Mémoires (Saint-Simon)/Tome 20/2

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CHAPITRE II.


Mort du premier président de Mesmes. — Je retrouve et revois M. le duc d’Orléans comme auparavant. — Compagnie d’Ostende. — Mort de La Houssaye ; sa place de chancelier de M. le duc d’Orléans donnée à Argenson, et les postes à Morville. — Le mariage du prince et de la princesse des Asturies consommé. — Mariage des deux fils du duc de Bouillon avec la seconde fille du prince Jacques Sobieski, par la mort de l’aîné. — Succès de ce mariage. — Inondation funeste à Madrid, et incendie en même moment. — Nocé, Canillac et le duc de Noailles rappelés. — Le premier bien dédommagé. — Translation de l’évêque-duc de Laon à Cambrai ; sa cause. — Laon donné à La Fare, évêque de Viviers, au pieux refus de Belsunce, évêque de Marseille. — Quel étoit ce nouvel évêque de Laon. — Mort et caractère de Besons, archevêque de Rouen. — Rouen donné à Tressan, évêque de Nantes ; Besançon à l’abbé de Monaco ; Luçon à l’abbé de Bussy, etc. — Mme de Chelles écrit fortement à M. le duc d’Orléans sur ses choix aux prélatures. — Mort du prince de Croï. — Absurdité de cette nouvelle chimère de princerie. — Mort de la duchesse d’Aumont (Brouilly). — Mort du jeune duc d’Aumont ; sa dépouille. — Triste et volontaire état de la santé de M. le duc d’Orléans. — J’avertis l’évêque de Fréjus de l’état de M. le duc d’Orléans, et l’exhorte à prendre ses mesures en conséquence. — Fausseté et politique de ce prélat, qui veut se rendre le maître de tout à l’ombre d’un prince du sang, premier ministre de nom et d’écorce. — Mort de La Chaise, capitaine de la porte Torcy obtient cette charge pour son fils. — Secondes charges de la cour, proie des enfants des ministres. — Mort de Livry. — Mort du grand-duc de Toscane ; sa famille, son caractère. — Mort de l’électeur de Cologne. — Mort et caractère de la maréchale de Chamilly. — Mort de Mme de Montsoreau, femme du grand prévôt.


Un plus corrompu, s’il se peut, que le cardinal Dubois le suivit douze ou treize jours après : ce fut le premier président de Mesmes, qui, déjà fort appesanti par quelques légères apoplexies, en eut une qui l’emporta en moins de vingt-quatre heures, à soixante et un ans, sans que pendant ce peu de temps on en eût pu tirer le moindre signe de vie. Je dis plus corrompu que Dubois par ses profondes et insignes noirceurs, et parce que, né dans un état honorable et riche, il n’avoit pas eu besoin de se bâtir une fortune comme Dubois, qui étoit de la lie du peuple, non que ce pût être une excuse à celui-ci, mais une tentation de moins à l’autre, qui n’avoit qu’à jouir de ce qu’il étoit, avec honneur. J’ai eu tant d’occasions de parler et de faire connoître ce magistrat également détestable et méprisable, que je crois pouvoir me dispenser d’en salir davantage ce papier. On a vu ailleurs pourquoi et comment on m’avoit enfin forcé à me raccommoder avec lui, après ce beau mariage du duc de Lorge avec sa fille, dont il eut tout lieu de se bien repentir, comme il l’avoua souvent lui-même. J’étois paisiblement à la Ferté en bonne compagnie depuis près de deux mois, sans en avoir voulu partir sur les courriers que Belle-Ile et d’autres encore m’avoient dépêchés sur la mort du cardinal Dubois, pour me presser de revenir. La vanité et l’avidité d’avoir une pension m’en fit dépêcher un autre à la mort du premier président par ses filles, pour me conjurer de revenir et de la demander à M. le duc d’Orléans.

Je cédai encore en cette occasion à la vertu et à la piété de Mme de Saint-Simon, qui voulut si absolument que je ne leur refusasse pas cet office, et je partis. Elle revint à Paris quelques jours après moi. La cour étoit retournée de Meudon à Versailles le 13 août, il y avoit dix ou douze jours, et j’y trouvai M. le duc d’Orléans.

Dès qu’il me vit entrer dans son cabinet, il courut à moi, et me demanda avec empressement si je voulois l’abandonner. Je lui répondis que tant que son cardinal avoit vécu, je m’étois cru fort inutile auprès de lui ; et que j’en avois profité pour ma liberté et pour mon repos ; mais qu’à présent que cet obstacle à tout bien n’étoit plus, je serois toujours à son très humble service. Il me fit promettre de vivre avec lui comme auparavant, et, sans entrer en rien sur le cardinal, se mit sur les affaires présentes, domestiques et étrangères, m’expliqua où il en étoit, et me conta l’émoi que prenoient l’Angleterre et la Hollande de la nouvelle compagnie d’Ostende, que l’empereur formoit, qu’il vouloit maintenir et que ces deux puissances vouloient empêcher de s’établir par leur grand intérêt du commerce, enfin celui que la France y pouvoit trouver pour et contre, et ses vues de conduite dans cette affaire. Je le trouvai content, gai, et reprenant le travail avec plaisir. Quand nous eûmes bien causé du dehors, du dedans et du roi, dont il étoit fort content, je lui parlai de la pension que les filles du premier président lui demandoient. Il se mit à rire et à se moquer d’elles, après l’argent immense qu’il avoit si souvent prodigué à leur père, ou qu’il lui avoit su escroquer, et à se moquer de moi d’être leur avocat en chose si absurde après tout ce qu’il y avoit eu entre moi et leur père, duquel il fit fort bien et en peu de mots l’oraison funèbre. J’avouerai franchement que je n’insistai pas beaucoup pour une chose que je trouvois aussi déplacée, et dont je ne me souciois point du tout. Je vécus donc de là en avant avec M. le duc d’Orléans comme j’avois toujours fait avant que le cardinal Dubois fût premier ministre, et lui avec toute son ancienne confiance. Il faut pourtant que je convienne que je ne cherchai pas à en faire beaucoup d’usage. Il fit alors la très légère perte de La Houssaye, son chancelier, qui avoit montré son ignorance dans la place de contrôleur général des finances qu’il avoit été obligé de quitter. Il avoit soixante et un ans. M. le duc d’Orléans prit à sa place le lieutenant de police, second fils du feu garde des sceaux d’Argenson. J’oubliois de marquer que les postes avoient été données à Morville, secrétaire d’État des affaires étrangères, avec une grande et juste diminution d’appointements.

On apprit en ce même temps que Leurs Majestés Catholiques avoient mis le prince et la princesse des Asturies ensemble, et que leur mariage avoit été consommé.

Le duc de Bouillon, fort occupé d’étayer de plus en plus sa princerie par des alliances étrangères, dont les siens s’étoient si bien trouvés, avisa d’en éblouir, ainsi que de ses grands établissements, le prince Jacques Sobieski, fils aîné du célèbre roi de Pologne, qui vivoit retiré dans ses terres en Silésie ; répandit beaucoup d’argent autour de lui, et fit si bien que le mariage de sa seconde fille fut conclu avec le prince de Turenne, fils aîné du duc de Bouillon et de la fille du feu duc de La Trémoille, sa première femme.

Ce mariage flattoit extrêmement le duc de Bouillon. Le grand-père de sa future belle-fille avoit occupé longtemps le trône de Pologne, et en avoit illustré la couronne par ses grandes actions ; sa femme étoit sœur de l’impératrice, épouse de l’empereur Léopold, et mère des empereurs Joseph et Charles, et sœur aussi de la reine douairière d’Espagne, de la feue reine de Portugal, des électeurs de Mayence et Palatin, et de la duchesse de Parme, mère de la reine, seconde femme du roi d’Espagne. Enfin, la fille aînée du prince Jacques Sobieski avoit épousé le roi d’Angleterre, retiré à Rome. Le mariage fut célébré par procureur, à Neuss, en Silésie, et en personne à Strasbourg, un mois après. Mais le prince de Turenne tomba malade presque aussitôt, et mourut douze jours après son mariage. Personne de la famille n’étoit allé à Strasbourg que son frère ; la mariée y étoit arrivée en fort léger équipage. On comptoit l’amener tout de suite à Paris, quand la maladie de son mari les arrêta. Dès que la nouvelle en vint, le duc de Bouillon pensa aussitôt au mariage de son second fils, si elle devenoit veuve, et à tout événement dépêcha le comte d’Évreux à Strasbourg pour lui persuader de continuer son voyage, dans l’espérance de gagner son consentement. Ils y réussirent, et la gardèrent tantôt chez eux à Pontoise, tantôt dans un couvent du lieu, et n’en laissèrent approcher personne qui la pût imprudemment détromper des grandeurs qu’elle croyoit aller épouser. Ils négocièrent en Silésie pour avoir le consentement, puis à Rome pour la dispense, où il n’est question que du plus ou du moins d’argent qu’on n’avoit pas dessein d’épargner. Enfin, le mariage se fit en avril 1724, fort en particulier, à cause du récent veuvage.

Quand elle commença à voir le monde et à être présentée à la cour, elle fut étrangement surprise de s’y trouver comme soutes les autres duchesses et princesses assises, et de ne primer nulle part avec toute la distinction dont on l’avoit persuadée, en sorte qu’il lui échappa plus d’une fois qu’elle avoit compté épouser un souverain, et qu’il se trouvoit que son mari et son beau-père n’étoient que deux bourgeois du quai Malaquais. Ce fut bien pis quand elle vit le roi marié. Je n’en dirai pas davantage. Ces regrets, qu’elle ne cachoit pas, joints à d’autres mécontentements, en donnèrent beaucoup aux Bouillon. Le mariage ne fut pas heureux. La princesse, qui ne put s’accoutumer à l’unisson avec nos duchesses et princesses, encore moins à vivre avec les autres, comme il falloit qu’elle s’y assujettit, se rendit solitaire et obscure. Elle eut des enfants, et, après plusieurs années, ne pouvant plus tenir dans une situation si forcée, elle obtint aisément d’aller faire un voyage en Silésie pour ménager son père et ses intérêts auprès de lui. Son mari ne demandoit pas mieux que d’en être honnêtement défait. Il ne la pressa point de revenir, et au bout de peu d’années elle mourut en Silésie, au grand soulagement de M. de Bouillon, qui ne laissa pas d’en recueillir assez gros pour ses enfants.

Ce fut en ce temps-ci qu’arriva cette subite inondation à Madrid, proche du Buen-Retiro, où la duchesse de la Mirandole fut noyée dans son oratoire, où le prince Pio et quelques autres périrent, et dont le duc de La Mirandole, le duc de Liria, l’abbé Grimaldo et l’ambassadeur de Venise se sauvèrent avec des peines infinies, tandis que la superbe maison du duc et de la duchesse d’Ossone, magnifiquement meublée, brûloit dans le haut de la ville, sans qu’on pût en arrêter l’incendie faute d’eau. Je me suis étendu ailleurs ici par avance sur cet étrange et funeste événement, ce qui m’empêchera d’en rien répéter ici.

Nocé, qui avoit été rapproché dans son exil, fut rappelé. M. le duc d’Orléans, qui l’avoit toujours aimé et qui ne l’avoit éloigné que malgré lui, l’en dédommagea par un présent de cinquante mille livres en argent, et deux mille écus de pension. Canillac revint bientôt après, et enfin le duc de Noailles. On fit beaucoup de contes de ses amusements pendant qu’il fut dans ses terres, et de l’édification qu’il avoit voulu donner à ses peuples, en chantant avec eux au lutrin et en y portant chape, et aux processions. On voit ainsi que ce n’est pas sans raison qu’on l’appeloit : Omnis homo.

M. le duc d’Orléans donna plusieurs grands bénéfices. L’évêque duc de Laon, et qui en avoit fait la fonction au sacre, n’avoit pu se faire recevoir pair de France au parlement. Sa mère étoit la comédienne Florence, et M. le duc d’Orléans ne l’avoit point reconnu. Ce fut l’obstacle qu’on ne put vaincre, parce qu’il faut dire qui on est, et le prouver. Dans cet embarras, il fut transféré, avec conservation du rang et honneurs d’évêque, duc de Laon. II ne perdit pas au change, puisqu’il eut l’archevêché de Cambrai. Son successeur à Laon surprit et scandalisa étrangement : ce fut le frère de La Fare, qui ne lui ressembloit en rien. C’étoit un misérable déshonoré par ses débauches et par son escroquerie, que personne ne vouloit voir ni regarder, et que M. le duc d’Orléans, qui me l’a dit lui-même, chassa du Palais-Royal pour avoir volé cinquante pistoles qu’il envoyoit, par lui, à Mme de Polignac. Je la nomme, parce que sa vie a été si publique que je ne crois pas manquer à la charité, à la discrétion, à la considération de son nom.

Ce bon ecclésiastique fut une fois chassé des Tuileries à coups de pied, depuis le milieu de la grande allée jusque hors la porte du Pont-Royal, par les mousquetaires et d’autres jeunes gens qui s’y attroupèrent, avec des [clameurs] épouvantables, répétées parla foule des laquais amassés à la porte. Enfin, et c’est un fait qui fut très public, les deux capitaines des mousquetaires leur défendirent à l’ordre de le voir. Pour sortir d’un état si pitoyable, ce rebut du monde fit le converti, frappa à plusieurs portes pour être ordonné prêtre sans y pouvoir réussir, à ce que me conta lors Rochebonne, évêque-comte de Noyon, qui fut un de ceux qui le refusèrent, malgré une prétendue retraite qu’il fit dans un bénéfice qu’il avoit dans Noyon. Enfin il trouva un prélat plus traitable par la conformité de conduite. J’aurois horreur de le nommer et de dire avec quel scandale il l’ordonna contre toutes les règles de l’Église. Incontinent après, il se jeta au cardinal de Bissy et à Languet, évêque de Soissons, à qui tout étoit bon moyennant le fanatisme de la constitution, qui le rendit digne d’être grand vicaire de Soissons, où il se signala en ce genre à mériter toute leur protection. Avec ce secours et celui des jésuites, il trafiqua l’évêché de Viviers avec Ratabon, qui y avoit passé du siège d’Ypres, et que l’épiscopat ennuyoit, malgré la non-résidence. Il lui donna deux abbayes qu’il avoit, avec un bon retour, et fut sacré évêque de Viviers, au scandale universel.

L’évêque de Marseille, Belsunce, qui s’étoit fait un si grand nom pendant la peste, étoit venu à Paris sur la maladie du duc de Lauzun, frère de sa mère, qui avoit toujours pris soin de lui et de ses frères. Il fut nommé à l’évêché de Laon avec un grand applaudissement. Allant un jour voir M. de Lauzun, qui s’étoit retiré dans le couvent des Petits-Augustins, j’arrivai par un côté du cloître à la porte de sa chambre, et ce prélat, par un autre côté, en même temps qu’on appeloit déjà M. de Laon. Je me rangeai pour le laisser passer devant moi. Il sourit en me regardant, et me poussant de la main : « Allez, monsieur, me dit-il, ce n’est pas la peine ; » et malgré moi me fit passer devant lui. À ce mot je compris qu’il n’accepteroit point Laon et qu’il demeureroit à Marseille ; mais qu’il n’osoit refuser du vivant de son oncle qui l’auroit dévoré, et qui n’avoit que peu de semaines à vivre. En effet, dès qu’il fut mort, il refusa Laon avec un attachement pour son siège qui n’étoit plus connu, mais qui lui fit un grand honneur. La Fare, évêque de Viviers, qui n’étoit pas pour être si délicat, fut mis à Laon, à son refus, où on a vu depuis ce qu’il savoit faire. Il y est mort abhorré et banqueroutier, après avoir de gré ou de force escroqué tout son diocèse qu’il avoit d’ailleurs dévasté.

Rouen vaquoit par la mort de Besons, frère du maréchal qui y avoit été transféré de Bordeaux, duquel j’ai eu occasion de parler ici plus d’une fois. C’étoit un homme fort sage, doux, mesuré, avec un air et une mine brutale et grossière, délié, qui savoit le monde et ses devoirs ; fort instruit, fort décent, et le premier homme du clergé ; en capacité sur ses affaires temporelles, de l’esprit fait exprès pour le gouvernement des diocèses ; aimé, respecté et amèrement regretté dans les trois qu’il avoit eus. Tressan, évêque de Nantes, premier aumônier de M. le duc d’Orléans, eut Rouen, et fut chargé des économats [1] qu’avoit Besons ; et l’abbé de Monaco, déjà vieux, eut Besançon, dont l’abbé de Mornay n’avoit pas eu le temps de jouir ni d’être sacré.

L’abbé de Bussy-Rabutin eut Luçon, et plusieurs autres évêchés furent donnés et beaucoup d’abbayes. Celles de Bergues-Saint-Vinox et de Saint-Bertin à Saint-Omer furent rendues à des moines ; Dubois ne les avoit eues que comme cardinal. M. le duc d’Orléans reçut une lettre de Mme de Chelles, sa fille, sur cette distribution, qui l’effraya, et qu’il lut et relut pourtant deux fois. Elle étoit admirable sur le choix des sujets et sur l’abus qu’il en faisoit, et le menaçoit de la colère de Dieu qui l’en châtieroit promptement. Il en fut assez ému pour en parler, et même pour la laisser voir, mais je ne sais s’il en eût profité. Il n’en eut pas le temps.

Le fils aîné du feu comte de Solre mourut dans ses terres, en Flandre, où il s’étoit retiré depuis la mort de son père, et que sa femme l’avoit avisé de faire le prince. Il étoit lieutenant général et n’avoit que quarante-sept ans. J’ai parlé ailleurs de cette folie qui a passé à ses enfants, que le comte de Solre, n’avoit jamais imaginée, qui ne prétendit jamais aucun rang, qui fut chevalier de l’ordre en 1688, parmi les gentilshommes, et dont j’ai vu toute ma vie la femme et la fille debout au souper et à la toilette, jusqu’à ce qu’elles s’en allèrent en Espagne, comme je l’ai raconté. Croï est une terre en Boulonnois qui a donné son nom à cette maison, que ses établissements en Flandre ont si fort illustrée. J’en ai parlé ici ailleurs.

La duchesse d’Aumont mourut à Passy, près Paris, 23 octobre, près de sept mois après son mari, quatre mois après sa belle-fille, huit jours avant son fils. Elle étoit fille d’Antoine de Brouilly, marquis de Piennes, chevalier des ordres du roi, et sœur de l’épouse du marquis de Châtillon, premier gentilhomme de la chambre de Monsieur et chevalier des ordres du roi. Elle fut aussi dame d’atours de Madame. C’étoient deux beautés fort différentes : toutes deux grandes et parfaitement bien faites ; intimement liées ensemble ; qui n’avoient point de frères, et toutes deux épousées par amour. La duchesse d’Aumont s’étoit retirée et barricadée à Passy contre la petite vérole dont Paris étoit plein. Elle ne l’évita pas et en mourut.

Le duc d’Aumont, son fils, en mourut aussi huit jours après elle, à trente-deux ans. Il étoit aimé et estimé dans le monde, très bien fait, avec un beau visage, et fort bien avec les dames. Il ne laissa que deux fils enfants, dont le cadet mourut bientôt après. Je m’intéressai fort au partage de sa dépouille, pour le duc d’Humières qui eut le gouvernement de Boulogne et Boulonnois, et son petit-neveu eut la charge de son père de premier gentilhomme de la chambre du roi.

On m’avoit rendu tout le château neuf de Meudon, tout meublé, depuis le retour de la cour à Versailles, comme je l’avois avant qu’elle vint à Meudon. Le duc et la duchesse d’Humières y étoient avec nous, et bonne compagnie. Le duc d’Humières voulut que je le menasse à Versailles remercier M. le duc d’Orléans le matin. Nous le trouvâmes qu’il alloit s’habiller, et qu’il étoit encore dans son caveau dont il avoit fait sa garde-robe. Il y étoit sur sa chaise percée parmi ses valets et deux ou trois de ses premiers officiers. J’en fus effrayé. Je vis un homme la tête basse, d’un rouge pourpre, avec un air hébété, qui ne me vit seulement pas approcher. Ses gens le lui dirent. Il tourna la tête lentement vers moi sans presque la lever, et me demanda d’une langue épaisse ce qui m’amenoit. Je le lui dis. J’étois entré là pour le presser de venir dans le lieu où il s’habilloit, pour ne pas faire attendre le duc d’Humières ; mais je demeurai si étonné que je restai court. Je pris Simiane, premier gentilhomme de sa chambre, dans une fenêtre, à qui je témoignai ma surprise et ma crainte de l’état où je voyois M. le duc d’Orléans. Simiane me répondit qu’il étoit depuis fort longtemps ainsi les matins, qu’il n’y avoit ce jour-là rien d’extraordinaire en lui, et que je n’en étois surpris que parce que je ne le voyois jamais à ces heures-là ; qu’il n’y paroîtroit plus tant, quand il se seroit secoué en s’habillant. Il ne laissa pas d’y paroître encore beaucoup lorsqu’il vint s’habiller. Il reçut le remerciement du duc d’Humières d’un air étonné et pesant ; et lui qui étoit toujours gracieux et poli à tout le monde, et qui savoit si bien dire à propos et à point, à peine lui répondit-il ; un moment après, nous nous retirâmes M. d’Humières et moi. Nous dînâmes chez le duc de Gesvres, qui le mena faire son remerciement au roi.

Cet état de M. le duc d’Orléans me fit faire beaucoup de réflexions. Il y avoit fort longtemps que les secrétaires d’État m’avoient dit que, dans les premières heures des matinées, ils lui auroient fait passer tout ce qu’ils auroient voulu, et signé tout ce qui lui eût été de plus préjudiciable. C’étoit le fruit de ses soupers. Lui-même m’avoit dit plus d’une fois depuis un an, à l’occasion de ce qu’il me quittoit quelquefois, quand j’étois seul avec lui, que Chirac le purgeottoit sans cesse sans qu’il y parût, parce qu’il étoit si plein qu’il se mettoit à table tous les soirs sans faim et sans aucune envie de manger, quoiqu’il ne prit rien les matins, et seulement une tasse de chocolat entre une et deux heures après midi, devant tout le monde, qui étoit le temps public de le voir. Je n’étois pas demeuré muet avec lui là-dessus ; mais toute représentation étoit parfaitement inutile. Je savois de plus que Chirac lui avoit nettement déclaré que la continuation habituelle de ses soupers le conduiroit à une prompte apoplexie ou à une hydropisie de poitrine, parce que sa respiration s’engageoit dans des temps, sur quoi il s’étoit récrié contre ce dernier mal qui étoit lent, suffoquant, contraignant tout, montrant la mort ; qu’il aimoit bien mieux l’apoplexie qui surprenoit et qui tuait tout d’un coup sans avoir le temps d’y penser.

Un autre homme, au lieu de se récrier sur le genre de mort dont il étoit promptement menacé, et d’en préférer un si terrible à un autre qui donne le temps de se reconnoître, eût songé à vivre et faire ce qu’il falloit pour cela par une vie sobre, saine et décente, qui, du tempérament qu’il étoit, lui auroit pu procurer une fort longue vie, et bien agréable dans la situation, très vraisemblablement durable, dans laquelle il se trouvoit ; mais tel fut le double aveuglement de ce malheureux prince. Je vivois fort en liaison avec l’évêque de Fréjus, et puisque, avenant faute de M. le duc d’Orléans, il falloit avoir un maître autre que le roi, en attendant qu’il pût ou voulût l’être, j’aimois mieux que ce fût ce prélat qu’aucun autre. J’allai donc le trouver, je lui dis ce que j’avois vu le matin de l’état de M. le duc d’Orléans ; je lui prédis que sa perte ne pouvoit être longtemps différée et qu’elle arriveroit subitement, sans aucun préalable qui l’annonçât ; que je conseillai donc au prélat de prendre ses arrangements et ses mesures avec le roi, sans y perdre un moment, pour en remplir la place, et que cela lui étoit d’autant plus aisé qu’il ne doutoit pas de l’affection du roi pour lui ; qu’il n’en avoit pour personne qui en approchât, et qu’il avoit journellement de longs tête-à-tête avec lui, qui lui offroient tous les moyens et toutes les facilités de s’assurer de la succession subite à la place de premier ministre dans l’instant même qu’elle deviendroit vacante. Je trouvai un homme très reconnoissant en apparence de cet avis et de ce désir, mais modeste, mesuré, qui trouvoit la place au-dessus de son état et de sa portée.

Ce n’étoit pas la première fois que nos conversations avoient roulé là-dessus en général, mais c’étoit la première fois que je lui en parlois comme d’une chose instante. Il me dit qu’il y avoit bien pensé, et qu’il ne voyoit qu’un prince du sang qui pût être déclaré premier ministre sans envie, sans jalousie et sans faire crier le public ; qu’il ne voyoit que M. le Duc à l’être. Je me récriai sur le danger d’un prince du sang, qui fouleroit tout aux pieds, à qui personne ne pourroit résister, et dont les entours mettroient tout au pillage ; que le feu roi, si maître, si absolu, n’en avoit jamais voulu mettre aucun dans le conseil pour ne les pas trop autoriser et accroître. Et quelle comparaison d’être simplement dans le conseil d’un homme qui gouvernoit, et qui étoit si jaloux de gouverner et d’être le maître, ou d’être premier ministre sous un roi enfant, sans expérience, qui n’avoit encore de sa majorité que le nom, sous lequel un premier ministre prince du sang seroit pleinement roi. J’ajoutai qu’il avoit eu loisir depuis la mort du roi de voir avec quelle avidité les princes du sang avoient pillé les finances, avec quelle opiniâtreté ils avoient protégé Lave et tout ce qui favorisoit leur pillage ; avec quelle audace ils s’étoient en toutes manières accrus ; que de là il pouvoit juger de ce que seroit la gestion d’un prince du sang premier ministre, et de M. le Duc en particulier, qui joignoit à ce que je venois de lui représenter une bêtise presque stupide, une opiniâtreté indomptable, une fermeté inflexible, un intérêt insatiable, et des entours aussi intéressés que lui, et nombreux et éclairés, avec lesquels toute la France et lui-même auroient à compter, ou plutôt à subir toutes les volontés uniquement personnelles. Fréjus écouta ces réflexions avec une paix profonde, et les paya de l’aménité d’un sourire tranquille et doux. Il ne me répondit à pas une des objections que je venois de lui faire, que par me dire qu’il y avoit du vrai dans ce que je venois de lui exposer, mais que M. le Duc avoit du bon, de la probité, de l’honneur, de l’amitié pour lui ; qu’il devoit le préférer par reconnoissance de l’estime et de l’amitié que feu M. le Duc lui avoit toujours témoignée, et de l’entière confiance qu’il avoit eue en lui à Dijon où il tenoit les états, et où il l’avoit retenu comme il y passoit pour le voir en revenant de Languedoc ; qu’au fond, de M. le duc d’Orléans à un particulier, la chute étoit trop grande ; qu’elle écraseroit les épaules de tout particulier qui lui succéderoit, qui ne résisteroit jamais à l’envie générale et à tout ce que lui susciteroit la jalousie de chacun ; qu’un prince du sang, si fort hors de parité avec qui que ce fût, n’avoit rien de tout cela à démêler ; que dans la conjoncture dont je lui parlois comme prochaine, il n’étoit pas possible de jeter les yeux que sur un prince du sang, et parmi eux sur M. le Duc, qui étoit le seul, d’âge et d’état à pouvoir remplir cette importante place ; qu’au fond il n’étoit point connu du roi et n’avoit nulle familiarité avec lui, quoique la place de surintendant de son éducation, qu’il avoit emblée à M. le duc du Maine, eût dû et pu lui procurer l’un et l’autre ; qu’il auroit donc besoin de ceux qui étoient autour du roi, et dans son goût et sa privance ; qu’avec ce secours et les mesures que M. le Duc seroit obligé d’avoir avec eux, tout irait bien ; qu’enfin, plus il y pensoit et y avoit pensé, plus il se trouvoit convaincu qu’il n’y avoit rien que cela de praticable.

Ces derniers mots m’arrêtèrent tout court. Je lui dis qu’il étoit plus à portée de voir les choses de près et avec plus de lumière que personne ; que je me contentois de l’avoir averti et de lui avoir représenté ce que je croyois mériter de l’être ; que je ne pouvois sans regret lui voir laisser échapper la place de premier ministre pour lui-même ; mais qu’après tout je me rendois, quoique malgré mon sentiment et mon désir, à plus clairvoyant que moi. Il est aisé de juger de combien de propos de reconnoissance, d’amitié, de confiance cette conversation fut assaisonnée de sa part. Je m’en retournai à Meudon avec le duc d’Humières, bien persuadé que Fréjus n’étoit arrêté que par sa timidité ; qu’il n’en étoit pas moins avide du souverain pouvoir ; que pour allier son ambition avec sa crainte de l’envie et de la jalousie, capables de le culbuter, ses réflexions l’avoient porté à les faire taire en mettant un prince du sang dans cette place, dans la satisfaction de trouver inepte de tous points le seul des princes du sang par son âge et par son aînesse de MM. ses frères et de M. le prince de Conti, qui pût y être mis, qui ne seroit que le représentant et le plastron de premier ministre, tandis que lui-même, Fréjus, deviendroit le véritable premier ministre par sa situation avec le roi, du cœur et de l’esprit duquel il se trouvoit le plein et l’unique possesseur, ce qui le rendroit si considérable et si nécessaire à M. le Duc qu’il n’oseroit faire la moindre chose sans son attache, en sorte que sans envie, sans jalousie, conservant tout l’extérieur de modestie, tout en effet seroit entre ses mains. Heurter un projet si pourpensé, et un projet de cette nature, eût été se casser le nez contre un mur. Aussi enrayai-je tout court dès ce que je le sentis, et je me gardai bien de lui dire que Mme de Prie et les autres entours de M. le Duc le feroient sûrement se mécompter, parce qu’ils voudroient bien sûrement gouverner et profiter, et qu’ils ne pourvoient l’espérer qu’en faisant que M. le Duc voulût gouverner avec indépendance, et par conséquent secouât très promptement le joug que Fréjus s’attendoit de lui imposer. Je le dis dès le soir à Mme de Saint-Simon, pour qui je n’eus jamais de secret, et du grand sens de qui je me trouvai si bien toute ma vie : elle en jugea tout comme moi.

La Chaise, fils du frère du feu P. de La Chaise confesseur du feu roi, et capitaine des gardes de la porte du roi, mourut chez lui en Lyonnois. Il ne laissa point de fils et avoit un brevet de retenue. Torcy obtint la charge pour son fils. Il y avoit déjà longtemps que toutes les secondes charges de la cour étoient devenues le préciput des fils de ministres. Celle-ci est une des moindres, mais on tient par elle ; et on suit le roi partout.

Le vieux Livry mourut aussi, mais il avoit obtenu de M. le duc d’Orléans la survivance de sa charge de premier maître d’hôtel du roi pour son fils. Livry père étoit un très bon homme, familier avec le feu roi, chez qui on jouoit toute la journée à des jeux de commerce. Il faisoit assez mauvaise chère et très mal propre, et s’y enivroit souvent les soirs. Il est pourtant vrai qu’il ne buvoit jamais de vin pur, mais une carafe d’eau lui auroit bien duré une année. Il buvoit sa bouteille en se levant avec une croûte de pain, et a vécu quatre-vingts ans dans la santé la plus égale et la plus parfaite, et la tête comme il l’avoit eue toute sa vie. Il eût été bien étonné de voir son fils chevalier de l’ordre.

Le grand-duc [de Toscane] mourut en trois ou quatre jours, le dernier octobre, à près de quatre-vingt-deux ans, et cinquante-quatre ans de règne, regretté dans ses États comme le père de son peuple, et dans toute l’Italie et à Rome, comme le plus habile politique, le plus honnête homme et le plus sensé souverain qui eût paru depuis longtemps en Europe, où il étoit généralement estimé, surtout en Italie et à Rome où il avoit beaucoup de crédit et de considération, et passa toujours pour un prince très sage et très politique. Il avoit épousé en 1661 une fille de Gaston, frère de Louis XIII, partie d’ici avec l’esprit de retour, qui vécut fort mal avec lui, et fort mal à propos, et qui après lui avoir donné deux fils et une fille, revint en France passer une vie méprisée et fort contrainte dans un couvent hors de Paris, suivant la stipulation du grand-duc, et de laquelle il a été parlé suffisamment ici. Son fils aîné étoit mort à quarante ans, en 1713 sans enfants, de la sœur de Mme la Dauphine, de Bavière, une fille veuve sans enfants de l’électeur palatin en 1716 et retirée à Florence, et J. Gaston qui lui succéda, qui avoit épousé la dernière princesse de l’ancien Saxe-Lauenbourg, brouillée avec lui, sans enfants, et retirée en Allemagne : prince dernier grand-duc de Toscane de la maison de Médicis, qui eut de l’esprit et des lettres, régna voyant à peine ses ministres, dans son lit ou dans sa robe de chambre, seul entre deux Turcs qui le servoient, toujours la nappe mise dans sa chambre, d’où il ne sortoit presque jamais, presque toujours ivre, et se souciant peu de ce qui arriveroit après lui.

L’électeur de Cologne, frère de l’électeur de Bavière, mourut à Bonn à cinquante-deux ans, le 12 novembre, quinze jours après le grand-duc. Il étoit archevêque de Cologne, évêque de Hildesheim et de Liège. Il en a été souvent parlé ici. Il étoit frère de Mme la Dauphine, de Bavière. Son neveu, fils de l’électeur de Bavière, évêque de Munster et de Paderborn lui succéda à Liège et à Cologne, dont il étoit coadjuteur.

La maréchale de Chamilly mourut à Paris à soixante-sept ans, le 18 novembre. C’étoit une femme d’esprit, de grand sens, de grande piété, de vertu constante, extrêmement aimable, et faite pour le grand monde et pour la représentation, qui avoit eu la plus grande part à la fortune de son mari dont elle n’eut point d’enfants. Elle étoit fort de nos amies, et nous la regrettâmes fort. Elle en avoit beaucoup, et avoit toujours conservé beaucoup d’estime et de considération. Elle s’appeloit du Bouchet, étoit riche héritière et de naissance fort commune. Le grand prévôt perdit aussi sa femme qu’il n’avoit pas rendue heureuse, et qui méritoit un meilleur sort.


  1. On appelait économat l’administration des revenus d’un bénéfice ecclésiastique pendant la vacance de ce bénéfice.