Mémoires (Saint-Simon)/Tome 2/25

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CHAPITRE XXV.


Arrêt du conseil, à faute de mieux, qui dépouille le cardinal de Bouillon. — Cardinal de Coislin fait grand aumônier. — Évêque de Metz premier aumônier en titre. — Conduite du cardinal de Bouillon. — Réflexion sur les cardinaux français. — Mort du duc de Glocester. — Le Vassor. — Mesures sur l’Espagne. — Paix du Nord en partie. — Voyage de Fontainebleau. — Zinzendorf, envoyé de l’empereur, mange avec Monseigneur. — Mme de Verue ; ses malheurs, sa fuite de Turin en France. — Jugement en faveur de la Bretagne, de sa propre amirauté contre l’amirauté de France. — Acquisition de sceaux par M. du Maine. — Mort de Mlle de Condé. — D’Antin quitte le jeu solennellement et le reprend ensuite. — Mort de M. de la Trappe. — Mort du pape Innocent XII (Pignatelli).


M. le cardinal de Bouillon, toujours dans Rome, attendant un consistoire pour y opter le décanat et l’évêché d’Ostie, continuoit à porter l’ordre, et en bon françois à se moquer du roi. Il prétendoit très-faussement que sa charge de grand aumônier étoit office de la couronne, comme force autres choses, et que conséquemment en ne donnant point de démission, elle ne pouvoit lui être ôtée sans lui faire son procès, dont sa pourpre le mettoit à l’abri. Le roi, enfin, excédé d’une désobéissance si poussée et si éclatante, ordonna au parlement de lui faire son procès, mais, quand on voulut y travailler, tant d’obstacles se présentèrent qu’il en fallut quitter le dessein. On y suppléa par un arrêt du conseil rendu en présence du roi, le dimanche 12 septembre, qui ordonna la saisie de tous les biens laïques et ecclésiastiques du cardinal de Bouillon, en partageant les derniers en trois portions, pour les réparations, les aumônes et la confiscation, et tous les biens laïques confisqués, et cet arrêt fut envoyé à tous les intendants des provinces pour le faire exécuter sur-le-champ et à la rigueur. Le même jour les provisions de la charge de grand aumônier furent envoyées au cardinal de Coislin, à Rome, et celles de premier aumônier expédiées à l’évêque de Metz, son neveu, qui n’en avoit que la survivance. Le roi chargea Pontchartrain de porter cette triste nouvelle au duc de Bouillon, et de lui dire que c’étoit avec déplaisir qu’il étoit obligé d’en venir là. Le désespoir du cardinal fut extrême en apprenant cet arrêt, et sa charge donnée au cardinal de Coislin qui n’osa la refuser. L’orgueil l’avoit toujours empêché de croire qu’on en vint à cette extrémité avec lui. Il ne donna point sa démission qu’on ne lui demandoit plus et dont on n’avoit plus que faire. Son embarras fut l’ordre ; M. de Monaco le fit avertir que, s’il ne le quittoit, il avoit ordre de le lui aller arracher du cou. S’il avoit pu espérer quelque suite embarrassante d’une démarche si forte contre un cardinal, il n’eût pas mieux demandé, mais sa fureur un peu rassise lui laissa voir toute sa faiblesse, et toute la folie de prétendre garder malgré le roi l’ordre qu’il n’en avoit reçu que comme la marque d’une charge qu’il lui avoit ôtée, et dont il avoit revêtu un autre cardinal actuellement aussi dans Rome. Il quitta donc les marques de l’ordre, mais ce qu’il fit de pitoyable est qu’il porta un cordon bleu étroit avec la croix d’or au bout, sous sa soutane, et qu’il tâchoit de fois à autres de laisser entrevoir un peu de ce bleu, entre le haut de sa soutane et son porte-collet.

Je ne puis m’empêcher d’admirer ici la manie d’avoir des cardinaux en France, et de mettre des sujets en état de faire compter avec eux, d’attenter tout ce que bon leur semble, et de narguer impunément les rois et les lois. Le roi avoit senti au commencement de son règne le poids insultant de cette pourpre, jusque dans sa capitale, par le cardinal de Retz, qui, après tout ce qu’il avoit commis, força enfin à lui faire un pont d’or, et à se faire recevoir avec toutes sortes de distinctions et d’avantages. Les dernières années du même règne furent marquées au même coin par le cardinal de Bouillon. Si nos rois ne souffroient point de cardinaux en France, et s’ils donnoient leur nomination à des Italiens, ils s’attacheroient les premières maisons et les principaux sujets de Rome par cette espérance, et ceux qu’ils nommeroient, étant du pays, dans leurs familles et parmi leurs amis, au fait de jour à jour de tout ce qui se passe à Rome, y serviroient bien plus utilement qu’un cardinal françois, qui est longtemps à se mettre au fait de cette carte, qui y est toujours considéré comme en passant et qui ne peut jamais acquérir l’amitié, la confiance, ni la facilité de manège et d’industrie d’un naturel du pays. Ce cardinal italien n’a point d’amis ni de famille en France qui le soutienne s’il vient à mécontenter. Il est donc bien plus attentif à bien faire qu’un François, qui ne parvient pas là sans de bons appuis, ou qui tout au plus s’en console en retournant chez lui parmi les siens, où, quoi qu’il ait fait, il nage dans les biens, dans les plus grands honneurs, et jouit de toutes les distinctions, de toute la considération, et de tous les ménagements, pour soi et pour les siens, qui en sont une suite nécessaire. On ne craint plus un Italien qui, avec la confiance de la cour qui l’a élevé, perd tout son relief à Rome et tombe dans le mépris, et dont l’exemple apprend à son successeur à éviter une disgrâce qui remplit de dégoûts tout le reste d’une vie.

Pour les conclaves, les Italiens se trouvent tout portés et tout instruits des intérêts des brigues et des menées, et à portée de serrer la mesure avant l’arrivée des étrangers, s’ils voient jour à faire leur coup, au lieu qu’il faut bien du temps à ceux qui arrivent pour se mettre au fait dont ils ne peuvent être instruits que par les autres qui les abusent bien souvent, et, le conclave fini, n’ont plus grande hâte que de s’en retourner. Un Italien, au contraire, qui a contribué à une exaltation, et qui n’a d’autre demeure que Rome, profite pour la couronne qu’il sert de la bienveillance qu’il s’est acquise du pape et de sa famille, et susceptible qu’il est pour la sienne de toutes les petites grâces de la prélature de Rome, et lié et instruit comme il l’est à fond dans cette cour, ses vues sont bien plus justes et plus animées, et mieux secondées de son adresse et de ses amis, pour procurer un pape, qui convienne, et dont l’amitié, influant sur les siens, devienne aussi utile à la couronne. Il se contente de quelques bonnes abbayes ; il ne lui faut pas quarante ou cinquante mille livres de rente, comme à nos cardinaux qui se croient pauvres et maltraités à moins de trois cent mille livres de rente ; et comme tout est de proportion, et que les cardinaux italiens ne sont pas riches, jusqu’à s’accommoder de deux cents écus de pension, il est en biens fort audessus de tous les autres pour peu qu’il ait quelques abbayes considérables, et a plus de crédit et de moyen que les nôtres, à les prendre régulières à la décharge de notre clergé, et comme il n’a point de voyages à faire, il n’y en a point à lui payer, comme à nos cardinaux. Il n’a rien en France à demander pour les siens, et sa fortune de ce côté-là se borne à lui-même. Il est plus souple avec notre ambassadeur, parce qu’il est sans appui à la cour que son service, et leur concert n’est point sujet aux jalousies, parce que, bien loin d’espérer l’emporter sur lui comme nos cardinaux, c’est de son union avec lui que dépendent ses succès dans les affaires, et de son témoignage la satisfaction et la considération qu’il se propose de mériter. Par là notre clergé devient indépendant de la cour de Rome ; il n’a plus de tentations de nourrir ses espérances par sa mollesse et le sacrifice des droits de l’épiscopat, de ceux du roi et de la couronne et des libertés de notre Église. Pour un chapeau qu’un de nos prélats attrape par ses souplesses et sa dépendance de Rome, un grand nombre d’autres suivent la même route pour une espérance qui se diffère, qui les anime au lieu de les rebuter, et qui pourtant ne s’accomplit jamais.

Cette ambition, coupée par la racine, rendroit la cour de Rome bien moins entreprenante, et bien plus mesurée, préviendroit ses pratiques par le confesseur, par les jésuites et par les autres réguliers dont elle dispose, et délivreroit des embarras d’avoir à lui résister. Elle n’auroit plus d’espérance en celle des ministres et des favoris pour leurs proches. Le cardinalat, qui est une grande illustration pour les gens nouveaux, est toujours un grand avantage pour les autres, qui trouvent des avancements et des préférences par la considération d’un cardinal leur parent qui les pousse, et dont la riche bourse supplée à. leurs besoins. C’est ce qui rend les gens en place si mesurés avec Rome, qu’ils savent irréconciliable pour les moindres oppositions qu’elle rencontre. Ceux même qui n’ont encore personne en maturité pour songer au cardinalat n’en veulent pas devenir obstacles, et par tous ces ménagements Rome entreprend et réussit toujours ; au lieu que si aucun François ne pouvoit jamais parvenir à la pourpre, tous n’auroient plus les yeux tournés que vers le roi, parce qu’ils n’espéreroient rien que de lui, et que tout autre avancement, grandeur, richesse, leur seroit absolument interdit. Mais voilà assez inutilement raisonné, puisque nos rois sont complices contre eux-mêmes, et que rien ne les corrige de fournir des armes contre leur personne et contre leur couronne, et que leurs plus grands dons sont pour ceux qui s’affranchissent de leur dépendance et de l’autorité de toutes les lois.

Le roi d’Angleterre perdit le duc de Glocester, héritier présomptif de ses couronnes, depuis que son usurpation avoit passé en lui. Il avoit onze ans, et étoit fils unique de la princesse de Danemark, sœur puînée de père et de mère de la défunte reine, femme du roi Guillaume, et n’avoit ni frères ni sœurs. Son précepteur étoit le docteur Burnet, évêque de Salisbury, qui eut le secret de l’affaire de l’invasion, et qui passa en Angleterre avec le prince d’Orange à la révolution, dont il a laissé une très-frauduleuse histoire, et beaucoup d’autres ouvrages où il n’y a pas plus de vérité ni de bonne foi.

Le sous-précepteur étoit le fameux Vassor, auteur de l’Histoire de Louis XIII, qui se feroit lire avec encore plus de plaisir, s’il y avoit mis moins de rage contre la religion catholique, et de passion contre le roi et contre beaucoup de gens : cela près, elle est excellente et vraie ; il faut qu’il ait été singulièrement bien informé des anecdotes qu’il raconte et qui échappent à presque tous les historiens. J’y ai trouvé par exemple la journée des Dupes précisément comme mon père me l’a racontée, qui y a fait un personnage si principal et si intime, et plusieurs autres endroits curieux qui n’ont pas moins d’exactitude.

Cet auteur a tant fait de bruit qu’il vaut bien la peine que j’en dise quelque chose. Il étoit prêtre de l’Oratoire, fort appliqué à l’étude, et fort bien dans sa congrégation ; d’ailleurs homme de bas lieu. Personne ne s’y défioit de lui, et il étoit même considéré comme un homme dont les mœurs étoient sans reproches, dont l’esprit et le savoir faisoit honneur à l’Oratoire, et qui était pour y occuper les premières places avec le temps.

La surprise fut donc extrême lorsque, durant la tenue d’une assemblée générale, le P. de La Chaise témoigna beaucoup d’aigreur aux supérieurs principaux d’une résolution qu’ils avoient crue entièrement secrète. Le soupçon n’en put tomber crue sur le P. Le Vassor, qui la savoit par la confiance qu’on avoit en lui. On prit un temps qu’il n’étoit point à sa chambre pour y entrer. Les mêmes supérieurs y visitèrent ses papiers. Sa table même le trahit ; il y avoit laissé des lettres de lui et à lui, des mémoires et d’autres choses qui firent la plus complète preuve de sa trahison, et que, depuis qu’il avoit pris le collet de l’Oratoire, il n’avoit cessé d’y être l’espion des jésuites.

Cet honnête homme, revenu dans sa chambre, jette les yeux sur sa table, et la voit fort déchargée de papiers : il la visite, et voit ce qui lui manque. Le voilà éperdu. Il cherche partout dans un reste de désir, plutôt que d’incertitude, de les avoir déplacés lui-même, mais la recherche n’est pas achevée que ces mêmes supérieurs viennent lui en ôter la peine. La fureur d’être découvert succéda à l’inquiétude : il fit son paquet, se retira et allongea dès le lendemain son collet. Désespéré, il va au P. de La Chaise lui demander une abbaye, et lui exposer l’accablement de son état. Un espion, devenu inutile, ne porte pas grand mérite avec soi. La découverte qui le déshonoroit retomboit à plomb sur les jésuites, qui ne furent pas pressés de récompenser son imprudence. Outré de désespoir, de honte, de faim, et d’une attente de bénéfice qui devenoit un surcroît de douleur, il fut se jeter à la Trappe. Les vues qui l’y portèrent n’étoient pas droites, aussi n’eurent-elles aucunes bénédictions : en peu de jours sa vocation se trouva desséchée. Il s’en alla à l’abbaye de Perseigne ; il en loua le logis abbatial, et y demeura quelques mois. Il y eut cent prises avec les moines. Leur jardin n’étoit séparé du sien que par une forte haie. Les poules des moines la franchissoient ; il s’en prit aux moines, tant qu’un jour il attrapa le plus de leurs poules qu’il put, leur coupa le bec et les ergots avec un couperet, et les jeta aux moines pardessus la haie. Cette cruauté est si marquée, que je l’ai voulu rapporter. Une retraite si hargneuse, et dont Dieu n’étoit pas l’objet, ne put durer.

Il retourna à Paris faire un dernier effort pour avoir de quoi vivre en récompense de son crime. Il n’en put venir à bout. De rage et de faim il passa en Hollande, se fit protestant, et se mit à vivre de sa plume. Elle le fit bientôt connoître. Sa qualité de prosélyte, quoique pour l’ordinaire méprisée dans ces pays-là, et avec grande raison, se trouva appuyée d’esprit, de savoir, de talent, d’un beau génie. Un homme chassé de l’Oratoire, pour y avoir été espion des jésuites, fit espérer d’apprendre bien des choses de lui.

Tout cela ensemble lui procura des connoissances, des amis, des protecteurs.

Il fut connu de réputation en Angleterre, il y espéra plus de fortune qu’en Hollande, il y passa recommandé par ses amis. Burnet le reçut à bras ouverts.

Son Histoire de Louis XIII délecta la haine contre la religion catholique et contre le roi, et Burnet le fit connoître au roi d’Angleterre, et l’obtint pour sous-précepteur sous lui du duc de Glocester. Il étoit difficile de le faire instruire par deux autres aussi grands ennemis des catholiques et de la France, et rien ne convenoit mieux aux sentiments du roi Guillaume pour l’éducation de son successeur. Portland, entièrement dégoûté, s’étoit tout à fait retiré auprès de la Haye, et le roi d’Angleterre essuyoit tant de dégoûts du parlement qu’on l’appeloit publiquement roi de Hollande, et stathouder d’Angleterre.

Quelque crédit qu’il eût à Vienne il n’y put jamais faire goûter le traité de partage, et après bien des délais, l’empereur crut répondre bien modérément de déclarer à la France, à l’Angleterre et à la Hollande, et par là à toute l’Europe, qu’étant le plus proche parent du roi d’Espagne, il ne pouvoit durant sa vie entrer en aucun traité touchant sa Succession, et donna ordre à une levée de trente mille hommes dans ses pays héréditaires. Bientôt après, Blécourt déclara au roi d’Espagne que s’il prenoit dans aucun de ses États des troupes de l’empereur, sous prétexte de recrues, d’achat, ou de quelque autre que ce frit, le roi le regarderoit et le prendroit comme une infraction à la paix. Le conseil d’Espagne répondit au nom du roi d’Espagne qu’il avoit assez de troupes, et en assez bon état, pour n’en pas prendre d’étrangères dont il n’avoit aucun besoin, et qu’on pouvoit s’assurer qu’en aucun cas il n’en prendroit de l’empereur. La même déclaration avoit été faite sur la réception de l’archiduc, dans aucun des États du roi d’Espagne où on avoit soupçonné que l’empereur le vouloit envoyer. Sur l’assurance du conseil d’Espagne, Blécourt déclara à ce même conseil que, pourvu que cela fût bien observé, le roi n’entreprendroit rien sur les États du roi d’Espagne pendant sa vie ; la même déclaration fut faite à Vienne, et l’empereur s’engagea à n’envoyer point de troupes dans les États d’Espagne moyennant la même assurance du roi. Castel dos Rios avoit souvent des audiences du roi, et une fort longue depuis peu où il voulut être tête à tête avec le roi, sans Torcy, à qui même il ne voulut pas dire ni devant ni après le sujet de cette audience, dont il parut sortir fort content. Ce secret fut une chose tout à fait hors d’usage, ainsi que ce tête-à-tête sans le ministre des affaires étrangères. En même temps de cette levée de l’empereur et de cette déclaration en Espagne, le roi signa un acte avec force menus princes de l’empire, par lequel il s’engageoit à ne point reconnoître un neuvième électeur, en conséquence des traités de Westphalie.

Le roi de Danemark le signa aussi, mais je ne sais pourquoi, puisqu’il s’étoit engagé à l’empereur de n’employer pas la voie de fait. Il venoit enfin de faire la paix avec la maison d’Holstein et le jeune roi de Suède, qui avoit passé en personne dans l’île de Seeland, forcé ses retranchements, pris bien des lieux et menacé tellement Copenhague et les restes de la flotte danoise battue par celle de Suède, que l’empereur et le roi d’Angleterre s’entremirent fort à propos pour arrêter tant de progrès. Celle du roi de Pologne duroit toujours contre l’électeur de Brandebourg, en laquelle les Polonois ne voulurent prendre aucune part, et avec lesquels le roi eut de fâcheuses affaires à démêler et avec les Suédois.

Le roi alla le 23 septembre à Fontainebleau ; le roi et la reine d’Angleterre y arrivèrent le 28, et y demeurèrent jusqu’au 12 octobre avec toutes sortes d’attentions du roi et de respects de toute la cour pour eux, comme toutes les autres années. M. de Beauvilliers, qu’une très-mauvaise santé avoit fait aller à Bourbon, en revint à Fontainebleau le 4 octobre, avec assez de succès.

On remarqua que le comte de Zinzendorf ayant suivi Monseigneur à la chasse du loup le 1er octobre, Monseigneur qui, au retour de ces chasses, nommoit assez souvent plusieurs des plus distingués qui y avoient été pour manger avec lui dans son appartement, y retint cet envoyé de l’empereur ; quatre jours après, le roi donna ses ordres pour une grande augmentation de troupes.

Parmi tant de choses importantes qui préparoient les plus grands événements, il en arriva un fort particulier, mais dont la singularité mérite le court récit. Il y avoit bien des années que la comtesse de Verue vivoit à Turin, maîtresse publique de M. de Savoie. Elle étoit fille du duc de Luynes et de sa seconde femme qui étoit aussi sa tante, sœur de père de sa mère la fameuse duchesse de Chevreuse. Le nombre d’enfants de ce second lit du duc de Luynes, qui n’étoit pas riche, l’avoit engagé à se défaire de ses filles comme il avoit pu. La plupart étoient belles, celle-ci l’étoit fort, et fut mariée toute jeune en Piémont en 1683, et n’avoit pas quatorze ans lorsqu’elle y alla. Sa belle-mère étoit dame d’honneur de Mme de Savoie ; elle étoit veuve et fort considérée. Le comte de Verue étoit tout jeune, beau, bien fait, riche, de l’esprit, et fort honnête homme. Elle aussi avoit beaucoup d’esprit, et, dans la suite, un esprit suivi, appliqué, tout tourné à gouverner. Ils s’aimèrent fort et passèrent quelques années dans ce bonheur.

M. de Savoie, jeune aussi et qui voyoit souvent la jeune Verue par la charge de la douairière, la trouva à son gré ; elle s’en aperçut et le dit à son mari et à sa belle-mère, qui se contentèrent de la louer et qui n’en firent aucun compte.

M. de Savoie redoubla de soins, et donna des fêtes, contre sa coutume et son goût. La jeune Verrue sentit que c’étoit pour elle, et fit tout ce qu’elle put pour ne s’y pas trouver ; mais la vieille s’en fâcha, la querella, lui dit qu’elle vouloit faire l’importante, et que c’étoit une imagination que lui donnoit son amour-propre. Le mari, plus doux, voulut aussi qu’elle fût de ces fêtes, et [dit] que sûr d’elle, quand bien même M. de Savoie en seroit amoureux, il ne convenoit ni à son honneur ni à sa fortune qu’elle marquât rien. M. de Savoie lui fit parler. Elle le dit à son mari et à sa belle-mère, et fit toutes les instances possibles pour aller à la campagne passer du temps. Jamais ils ne le voulurent et ils commencèrent à la rudoyer si bien, que, ne sachant plus que devenir, elle fit la malade, se fit ordonner les eaux de Bourbon, et manda au duc de Luynes, à qui elle n’avoit osé écrire sa dure situation, qu’elle le conjuroit de se trouver à Bourbon, où elle avoit à l’entretenir des choses qui lui importoient le plus sensiblement, parce qu’on ne lui permettoit pas d’aller jusqu’à Paris. M. de Luynes s’y rendit en même temps qu’elle, conduite par l’abbé de Verue, frère du père de son mari, qu’on appeloit aussi l’abbé Scaglia, du nom de sa maison. Il avoit de l’âge, il avoit passé par des emplois considérables et par des ambassades, et devint enfin ministre d’État. M. de Luynes, grand homme de bien et d’honneur, frémit au récit de sa Lille du double danger qu’elle couroit par l’amour de M. de Savoie, et par la folle conduite de la belle-mère et du mari ; il pensa à faire aller sa fille à Paris pour y passer quelque temps, jusqu’à ce que M. de Savoie l’eût oubliée, ou se fût pris ailleurs. Rien n’étoit plus sage ni plus convenable, et que le comte de Verrue vînt chez lui voir la France et la cour à son âge, dans un [temps] de paix en Savoie. Il crut qu’un vieillard important et rompu dans les affaires, comme l’étoit l’abbé de Verue, entreroit dans cette vue et la feroit réussir. Il lui en parla avec cette force, cette éloquence et cette douceur qui lui était naturelle, que la sagesse et la piété dont il étoit rempli devoient rendre encore plus persuasive, mais il n’avoit garde de se douter qu’il se confessoit au renard et au loup, qui ne vouloit rien moins que dérober sa brebis. Le vieil abbé étoit devenu fou d’amour pour sa nièce. Il n’avoit donc garde de s’en laisser séparer. La crainte du duc de Luynes l’avoit retenu en allant à Bourbon.

Il avoit eu peur qu’il ne sût son désordre. Il s’étoit contenté de se préparer les voies par tous les soins et les complaisances possibles, mais le duc de Luynes, éconduit et retourné à Paris, le vilain vieillard découvrit sa passion, qui, n’ayant pu devenir heureuse, se tourna en rage. Il maltraita sa nièce tant qu’il put, et au retour à Turin il n’oublia rien auprès de la belle-mère et du mari pour la rendre malheureuse. Elle souffrit encore quelque temps, mais la vertu cédant enfin à la démence et aux mauvais traitements domestiques, elle écouta enfin M. de Savoie et se livra à lui pour se délivrer de persécutions. Voilà un vrai roman. Mais il s’est passé de notre temps au vu et au su enfin de tout le monde.

L’éclat fait, voilà tous les Verue au désespoir, et qui n’avoient qu’à s’en prendre à eux-mêmes. Bientôt la nouvelle maîtresse domina impérieusement toute la cour de Savoie, dont le souverain étoit à ses pieds avec des respects comme devant une déesse. Elle avoit part aux grâces, disposoit des faveurs de son amant, et se faisoit craindre et compter par les ministres. Sa hauteur la fit haïr. Elle fut empoisonnée ; M. de Savoie lui donna d’un contre-poison exquis, qui heureusement se trouva propre au poison qu’on lui avoit donné.

Elle guérit, sa beauté n’en souffrit point, mais il lui en resta des incommodités fâcheuses, qui pourtant n’altérèrent pas le fond de sa santé. Son règne duroit toujours. Elle eut enfin la petite vérole ; M. de Savoie la vit et la servit durant cette maladie comme auroit fait une garde, et quoique son visage en eût souffert, il ne l’en aima pas moins après. Mais il l’aimoit à sa manière. Il la tenoit fort enfermée, parce qu’il aimoit lui-même à l’être, et bien qu’il travaillât souvent chez elle avec ses ministres, il la tenoit fort de court sur ses affaires. Il lui avoit beaucoup donné, en sorte que, outre les pensions, les pierreries belles et en grand nombre, les joyaux et les meubles, elle était devenue riche. En cet état elle s’ennuya de la gêne où elle se trouvoit, et médita une retraite. Pour la faciliter, elle pressa le chevalier de Luynes, son frère, qui servoit dans la marine avec distinction, de l’aller voir. Pendant son séjour à Turin, ils concertèrent leur fuite, et l’exécutèrent après avoir mis à couvert et en sûreté tout ce qu’elle put.

Ils prirent leur temps que M. de Savoie étoit allé, vers le 15 octobre, faire un tour à Chambéry, et sortirent furtivement de ses États avant qu’il en eût le moindre soupçon, et sans qu’elle lui eût même laissé une lettre. Il le manda ainsi à Vernon, son ambassadeur ici, en homme extrêmement piqué. Elle arriva sur notre frontière avec son frère, puis à Paris, où elle se mit d’abord dans un couvent. La famille de son mari ni la sienne n’en surent rien que par l’événement. Après avoir été reine en Piémont pendant douze ou quinze ans, elle se trouva ici une fort petite particulière. M. et Mme de Chevreuse ne la voulurent point voir d’abord. Gagnés ensuite par tout ce qu’elle fit de démarches auprès d’eux, et par les gens de bien qui leur firent un scrupule de ne pas tendre la main à une personne qui se retire du désordre et du scandale, ils consentirent à la voir. Peu à peu d’autres la virent, et quand elle se fut un peu ancrée, elle prit une maison, y fit bonne chère, et comme elle avoit beaucoup d’esprit de famille et d’usage du monde, elle s’en attira bientôt, et peu à peu elle reprit les airs de supériorité auxquels elle étoit si accoutumée, et à force d’esprit, de ménagements et de politesse, elle y accoutuma le monde. Son opulence dans la suite lui fit une cour de ses plus proches et de leurs amis, et de là elle saisit si bien les conjonctures qu’elle s’en fit une presque générale, et influa beaucoup dans le gouvernement, mais ce temps passe celui de mes Mémoires. Elle laissa ’t Turin un fils fort bien fait, et une fille, tous deux reconnus par M. de Savoie sur l’exemple du roi. Le fils mourut sans alliance ; M. de Savoie l’aimoit fort et ne pensoit qu’à l’agrandir.

La fille épousa le prince de Carignan, qui devint amoureux d’elle. C’étoit le fils unique de ce fameux muet, frère acné du comte de Soissons, père du dernier comte de Soissons et du fameux prince Eugène ; ainsi M. de Carignan était l’héritier des États de M. de Savoie s’il n’avoit point eu d’enfants. M. de Savoie aimoit passionnément cette bâtarde, pour qui il en usa comme le roi avoit fait pour Mme la duchesse d’Orléans. Ils vinrent grossir ici la cour de Mme de Verue après la mort du roi, et piller la France sans aucun ménagement.

Le roi jugea à Fontainebleau un très-ancien procès entre l’amirauté de France et la province de Bretagne, qui prétendoit avoir la sienne à part indépendante en tout de celle de France, et elle en avoit joui jusqu’à présent. C’est ce qui avoit mis par les prises, pendant les guerres, les gouverneurs de Bretagne si à leur aise, et qui avoit donné moyen à M. de Chaulnes d’y vivre si grandement et d’y répandre tant de biens. Dès que M. le comte de Toulouse eut ce gouvernement, le roi prit la résolution de juger cette question. Les parties dès longtemps averties pour instruire l’affaire, Valincourt, secrétaire général de la marine, agit pour l’amirauté, et Bénard-Rézé, évêque de Vannes, Sévigné et un du tiers état pour la Bretagne comme députés de la province. M. le comte de Toulouse demeura neutre comme sans intérêt, parce qu’il avoit l’un et l’autre. Le roi donna un conseil extraordinaire, un jeudi matin, dans lequel entrèrent Mgr le duc de Bourgogne qui avoit voix depuis quelque temps, les ministres, les secrétaires d’État, le contrôleur général, et les deux conseillers au conseil royal des finances, qui étoient Pomereu et d’Aguesseau : ce dernier étoit chargé du rapport. Monsieur y était aussi. La province gagna en plein tout ce qu’elle prétendoit, et fut heureuse de ne se trouver point de partie puissante en tête, et qu’au contraire le roi ne fût pas fâché de la favoriser pour y faire aimer et accréditer M. le comte de Toulouse.

En même temps M. du Maine acheta, des héritiers de M. de Seignelay, la belle et délicieuse maison de Sceaux, où M. Colbert et beaucoup plus M. de Seignelay avoient mis des sommes immenses. Le prix fut de neuf cent mille livres qui allèrent bien à un million avec les droits, et si[1]les héritiers en conservent beaucoup de meubles, et pour plus de cent mille francs[2] de statues dans les jardins. Aux dépenses prodigieuses de Mme du Maine, on peut présumer que M. du Maine n’auroit pas été en état de faire une telle acquisition sans les bontés ordinaires du roi pour lui.

Mlle de Condé mourut à Paris le 24 octobre d’une longue maladie de poitrine, qui la consuma moins que les chagrins et les tourments qu’elle essuya sans cesse de M. le Prince, dont les caprices continuels étoient le fléau de tous ceux sur qui il les pouvoit exercer, et qui rendirent cette princesse inconsolable de ce que deux doigts de taille avoient fait préférer sa cadette pour épouser M. du Maine, et sortir de sous ce cruel joug. Tous les enfants de M. le Prince étoient presque nains, excepté Mme la princesse de Conti, l’aînée de ses filles, quoique petite. M. le Prince et Mme la Princesse étoient petits, mais d’une petitesse ordinaire ; et M. le Prince, le héros, qui étoit grand, disoit plaisamment que si sa race alloit toujours ainsi en diminuant elle viendroit à rien. On en attribuoit la cause à un nain que Mme la Princesse avoit eu longtemps chez elle ; et il étoit vrai que, outre toute la taille et l’encolure, M. le Duc et Mme de Vendôme en avoient tout le visage. Celui de Mlle de Condé étoit beau, et son âme encore plus belle ; beaucoup d’esprit, de sens, de raison, de douceur, et une piété qui la soutenoit dans sa plus que très-triste vie. Aussi fut-elle vraiment regrettée de tout ce qui la connoissoit.

M. le Prince envoya Lussan, chevalier de l’ordre et premier gentilhomme de sa chambre, à ma mère pour la prier de lui faire l’honneur, en qualité de parente (ce furent ses termes), d’accompagner le corps de Mlle de Condé, que Mlle d’Enghien, qui a depuis été Mme de Vendôme, conduiroit aux Carmélites du faubourg Saint-Jacques, où elle avoit choisi sa sépulture. Ma mère qui n’alloit guère, et qui, non plus que mon père jusqu’à sa mort, ni moi non plus, n’avoit aucune liaison avec l’hôtel de Condé, ne put qu’accepter, et se rendit en mante dans son carrosse à six chevaux à l’hôtel de Condé, chez Mlle d’Enghien. La duchesse de Châtillon, jadis Mlle de Royan, dont j’ai parlé à propos de mon mariage, étoit l’autre conviée. Comme on sortit, elle prit le devant sur ma mère qui n’avoit garde de s’y attendre. Elle crut que c’étoit une faute d’attention de jeunesse, mais comme ce fut pour monter en carrosse, la duchesse de Châtillon y entra encore la première, et se voulut placer à côté de Mlle d’Enghien. Ma mère, sans monter, témoigna sa surprise à Mlle d’Enghien, et la supplia de lui faire rendre sa place ou de trouver bon qu’elle s’en retournât. Mme de Châtillon répondit qu’elle savoit bien qu’elle étoit de beaucoup son ancienne et qu’elle la devoit précéder, mais qu’en cette occasion la parenté devoit décider, et qu’elle étoit plus proche. Ma mère, toujours froidement mais avec un air de hauteur, lui répondit qu’elle pardonnoit cet égarement à sa jeunesse et à son ignorance, qu’il étoit là question de rang et non de proximité, qu’en tout cas elle se trouveroit embarrassée d’en prouver plus que celle de mon père. La vérité étoit qu’elles étoient fort éloignées toutes les deux, si même il y en avoit de Mme de Châtillon, dont le mari ne venoit point du connétable de Montmorency, et qui étoit bien éloignée de la grand’mère de M. le Prince, le héros.

Desgranges qui gagnoit le carrosse où il alloit entrer, averti de cette dispute, accourut et la termina en disant qu’il n’y avoit point de difficulté pour l’ancienne duchesse, tellement que Mlle d’Enghien pria Mme de Châtillon de passer sur le devant, et ma mère monta et se mit au derrière. Comme les carrosses se mirent en marche, Desgranges, avec soupçon par ce qui venoit d’arriver, mit la tête à la portière et vit le carrosse de Mme de Châtillon qui coupoit celui de ma mère. Il cria pour arrêter et descendit pour aller luimême mettre les carrosses en ordre, et fit précéder celui de ma mère. Depuis cela la duchesse de Châtillon, ni son cocher, n’osèrent plus rien entreprendre, mais elle grommeloit tout bas à côté de Mme de Lussan.

Je ne puis comprendre où elle avoit pris cette fantaisie, dont après elle fut honteuse, et fit faire des excuses à ma mère sur cette imagination de proximité, que nous sûmes après que M. de Luxembourg lui-même avoit trouvée fort ridicule, quoique nous ne nous vissions point encore en ce temps-là, ni de bien des années depuis.

Le lendemain de la cérémonie, M. de Lussan vint remercier ma mère, de la part de M. le Prince, de l’honneur qu’elle lui avoit fait, s’informer si elle n’en étoit point incommodée, et lui témoigner son déplaisir de l’incident si peu convenable qui étoit arrivé, excusant Mlle d’Enghien sur sa jeunesse, de la part de M. le Prince, et sur son affliction de n’y avoir pas mis ordre à l’instant.

Il ajouta les excuses de M. le Prince de n’être pas venu lui-même chez elle, sur ce qu’il avoit été obligé d’aller à Fontainebleau pour les visites, et qu’il ne manqueroit pas de s’acquitter de ce devoir-là à son retour. Si je m’étends sur tous ces compliments, et si je les ai si correctement retenus, ce n’est pas fatuité, la vanité y seroit déplacée. Mais les façons des princes du sang ont tellement changé depuis, que je n’ai pas voulu omettre ce contraste d’un premier prince du sang, qui étoit plus éloigné qu’aucun de ses devanciers de donner à personne plus qu’il ne devoit, et qui plus que pas un d’eux en est demeuré en reste. Pour achever donc ceci, la déclaration du roi d’Espagne fit aller ma mère à Versailles au retour de Fontainebleau, où elle n’alloit pas souvent. Elle rencontra M. le Prince, qui dès qu’il l’aperçut traversa tout ce grand salon qui est devant cette petite pièce qui mène à la grande salle des gardes, vint à elle, lui dit qu’il mouroit de honte de la rencontrer sans avoir encore été chez elle lui témoigner sa reconnoissance de l’honneur qu’elle lui avoit fait, et de là toutes sortes de compliments. Huit ou dix jours après, il la vint voir à Paris, la trouva, et recommença les compliments. Il y demeura une demi-heure, et ne voulut jamais que ma mère passât au delà de quelques pas hors de la porte du lieu où elle l’avoit reçu. Il ne faut pas oublier que ce fut un gentilhomme ordinaire du roi qui alla de sa part faire les compliments à l’hôtel de Condé, et que, trois mois auparavant, Souvré, maître de la garderobe, y avoit été les faire, sur la mort d’un enfant au maillot de Mme du Maine.

D’Antin, pour un homme d’autant d’esprit et aussi versé à la cour, fit en ce temps-ci une bien ridicule démarche. Mme de Montespan, comme on l’a vu plus haut, entre autres pratiques de pénitence, travailloit à lui former des biens, mais elle ne vouloit pas travailler en l’air. Il étoit de toute sa vie dans le plus gros jeu, et faisoit toutes sortes d’autres dépenses ; elle vouloit donc qu’il se réglât et qu’il quittât le jeu, parce que cela n’est pas possible à un homme qui joue. Elle lui promit une augmentation de douze mille livres par an à cette condition, mais elle voulut le lier, et lui pour la satisfaire ne trouva point de lien plus fort que de prier M. le comte de Toulouse de dire au roi de sa part qu’il ne joueroit de sa vie. La réponse du roi fut sèche. Il demanda au comte de Toulouse qu’est-ce que cela lui faisoit que d’Antin jouât ou non. On le sut, et le courtisan, qui n’est pas bon, en fit beaucoup de risées. Ce fut le serment d’un joueur ; il ne put renoncer pour longtemps aux jeux de commerce, puis il les grossit, enfin il se remit aux jeux de hasard, et à peine quinze ou dix-huit mois furent-ils passés, qu’il joua de plus belle, et a depuis continué. Lorsqu’il fit faire cette belle protestation au roi, il avoua qu’il avoit gagné six ou sept cent mille livres au jeu, et tout le monde demeura persuadé qu’il avoit bien gagné davantage.

J’éprouvai à Fontainebleau une des plus grandes afflictions que je pusse recevoir, par la perte que je fis de M. de la Trappe. Attendant un soir le coucher du roi, M. de Troyes me montra une lettre qui lui en annonçoit l’extrémité. J’en fus d’autant plus surpris que je n’en avois point reçu de là depuis dix ou douze jours, et qu’alors sa santé étoit à l’ordinaire. Mon premier mouvement fut d’y courir, mais les réflexions qu’on me fit faire sur cette disparate m’arrêtèrent. J’envoyai sur-le-champ à Paris prendre un médecin fort bon, nommé Audri, que j’avois mené à Plombières, qui partit aussitôt, mais qui en arrivant ne trouva plus M. de la Trappe en vie. Ces Mémoires sont trop profanes pour rapporter rien ici d’une vie aussi sublimement sainte, et d’une mort aussi grande et aussi précieuse devant Dieu. Ce que je pourrois dire trouvera mieux sa place parmi les Pièces, page 5[3]. Je me contenterai de rapporter ici que les louanges furent d’autant plus grandes et plus prolongées, que le roi fit son éloge en public ; qu’il voulut voir des relations de sa mort ; et qu’il en parla plus d’une fois aux princes ses petits-fils, en forme d’instruction. De toutes les parties de l’Europe, on parut sensible à l’envi à une si grande perte ; l’Église le pleura et le monde même lui rendit justice. Ce jour si heureux pour lui et si triste pour ses amis fut le 26 octobre, vers midi et demi, entre les bras de son évêque, et en présence de sa communauté, à près de soixantedix-sept ans, et de quarante ans de la plus prodigieuse pénitence. Je ne puis omettre néanmoins la plus touchante et la plus honorable marque de son amitié. Étant couché par terre sur la paille et sur la cendre, pour y mourir comme tous les religieux de la Trappe, il daigna se souvenir de moi de lui-même, et chargea l’abbé de la Trappe de me mander de sa part, que, comme il étoit bien sûr de mon affection pour lui, il comptoit bien que je ne doutois pas de toute sa tendresse. Je m’arrête tout court ; tout ce que je pourrois ajouter seroit ici trop déplacé.

Le pape étoit mort le 27 septembre, après avoir longtemps menacé d’une fin prochaine. C’étoit un grand et saint pape, vrai pasteur et vrai père commun, tel qu’il ne s’en voit plus que bien rarement sur la chaire de Saint-Pierre, et qui emporta les regrets universels, comblé de bénédictions et de mérite. Il s’appeloit Antoine Pignatelli, d’une ancienne maison de Naples dont il était archevêque, lorsqu’il fut élu le 12 juillet 1691, près de six mois après la mort d’Alexandre VIII, Ottoboni, auquel il ressembla si peu. Il étoit né en 1615, et avoit été inquisiteur à Malte, nonce à Florence, en Pologne et à Vienne, enfin maître de chambre de Clément X, Altieri, et d’Innocent XI, Odescalchi, qui le fit cardinal, en septembre 1681, en l’honneur duquel il prit le nom d’Innocent XII.

On verra bientôt pourquoi je me suis étendu sur ce pape, dont la mémoire doit être précieuse à tout François, et singulièrement chère à la maison régnante. Le cardinal de Noailles eut ordre de partir ; le même ordre fut envoyé au cardinal Le Camus, et il eut pour son voyage la même somme que ses confrères. Le cardinal de Bouillon entra au conclave avec les autres ; il avoit quitté l’ordre, et comme il étoit là en lieu où les cardinaux d’Estrées, Janson et Coislin ne pouvoient éviter de se trouver avec lui aux scrutins et aux autres fonctions publiques de l’intérieur du conclave, il en prit le temps pour essayer de leur persuader de quitter l’ordre aussi ; et prétendit qu’ils étoient tous engagés par une bulle de ne porter l’ordre d’aucun prince. C’étoit s’en aviser bien tard, après trente années qu’il l’avoit porté comme grand aumônier, après le neveu d’un pape, et qu’il l’avoit porté et vu porter à tant de cardinaux dans Rome, et à toutes les fonctions. Aussi ne fut-il pas écouté, et ce vernis qu’il jetoit au dehors retomba sur lui à sa confusion.


fin du deuxième volume.

  1. Et si est une vieille locution correspondant à et cependant.
  2. Saint-Simon emploie souvent, comme on l’a déjà remarqué, les mots livres et francs. sans y attacher un sens distinct.
  3. Voy. sur les pièces auxquelles renvoie Saint-Simon, t. Ier, p. 437, note.