Mémoires (Saint-Simon)/Tome 2/4

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CHAPITRE IV.


Mariage de Mgr le duc de Bourgogne. — Mariage des deux filles du comte de Tessé. — Fortune et fin singulière du premier Varenne. — Prince de Vaudémont et sa fortune. — M. de Lorraine rétabli demande Mademoiselle et perd sa mère. — Abbé, depuis cardinal de Mailly, archevêque d’Arles. — Abbé de Castries, aumônier ordinaire de Mme la duchesse de Bourgogne. — Mme Cantin, première femme de chambre de Mme la duchesse de Bourgogne. — Fortune de Lavienne. — Mauresse, religieuse à Moret, fort énigmatique.


Le samedi matin 7 décembre, toute la cour alla de bonne heure chez Mgr le duc de Bourgogne, qui alla ensuite chez la princesse. Sa toilette finissoit, où il y avoit peu de dames, la plupart étant allées à la tribune ou sur les échafauds placés dans la chapelle pour voir la cérémonie. Toute la maison royale avoit déjà été chez la princesse, et attendoit chez le roi où les mariés arrivèrent un peu avant midi. Ils trouvèrent le roi dans le salon qui, un moment après, se mit en chemin de la chapelle. La marche et tout le reste se passa comme au mariage de M. le duc de Chartres que j’ai décrit, excepté que le cardinal de Coislin, en l’absence du cardinal de Bouillon grand aumônier, qui étoit à Rome, commença par les fiançailles, après lesquelles chacun fit à genoux une médiocre pause pour l’intervalle entre les fiançailles et le mariage. Le cardinal dit une messe basse, après laquelle le roi et la maison royale retourna comme elle étoit venue, et se mit tout de suite à table. La duchesse du Lude et les duchesses et princesses qui se trouvèrent en bas eurent leurs carreaux partout, et les ducs et princes en arrière du roi. La duchesse du Lude, Mmes de Mailly, Dangeau et Tessé, s’approchèrent de la princesse, pendant la célébration des fiançailles et du mariage seulement, pendant laquelle Dangeau et Tessé soutenoient par en haut son bas de robe. Les dames du palais ne bougèrent de leurs places. Un courrier tout prêt à la porte de la chapelle partit pour Turin au moment que le mariage fut célébré. La journée se passa assez ennuyeusement. Sur les sept heures du soir le roi et la reine d’Angleterre arrivèrent, que le roi avoit été convier quelques jours auparavant. Il tint le portique, et sur les huit heures ils vinrent dans le salon du bout de la galerie joignant l’appartement de Mme la duchesse de Bourgogne, d’où, malgré la pluie, ils virent tirer un feu d’artifice sur la pièce des Suisses. On soupa ensuite comme on avoit dîné, le roi et la reine d’Angleterre de plus, la reine entre les deux rois. En sortant de table on fut coucher la mariée, de chez laquelle le roi fit sortir absolument tous les hommes. Toutes les dames y demeurèrent, et la reine d’Angleterre donna la chemise que la duchesse du Lude lui présenta. Mgr le duc de Bourgogne se déshabilla dans l’antichambre au milieu de toute la cour, assis sur un ployant.

Le roi y étoit avec tous les princes. Le roi d’Angleterre donna la chemise qui lui fut présentée par le duc de Beauvilliers.

Dès que Mme la duchesse de Bourgogne fut au lit, Mgr le duc de Bourgogne entra, et se mit dans le lit à sa droite en présence des rois et de toute la cour, et aussitôt après le roi et la reine d’Angleterre s’en allèrent ; le roi s’alla coucher, et tout le monde sortit de la chambre nuptiale, excepté Monseigneur, les dames de la princesse, et le duc de Beauvilliers qui demeura toujours au chevet du lit du côté de son pupille, et la duchesse du Lude de l’autre ; Monseigneur y demeura un quart d’heure avec eux à causer, sans quoi ils eussent été assez empêchés de leurs personnes ; ensuite il fit relever M. son fils, et auparavant lui fit embrasser la princesse malgré l’opposition de la duchesse du Lude. Il se trouva qu’elle n’avoit pas tort. Le roi le trouva mauvais, et dit qu’il ne vouloit pas que son petit-fils baisât le bout du doigt à sa femme jusqu’à ce qu’ils fussent tout à fait ensemble. Il se rhabilla dans l’antichambre à cause du froid, et s’alla coucher chez lui à l’ordinaire. Le petit duc de Berry, gaillard et résolu, trouva bien mauvaise la docilité de M. son frère, et assura qu’il seroit demeuré au lit.

Le dimanche il y eut cercle chez Mme la duchesse de Bourgogne. Le feu roi qui les avoit vu tenir avec beaucoup de dignité à la reine sa mère, et les avoit vus tomber sur la fin de Mme la Dauphine-Bavière[1], voulut les rétablir. Ce premier fut magnifique par le prodigieux nombre de dames assises en cercle et d’autres debout derrière les tabourets et d’hommes derrière ces dames, et la beauté des habits. Il commença à six heures ; le roi y vint à la fin, et mena toutes les dames dans le salon près de la chapelle, où elles trouvèrent une belle collation, puis à la musique, après quoi il tint le portique. À neuf heures il conduisit M. et Mme la duchesse de Bourgogne chez cette princesse, et tout fut fini pour la journée ; elle continua à vivre comme avant d’être mariée, mais Mgr le duc de Bourgogne alla tous les jours chez elle, où les dames eurent ordre de ne les laisser jamais seuls, et souvent ils soupoient tête à tête chez Mme de Maintenon. Le mercredi 11 décembre le roi vint, sur les six heures, chez Mme la duchesse de Bourgogne, où il y avoit grosse cour. Il y attendit le roi et la reine d’Angleterre, puis entrèrent dans la galerie pleine d’échafauds et superbement ornée pour le bal. La tête y tourna au duc d’Aumont qui se mêla de toutes ces fêtes, à la place du duc de Beauvilliers qui étoit en année, mais qui ne les put ordonner à cause de ses fonctions auprès des enfants de France. Ce fut donc une foule et un désordre dont le roi même fut accablé. Monsieur fut battu et foulé dans la presse ; on peut juger ce que devinrent les autres. Plus de place ; tout de force et de nécessité ; on se fourroit où on pouvoit. Cela dépara toute la fête. Il y eut un branle, et juste ce qu’il fallut de princes et de princesses du sang, avec M. le comte de Toulouse, pour le mener. Voici ce qui dansa, outre ces princes et princesses, de dames ; d’hommes beaucoup davantage. Les duchesses de Mesdames de

Sully ; Villequier ; Saint-Simon ; Châtillon, sa sœur ; Albret ; Tonnerre ; Luxembourg ; La Porte ; Villeroy ; Dangeau, Lauzun ; La Vieuville ; Roquelaure ; Goesbriant ; Mlle d’Elbœuf ; Barbezieux ; Mlle d’Armagnac ; Montgon.

La princesse d’Espinoy.

Mesdemoiselles de Menetou, fille de la duchesse de La Ferté ; Tourpes, fille de la maréchale d’Estrées ; Fürstemberg, nièce du cardinal de Fürstemberg ; Melun, sœur du prince d’Espinoy ; Solre-Croy, fille du comte de Solre, chevalier de l’ordre (le prince et la princesse d’Espinoy m’avoient prié de la mener) ; Trois filles d’honneur de Madame ; Rebénac, fille du frère de M. de Feuquières, depuis Mme de Souvré ; Lussan, fille de la dame d’honneur de Mme la Princesse. M. de Lussan, son père, étoit chevalier de l’ordre, et premier gentilhomme de la chambre de M. le Prince.

Sur les neuf heures, on porta sur des tables à la main une grande collation devant la reine, les rois et tout autour du bal, et sur les dix heures et demie on alla souper. Les princes du sang n’y furent plus admis, il n’y eut que les princesses du sang avec la famille royale. Il n’y eut rien jusqu’au samedi 14 décembre que fut le second bal. M. d’Aumont y eut sa revanche. Tout y fut dans le plus grand ordre du monde. À sept heures, le roi, le roi et la reine d’Angleterre, la famille royale, les princes du sang, les danseurs seulement en hommes, et toutes les dames vinrent chez Mme la duchesse de Bourgogne, d’où ils entrèrent dans la galerie, et ce bal fut admirable et tout entier en habits qui n’avoient pas encore paru. Le roi trouva celui de Mme de Saint-Simon si à son gré qu’il se tourna à M. le maréchal de Lorges en quartier de capitaine des gardes, derrière lui, et lui donna le prix sur tous les autres. Mgr le duc de Bourgogne se trouva libre à prendre à ce bal, après avoir rendu, ce qui ne s’étoit pas trouvé à l’autre, et prit la duchesse de Sully. Il se trouva encore libre une seconde fois, et prit Mlle d’Armagnac. M. le prince de Conti venoit d’arriver ; il fut au bal, mais il ne voulut pas danser. On servit, comme l’autre fois, une grande collation, et, un peu après minuit, on alla faire media noche, où les princes du sang ne furent point encore, après lequel le roi et la reine d’Angleterre s’en allèrent. Mme de Maintenon ne parut à rien, sinon aux deux bals qu’elle vit commencer assise derrière la reine d’Angleterre, et ne fut qu’une demi-heure à chacun. Le mardi 17 décembre, toute la cour alla sur les quatre heures à Trianon où on joua jusqu’à l’arrivée du roi et de la reine d’Angleterre. Le roi les mena dans une tribune où on montoit sur la salle de la comédie de chez Mme de Maintenon, qui y monta aussi avec Monseigneur et Mme la duchesse de Bourgogne, ses dames et celles de la reine. Monseigneur, Monsieur, Madame et tout le reste de la cour étoit en bas dans la salle.

L’opéra d’Issé de Destouches, fort beau, y fut très-bien joué ; l’opéra fini, chacun s’en retourna, et par ce spectacle finirent toutes les fêtes du mariage.

M. de Vendôme, voyant la trêve en Catalogne et la paix assurée, avoit demandé et obtenu son congé de bonne heure, mais il n’avoit fait que saluer le roi, et s’en étoit allé à Anet se mettre sans façon et sans mystère entre les mains des chirurgiens. Il en avoit un pressant besoin, mais ils le manquèrent.

Sa naissance devenue si à la mode et les succès de Catalogne lui avoient donné une audace qui ne fit depuis que croître. Il reparut à la cour le jour du dernier bal, et fut très-bien reçu du roi, et par conséquent de toute la cour.

Tessé avoit marié, l’année précédente, sa fille aînée à La Varenne, moyennant la lieutenance générale d’Anjou, qui étoit dans sa famille depuis Henri IV, qui la donna avec la Flèche à ce La Varenne si connu dans tous les Mémoires de ces temps-là pour avoir eu l’esprit et l’adresse de devenir une espèce de personnage, de marmiton, puis de cuisinier, enfin de portemanteau d’Henri IV qu’il servoit dans ses plaisirs, et qu’il servit depuis dans ses affaires. Ce fut lui qui eut la principale part au retour des jésuites en France, et à ce magnifique établissement qu’ils ont à la Flèche dont il partagea la seigneurie avec eux. Il s’y retira, à la mort d’Henri IV, très-riche et vieux, et y vécut fort à son aise. C’étoit beaucoup la mode des oiseaux en ce temps-là, et il s’amusoit fort à voler. Une pie s’étant relaissée un jour dans un arbre, on ne pouvoit l’en faire sortir à coups de pierres et de bâton ; le vieux La Varenne et tous les chasseurs étoient autour de l’arbre à tâcher de l’en faire partir, lorsque la pie, importunée de tout ce bruit, se mit à crier de toute sa force au Maquereau, et le répéta sans fin. La Varenne, qui devoit toute sa fortune à ce métier, se mit tout d’un coup dans la tête que, par un miracle, comme le reproche que fit l’âne de Balaam à ce faux prophète, la pie lui reprochoit ses péchés. Il en fut si troublé qu’il ne put s’empêcher de le montrer, puis, agité de plus en plus, de le dire à la compagnie ; elle en rit d’abord, mais, voyant ce bonhomme changer beaucoup, puis se trouver mal, on tâcha de lui faire entendre que cette pie avoit apparemment appris, à parler dans quelque village voisin et à dire cette sottise, et qu’elle s’étoit échappée, et s’étoit trouvée là. Il n’y avoit en effet pas autre chose à en croire, mais La Varenne ne put jamais en être persuadé. Il fallut du pied de l’arbre le ramener chez lui ; il y arriva avec la fièvre et toujours frappé de cette folle persuasion ; rien ne put le remettre, et il mourut en très-peu de jours. C’est l’aïeul paternel de tous ces La Varenne. Tessé avoit une autre fille fort jolie dont il fit le mariage avec Maulevrier, qui avoit quitté le petit collet lorsque son frère fut tué dans Namur ; il étoit fils de Maulevrier frère de M. Colbert et chevalier de l’ordre, qui mourut de douleur de n’avoir pas été maréchal de France, comme je l’ai raconté. Celui-ci avoit le régiment de Navarre, et me donnera lieu de parler de lui.

En même temps presque que le prince de Darmstadt s’établit en Espagne, comme je l’ai expliqué, il fut fait vice-roi de Catalogne par l’intrigue des serviteurs de l’empereur et l’appui de la reine d’Espagne, et par les mêmes chemins le prince de Vaudemont fut fait gouverneur général du Milanais.

C’est un personnage sur lequel il faut s’arrêter, et dont je parlerai plus d’une fois dans les suites. Il étoit bâtard de Charles IV, duc de Lorraine, gendre du duc d’Elbœuf et beau-frère du comte de Lislebonne, frère du même duc d’Elbœuf. Il l’étoit aussi du duc de La Rochefoucauld. Détaillons tout ceci.

On connoît encore trop la vie et les diverses fortunes de Charles IV, duc de Lorraine, pour parler de son génie et des extrémités où il le jeta. Ami de tous les partis, fidèle à aucun, souvent dépouillé de ses États, et tantôt les abdiquant, puis les reprenant, tantôt en France avec les rebelles, puis à la cour, tantôt à la tête de ses troupes sans feu ni lieu qu’il faisoit subsister aux dépens d’autrui, et y vivant lui-même, d’autres fois au service de la France, puis de l’empereur, après de l’Espagne, souvent à Bruxelles, enfin enlevé et conduit prisonnier en Espagne ; toujours marié, et jamais avec la duchesse Nicole, héritière de Lorraine, sa cousine germaine, fille aînée d’Henri, duc de Lorraine, frère aîné de son père, qu’il avoit épousée en 1621, dont il n’eut point d’enfants et qu’il perdit en janvier 1657, ni avec Marie, fille unique de Charles, comte d’Apremont, qu’il épousa en 1665, et dont il n’eut point d’enfants encore, et qu’il laissa veuve en septembre 1675 qu’il mourut.

Charles IV étoit frère aîné du prince François qui fut cardinal, et qui, voyant le duc son frère sans enfants, quitta le chapeau pour épouser Claude-Françoise, seconde et dernière fille du duc Henri de Lorraine, frère aîné de son père, en sorte que les deux frères épousèrent les deux sœurs pour conserver par elles le duché de Lorraine qui, à défaut de Nicole, l’aîné sans enfants, tomboit à sa sœur Claude-Françoise, épouse du prince François. Ces princes étoient frères de la seconde femme de Gaston, duc d’Orléans, dont Louis XIII ne voulut jamais reconnoître le mariage clandestin, laquelle fut mère de Mme la grande-duchesse, mère du dernier grand-duc de Toscane et de Mme de Guise, mortes de nos jours.

Du mariage du prince François, qui avoit été cardinal, vint ce grand capitaine qui n’a jamais joui du duché de Lorraine, qui épousa la reine douairière de Pologne, sœur de l’empereur, et qui acquit tant de réputation à la tête des armées de l’empereur et de l’empire. Il laissa un fils qui fut rétabli par la paix de Ryswick, à qui nous allons voir faire hommage au roi du duché de Bar et épouser Mademoiselle. Cette généalogie expliquée, rapprochons-nous de ce qui m’y a fait écarter.

Charles IV, marié depuis longtemps à la duchesse Nicole, étoit à Bruxelles, amoureux de Mme de Cantecroix. Il aposta un courrier qui lui apporta la nouvelle de la mort de la duchesse Nicole. Il en donna part dans Bruxelles, prit le grand deuil, et quatorze jours après épousa Béatrix de Cusance, veuve du comte de Cantecroix, dans Besançon aux Minimes, arrivant de Bruxelles, en avril 1637, et en donna aussi part à toute la ville. Bientôt après la fourbe fut découverte, et on apprit de tous côtés que la duchesse Nicole étoit pleine de vie et de santé et n’avoit seulement pas été malade. Mme de Cantecroix, qui n’en avoit pas été la dupe, fit tout comme si elle l’eût été, mais elle était grosse ; elle s’apaisa. Ils continuèrent de réputer la duchesse Nicole pour morte, et de vivre ensemble à la face du monde comme étant effectivement mariés, sans qu’il eût jamais été question de dissoudre le mariage de la duchesse Nicole, ni devant ni après, laquelle se réfugia à Paris. Le duc Charles eut donc de ce beau mariage prétendu par lui tout seul une fille d’abord, puis un fils, parfaitement bâtards l’un et l’autre, et universellement regardés comme tels. Ces deux enfants tinrent tout de leur père. Il maria la fille en octobre 1660 au comte de Lislebonne, frère puîné du duc d’Elbœuf, dont elle n’a eu que quatre enfants qui aient vécu. Le prince de Commercy, qui servit toujours l’empereur et le prince Paul, tué à Neerwinden, dont j’eus le régiment, comme je l’ai dit en son temps, tous deux point mariés, et deux filles, Mlle de Lislebonne qui ne l’a point été non plus, et Mlle de Commercy qui épousa en 1691 le prince d’Espinoy, qui sont deux personnes dont j’aurai souvent occasion de parler.

Le fils est M. de Vaudemont dont il s’agit. Charles IV l’éleva auprès de lui, et, comme il le prétendoit toujours légitime, il le fit appeler le prince de Vaudemont, et le nom lui en est demeuré. La sœur et le frère sont pourtant nés du vivant de la duchesse Nicole, qui mourut à Paris longtemps après la naissance de l’une et de l’autre, en février 1657. M. de Vaudemont fut un des hommes des mieux faits de son temps. Un beau visage et grande mine, des yeux beaux et fort vifs, pleins de feu et d’esprit, aussi en avoit-il infiniment, soutenu d’autant de fourbe, d’intrigue et de manège qu’en avoit son père. Il le suivit partout dès sa jeunesse, dans toutes ses guerres, et en apprit bien le métier. Il le suivit aussi à Paris, où sa galanterie fit du bruit à la cour. Il y lia amitié avec le marquis, depuis maréchal de Villeroy, et avec plusieurs seigneurs distingués et qui approchoient plus du roi, surtout avec ceux de la maison de Lorraine dont il captoit fort la bienveillance. Son père le maria à Bar, en avril 1669, à une fille du duc d’Elbœuf, frère aîné de M. de Lislebonne et de sa première femme qui étoit Lannoy, et mère en premières noces de la femme du duc de La Rochefoucauld qui toute sa vie fut si bien avec le roi.

La liaison du duc Charles avec les Espagnols, et ses séjours en Franche-Comté qui lors étoit à eux, et à Bruxelles, attacha M. de Vaudemont à leur service, et la catastrophe de son père ne put l’en séparer parce qu’il y espéra des emplois dont il ne pouvoit se flatter ailleurs. Dix ans de guerre contre l’Espagne donnèrent occasion au prince de Vaudemont d’employer tous ses talents pour s’avancer, et il les employa utilement. La nouvelle liaison d’intérêt de l’Espagne avec la Hollande et le voisinage des Pays-Bas y forma des liaisons dont Vaudemont sut profiter. Il sut s’insinuer auprès du prince d’Orange, et peu à peu devint de ses amis jusqu’à être admis dans sa confidence. Il fit un voyage en Espagne chargé de diverses commissions secrètes. Il trouva cette cour dans le désespoir de ses pertes, fort animée contre la personne du roi. Le sang quoique illégitime qui couloit dans ses veines ni la liaison intime en laquelle il étoit parvenu auprès du prince d’Orange ne lui avoit pas appris à l’aimer. Il n’avoit rien à en attendre : il se lâcha donc en courtisan à Madrid contre la personne du roi avec une hardiesse égale à l’indécence. Retournant en Flandre il voulut voir l’Italie, et il s’arrêta à Rome, où il s’insinua tant qu’il put parmi la faction espagnole, et pour lui plaire en usa sur le roi comme il avoit fait à Madrid. Ce qui avoit été méprisé et tenu pour ignoré d’abord ne put plus l’être sur un théâtre tel que Rome, qui est la patrie commune de toutes les nations catholiques. Les serviteurs du roi s’offensèrent d’une insolence si publique et si soutenue, et en écrivirent, de façon que le roi fit prier le roi d’Espagne de mettre ordre à une conduite si éloignée du respect qui en tout temps est dû aux têtes couronnées, ou de n’être pas surpris s’il faisoit traiter et chasser de Rome M. de Vaudemont comme il le méritoit. Cette démarche finit la scène que M. de Vaudemont donnoit avec tant de licence, et les mêmes partisans d’Autriche qui l’y soutenoient furent les plus ardents à le faire disparaître. Il regagna donc les Pays-Bas par le Tyrol et l’Allemagne, avec ce nouveau mérite envers l’Espagne et l’empereur, auquel le prince d’Orange ne fut pas le moins sensible, par cette haine personnelle du roi qu’il ne pouvoit émousser, ni M. de Lorraine indifférent par la situation où le roi continuoit à le tenir, bien qu’il ne se soit jamais échappé en la moindre chose à l’égard du roi. Il se faisoit honneur, au contraire, de lui porter un profond respect, et de supporter avec silence et toujours avec sagesse l’état auquel sa puissance l’avoit réduit ; mais au fond de l’âme, les héros se sentent de l’humanité, et il ne voulut rien moins que du mal à M. de Vaudemont de cette conduite, quoique lui-même fût bien éloigné de la tenir. Vaudemont étoit son cousin germain bâtard, et M. de Lorraine étoit lors dans l’apogée de sa gloire et de son autorité dans le conseil et dans la cour de l’empereur.

Tout concourut donc après ce départ précipité de Rome à faire marcher M. de Vaudemont à pas de géant. La Toison d’or, grand d’Espagne, prince de l’empire, capitaine général, tout lui fondit rapidement sur la tête, et bientôt après le grand emploi de mestre de camp général[2], et enfin de gouverneur des armes aux Pays-Bas. Élevé de la sorte et payé à proportion, il vécut avec splendeur, et comme il avoit infiniment d’esprit et d’adresse, il vint à bout d’émousser l’envie, et de se faire presque autant aimer que considérer par son crédit et respecter par ses emplois. C’étoit un homme affable, prévenant, obligeant, attentif à plaire et à servir, et qui ambitionnoit l’amour du bourgeois et de l’artisan à proportion autant que des personnes les plus distinguées. L’oisiveté de la paix lui fit recourir les bonnes fortunes, où il ne fut pas heureux. Il le fut encore moins en habiles gens, qui pensèrent le tuer dans le grand remède. Je lui ai ouï conter, non pas cela, mais qu’étant tombé dans l’état où en effet ce remède l’avoit mis, qu’il disoit être un rhumatisme goutteux universel qui le tint des années entières sans aucun usage de ses bras ni de ses jambes, un empirique, à qui à bout de remèdes il se livra, l’avoit rétabli comme il étoit, et mis en état de monter à cheval. Il marchoit peu et difficilement, s’asseyoit et se levoit avec peine, mais pourtant sans être nécessairement aidé en toutes ses actions, n’avoit plus d’os aux doigts des mains qui étoient comme entortillés les uns sur les autres. Avec cela une très-bonne santé, la tête parfaite, nul véritable régime de nécessité ni pour le manger ni pour veiller, la taille comme il l’avoit toujours eue, c’est-à-dire la plus belle du monde et fort haute, les jambes seulement tout d’une venue, et le plus grand air et la plus grande mine du monde, douce, majestueuse, spirituelle au dernier point. Je me suis étendu sur ces bagatelles pour des raisons qui se verront dans la suite.

La guerre de 1688 arrivée, le prince, qui vouloit être maître des troupes d’Espagne, mit tout son crédit à élever son ami au commandement des armées. Des emplois qu’il avoit jusque-là, il n’y avoit plus qu’un pas à faire.

Le prince de Waldeck qui les commandoit étoit vieux, on lit en sorte qu’il se retirât, et que M. de Vaudemont fût mis en sa place sous l’électeur de Bavière, et en chef en son absence. La paix s’avançant, le prince d’Orange se fit une véritable affaire de procurer le gouvernement du Milanois à Vaudemont. Il y fit entrer l’empereur qui mit en mouvement tous ses serviteurs en Espagne et à la reine, et M. de Vaudemont se trouva placé dans le plus grand et le plus brillant emploi de la monarchie d’Espagne par la protection du nouveau roi d’Angleterre et de l’empereur. Je le répète, tout ce détail est important à retenir pour ce qui se trouvera dans les suites.

Par la paix de Ryswick, M. de Lorraine fut rétabli avec les mêmes conditions que son père n’avoit pas voulu admettre, et qui l’empêchèrent toute sa vie d’y rentrer, et en même temps son mariage fut arrêté avec Mademoiselle ; sur quoi quelqu’un dit assez plaisamment de la feue reine d’Espagne, de Mme de Savoie et de celle-ci, que, de ses trois filles, Monsieur en avoit marié une à la cour, une autre à la ville, et la dernière à la campagne. Couronges, qui avoit été gouverneur de M. de Lorraine, qui étoit le principal de son conseil et grand maître de sa maison, vint tout à la fin de cette année en faire la demande, premièrement au roi, puis à Monsieur. La duchesse de Lorraine sa mère venoit de mourir. Elle étoit reine douairière de Pologne en premières noces sans enfants, et sœur de l’empereur ; on l’appeloit la reine-duchesse.

L’année finit par la nomination des bénéfices : l’abbé de Mailly, aumônier du roi, et qui étoit fort de mes amis, eut l’archevêché d’Arles. Sa mère l’avoit fait prêtre à coups de bâton, et l’avoit laissé mourir de faim longues années à Saint-Victor. Elle en avoit fait autant à un autre de ses fils, qui, plus docile, s’étoit fait religieux de Saint-Victor. C’étoit un homme de bien, à qui le mariage de son frère avec la nièce de Mme de Maintenon valut l’évêché de Lavaur. Ce même mariage fit enfin mon ami archevêque d’Arles, qui n’avoit de sa vie eu d’autre vocation que celle de sa mère, qui ne s’étoit pas contraint pour l’étude, et d’ailleurs ce qu’il avoit fallu pour ne se pas perdre.

Arles lui plut fort par le voisinage de Rome. Le cardinalat est une maladie bien commune, et qui prend les gens de bonne heure.

Le roi acheva enfin de nommer la maison de Mme la duchesse de Bourgogne, et l’abbé de Castries, neveu du cardinal Bonzi et beau-frère de la dame d’atours de Mme la duchesse de Chartres, obtint la charge d’aumônier ordinaire. C’étoit un homme extrêmement aimable dans la société, que le roi s’étoit capricié de ne point faire évêque, dont aussi il n’avoit pas trop pris le chemin. Il étoit fort honnête homme, et avoit beaucoup d’amis. Intimement lié avec son frère et sa belle-sœur, et logeant avec eux, il voulut ne les point quitter, demeurer honnêtement à la cour, et avoir un logement.

Cela me fait souvenir que j’ai oublié une bagatelle qui ne l’est rien moins chez ces princesses. C’est de parler de la première femme de chambre de Mme la duchesse de Bourgogne. Le roi choisit Mme Cantin, bien faite, polie, fort à sa place, douce, obligeante, et sachant fort le monde. Elle étoit femme de Cantin et belle-sœur de Lavienne. Ce Lavienne, qui avoit fait plus d’un métier, était devenu baigneur, et si à la mode, que le roi, du temps de ses amours, s’alloit baigner et parfumer chez lui ; car jamais homme n’aima tant les odeurs, et ne les craignit tant après, à force d’en avoir abusé. On prétendoit que le roi, qui n’avoit pas de quoi fournir à tout ce qu’il désiroit, avoit trouvé chez Lavienne des confortatifs qui l’avoient rendu plus content de lui-même, et que cela, joint à la protection de Mme de Montespan, le fit enfin premier valet de chambre. Il conserva toute sa vie la confiance du roi. On en a vu un trait sur l’aventure de M. du Maine en Flandre, et de la gazette de Hollande. Lavienne, qui avoit passé sa vie avec les plus grands seigneurs, n’avoit jamais pu apprendre le moins du monde à vivre. C’étoit un gros homme, noir, frais, de bonne mine, qui gardoit encore sa moustache comme le vieux Villars, rustre, très volontiers brutal, pair et compagnon avec tout le monde, et ce qui est plaisant, parce qu’il n’en savoit pas davantage (car il n’étoit point glorieux, et n’avoit d’impertinent que l’écorce), honnête homme, ni méchant ni malfaisant, même bon homme et serviable. Il avoit poussé son frère Cantin qu’il avoit fait barbier du roi, puis premier valet de garde-robe. Celui-ci étoit un bon homme qui se tenoit obscurément dans son état, et qu’on ne voyoit jamais qu’en fonction auprès du roi.

À propos de confiance du roi et de ses domestiques intimes, il faut réparer un autre oubli. On fut étonné à Fontainebleau cette année qu’à peine la princesse (car elle ne fut mariée qu’au retour) y fut arrivée ; que Mme de Maintenon la fit aller à un petit couvent borgne de Moret où le lieu ne pouvoit l’amuser, ni aucune des religieuses dont il n’y en avoit pas une de connue.

Elle y retourna plusieurs fois pendant le voyage, et cela réveilla la curiosité et les bruits. Mme de Maintenon y alloit souvent de Fontainebleau, et à la fin on s’y étoit accoutumé. Dans ce couvent étoit professe une Mauresse inconnue à tout le monde, et qu’on ne montroit à personne. Bontems, premier valet de chambre et gouverneur de Versailles, dont j’ai parlé, par qui les choses du secret domestique du roi passoient de tout temps, l’y avoit mise toute jeune, avoit payé une dot qui ne se disoit point, et de plus continuoit une grosse pension tous les ans. Il prenoit exactement soin qu’elle eût son nécessaire, et tout ce qui peut passer pour abondance à une religieuse, et que tout ce qu’elle pouvoit désirer de toute espèce de douceurs lui fût fourni. La feue reine y alloit souvent de Fontainebleau, et prenoit grand soin du bien-être du couvent, et Mme de Maintenon après elle. Ni l’une ni l’autre ne prenoient pas un soin direct de cette Mauresse qui pût se remarquer, mais elles n’y étoient pas moins attentives. Elles ne la voyoient pas toutes les fois qu’elles y alloient, mais souvent pourtant, et avec une grande attention à sa santé, à sa conduite et à celle de la supérieure à son égard. Monseigneur y a été quelquefois, et les princes ses enfants une ou deux fois, et tous ont demandé et vu la Mauresse avec bonté. Elle étoit là avec plus de considération que la personne la plus connue et la plus distinguée, et se prévaloit fort des soins qu’on prenoit d’elle et du mystère qu’on en faisoit, et quoiqu’elle vécût régulièrement, on s’apercevoit bien que la vocation avoit été aidée. Il lui échappa une fois, entendant Monseigneur chasser dans la forêt, de dire négligemment : « C’est mon frère qui chasse. » On prétendoit qu’elle étoit fille du roi et de la reine, que sa couleur l’avoit fait cacher et disparaître et publier que la reine avoit fait une fausse couche, et beaucoup de gens de la cour en étoient persuadés. Quoi qu’il en soit, la chose est demeurée une énigme.




  1. Marie-Anne-Christine-Victoire de Bavière, mariée le 28 janvier 1680 à Louis de France, Dauphin, morte le 20 avril 1690.
  2. Cette dignité répondait à celle de colonel général de la cavalerie.