceptions des chevaliers de la Toison. — Singuliers respects rendus à cette épée. — Courte digression sur le grand capitaine. — Accolade. — Imposition du collier. — Révérences et embrassades. — Visites et repas. — Cause du si petit nombre de chevaliers espagnols. — Expédient qui rend enfin les ordres anciens et lucratifs d’Espagne compatibles avec ceux de la Toison, du Saint-Esprit, etc. — Fâcheux dégoût donné sur la Toison à Maulevrier, qui rejaillit sans dessein sur La Fare. — Mon fils aîné s’en retourne à Paris ; voit l’Escurial. — Sottise des moines.


La santé de mon fils aîné qui ne se rétablissoit point, et son impatience de quitter un pays où il avoit toujours été malade, me pressoit de le renvoyer. Sa santé et celle de la princesse des Asturies, qui voulut voir la cérémonie de la réception d’un chevalier de l’ordre de la Toison d’or, avoit retardé la sienne. Rien ne s’y opposant plus, je pris ce temps de la faire faire, et voici quelle elle fut.

1. Fauteuil du roi.

2. Carreaux à ses pieds.

3. Table ornée.

4. Son tapis.

5. Carreau aux pieds du prince des Asturies.

6. Banc des chevaliers.

7. Tapis dont ces bancs sont couverts.

8. 9. Lieu ou le grand écuyer et le premier écuyer viennent se mettre à genoux.

10. Tapis dont le parterre est couvert.

11. Lieu d’où la reine et la princesse des Asturies, etc., firent la cérémonie debout.

12. Lieu d’où je la vis avec beaucoup de seigneurs.

13. Banc nu et sans tapis pour le chancelier et les autres grands officiers de l’ordre.

14. Par où le parrain sort, rentre et amène le chevalier à recevoir.

Il faut remarquer que le fauteuil du roi n’est pas au milieu, mais un peu retiré sur la gauche à cause de la table, par le respect de ce qui est dessus.

Les habits de l’ordre de la Toison d’or appartiennent à l’ordre, qui les fournit en entier aux nouveaux chevaliers, à la mort desquels ils sont rendus à l’ordre, au lieu qu’en l’ordre du Saint-Esprit, dont l’habit est fait aux dépens de chaque chevalier et demeure à ses héritiers, le collier seul appartient à l’ordre, qui le lui prête sa vie durant, et est après sa mort rendu à l’ordre, ou mille écus d’or s’il se trouvoit perdu. Quoique depuis le retour de Philippe II en Espagne, après la mort de Charles-Quint, ni lui ni aucun roi d’Espagne ne soit jamais retourné aux Pays-Bas, les habits de la Toison y étoient toujours demeurés, et furent perdus pour l’Espagne avec les Pays-Bas lorsque ces provinces tombèrent entre les mains des Impériaux après la bataille de Ramillies. On s’en soucia peu, mal à propos, en Espagne, parce qu’on y étoit accoutumé, dès Philippe II, à y faire des promotions de la Toison sans habits. D’ailleurs, la prétention de l’empereur, quelque mal fondée qu’elle fût, ayant toujours persisté sur la grande maîtrise de cet ordre, la restitution des habits auroit été nécessairement une matière inséparable de celle du droit à la grande maîtrise.

Ce défaut d’habits, qui eût pu être réparé si aisément en Espagne, en en faisant faire comme on y a fait des colliers, ne l’a point été, et on ne peut nier qu’il ne gâte extrêmement les cérémonies. Au moins ici, où, depuis 1662, qui est la dernière promotion faite aux Grands-Augustins suivant les statuts, au moins pour les habits, les chevaliers du Saint-Esprit ne paraissent en aucune cérémonie qu’en rabat et en manteau court, avec le collier par-dessus, ce qui fait au moins une cérémonie uniforme et dans un habit qui ne se porte qu’en ces occasions, si on s’est affranchi du grand habit de cérémonie qui, excepté des occasions fort rares depuis cette époque, n’est plus porté que par les chevaliers novices le jour de leur réception.

En Espagne, rien de plus indécent, où les chevaliers de la Toison d’or portent le collier de l’ordre toutes les fêtes d’apôtres, quelques autres grandes fêtes encore, aux chapitres de l’ordre, aux grandes occasions de cérémonies de la cour, par exemple à mon audience de la demande de l’infante. Chaque chevalier a son habit ordinaire, qui est l’habit entièrement françois. L’un a un justaucorps brun, un autre noir, un autre rouge, un autre bleu. Celui-ci a de l’or, celui-là de l’argent. On est en velours ou en drap, en un mot à son gré et à sa manière, avec une perruque nouée, et une cravate, et le collier autour des épaules par-dessus le justaucorps. Ils se rendent ainsi chez le roi les uns après les autres, et l’attendent. Quand le roi sort de l’appartement intérieur, il s’arrête sur le pas de la porte. Les deux plus anciens chevaliers de la Toison se mettent à ses côtés, y reçoivent d’un valet intérieur, qui est derrière le roi, ses colliers de la Toison et du Saint-Esprit, qui se tiennent par de courtes chaînettes d’espace en espace, les lui mettent autour des épaules et les lui attachent. Et soit que le roi aille à la messe, à une audience de cérémonie d’ambassadeur, ou au chapitre, ils marchent en confusion comme tout autre jour qu’ils ne sont point en collier, et le remènent de même après en son appartement. S’il y a chapelle, les chevaliers qui ne sont point grands vont jusqu’à la porte et n’y entrent guère, parce qu’ils n’y sont point assis, et qu’ils n’y ont point de place. Ceux qui sont grands se mettent sur le banc des grands parmi les autres grands, tout à l’ordinaire, comme ils se trouvent et comme s’ils n’avoient point de collier. Tous les jours de collier, les chevaliers de la Toison, qui le sont aussi du Saint-Esprit, portent les deux colliers.

Le chancelier de l’ordre de la Toison, qui étoit lors le marquis de Grimaldo, et qui dans la suite fut chevalier de la Toison, et les autres grands officiers de l’ordre, dont pourtant je n’ai vu aucun, et qui sont aussi considérables et aussi respectés par leurs places de secrétaire d’État et de ministres que le sont les nôtres, ne portent aucune marque de l’ordre, ni sur eux, pas même aux chapitres, ni aux réceptions de chevaliers, ni à leurs armes. Nulle naissance, nulle dignité ne donne de préséance dans l’ordre de la Toison. Elle n’est affectée qu’à l’ancienneté dans l’ordre, et entre nouveaux chevaliers reçus en même promotion, par leur âge. Le prince des Asturies est le premier de sa naissance qui ait précédé les chevaliers plus anciens que lui. Le roi son père demanda même au chapitre de [le] lui accorder comme une grâce, et le chapitre opina et l’accorda ; mais il ne fut que le premier à droite sur le même banc des chevaliers, coude à coude avec le chevalier son voisin, sans tapis autre que le tapis du banc sur lequel tous les chevaliers sont assis comme lui. La seule distinction que je lui vis est un carreau à ses pieds, plus petit et avec moins de dorure que celui qui étoit aux pieds du roi, mais vis-à-vis précisément du premier chevalier assis sur le banc de la gauche, car ils se rangent à droite et à gauche par ancienneté, en sorte que les plus anciens sont le plus près du roi, et ainsi de suite jusqu’aux deux derniers qui ferment le banc, où, dés qu’ils sont tous assis, le roi se couvre et tous les chevaliers en même temps, grands ou non, et demeurent couverts pendant toute la cérémonie. Le chancelier et les autres grands officiers de l’ordre s’asseyent aussi en même temps sur un banc de bois nu et sans tapis, placé vis-à-vis du roi, au bas bout à la fin des bancs des chevaliers, et ne se couvrent point pendant toute la cérémonie. C’est ainsi que j’y vis toujours le marquis de Grimaldo. La reine, la princesse des Asturies, leurs dames et leurs grands officiers, excepté le prince Pio, chevalier de la Toison, virent la cérémonie debout, en voyeuses, et arrivèrent en même temps que le roi. Je la vis de même avec beaucoup de seigneurs vis-à-vis d’elle, fort proches, et la vîmes très bien. Elle est assez longue, je vais tâcher de l’expliquer. L’heure fut donnée pour le…. [1].

Le duc de Liria, accompagné du prince de Masseran, aussi chevalier de la Toison, vint me prendre avec mon fils aîné dans son carrosse, attelé de quatre parfaitement beaux chevaux de Naples, et se mirent tous deux sur le devant, quoi que mon fils et moi pûmes faire. Mais ces beaux napolitains, qui sont extrêmement fantasques, ne voulurent point démarrer. Coups de fouets redoublés, cabrioles, ruades, fureurs, prêts à tous moments à se renverser. Cependant l’heure se passoit, et je priai le duc de Liria que nous nous missions dans mon carrosse pour ne pas faire attendre le roi et tout le monde. J’eus beau lui dire que cela ne pouvoit nuire à sa fonction de parrain, puisque nous étions dans son carrosse, et que ce n’étoit que par la force de la nécessité que nous en prendrions un des miens, il ne voulut jamais y entendre. Ce manège dura une demi-heure entière, au bout de laquelle les chevaux consentirent enfin à partir.

Tout mon cortège nous accompagnoit et suivoit, comme à ma première audience et comme à la couverture de mon second fils. Je voulois toujours faire voir aux Espagnols le cas que je faisois des grâces du roi d’Espagne et des honneurs de leur cour. Au milieu du chemin la fantaisie reprit aux chevaux de s’arrêter et de recommencer leur manège ; moi à insister de nouveau à changer de carrosse, et le duc de Liria à n’en point vouloir ouïr parler. Cette pause néanmoins fut bien moins longue ; mais comme nous partions vint un message du roi dire qu’il nous attendoit. Enfin, nous arrivâmes, et dès que le roi en fut averti, il sortit, prit ses colliers de la manière que j’ai expliquée, traversa une pièce, entra dans une autre fort grande, où le chapitre étoit disposé. Il alla droit se mettre dans son fauteuil, et en même temps les chevaliers sur leurs bancs, en leur rang, comme je l’ai expliqué, et Grimaldo sur le sien, seul des grands officiers et pas un des petits, ainsi je n’ai point vu où ni comment ils se placent.

Pendant qu’ils se plaçoient, la reine, la princesse des Asturies, les infants et leur suite s’allèrent mettre debout où le chiffre le marque, et moi avec tout ce qui m’avoit suivi, où le chiffre le marque, avec une vingtaine de seigneurs, et quelque peu de voyeurs se tinrent éloignés dans le bas de la salle par où nous étions entrés.

Tout ce que je viens de dire arrivé et rangé, la porte vis-à-vis du roi, par laquelle nous étions tous entrés, fut fermée, et mon fils aîné demeuré dehors avec beaucoup de gens de la cour. Alors le roi se couvrit et tous les chevaliers en même temps, sans qu’il le leur dit ni leur en fit signe, et en cet état le silence dura un peu plus d’un pater. Ensuite le roi proposa le vidame de Chartres pour être reçu dans l’ordre, mais en deux mots. Tous les chevaliers se découvrirent, s’inclinèrent sans se lever, et se couvrirent. Tout ce qui étoit spectateur, et la reine même, qui n’avoit point de siège près d’elle, n’étoient là que comme n’y étant pas, parce que le chapitre doit être secret, et n’y avoir personne que les chevaliers. Ainsi je ne fis aucune révérence qu’à la reine, qui eut la bonté de me faire des signes de compliments et de satisfaction. Après ce silence, le roi appela le duc de Liria, qui se découvrit et s’approcha du roi avec une révérence, qui lui dit sans se découvrir : Allez voir si le vidame de Chartres ne seroit point ici quelque part. Le duc de Liria fit une révérence au roi sans en faire aux chevaliers, quoique découverts en même temps que lui, sortit et la porte fut refermée, et les chevaliers couverts. Il sera souvent parlé de révérences ; mais il faut entendre toutes celles-ci, ainsi que les deux que le duc de Liria venoit de faire, des mêmes révérences qui se font ici aux réceptions des chevaliers du Saint-Esprit et en toutes les grandes cérémonies.

Le duc de Liria demeura près d’un demi-quart d’heure dehors, parce qu’il est censé que le nouveau chevalier ignore la proposition qui se fait de lui, et que ce n’est que par un pur hasard qu’on le trouve quelque part dans le palais, ce qui ne se peut faire si promptement. Si on avoit des habits de la Toison en Espagne, ce chapitre ne seroit que préliminaire, et il y en auroit un second, au bout de quelque temps, à la porte duquel le chevalier admis se trouveroit et seroit introduit par son parrain aussitôt que le chapitre seroit assis en place. Le duc de Liria rentra et aussitôt la porte fut refermée, et de la même façon qu’il s’étoit approché du roi, il lui dit que le vidame de Chartres étoit dans l’autre pièce.

Le roi lui ordonna d’aller demander au vidame s’il vouloit accepter l’ordre de la Toison d’or et y être reçu, et pour cela s’engager à en observer les statuts, les devoirs, les cérémonies, en prêter les serments et se soumettre à tous les engagements que promettent tous ceux qui y sont reçus, et les promettre ; enfin de se comporter en tout comme un bon, loyal, brave et vertueux chevalier. Le duc de Liria se retira et sortit comme il avoit fait la première fois. La porte se ferma. Il fut un peu moins dehors, puis rentra. La porte se referma, et il se rapprocha du roi comme les autres fois, et lui apporta le consentement et le remerciement du vidame. Hé bien ! répondit le roi, allez le chercher et l’amenez. Le duc de Liria se retira comme les autres fois, sortit et aussitôt rentra, ayant mon fils à sa gauche. La porte ouverte, le demeura et entra qui voulut, et se jeta où il put pour voir la cérémonie.

Le duc de Liria entra au chapitre, suivi de mon fils, par l’endroit du chiffre marqué, et le conduisit aux pieds du roi, puis alla s’asseoir à sa place. Mon fils s’étoit doucement incliné à droite et à gauche, entrant dans le parterre, aux chevaliers ; et après avoir fait au milieu du parterre une inclination profonde, s’alla mettre à genoux devant le roi, sans quitter son épée, ayant son chapeau sous le bras et sans gants. Les chevaliers, qui s’étoient tous découverts à l’entrée du duc de Liria, se couvrirent lorsqu’il s’assit, et le prince des Asturies aussi, qui se découvrit et se couvrit toujours comme eux. Le roi répéta à mon fils les mêmes choses un peu plus étendues qu’il lui avoit fait dire par le duc de Liria, et reçut sa promesse sur chacune, l’une après l’autre. Ensuite un sommelier de courtine, qui étoit debout, en rochet, derrière la table, présenta au roi, par derrière, entre la table et sa chaise, un grand livre ouvert, où étoit un long serment que mon fils prêta au roi, qui avoit le livre ouvert sur ses genoux, et le serment sur d’autres papiers en françois, sur le livre. Cela fut assez long. Ensuite mon fils baisa la main du roi, qui le fit lever et passer devant la table directement sans révérence, au milieu de laquelle il se mit à genoux, le dos au prince des Asturies, vis-à-vis le sommelier de courtine, qui lui montra la table entre deux, ce que et comment il falloit faire. Il se mit à genoux. Il y avoit sur cette table un grand crucifix de vermeil sur un pied, un missel ouvert à l’endroit du canon, un évangile de saint Jean, et des papiers de promesses et d’autres de serments à faire et à lire en françois, mettant la main tantôt sur le canon, tantôt sur l’évangile. Cela fut encore long ; puis, sans détour ni révérence, il revint se mettre à genoux devant le roi.

Alors le duc del Arco, grand écuyer, et Valouse, premier écuyer, qui n’eurent la Toison que depuis, et qui étoient auprès de moi, partirent, le duc le premier, Valouse derrière lui, portant sur ses deux mains, avec un grand air d’attention et de respect, l’épée du grand capitaine, qui est don Gonzalve de Cordoue, qu’on n’appelle point autrement. Ils firent à pas comptés le tour par derrière le banc des chevaliers de la droite, tournèrent par derrière celui du marquis de Grimaldo, entrèrent dans le chapitre par où le duc de Liria étoit entré avec mon fils, coulèrent en dedans le long du banc des chevaliers à gauche, sans révérence, mais le duc s’inclinant, et Valouse sans aucune inclination, à cause du respect de l’épée ; mais les grands ne s’inclinèrent point. Le duc, en arrivant entre le prince des Asturies et le roi, se mit à genoux, et Valouse derrière lui. Quelques moments après, le roi leur fit signe, Valouse tira l’épée du fourreau, le mit sous son bras, prit l’épée nue par la lame vers le milieu, en baisa la garde et la présenta au duc del Arco, toujours tous deux à genoux. Le duc la prit un peu au-dessus de ses mains, baisa la garde, la présenta au roi, qui, sans se découvrir, en baisa le pommeau, prit la garde des deux mains, la tint quelques moments droite ; puis d’une main, mais presque aussitôt des deux, en frappa trois fois alternativement chaque épaule de mon fils, en lui disant : Par saint Georges et saint André, je vous fais chevalier. Et les coups tomboient assez pesamment par le grand poids de l’épée. Pendant que le roi en frappoit, le grand et le premier écuyer étoient toujours à genoux en la même place. Elle fut rendue comme elle avoit été présentée et baisée de même. Valouse la remit dans le fourreau, après quoi le grand écuyer et lui se levèrent, et s’en allèrent comme ils étoient venus.

Cette épée, avec sa poignée, avoit plus de quatre pieds, la lame large en haut de quatre gros doigts, épaisse à proportion, diminuant de largeur et d’épaisseur insensiblement jusqu’à la pointe, qui étoit fort fine. La poignée me parut d’un vieux vermeil travaillé, longue et fort grosse, ainsi que le pommeau ; la croisière longue et les deux bouts larges, plats, travaillés, point de branche. Je l’examinai fort, et je ne la pus lever en l’air d’une main, encore moins la manier avec les deux que fort difficilement. On prétend que c’est l’épée dont se servoit le grand capitaine, avec laquelle il avoit tant remporté de victoires.

J’admirai la force des hommes de ces temps, à quoi l’habitude de jeunesse faisoit, je crois, beaucoup. Je fus touché d’un si grand honneur fait à sa mémoire, que son épée fût devenue l’épée de l’État, et que, jusque par le roi même, il lui fût porté un si grand respect. Je répétai plus d’une fois que si j’étois le duc de Sesse, qui en descend directement par femme, car il n’y en a plus de mâles, il n’y a rien que je ne fisse pour obtenir la Toison, afin d’avoir l’honneur et le plaisir sensible d’être frappé de cette épée, et avec un si grand respect pour mon ancêtre. Tout grand capitaine qu’il fût, il ne chassa les François du royaume de Naples que par la perfidie la plus insigne et la plus sacrilège ; et quand son maître, plus perfide que lui encore, n’en eut plus besoin, il le retira en Espagne, où, en arrivant, jaloux et soupçonneux de l’honneur si singulier, on peut dire si étrange, après ce qu’il avoit fait aux François, que Louis XII lui fit de le faire manger à sa table au dîner qu’il donna à Ferdinand le Catholique et à Germaine de Foix, que Ferdinand venoit d’épouser en secondes noces, à l’entrevue de Savone, ce prince ingrat, en arrivant en Espagne, l’accabla de tant de dégoûts qu’il le força de se retirer loin de sa cour, où il mourut bientôt après de chagrin. Mais revenons à la cérémonie après cette petite digression qui m’a si naturellement échappé.

L’accolade donnée par le roi après les coups d’épée, nouveaux serments prêtés à ses pieds, puis devant la table, comme la première fois, et ce dernier encore plus long, après quoi mon fils revint se mettre à genoux devant le roi, mais sans plus rien dire. Alors Grimaldo se leva, et sans révérence sortit du chapitre par sa gauche, coula par derrière le banc droit des chevaliers, prit le collier de la Toison, qui étoit étendu au bout de la table. En ce moment le roi dit à mon fils de se lever et de demeurer debout en la même place. En même temps le prince des Asturies et le marquis de Villena se levèrent aussi et s’approchèrent de mon fils, tous deux couverts, et tous les autres chevaliers demeurant assis et couverts. Alors Grimaldo, passant entre la table et le siège vide du prince des Asturies, présenta debout le collier au roi, qui le prit à deux mains, et cependant Grimaldo, passant par derrière le prince des Asturies, s’alla mettre derrière mon fils. Dès qu’il y fut, le roi dit à mon fils de s’incliner fort bas sans se mettre à genoux, et dans ce moment le roi s’allongeant sans se lever, lui passa le collier et le fit se redresser aussitôt, et prit le collier par devant, tenant seulement le mouton. En même temps le collier lui fut attaché sur l’épaule gauche par le prince des Asturies, sur l’épaule droite par le marquis de Villena, par derrière par Grimaldo, le roi tenant toujours le mouton.

Quand le collier fut attaché, le prince des Asturies, le marquis de Villena et Grimaldo, sans faire de révérence, ni qu’aucun chevalier se découvrît, allèrent se rasseoir en leurs places, et dans le même moment mon fils se mit à genoux devant le roi et lui baisa la main. Alors le duc de Liria, sans révérence, découvert, sans qu’aucun chevalier se découvrît, vint se mettre devant le roi, à la gauche, à côté de mon fils, et tous deux firent la révérence au roi ; se tournèrent devant le prince des Asturies, lui firent la révérence, qui se leva en pied, et fit l’honneur à mon fils de l’embrasser, et dès qu’il fut rassis lui firent la révérence, puis se tournèrent devant le roi, lui firent la révérence ; après devant le marquis de Villena, lui firent la révérence, qui se leva et embrassa mon fils, et se rassit, et ils lui firent la révérence, de là se tournèrent devant le roi, à qui ils firent la révérence ; puis devant le chevalier à côté du prince des Asturies, lui firent la révérence, qui se leva et embrassa mon fils et se rassit, lui firent la révérence, puis se tournèrent devant le roi, lui firent la révérence ; allèrent devant le chevalier à côté du marquis de Villena, lui firent la révérence, qui se leva et embrassa mon fils et se rassit, lui firent la révérence, et ainsi à droite et à gauche alternativement, les mêmes cérémonies jusqu’au dernier chevalier, après quoi mon fils s’assit à côté, joignant et après le dernier chevalier, et se couvrit, et le duc de Liria retourna à sa place.

Pendant cette cérémonie des révérences si étourdissante pour ceux qui la font, le chevalier qui la reçoit et qui embrasse se découvre dès qu’ils sont devant lui, ne se lève que leur révérence faite, n’en fait point et reçoit assis la seconde révérence, après quoi il se couvre ; tous les autres chevaliers ne se découvrent point. Le prince des Asturies observe ce qui vient d’être remarqué, tout comme les autres chevaliers. Mon fils, assis, couvert et en place dans le chapitre, le roi demeura plus d’un bon credo dans son fauteuil, puis se leva, se découvrit, et se retira dans son appartement comme il étoit venu. J’avois averti mon fils de se presser d’arriver devant le roi à la porte de son appartement intérieur. Il s’y trouva à temps et moi aussi, pour lui baiser la main et lui faire nos remerciements, qui furent fort bien reçus. La reine y arriva, qui nous combla de bontés. Il faut remarquer que la cérémonie de l’épée et de l’accolade ne se fait point à ceux qui, ayant déjà un autre ordre, l’ont ou sont censés l’avoir reçue, comme sont les chevaliers du Saint-Esprit et de Saint-Michel, et les chevaliers de Saint-Louis.

Leurs Majestés Catholiques retirées, nous nous retirâmes aussi chez moi, où il y eut un fort grand dîner. L’usage est, avant la réception, de visiter tous les chevaliers de la Toison, et lorsque le jour en est pris, de retourner chez tous les convier à dîner pour le jour de la cérémonie, où le parrain se trouve avec l’autre chevalier dont il s’est accompagné, les invite encore au palais avant d’entrer au chapitre, et aide au nouveau reçu à faire les honneurs du repas. J’avois mené mon fils faire toutes ces visites. Presque tous les chevaliers vinrent dîner chez moi, et beaucoup d’autres seigneurs. Le duc d’Albuquerque, que je voyois assez souvent, et qui s’étoit excusé du repas de la couverture de mon fils, sur ce qu’il s’étoit ruiné l’estomac aux Indes, me dit qu’il ne pouvoit me refuser deux fois, à condition que je lui permettrois de ne manger que du potage, parce que les viandes étoient trop solides pour lui. Il vint donc et en mangea de six et assez raisonnablement de presque tous. Il se fit après des apprêtes de son pain, qu’il trempoit légèrement dans tout ce qu’on servit de ragoûts à sa portée, desquelles il ne mangeoit que l’extrémité, et trouvoit tout cela fort bon. Il ne buvoit que peu de vin avec de l’eau. Le dîner fut gai malgré le grand nombre. J’ai déjà remarqué que les Espagnols, si sobres, mangeoient autant et plus que nous chez moi, et avec goût, choix et plaisir ; mais sur la boisson, fort modestes. Voici les noms de ceux qui, en tous pays, étoient alors chevaliers de la Toison d’or d’Espagne.

Le prince Jacques Sobieski.

  • Le comte de Lemos.
  • Le duc de Bejar [2].

Le prince de Chimay.*

Le duc de Lorraine.

Le marquis de Conflans. Ce dernier étoit du comté de Bourgogne ; son nom est Vatteville.

  • Le marquis de Villena.

L’électeur de Bavière.

8

Le prince des Asturies.

M. d’Asfeld, depuis maréchal de France.

M. le duc d’Orléans.

  • Le prince Pio.

Le duc de Noailles.*

Le prince de Robecque.

Le comte de Toulouse.

Le marquis de Beauffremont.

Le maréchal duc de Berwick.*

Le marquis d’Arpajon.

Le comte Toring,

Le prince Fr. de Nassau.

  • Le duc d’Albuquerque.

Le maréchal de Villars.*

  • Le duc de Popoli.

Le duc de Bournonville.*

Le marquis de Lede.*

  • Le comte de Montijo.

Le prince Ragotzi.

M. de Caylus.

Le marquis, depuis maréchal de Brancas.*

  • Le duc de Liria.

D. Lelio Caraffa.

Le prince de Masseran.*

Le marquis Mari.

Le marquis de Béthune, depuis duc de Sully.

Le duc de Ruffec, lors vidame de Chartres.

  • Le duc d’Atri.

28

MM. de Maulevrier et de La Fare, tous deux depuis maréchaux de France.

Trente-six chevaliers, et les deux nommés trente-huit, et [douze] colliers vacants.

Sur lesquels quatre Espagnols, outre le prince des Asturies ;

Quatre Flamands et un Franc-Comtois, et six Italiens des pays autrefois possédés par l’Espagne ;

Treize François ou comptés pour tels, dont deux au service d’Espagne ; et six Allemands ou réputés tels, dont deux souverains [3].

Il y a lieu de s’étonner que, l’ordre de la Toison étant de cinquante chevaliers, le grand maître non compris, ni les grands officiers de l’ordre, et n’y pouvant y avoir aucun prélat, il y eût tant de colliers vacants. Mais ce qui l’est bien plus, est le si petit nombre d’Espagnols naturels, et le si grand nombre d’étrangers, surtout de François.

Revenons à la raison de ces choses. Les ordres anciens d’Espagne, Saint-Jacques, etc., sont fort riches. Les plus grands seigneurs d’Espagne les ont toujours pris pour en obtenir les meilleures commanderies. La moindre noblesse et les domestiques principaux des grands seigneurs y sont admis comme eux, la plupart pour s’honorer, et dans l’espérance aussi des petites commanderies. Ces ordres étoient incompatibles avec la Toison et avec tous les autres ordres. Les grands seigneurs Espagnols préféroient presque tous l’utilité des commanderies à l’honneur de porter la Toison, et les rois d’Espagne en étoient bien aises et les entretenoient dans cet esprit pour avoir presque toutes les Toisons à répandre dans leurs États d’Italie et des Pays-Bas, et en donner aux empereurs de leur maison, tant qu’ils en vouloient, pour leur cour et pour les princes d’Allemagne. Ces deux raisons cessèrent avec la vie de Charles II, et par la guerre qui la suivit, qui fit perdre à Philippe V [4] l’Italie et les Pays-Bas, qui étoient demeurés à l’Espagne.

Le premier engouement de l’avènement de Philippe V à la couronne d’Espagne donna aux plus grands seigneurs de l’émulation pour l’ordre du Saint-Esprit, pour signaler leur attachement à la maison nouvellement régnante, et porter une distinction qui montroit la considération et la faveur qu’ils en avoient acquises. Bientôt la difficulté de parvenir à l’ordre du Saint-Esprit, par la rareté des colliers accordés à l’Espagne, donna du goût aux grands seigneurs, qui, de toute nation, étoient attachés à la cour ou au service de Philippe V, pour la Toison, dont ce prince disposoit par lui-même, et dont le retranchement des États de Flandre et d’Italie le rendoit moins avare pour sa cour. Mais l’intérêt des commanderies des ordres anciens d’Espagne les gênoit par la nécessité d’opter entre le profit et l’honneur. Ce fâcheux détroit les engagea à chercher des moyens de réunir l’un à l’autre ; et comme les papes se sont peu à peu emparés en Espagne de ce qui est le moins de leur dépendance, entre autres de l’ordre de la Toison, par la confirmation qu’ils se sont arrogés d’en faire, et que les rois d’Espagne ont bien voulu souffrir, cette union de l’honneur et du profit d’ordres incompatibles parut enfin possible à ceux qui la désiroient, en s’adressant à une cour qui avoit su jeter le grappin sur les uns et sur les autres, et où rien n’étoit impossible pour de l’argent. La négociation en fut donc entreprise à Rome, qui, par ses politiques lenteurs, en fit acheter le succès au prix qu’il lui plut d’y mettre. Il y fut donc réglé qu’elle ne refuseroit aucune dispense, à ceux qui avoient les anciens ordres d’Espagne et qui en possédoient des commanderies, d’accepter tous les autres grands ordres auxquels ils pourroient être nommés, en payant une annate [5] à Rome lorsqu’ils recevroient ces autres ordres et tous les cinq ans une autre annate ; moyennant quoi les anciens ordres d’Espagne ni leurs commanderies n’étant plus un obstacle pour la Toison et pour le Saint-Esprit, ces deux ordres devinrent l’objet du désir et de l’espérance de tout ce qui, à la cour ou dans le service d’Espagne, se flatta d’y pouvoir parvenir. Et comme cette grande affaire ne venoit que d’être consommée à Rome lorsque j’arrivai en Espagne, je ne trouvai aussi que ce peu de chevaliers espagnols et ce grand nombre de colliers vacants, qui peu à peu furent presque tous bientôt remplis.

Cette autorité qu’on avoit laissé prendre aux papes sur l’ordre de la Toison fournit aux Espagnols une occasion de mortifier Maulevrier, qu’ils haïssaient avec raison, et qu’ils ne ménageoient pas plus qu’ils n’en étoient ménagés, d’autant plus désagréable que ce fut contre tout exemple. Il fut nommé chevalier de la Toison dès que les mariages furent déclarés et avant que je partisse de Paris. Il étoit commandeur de l’ordre de Saint-Louis. Ce fut là-dessus que les Espagnols l’arrêtèrent tout court. Ils prétendirent cet ordre incompatible avec celui de la Toison, et qu’il ne la pouvoit recevoir que par une dispense du pape. Maulevrier, avare, qui vit que cette dispense lui coûteroit de l’argent et du temps, se récria contre cette chicane. Il allégua le grand nombre de chevaliers du Saint-Esprit, et qui étoient aussi chevaliers de Saint-Louis, à quoi on n’avoit point objecté cette difficulté pour recevoir la Toison. Il leur présenta même, dans la propre espèce dans laquelle il se trouvoit, l’exemple de MM. de Brancas et d’Asfeld, commandeurs de l’ordre de Saint-Louis, comme il l’étoit, à qui on n’avoit point proposé cette chicane. L’exemple étoit existant et péremptoire. Les Espagnols dirent que, si on s’étoit trompé à leur égard, ce n’étoit pas une raison de continuer cette erreur, et ne se cachèrent pas en même temps que ce n’étoit qu’une invention pour lui faire de la peine. Il se plaignit, il cria, il s’adressa au roi d’Espagne, il n’en fut autre chose malgré ses raisons sans réplique. Il lui fallut recourir à Rome, y payer, en essuyer les lenteurs, qui depuis six mois duroient encore, et que les Espagnols prenoient plaisir à allonger. Cette niche et quelque chose de plus ne le raccommoda pas avec eux ni eux avec lui, mais le contre-coup en tomba sur La Fare, qui n’y avoit rien de commun, et à qui les Espagnols ne se seroient pas avisés de faire cette malice. Mais il étoit chevalier de Saint-Louis, et la difficulté qui accrochoit la réception de Maulevrier dans l’ordre de la Toison d’or ne permit pas que La Fare, dans le même cas que lui, y fût reçu sans dispense, tellement qu’il s’en retourna près d’un mois avant moi à Paris, où il ne put recevoir la Toison que quelques mois après, des mains de M. le duc d’Orléans, par commission du roi d’Espagne.

Deux jours après que mon fils aîné eut reçu la Toison, il prit congé de Leurs Majestés Catholiques, etc., et partit pour Paris avec l’abbé de Mathan, qui voulut bien nous faire l’amitié de s’en aller avec lui. Ils passèrent par l’Escurial, qu’ils n’avoient point vu, chargés des lettres du roi d’Espagne, du nonce, de Grimaldo, pour le prieur du monastère, afin qu’ils fussent bien reçus et qu’on leur fît tout voir. Cela fut en effet très bien exécuté ; mais l’appartement où Philippe II mourut leur demeura, comme à moi, inaccessible ; et pour le pourrissoir, ils ne purent jamais obtenir qu’il leur fût ouvert. Les moines étoient encore fâchés des remarques que j’y avois faites sur le malheureux don Carlos, et crurent s’en venger par là.




  1. L’heure est laissée en blanc dans le manuscrit.
  2. Le signe * mis avant le nom marque ceux qui étaient grands d’Espagne avant d’avoir la Toison ; après le nom, les chevaliers de la Toison qui, depuis, ont été faits grands d’Espagne. (Note de Saint-Simon.)
  3. On ne retrouve pas ici exactement le nombre de chevaliers indiqués plus haut par Saint-Simon.
  4. Il y a dans le manuscrit Philippe II ; mais c’est une erreur évidente.
  5. Impôt qui consistait dans le revenu d’une année.