Mémoires (Saint-Simon)/Tome 19/8

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CHAPITRE VIII.


Buen-Retiro. — Morale et pratique commode des jésuites sur le jeûne en Espagne. — Je veux voir la prison de François Ier. — Délicate politesse de don Gaspard Giron. — Expédient de Philippe III contre l’orgueil des cardinaux. — Prison de François Ier. — Je vais voir Tolède. — Causes particulières de ma curiosité. — Contes et sorte de forfait des cordeliers de Tolède. — Différence de notre prononciation latine d’avec celle de toutes les autres nations. — Le carême fort fâcheux dans les Castilles. — Vesugo, excellent poisson de mer. — Église métropolitaine de Tolède. — Humble sépulture du cardinal Portocarrero. — Beauté admirable des stalles du choeur. — Chapelle et messe mosarabiques. — Évêques mêlés avec les chanoines sans aucune distinction. — Drapeau blanc au clocher de l’église de Tolède pour chaque archevêque ou chanoine devenu cardinal, qui n’en est ôté qu’à sa mort. — Députation du chapitre de Tolède pour me complimenter. — Ville et palais de Tolède. — Aranjuez. — Amusement de sangliers. — Haras de buffles et de chameaux. — Lait de buffle exquis.


Le carême mit fin aux fêtes, et Leurs Majestés Catholiques quittèrent le palais et allèrent habiter celui de Buen-Retiro. Ce fut aussi le temps de l’anniversaire de la feue reine dite la Savoyana, dans l’église de l’Incarnation, qui est grande et belle, quoique ce soit un couvent de religieuses. Les grands y furent invités à l’ordinaire, par conséquent mon second fils et moi, et non les ambassadeurs. Le banc des grands et le siège ployant du majordome-major du roi y étoient disposés comme en chapelle, mais sans prie-Dieu du roi, sans siège de cardinaux et sans banc d’ambassadeurs. Mais les majordomes du roi s’y trouvèrent debout à leurs places comme en chapelle, et le clergé, comme en chapelle, assis vis-à-vis des grands, et tous autres debout. Le duc d’Abrantès, évêque de Cuença, y fit pontificalement l’office dans une chaire à l’antique, dont j’ai fait la description, et donné la figure ici avec le plan de la séance du roi tenant chapelle. Il y eut la veille des premières vêpres ; j’y allai avec le duc de Liria. Il n’y avoit encore personne en place. Nous entrâmes dans la sacristie, où nous trouvâmes deux ou trois grands. Il s’y en amassa bientôt davantage, et quand nous fûmes une quinzaine, quelqu’un proposa d’aller prendre place et d’envoyer prier le prélat de commencer. Quand ce fut pour sortir de la sacristie, aucun ne voulut passer devant moi, et par conséquent [ils] me vouloient céder la première place sur le banc. Après quelques compliments, je leur dis que je leur parlerois comme me faisant un grand honneur d’être leur confrère ; que j’avois en même temps ceux d’être ambassadeur et grand d’Espagne ; que si j’acceptois ce qu’ils avoient la bonté de m’offrir, cela feroit un exemple et fort aisément une règle pour d’autres cérémonies et pour d’autres ambassadeurs ; que quelque estime que je fisse d’un si grand caractère, il n’étoit que passager ; que je faisois bien plus de cas de la dignité solide, permanente, héréditaire de grand d’Espagne ; et que par ces raisons je leur conseillois et les suppliois de passer cinq ou six devant moi pour entrer dans l’église et se placer sur le banc ; que de cette façon il n’y auroit rien à dire, et qu’ils éviteroient un exemple qui pourroit leur devenir désagréable. Ils me remercièrent avec beaucoup de reconnoissance, et me crurent. Le duc de Medina-Coeli passa le premier, quatre ou cinq autres le suivirent, moi ensuite, puis les autres, et nous nous rangeâmes de même sur le banc. Aussitôt la musique du roi commença les vêpres, le prélat étant arrivé tout revêtu à son siège comme nous nous placions. Une vingtaine de grands arrivèrent ensuite les uns après les autres.

Le lendemain nous nous trouvâmes en bien plus grand nombre à la messe chantée par la musique du roi et célébrée par le même prélat. Ma politesse fit un grand effet à la cour ; tous les grands m’en surent un gré infini, et beaucoup d’entre eux me le témoignèrent. Je n’étois point là comme ambassadeur, et je me crus en liberté et en raison d’en user de la sorte.

Le Retiro, dont je ne ferai point la description, parce que celles d’Espagne en sont remplies, est, à mon gré, un palais aussi magnifique que le palais de Madrid, plus grand et beaucoup plus agréable. Il a des cours, dont une est réservée, comme ici pour ce qui s’y appelle les honneurs du Louvre, où entrent les carrosses des cardinaux, des ambassadeurs et des grands seulement, et un parc admirable si les arbres y venoient mieux, et que l’eau des fontaines et des magnifiques pièces d’eau fût plus abondante. Rien ne ressemble tant, de tout point, à son parterre en face du palais, que celui de Luxembourg, à Paris : mêmes formes, mêmes terrasses, même contour et même tour de fontaines et de jets d’eau. Le mail y est admirable et d’une prodigieuse grandeur. J’ai observé qu’en cette saison, qui est toujours belle en Espagne, le mail succède tous les jours à la chasse, où le roi n’alloit plus qu’un peu après Pâques ; et j’ai aussi expliqué comment se passoit ce jeu de mail et cette promenade, où j’allois presque tous les jours faire ma cour. Un jour que je vis la reine y prendre plusieurs fois du tabac, je dis que c’étoit une chose assez extraordinaire de voir un roi d’Espagne qui ne prenoit ni tabac ni chocolat. Le roi me répondit qu’il étoit vrai qu’il ne prenoit point de tabac ; sur quoi la reine fit comme des excuses d’en prendre, et dit qu’elle avoit fait tout ce qu’elle avoit pu, à cause du roi, pour s’en défaire, mais qu’elle n’en avoit pu venir à bout, dont elle étoit bien fâchée. Le roi ajouta que pour du chocolat il en prenoit avec la reine les matins, mais que ce n’étoit que les jours de jeûne. « Comment, sire, repris-je de vivacité, du chocolat les jours de jeûne ! — Mais fort bien, ajouta le roi gravement, le chocolat ne le rompt pas. — Mais, sire, lui dis-je, c’est prendre quelque chose, et quelque chose qui est fort bon, qui soutient, et même qui nourrit. — Et moi je vous assure, répliqua le roi avec émotion et rougissant un peu, qu’il ne rompt pas le jeûne, car les jésuites, qui me l’ont dit, en prennent tous les jours de jeûne, à la vérité sans pain ces jours-là, qu’ils y trempent les autres jours. » Je me tus tout court, car je n’étois pas là pour instruire sur le jeûne ; mais j’admirai en moi-même la morale des bons pères et les bonnes instructions qu’ils donnent, l’aveuglement avec lequel ils sont écoutés et crus privativement à qui que ce soit, du petit des observances au grand des maximes de l’Évangile et des connoissances de la religion. Dans quelles ténèbres épaisses et tranquilles vivent les rois qu’ils conduisent !

Pendant le séjour de la cour au Retiro, le palais de Madrid étoit vide et je le voulus voir en détail. Je m’adressai pour cela à don Gaspard Giron, qui voulut bien se donner la peine de me promener partout. C’est encore une description que je laisse aux voyageurs et à ceux qui ont traité localement de l’Espagne ; mais j’en donnerai un morceau que je n’ai rencontré nulle part.

En nous promenant, je dis à don Gaspard que je craignois sa politesse et qu’elle ne me privât de ce que je désirois voir principalement. Le bon homme m’entendit bien, car il étoit spirituel et fin ; mais la galanterie espagnole lui fit faire le sourd. Il m’assura toujours qu’il ne me cacheroit rien. « Je parie que si, señor don Gaspard, lui dis-je : la prison de François Ier ? — Eh ! fi ! fi ! señor duque, de quoi parlez-vous là ? » Et [il] changea tout de suite de propos en me montrant des choses. Je l’y ramenai, et à force de compliments et de propos, je le forçai de m’accorder ma demande ; mais ce fut avec des façons si polies, si honteuses, si ménagées qu’il ne se pouvoit marquer plus d’esprit et de délicatesse. Il voulut que je me défisse de ce qui étoit avec moi, excepté M. de Céreste et ma famille ; puis me mena dans une salle, très vaste par où nous avions passé, qui est entre la salle des gardes et l’entrée du grand appartement du roi. En attendant que les clefs fussent venues, qu’il avoit envoyé chercher, il me montra deux enfoncements faits après coup, vis-à-vis l’un de l’autre, dans l’épaisseur de la muraille, qui avoient chacun un siège de pierre, tous deux égaux, dans l’enfoncement d’une fenêtre. Cette pièce avoit quatre fenêtres de chaque côté sur la cour et sur le Mançanarez, et la muraille du côté du Mançanarez est si épaisse qu’elle fait de chaque fenêtre de ce côté-là comme un vrai cabinet enfoncé, tout ouvert. Après m’avoir fait remarquer et bien considérer ces deux sièges de pierre, il me demanda ce qu’il m’en sembloit. Je lui dis que cette curiosité me paraissoit fort médiocre et ne pas mériter la peine de la remarquer. « Vous allez voir que si, me répliqua-t-il, et vous en conviendrez tout à l’heure. » Il me conta alors que Philippe III, fatigué de l’orgueil de cardinaux qui prenoient un fauteuil devant lui dans leurs audiences, se mit à ne leur en plus donner que debout dans cette salle, en s’y promenant, et que, lassé ensuite d’être debout ou de se promener quand les audiences s’allongeoient, il fit creuser ces deux enfoncements avec ces sièges de pierre pour s’y asseoir d’un côté, le cardinal de l’autre, et de cette façon éviter le fauteuil. Et voilà où conduisent l’usurpation, d’une part, et la faiblesse, de l’autre. Il me dit ensuite, toujours en attendant les clefs, que François Ier avoit d’abord été logé dans la maison, alors bien plus petite, où le duc del Arco demeuroit actuellement, qu’on avoit accommodée en prison, et qui est au centre de Madrid ; mais qu’au bout de quelques mois, on ne l’y avoit pas cru assez en sûreté ; et que, le trouvant trop ferme sur les propositions qu’on lui faisoit, on avoit voulu le resserrer pour tâcher de l’ébranler, et qu’on l’avoit mis dans le lieu qu’il m’alloit montrer, puisque je m’obstinois si opiniâtrement à le voir.

Les clefs à la fin arrivées, et tout étant prêt à entrer, don Gaspard nous mena, tout au bas bout de cette salle, dans l’enfoncement de la dernière fenêtre sur le Mançanarez. Arrivé là, je regardai de côté et d’autre, et n’y aperçus point d’issue. Don Gaspard riait cependant et me laissoit chercher ce que je ne trouvois point ; puis il poussa une porte dans l’épaisseur du mur, du côté d’en bas de l’espèce de cabinet, dans l’épaisseur de la longue muraille, où étoit cette fenêtre, si artistement prise, et sa serrure tellement cachée qu’il n’étoit pas possible de s’en apercevoir. La porte étoit basse et étroite, et me présenta un escalier entre deux murs, qui ne l’étoit pas moins. C’étoit une espèce d’échelle de pierre, d’une soixantaine de marches fort hautes, ayant pourtant assez de giron, au haut desquelles, sans tournant ni repos, on trouvoit un petit palier qui, du côté du Mançanarez, avoit une fort petite fenêtre bien grillée et vitrée, de l’autre côté une petite porte à hauteur d’homme et une pièce assez petite avec une cheminée, qui pouvoit contenir quelque peu de coffres et de chaises, une table et un lit, qui ne tiroit de jour que, la porte ouverte, par la petite fenêtre vis-à-vis du palier. Continuant tout droit, on trouvoit au bout de ce palier, c’est-à-dire quatre ou cinq pieds après la dernière marche, quatre ou cinq autres marches aussi de pierre -et une double porte très forte avec un passage étroit entre deux, long de l’épaisseur du mur d’une fort grosse tour. La seconde porte donnoit dans la chambre de François Ier, qui n’avoit point d’autre entrée ni sortie. Cette chambre n’étoit pas grande, mais accrue par un enfoncement sur la droite en entrant, vis-à-vis de la fenêtre, assez grande pour donner du jour suffisamment, vitrée, qui pouvoit s’ouvrir pour avoir de l’air, mais à double grille de fer, bien forte et bien ferme, scellée dans la muraille des quatre côtés. Elle étoit fort haute du côté de la chambre, donnoit sur le Mançanarez et sur la campagne au delà. Il y avoit de quoi mettre des sièges, des coffres, quelque table et un lit. À côté de la cheminée, qui étoit en face de la porte, il y avoit un recoin profond, médiocrement large, sans jour que de la chambre, qui pouvoit servir de garde-robe. De la fenêtre de cette chambre au pied de la tour, au bord du Mançanarez, il y a plus de cent pieds, et tant que François Ier y fut, deux bataillons furent jour et nuit en garde sous les armes, au pied de cette tour, au bord du Mançanarez, qui coule tout le long et fort proche. Telle est la demeure où François Ier fut si longtemps enfermé, où il tomba si malade, où la reine sa sœur l’alla consoler, et contribua tant et si généreusement à sa guérison et à disposer sa sortie, et où Charles-Quint, craignant enfin de le perdre, et avec lui tous les avantages qu’il se promettoit de tenir un tel prisonnier, l’alla enfin visiter, et commença à le traiter d’une manière plus humaine.

Je considérai cette horrible cage de tous mes yeux et de toute ma plus vive attention, malgré les soins de don Gaspard Giron à m’en distraire et à me presser d’en sortir. Souvent je ne l’entendois pas, tant j’étois appliqué à ce que j’examinois ; souvent aussi en l’entendant je ne répondois point. Ils n’avouèrent ni ne désavouèrent que l’escalier ne fût gardé en dedans, et que cette chambre obscure sur le palier fût un corps de garde d’officiers. Enfin il ne manquoit rien aux précautions les plus recherchées pour que François Ier ne pût se sauver.

Je pris ensuite cinq ou six jours pour un voyage que, dès en allant en Espagne, j’avois bien résolu de faire. Je voulus voir Tolède où plusieurs raisons de curiosité m’attiroient. Je voulois voir cette superbe église si renommée par son étendue et sa magnificence, tout ce qu’elle renferme de richesses, et ce clocher superbe, dont le revenu est de cinq millions. Je voulois voir le lieu où s’étoient tenus ces célèbres conciles de Tolède, d’où toute l’Église a adopté plusieurs canons, et si augustes par la science et la sainteté de presque tous les Pères qui les composèrent. Enfin je voulois voir et entendre le rit et la messe connus sous le nom de Mosarabiques qui ne sont plus conservés qu’à Tolède, où le grand cardinal Ximénès les a fondés pour toujours dans une chapelle de la cathédrale et dans les sept paroisses de la ville où on n’en célèbre point d’autres.

Cette liturgie, qui est latine, et qui, pour l’offertoire et le canon de la messe est, pour tout l’essentiel, [en] tout semblable à la messe d’aujourd’hui, c’est-à-dire à l’oblation, aux espèces, au memento des vivants et des morts, aux paroles et à la forme de la consécration, à l’ostension et à l’adoration de l’eucharistie et du calice consacré, à la communion et au même sens des différentes prières qui précèdent et qui suivent, même à la lecture de l’épître et de l’évangile, est un grand et précieux monument. C’est la messe qui se disoit avant le sixième [1] siècle, puisqu’elle est antérieure à la conquête d’une partie de l’Espagne par les Arabes, ou, comme on dit communément, par les Maures, dans les premières années du sixième siècle, excités et introduits par le comte Julien, outré de ce que Roderic, ou comme on le nomme plus communément, Rodrigue, roi d’Espagne, avoit violé sa fille. Je pris donc mes mesures avec l’archevêque de Tolède, avec qui on a vu ici que j’étois en commerce fort particulier, et je fis ce petit voyage.

Quoiqu’il y ait près de vingt lieues, des environs de Paris, de Madrid à Tolède, des relais bien disposés m’y firent arriver en un jour, et de fort bonne heure. Le chemin est beau, ouvert, uni ; mais Tolède est au pied et dans la montagne. En arrivant dans le faubourg qui est en bas, au pied d’un haut rocher, sur lequel est le reste de l’ancien château, on me fit tourner le dos à l’entrée de la ville, et aller aux Cordeliers, dont le couvent fut le lieu de l’assemblée de ces fameux conciles de Tolède. À peine eus-je mis pied à terre que les notables du couvent s’empressèrent autour de moi, et me firent d’abord remarquer une vieille fenêtre grillée du château, d’où ils me dirent que le roi Rodrigue avoit vu la fille du comte Julien, qui demeuroit dans l’emplacement d’un côté de leur maison, et que c’étoit là que ce prince s’étoit embrasé d’un amour qui avoit été si funeste à lui et à toutes les Espagnes. Cette tradition sur cette fenêtre ne me fit pas grande impression, d’autant que la fenêtre et ses appartenances me parurent fort éloignées de plus de mille ans d’antiquité.

Ces moines me conduisirent dans leur église, qui, non plus que son portail, assez neuf, ne me semblèrent que fort communs. À peine y fus-je entré qu’ils m’arrêtèrent et me demandèrent si je n’apercevoir pas quelque chose de fort extraordinaire. Je vis un crucifix de grandeur naturelle, de relief, au lieu de tableau du grand autel, en caleçon et en perruque, comme ils sont presque tous en Espagne, qui ne me surprit point, parce que j’en avois vu beaucoup d’autres pareils. Comme je ne répondois point, cherchant des yeux ce qu’ils vouloient me faire remarquer : « Eh ! les bras ! » me dirent-ils. En effet, j’en vis un attaché à l’ordinaire, et l’autre pendant le long du corps. À mon, tour, je leur demandai ce que cela signifioit. Un grand miracle toujours existant, à ce qu’ils m’assurèrent d’un ton grave et dévot. Et aussitôt me contèrent, en supprimant toute date, ce qu’étoit alors cette église ; qu’un riche bourgeois, ayant fait un enfant à une fille, sous promesse verbale de l’épouser, il l’avoit nié et s’étoit moqué d’elle ; mais qu’elle et ses parents, qui n’avoient point de preuve, l’engagèrent à s’en rapporter à ce crucifix, tellement qu’étant tous venus à l’église, suivis d’une foule de peuple, la fille et le garçon ne s’étoient pas plutôt présentés devant le crucifix que son bras gauche s’étoit détaché de la croix de soi-même, et doucement baissé et placé tel qu’il étoit demeuré depuis et que nous le voyons, sur quoi on s’étoit écrié au miracle, et le garçon avoit épousé la fille.

Quoique à l’abri de l’inquisition par mon caractère d’ambassadeur, il falloit éviter de donner du scandale dans un pays aussi dominé par la superstition : j’avalai donc le plus doucement que je pus ce pieux conte que ces moines exaltoient et me pressoient d’admirer. Ils me menèrent faire un moment d’adoration au pied du grand autel, puis me firent faire le tour des chapelles de l’église, dont chacune avoit ses miracles particuliers qu’il me fallut essuyer. D’une chapelle à l’autre je les priai de me mener à la salle des conciles, ou à ce qui en restoit, qui étoit uniquement ce qui m’amenoit chez eux. Ils me répondirent : « Tout à l’heure, mais encore cette chapelle-ci, car elle est bien remarquable. » Et il falloit y aller et entendre les miracles auxquels je me refroidissois beaucoup. Enfin, quand tout fut épuisé et qu’il fut question d’aller à la salle des conciles, ils me dirent qu’il n’en restoit rien, et que depuis cinq ou six mois, ils en avoient abattu les restes pour y bâtir leur cuisine. Je fus saisi d’un si violent dépit que j’eus besoin de me faire la dernière violence pour ne les pas frapper de toute ma force. Je leur tournai le dos en leur reprochant cette espèce de sacrilège en termes fort amers. Je gagnai mon carrosse sans vouloir mettre le pied dans leur maison, et y montai sans leur faire la moindre civilité. Voilà ce que deviennent les monuments les plus précieux de l’antiquité, par l’ignorance, l’avarice ou la convenance, sans que la police ni que personne se mette en peine de les revendiquer et de les faire conserver. J’eus à celui-ci un regret extrême.

L’archevêque de Tolède m’avoit engagé à loger chez lui, où j’allai descendre. Céreste, le comte de Lorges, mes enfants, l’abbé de Saint-Simon et son frère, l’abbé de Mathan, et deux officiers principaux de nos régiments étoient avec moi, et furent logés dans l’archevêché ou dans les maisons joignantes. J’y fus reçu par les deux neveux de l’archevêque, et servi par ses officiers qu’il y avoit envoyés exprès. Les neveux étoient chanoines, et le cadet montroit de l’esprit et de la politesse ; nous nous parlions latin. L’aîné, quoique inquisiteur, croyant que je lui parlois une autre langue qu’il n’entendoit pas, me pria de me servir avec lui de la latine. C’est que nous autres, François, prononçons le latin tout autrement que les Espagnols, les Italiens et les Allemands. À la fin pourtant il m’entendit. Ils ne manquèrent à rien de la plus grande civilité, sans se rendre le moins du monde incommodes. Le palais archiépiscopal n’est pas grand ; toutes petites pièces assez obscures et vilaines, fort simplement meublées. Il est sur une petite place, latéralement au portail de la métropole. On nous servit un grand nombre de plats et trois services, rien du tout de gras ; et nous fûmes servis de la sorte toujours soir et matin, mais le soir de toutes choses de collation.

Le carême est fort fâcheux dans les Castilles. La paresse et l’éloignement de la mer font que la marée est inconnue. Les plus grosses rivières n’ont point de poisson, les petites encore moins, parce qu’elles ne sont que des torrents. Peu ou point de légumes, si ce n’est de l’ail, des oignons, des cardons, quelques herbes. Ni lait ni beurre. Du poisson mariné, qui seroit bon si l’huile en étoit bonne ; mais elle est si généralement mauvaise qu’on en est infecté jusque dans les rues de Madrid, en carême, car presque tout le monde le fait, jeunes et vieux, hommes et femmes, seigneurs, bourgeois et peuple. Ainsi on est réduit aux oeufs de toutes les façons et au chocolat, qui est leur grande ressource. Le vesugo est l’unique poisson de mer qui se mange à Madrid. Il vient de Bilbao vers Noël, et tout le monde se félicite lorsqu’il commence à paroître. De figure et de goût il tient du maquereau et de l’alose, et a la délicatesse et la fermeté des deux. Il est excellent. On en mange les jours gras comme les maigres sans s’en lasser. Mais il commence à piquer dès le commencement du carême, et bientôt après on n’en peut plus manger. La chère que nous fîmes à Tolède n’étoit donc pas friande, à l’espagnole et fort grande, mais il étoit impossible de mieux.

Dès le matin, j’allai voir l’église ou plutôt les églises, car il s’en détache deux chapelles à angle égal, grandes comme des églises, qui s’appellent, l’une des anciens rois, l’autre des nouveaux rois, qui ont de magnifiques tombeaux, et chacune un grand et beau chœur de plain-pied devant le grand autel, et chacune un riche et nombreux chapitre, où l’office se fait comme dans la grande église, sans s’interrompre ni s’entendre réciproquement, toutes trois. La sacristie, pleine de richesses immenses, est vaste et pourroit passer pour une quatrième église. J’y vis la chape impériale de Charles-Quint, de toile d’or fort ample et à queue d’un pied, semée près à près d’aigles noires éployées, à double tête, le chaperon et les orfrois d’une étoffe qui paroît avoir été magnifique et surbrodée, avec une large attache de même étoffe et des agrafes d’or. On m’y ouvrit une armoire, entre bien d’autres, remplie des raretés les plus précieuses, au fond matelassé de laquelle étoit attachée la belle croix du Saint-Esprit de diamants, que le feu roi avoit envoyée au cardinal Portocarrero, environnée d’un grand tour d’admirables diamants, d’où pendoit la Toison d’or que portoit Charles II d’ordinaire et qu’il donna peu avant sa mort à cette église : deux présents fort inutiles, comme ils sont.

Je ne m’arrêterai point ici à une description de structure ni de richesses, qui est un des plus curieux et des plus satisfaisants morceaux des relations et des voyages d’Espagne, et qui, seule et exacte, feroit plus d’un volume ; je me bornerai à de simples remarques et en fort petit nombre. La tombe plate du cardinal Portocarrero est sans nul ornement dans le passage entre le chœur métropolitain et la chapelle des nouveaux rois, en sorte qu’elle est foulée aux pieds de tout le monde, avec cette seule inscription et sans armes : Hic jacet chais, pulvis, et nihil, suivant qu’il l’ordonna expressément ; mais on a mis vis-à-vis sur la muraille une magnifique épitaphe en son honneur. L’église métropolitaine n’a point le défaut de presque toutes les églises d’Espagne. Le chœur y est de plain-pied, c’est-à-dire relevé de trois ou quatre marches plus que la nef, entre la nef et le grand autel, et fermé à peu près comme est celui de Notre-Dame, à Paris, mais le chœur et la nef presque le double plus longue et plus large, et haute à proportion. Le chœur a tout autour trois rangs de stalles, tous trois plus élevés l’un que l’autre, ce qui en fait un nombre prodigieux. Elles sont commodes, et tant les stalles que la boiserie entière, qui est fort élevée et richement travaillée, sont de bois précieux. Pas une stalle de trois rangs ne ressemble à une autre pour le travail. Le dossier, les côtés, les dessus des séparations, le devant de chaque stalle relevée, est d’une ciselure en bois plus finement travaillée et plus exactement recherchée que les plus belles tabatières d’or. Les sujets en sont pris de la vie de Ferdinand le Catholique et d’Isabelle, sa première femme, qui, par leur mariage, réunirent les couronnes d’Aragon et de Castille et leurs dépendances, et dont les conquêtes éteignirent la domination des Maures en Espagne ; et comme rien n’y est oublié en aucun genre, jusques aux plus petites choses, les événements depuis leur naissance jusqu’à leur mort ont pu fournir à toutes ces stalles sans aucun vide. Il n’y en a aucune qui ne méritât plusieurs heures d’application à la considérer, et dont la rare beauté ne fit trouver ces heures courtes.

L’archevêque avoit ordonné que, encore qu’on fût en carême, la messe mozarabique fût chantée et célébrée devant moi aussi solennellement que le jour de Pâques. Cette chapelle de la cathédrale, où cet office est fondé, a son chœur particulier et est vers le bas de la nef. On mit un prie-Dieu avec un tapis et quatre carreaux, deux en bas pour les genoux, deux en haut pour les coudes, pour mon second fils et pour moi, qui est le traitement des cardinaux, des ambassadeurs et des grands, dans toutes les églises d’Espagne. Cela étoit préparé du côté de l’évangile, tout près de l’autel, en sorte qu’étant à genoux je voyois pleinement dessus. Mon second fils et moi fûmes conduits sur ce prie-Dieu, et on donna seulement un carreau au comte de Larges, à Céreste, à mon fils aîné, à l’abbé de Saint-Simon et à son frère.

Je vis et j’entendis cette messe avec une grande curiosité et un extrême plaisir. Je ne la décrirai point ici, parce que je la vis telle que je l’ai lue décrite et expliquée dans le cardinal Bona [2] et dans d’autres livres liturgiques. Elle se dit en latin, avec les ornements ordinaires, tant des célébrants que de l’autel. Il y a seulement toujours deux livres aux deux côtés sur l’autel : l’un est pour tout ce qui est de la messe, l’autre pour les collectes pour le peuple, qui sont fort multipliées, ainsi que les amen du choeur. Cela et la séparation de l’Eucharistie en quinze parties en croix sur la patène, en prononçant un nom de mystère sur chaque particule en la séparant et la posant, et dans la suite en prenant pour se communier chaque particule l’une après l’autre, en prononçant le même nom de mystère, rend la messe un peu plus longue que les nôtres ; mais cela est peu perceptible à une grand’messe par le chant du chœur, qui allonge toujours.

De là je fus conduit au chœur, dont je voulus voir l’office, où je fus placé au bout le plus près de l’autel, et sur le devant de ma stalle et de celle de mon second fils, il y avoit un tapis et des carreaux comme dans la chapelle mozarabe ; les autres eurent chacun leur stalle et un carreau. Je remarquai avec surprise deux évêques en rochet et camail violet, avec leur croix au cou, dans les stalles parmi les chanoines, sans aucune distinction ni distance, et des chanoines également au-dessous et au-dessus d’eux. Il y avoit des bancs disposés en travers dans le milieu, dans le large espace entre les stalles de chaque côté, où les chanoines se vinrent asseoir pour entendre le sermon d’un jacobin après l’évangile. Ces deux évêques s’y placèrent parmi les chanoines en leur rang d’ancienneté, comme ils étoient dans les stalles, sans distance, sans distinction, joignant les chanoines au-dessus et au-dessous d’eux. C’étoient deux évêques in partibus suffragants pour soulager l’archevêque dans ses fonctions épiscopales, comme confirmations, ordinations, consécrations des saintes huiles, etc. Ce qui me parut singulier fut une espèce de drapeau blanc arboré et flottant au plus haut du superbe clocher de cette église, qui est prodigieusement élevé, et d’une riche et admirable structure. Je crus qu’on étoit dans l’octave de la dédicace de l’église, mais on me détrompa bientôt en m’apprenant que ce drapeau étoit là pour le cardinal Borgia. C’est qu’aussitôt qu’un chanoine de Tolède, ou l’archevêque, devient cardinal, on met ce drapeau au clocher ; et s’il arrive qu’il se trouve plusieurs chanoines cardinaux, on met un drapeau pour chacun d’eux, et le drapeau de chacun n’est ôté qu’à sa mort.

Au retour de l’église, et avant le dîner, on m’annonça deux chanoines qui venoient me complimenter au nom du chapitre. En même temps, je fus averti que l’un étoit un Pimentel, archidiacre de l’église de Tolède, par conséquent d’une des plus grandes maisons d’Espagne, et de la même que le comte de Benavente ; que ce chanoine avoit quatre-vingt mille livres de rentes de sa prébende, et qu’il avoit refusé les archevêchés de Séville et de Saragosse ; qu’il étoit aussi chef de l’inquisition du diocèse, et qu’il étoit accompagné d’un autre chanoine de qualité dont la prébende lui valoit soixante mille livres de rente. C’étoient là des chanoines tant soit peu renforcés en comparaison des nôtres. Tout ce qui étoit avec moi, et beaucoup d’autres gens de la ville, dont le corps m’étoit venu saluer, les neveux et les principaux officiers de l’archevêque remplissoient la pièce où j’étois, où nous étions tous debout. Je fis quelques pas au-devant des deux chanoines ; je leur fis donner deux sièges à côté l’un de l’autre, et j’en pris un vis-à-vis d’eux. Je les priai par signes de se couvrir, et nous nous couvrîmes tous trois, tout le reste debout, faute de sièges et de place. Les chanoines étoffent en habit long avec un chapeau. Dès que je fus couvert, je me découvris et ouvris la bouche pour les remercier ; à l’instant, le Pimentel, le chapeau à la main, se leva, s’inclina, me dit domine sans m’avoir donné l’instant d’articuler un seul mot, se rassit, se couvrit, et me fit une très belle harangue en fort beau latin, qui dura plus d’un gros quart d’heure. Je ne puis exprimer ma surprise ni quel fut mon embarras de répondre en françois à un homme qui ne l’entendoit pas. Quel moyen ! en latin, comment faire ? Toutefois, je pris mon parti ; j’écoutai de toutes mes oreilles, et tandis qu’il parla, je bâtis ma réponse pour dire quelque chose sur chaque point, et finir par ce que j’imaginai de plus convenable pour le chapitre et pour les députés, en particulier pour celui qui parloit. Il finit par la même révérence qui avoit commencé son discours, et je voyois en même temps toute cette jeunesse qui me regardoit et riochoit de l’embarras où elle n’avoit pas tort de me croire.

Le Pimentel rassis, j’ôtai mon chapeau, je me levai, je dis domine. En me rasseyant et me couvrant, je jetai un coup d’œil à cette jeunesse, qui me parut stupéfaite de mon effronterie, à laquelle elle ne s’attendoit pas. Je dérouillai mon latin comme je pus, où il y eut sans doute bien de la cuisine et maints solécismes, mais j’allai toujours, répondant point par point ; puis, appuyant sur mes remerciements, avec merveilles pour le chapitre, pour les députés et pour le Pimentel, à qui j’en glissai sur sa naissance, son humilité, son mépris des grandeurs, et son refus de deux si grands et si riches archevêchés. Cette fin leur fit passer mon mauvais latin, et les contenta extrêmement, à ce que j’appris. Je ne parlai pas moins longtemps que le Pimentel avoit fait. En finissant par la même révérence, je jetai un autre coup d’œil sur la jeunesse, qui me parut tout éplapourdie [3] de ce que je m’en étois tiré si bien. Il est vrai qu’elle n’admira pas mon latin, mais ma hardiesse et ma suite, parce que j’avois répondu à tout, et que je les avois après largement complimentés. Après quelques moments de silence, ils se levèrent pour s’en aller, et je les conduisis jusque vers le bout de la pièce suivante. Les neveux et l’assistance me félicitèrent sur mon bien-dire en latin. Ce n’étoit pas, je pense, qu’ils le crussent, ni moi non plus, mais enfin j’en étois sorti et quitte.

Nous dînâmes bientôt après. Le maître d’hôtel, les porteurs de plats, ceux qui nous donnoient à boire et des assiettes, ceux qui étoient au buffet, tous me sembloient des jésuites, à qui je n’osois demander mes besoins. J’ai déjà remarqué que tous les domestiques de l’archevêque de Tolède, même tous ses laquais, cochers et postillons, étoient tous vêtus en ecclésiastiques, sans aucune différence des prêtres, et que l’habit ecclésiastique est demeuré en Espagne précisément le même que celui que portent les jésuites, qui étoit l’habit de tous les ecclésiastiques du temps de saint Ignace, leur instituteur. L’après-dînée, j’allai visiter les deux chanoines qui m’étoient venus complimenter, qui, par politesse, firent dire qu’ils étoient sortis. De là je fus voir le palais de Tolède que Charles-Quint avoit comme bâti de nouveau. Les troupes de l’archiduc y mirent le feu la dernière fois qu’elles abandonnèrent cette ville et les Castilles, et par le peu qui en est resté, on voit que ç’a été le plus grand dommage du monde, et la plus insigne brutalité. Je retournai ensuite à l’église que j’eus loisir de voir bien plus à mon aise que je n’avois pu faire le matin. On m’y arracha de chaque endroit pour m’en faire admirer d’autres. On y passeroit bien du temps à satisfaire sa curiosité. On ne m’indiqua rien d’ailleurs à voir à Tolède : la ville est collée à une haute chaîne de montagnes ; elle est toute bâtie sur un penchant fort roide, les rues étroites et obscures, en sorte que les voitures n’y peuvent presque aller. Elle est assez grande, impose par un air d’antiquité, et, quoique vilaine et sans aucune maison d’une certaine apparence, paroît beaucoup par la roideur de l’amphithéâtre qu’elle occupe, et qui la montre tout entière. Je n’y séjournai qu’un jour entier.

De Tolède, j’allai à Aranjuez, environ comme de Paris à Meaux. On me fit descendre et loger chez le gouverneur qui étoit absent, dans un grand et beau corps de logis, tout près du château, à droite en arrivant. C’est le seul endroit des Castilles où il y ait de beaux arbres, et ils y sont en quantité. De quelque côté qu’on y arrive, c’est par une avenue d’une lieue ou de trois quarts de lieue, dont plusieurs ont double rang d’arbres, c’est-à-dire une contre-allée de chaque côté de l’avenue. Il y en a douze ou treize qui arrivent de toutes parts à Aranjuez, où leur jonction forme une place immense, et la plupart percent au delà à perte de vue. Ces avenues sont souvent coupées par d’autres transversales, avec des places dans leurs coupures, et par leur grand nombre forment de vastes cloîtres de verdure ou de champs semés, et se vont perdre à une lieue de tous côtés dans les campagnes.

Le château est grand ; les appartements en sont vastes et beaux, au-dessus desquels les principaux de la cour sont logés. Le Tage environne le jardin, qui a une petite terrasse tout autour, sur la rivière, qui est là étroite et ne porte point bateau. Le jardin est grand, avec un beau parterre et quelques belles allées. Le reste est coupé de bosquets, de berceaux bas et étroits, et plein de fontaines de belle eau, d’oiseaux et d’animaux, de quelques statues qui inondent les curieux qui s’amusent à les considérer. Il sort de l’eau de dessous leurs pieds : il leur en tombe de ces oiseaux factices, perchés sur les arbres, une pluie abondante, et une autre qui se croise en sortant de la gueule des animaux et des statues, en sorte qu’on est noyé en un instant, sans savoir où se sauver. Tout ce jardin est dans l’ancien goût flamand, fait par des Flamands que Charles-Quint fit venir exprès. Il ordonna que ce jardin seroit toujours entretenu par des jardiniers flamands sous un directeur de la même nation, qui auroit seul le droit d’en ordonner, et cela s’est toujours observé fidèlement depuis. Accoutumés depuis au bon goût de nos jardins amenés par Le Nôtre, qui en a eu tout l’honneur, par les jardins qu’il a faits et qui sont devenus des modèles, on ne peut s’empêcher de trouver bien du petit et du colifichet à Aranjuez. Mais le tout fait quelque chose de charmant et de surprenant en Castille par l’épaisseur de l’ombre et la fraîcheur des eaux. J’y fus fort choqué d’un moulin sur le Tage, à moins de cent pas du château, qui coupe la rivière et dont le bruit retentit partout. Derrière le logement du gouverneur sont de vastes basses-cours, et joignant un village fort bien bâti. Derrière tout cela est un parc fort rempli de cerfs, de daims et de sangliers, où on est conduit par ces belles avenues ; et ce pare est un massif de bois étendu, pressé, touffu pour ces animaux. Une avenue fort courte nous conduisit à pied sous une manière de porte fermée d’un fort grillage de bois qui donnoit sur une petite place de pelouse environnée du bois. Un valet monta assez haut à côté de cette porte, et se mit à siffler avec je ne sais quel instrument. Aussitôt cette petite place se remplit de sangliers et de marcassins de toutes grandeurs, dont il y en avoit plusieurs de grandeur et de grosseur extraordinaires. Ce valet leur jeta beaucoup de grain à diverses reprises, que ces animaux mangèrent avec grande voracité, venant jusque tout près de la grille, et souvent se grondant, et les plus forts se faisant céder la place par les autres, et les marcassins et les plus jeunes sangliers, retirés sur les bords, n’osant s’approcher ni manger que les plus gros ne fussent rassasiés. Ce petit spectacle nous amusa fort, près d’une heure.

On nous mena de là en calèche découverte, par les mêmes belles avenues, à ce qu’ils appellent la Montagne et la hier. C’est une très petite hauteur isolée, peu étendue, qui découvre toute la campagne et cette immense quantité d’avenues et de cloîtres formés par leurs croisières, ce qui fait une vue très agréable. Presque tout le planitre [4] de cette hauteur est occupé par une grande et magnifique pièce d’eau, qui est là une merveille et qui n’auroit rien d’extraordinaire dans tout autre pays. Elle est revêtue de pierre, et porte quelques petits bâtiments en forme de galères et de gondoles sur lesquelles Leurs Majestés Catholiques se promènent quelquefois et prennent aussi le plaisir de la péché, cette pièce étant assez fournie pour cela du poisson qu’on a soin d’y entretenir. D’un autre côté, il y a une vaste ménagerie, mais rustique, où on entretient un haras de chameaux et un autre de buffles.

Des officiers du roi d’Espagne m’amenèrent le matin, comme je sortois, un grand et beau chameau, bien ajusté et bien chargé, qui se mit à genoux devant moi, pour y être déchargé d’une grande quantité de légumes, d’herbages, d’oeufs, et de plusieurs barbeaux, dont quelques-uns avoient trois pieds de long, et tous les autres fort grands et gros, mais que je n’en trouvai pas meilleurs que ceux d’ici, c’est-à-dire mous, fades et pleins d’une infinité de petites arêtes. Je fus traité aux dépens du roi, et je séjournai un jour entier. Ce lieu me parut charmant pour le printemps et délicieux pour l’été ; mais l’été personne n’y demeure, pas même le peuple du village, qui se retire ailleurs et ferme ses maisons sitôt que les chaleurs se font sentir dans cette vallée, qui causent des fièvres très dangereuses et qui tiennent ceux qui en réchappent sept ou huit mois dans une langueur qui est une vraie maladie. Ainsi la cour n’y passe guère que six semaines ou deux mois du printemps, et rarement y retourne en automne. D’Aranjuez à Madrid le chemin est assez beau, à peu près de la distance de Madrid à l’Escurial. Mais, pour aller de l’une de ces maisons à l’autre, il faut passer par Madrid.

À mon retour, le roi et la reine me demandèrent comment j’avois trouvé Aranjuez. Je le louai fort, autant qu’il le méritoit, et dans le récit de tout ce que j’y avois vu, je parlai du moulin, et que je m’étonnois comment il étoit souffert si proche du château, où sa vue, qui interrompoit celle du Tage, et plus encore son bruit, étoient si désagréables, qu’un particulier ne le souffriroit pas chez lui. Cette franchise déplut au roi, qui répondit qu’il avoit toujours été là, et qu’il n’y faisoit point de mal. Je me jetai promptement sur d’autres choses agréables d’Aranjuez, et cette conversation dura assez longtemps. J’y mangeai du lait de buffle, qui est le plus excellent de tous et de bien loin. Il est doux, sucré, et avec cela relevé, plus épais que la meilleure crème, et sans aucun goût de bête, de fromage ni de beurre. Je me suis étonné souvent qu’ils n’en aient [pas] quelques-uns à la Casa del Campo, pour faire usage à Madrid d’un si délicieux laitage.


  1. Il y a dans le manuscrit sixième siècle et non huitième siècle, comme on l’a imprimé dans les précédentes éditions pour rectifier une erreur de date. La conquête de l’Espagne par les Arabes n’eut lieu, en effet, qu’après la bataille de Xérès livrée en 711.
  2. Le cardinal Bona a laissé un grand nombre de traités. Il s’agit probablement ici de son traité De rebus liturgicis, où l’on trouve des recherches sur les cérémonies et les prières de la messe.
  3. Vieux mot qui ne se trouve pas dans les lexiques ordinaires. Il a le même sens que abasourdi.
  4. Terrain plat, plateau (planities).