Mémoires (Saint-Simon)/Tome 5/10

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CHAPITRE X.


Électeurs de Cologne et de Bavière au ban de l’empire. — Siège de Turin résolu, et La Feuillade, singulièrement confirmé à le faire, arrive devant la place. — Villeroy part avec ordre de combattre, non avant, mais dès que Marsin l’aura joint. — Pique de Villeroy, qui n’attend point Marsin et choisit mal son terrain. — Dispositions de Villeroy. — Bataille de Ramillies. — Course de Chamillart en Flandre. — Bonté du roi pour Villeroy excessive. — Folie plus excessive du Villeroy. — Villeroy rappelé ; Vendôme choisi à sa place. — M. le duc d’Orléans en Italie. — Disgrâce du maréchal de Villeroy.


L’empereur mit enfin au commencement de mai les électeurs de Cologne et de Bavière au ban de l’empire avec autant de solennité que de violence et d’injustice, pour une guerre qui ne regardoit uniquement que la maison d’Autriche, et point du tout l’empire. Mais l’Allemagne étoit subjuguée depuis Charles-Quint, et quoique ses successeurs à l’empire n’eussent pas la moitié des États et de la puissance qu’il possédoit, ils surent bien soutenir l’autorité qu’il leur avoit acquise. La proscription du palatin en fut un exemple éclatant. Cet empereur-ci, soutenu de toute l’Europe et maître de la Bavière, n’eut garde de faire moins. Parmi ces hauteurs, il venoit de voir sa maison de plaisance de Luxembourg, à deux lieues de Vienne, brûlée par les mécontents, et des Alleurs que le roi tenoit auprès de Ragotzi l’assuroit de leurs forces et de leur éloignement pour tout accommodement avec l’empereur. Quoiqu’on eût lieu de s’attendre depuis longtemps à ce ban de l’empire, il ne laissa pas d’étonner et de porter un grand coup pour l’autorité de l’empereur, et pour l’embarras de sortir ces princes d’affaires à la paix.

Tout ce qui s’étoit fait l’année précédente pour former le siège de Turin, qui, prêt à se faire, n’eut pas lieu, rendit pour cette année tous les préparatifs fort prompts. Le dépit si juste contre le duc de Savoie, le succès de Calcinato tout récent et tout grossi, les espérances qu’on concevoit de ses suites l’extrême désir de dépouiller M. de Savoie, et de le réduire en l’état du feu duc Charles IV de Lorraine, affectionnoient le roi à ce projet. Chamillart, plus sage que le monde ne l’a cru, en sentit le poids et en fut effrayé pour son gendre auquel il étoit destiné. Il voulut encore tout bien examiner avec Vauban en présence du roi. Puisqu’il avoit fait la faute autrefois de le prêter à M. de Savoie pour fortifier, ou plutôt pour perfectionner Turin, il étoit bien naturel de le choisir pour en faire le siège. Vauban, toujours le même, proposa son projet d’attaque, et les raisons de ce projet ; il détailla ce qu’il croyoit nécessaire pour réussir ; il offroit, en lui fournissant ce qu’il demandoit, de se charger du siège, mais du siège uniquement, pourvu qu’il y fût le maître, et de rien au delà, parce qu’il déclara avec franchise qu’il ne s’entendoit point à la guerre de campagne, ni à commander une armée. Ce qu’il demanda se trouva monter en toutes sortes de choses à bien plus qu’il ne fut possible de lui fournir, Là-dessus, il avertit le roi bien fermement, devant son ministre, chez Mme de Maintenon, que Turin ne se prendroit pas à moins ; et (ce qui est incroyable, avec la juste confiance du roi en Vauban, fondée sur une si longue expérience, avec le silence et l’embarras de Chamillart), sur ce refus de Vauban comme n’y pouvant réussir, la commission en fut sur-le-champ donnée ou plutôt confirmée à La Feuillade. Quel parallèle entre ces deux hommes ! et quel champ aux réflexions ! Et peut-on s’empêcher de reconnoître que, lorsque Dieu veut châtier, il commence par aveugler ? C’est ce qui se retrouve sans cesse dans le cours de cette guerre, mais c’est aussi ce qui ne saute nulle part aux yeux si fortement qu’ici.

Voilà donc La Feuillade non plus général par accidents amenés, non plus général en peinture, mais général d’une armée sur laquelle toute l’Europe fixa les yeux et trouva son sort attaché. Troupes d’élite autant que la possibilité les put grossir, officiers choisis, munitions en abondance, artillerie formidable, trésors d’argent, désir et exécution, identité de choses, en un mot le gendre bien-aimé d’un tout-puissant ministre des finances et de la guerre, qui mettoit en lui toutes ses complaisances, toutes ses espérances, l’appui et le salut de sa famille, on peut juger qu’on fut jusqu’à l’impossible de toutes parts pour le mettre en état de faire une conquête si capitale pour l’État, et si importante à leur fortune particulière. Tout fut donc très promptement disposé. La Feuillade arriva devant Turin le 13 mai, et se mit à faire ses lignes et ses ponts. Tardif, à faute de mieux, fut son premier ingénieur. Il n’avoit fait que de petits sièges en Bavière. Ainsi cette forte besogne roula tout entière sur deux novices fort ignorants, et par cela même fort entêtés. Laissons-les s’établir.

Le roi n’avoit rien tant recommandé au maréchal de Villeroy que de ne rien oublier pour ouvrir la campagne par une bataille. Il commençoit à sentir le poids de la guerre ; il avoit dès lors envie de la terminer, mais il vouloit donner la paix et non la recevoir. Il espéroit tout de ses généraux et de ses troupes ; les succès d’Italie et du Rhin sembloient lui répondre de ceux de ses autres entreprises : il aimoit assez Villeroy pour vouloir qu’il cueillît des lauriers. Il partit à la mi-avril pour retourner en Flandre, et depuis son départ jusqu’à l’assemblée de son armée, le roi le pressa sans cesse d’exécuter ce qu’il lui avoit si expressément ordonné.

Le génie court et superbe de Villeroy se piqua de ces ordres si réitérés. Il se figura que le roi doutoit de son courage puisqu’il jugeoit nécessaire de l’aiguillonner si fort ; il résolut de tout hasarder pour le satisfaire, et lui montrer qu’il ne méritoit pas de si durs soupçons. En même temps que le roi vouloit une bataille en Flandre, il se vouloit mettre en état de la gagner. Dès que les lignes du Rhin furent prises et le fort Louis dégagé, le roi envoya ordre à Marsin de prendre dix-huit bataillons et vingt escadrons de son armée, laissant le reste à Villars, et de venir sur la Moselle où il trouveroit vingt autres escadrons et de marcher avec le tout en Flandre joindre le maréchal de Villeroy ; et à celui-ci de ne rien entreprendre avant cette jonction faite. Cette défense fut réitérée au maréchal de Villeroy par quatre courriers de suite coup sur coup, sur ce que ses réponses montroient que, piqué de toutes les instances qui lui avoient été redoublées pour donner promptement une bataille, il la vouloit brusquer sans attendre ce secours. J’insiste ici sur ce point, parce qu’il fut celui de la division mortelle d’entre le maréchal et Chamillart, et que ce dernier me montra les lettres originales du roi et de lui au maréchal, et les réponses de ce dernier depuis l’ouverture de la campagne, et quelques-unes même dès auparavant. Mais il ne s’agit pas encore de cette querelle.

Villeroy donc poussa sa pointe malgré les ordres d’attendre Marsin. Marlborough avoit passé la mer de bonne heure, toutes ses troupes ne l’avoient pas joint. Villeroy en avoit plus que lui. Cette raison lui donna de la confiance, il ne douta point du succès ; il n’en voulut partager l’honneur avec personne, non seulement avec Marsin et les troupes qu’il lui amenoit, mais avec l’électeur même, qui pourtant commandoit l’armée et que le maréchal avoit laissé à Bruxelles sans lui faire part de son dessein. Il s’avança donc, le 21 mai, vers l’endroit où l’année précédente Roquelaure avoit laissé percer nos lignes. Sur l’avis de la marche et de l’approche de Marlborough, il fit un mouvement pour l’attendre, puis, le 24 au matin, jour de la Pentecôte, un second pour se poster dans un terrain où feu M. de Luxembourg n’avoit jamais voulu s’exposer à combattre. Lui-même en avoit été témoin, mais son sort et celui de la France étoit qu’il l’oubliât. Il le manda par un courrier avant de prendre ce poste. M. le duc d’Orléans prédit à qui le voulut entendre qu’il y seroit battu s’il y tentoit ou y souffroit une action ; que M. de Luxembourg n’avoit jamais voulu s’y commettre ; et que sur le lieu même il lui en avoit expliqué et montré les raisons que ce prince rendit fort bien. Il ne fut que trop bon prophète.

Villeroy mit donc la maison du roi et deux brigades de cavalerie de suite entre les villages de Taviers et de Ramillies. Taviers couvroit le flanc de la maison du roi. Sa situation étoit sur un penchant près de la Méhaigne qui formoit un marais derrière, et dans ce village il mit le comte de La Mothe avec six bataillons de l’électeur et trois régiments de dragons. Il établit dans celui de Ramillies vingt-quatre pièces de canon soutenues de vingt bataillons, qui le furent ensuite d’un plus grand corps d’infanterie. Il en prit le surplus pour occuper le terrain qui s’étendoit vers le village de Neuféglise, laissa la droite de sa seconde ligne dans son ordre naturel, et porta son aile gauche devant un marais très difficile qui s’étendoit au delà de cette aile, laquelle se trouvoit à peu près en ligne avec la droite. Comme il achevoit ses dispositions, l’électeur à peine averti arriva au grand galop de Bruxelles. Il avoit grand lieu de se plaindre, et peut-être encore de blâmer ce qui se faisoit ; mais il n’étoit pas temps. Il n’y avoit que celui d’achever ce qui étoit commencé ; à quoi il se prêta sans humeur et de bonne grâce en attendant un autre loisir.

Il étoit deux heures après midi quand l’armée ennemie, arrivée en bel ordre en présence, commença à essuyer le canon de Ramillies. Il obligea leurs troupes à faire halte pour attendre le leur qui, fort promptement après, se trouva en batterie. La canonnade dura bien une heure. Ils marchèrent ensuite à Taviers avec du canon. Ils y trouvèrent moins de résistance qu’à leur droite, ils s’en rendirent maîtres. Dès ce moment, ils firent marcher leur cavalerie. Ils s’étoient aperçus fort à temps que le marais qui couvroit notre gauche empêcheroit les deux ailes des deux armées de se pouvoir joindre. Ils avoient fait couler toute la leur derrière leur centre, en avoient formé plusieurs lignes les unes sur les autres, mais sans confusion, derrière leur gauche, eurent ainsi toute la cavalerie de leur armée vis-à-vis notre droite et en état de s’en servir, tandis que toute la moitié de la nôtre demeura inutile dans un poste où elle ne pouvoit rien faire. Elle avoit vu toute celle des ennemis disparaître de devant elle entièrement ; ce mouvement, qui devoit lui servir d’exemple, ne l’ébranla point. Gassion qui la commandoit, comme l’ancien lieutenant général de notre gauche, s’en tourmenta fort, mais sans succès. Il lui étoit ordonné de ne bouger de là sans ordre ; il eut beau envoyer des aides de camp, nul ordre ne lui parvint.

Guiscard, l’ancien lieutenant général de la droite, la fit ébranler au mouvement des ennemis. La maison du roi et la première ligne de la cavalerie de cette aile fit une charge vigoureuse. Les escadrons rouges de la maison du roi percèrent trois lignes de cavalerie qui s’ouvrirent, tandis que leur droite emporta, la première ligne. Les rouges gagnèrent plus de cinq cents pas de terrain. Ils chargèrent encore tout de suite avec succès des escadrons qui les vouloient prendre en flanc. Ils se rallièrent après en faisant demi-tour à droite, et en chargèrent encore six autres. Ils trouvèrent après une quatrième ligne devant eux, et furent en même temps pris par derrière. Cette aventure étoit arrivée plus tôt à eux qu’à leur droite, qui ne put ainsi leur donner de secours. Le même malheur étoit arrivé à leur gauche. Les ennemis qui avoient là ligne sur ligne ne firent partout que s’ouvrir pour laisser engager la nôtre bien avant, et se refermer ensuite et la prendre par devant et par derrière. Plus de protection du village de Taviers, dont les ennemis, comme je l’ai dit, s’étoient rendus maîtres, et se servoient au contraire de notre canon sur nous, et le village de Ramillies trop éloigné. Ce fut donc pour nos troupes à repasser, qui put, un petit marais dont le milieu étoit difficile, et dont chacun ne se seroit tiré sans un peloton d’infanterie qui, de soi-même et sans ordre, se détacha, se posta sur le bord, et protégea de son feu ceux qui purent repasser.

Le désordre et l’inégalité de cette charge donna lieu à de grands inconvénients et à diverses plaintes fâcheuses. Ce qui demeura ensemble ou se rallia de la maison du roi demeura en bataille derrière le village de Ramillies. Le feu y fut prodigieux. Nos troupes pénétrèrent jusqu’au centre des ennemis ; mais leur grand nombre les rechassa bien vite ; et, dans ce désordre, ils emportèrent le village de Ramillies, et eurent tout le canon que nous y avions : mis. Le duc de Guiche, à la tête du régiment des gardes, s’y défendit quatre heures durant, et y fit des prodiges. La seconde ligne de cavalerie de la droite, presque toute bavaroise ou wallonne, avoit refusé tout net au duc de Villeroy et à Sousternon, lieutenants généraux, de soutenir la première, et demeura sans rien faire. Toute notre gauche resta inutile, le nez dans ce marais, et personne vis-à-vis d’elle, sans branler de ce poste ; notre droite, tout à fait rompue, le centre enfoncé, et l’infanterie qui avoit presque toute combattu, rebutée. L’électeur se porta partout avec une grande valeur. Le maréchal de Villeroy couroit éperdu et ne savoit remédier à ce qui coup sur coup arrivoit de sinistre. Il montra de la valeur, mais ce fut tout. On n’en doutoit pas, ni qu’il fût en lui d’y mettre autre chose. Il ne fut donc plus question que de se retirer.

La retraite commença dans un grand ordre ; mais bientôt la nuit survint qui mit la confusion. La cavalerie de la gauche rompit l’infanterie, en pressant trop sa marche qui dura toute la nuit. Le défilé de Judoigne se trouva tellement engorgé des gros bagages et de quelques menus, et de ce qu’on avoit pu retirer d’artillerie, que tout y fut pris. Enfin l’armée arriva à Louvain ; mais on ne se crut en sûreté qu’après avoir passé le canal de Wilworde, sans néanmoins que les ennemis eussent suivi de trop près.

Bruxelles, dont Bagnols et Bergheyck étoient sortis à temps avec le trésor et les blessés qu’on avoit pu transporter, fut le premier fruit de la victoire. Plusieurs personnes considérables en sortirent en même temps ; beaucoup davantage y demeurèrent. Anvers, Malines et Louvain ne tardèrent pas à prêter, comme Bruxelles, serment à l’archiduc. Ce ne fut que le commencement du retour des Pays-Bas espagnols à la maison d’Autriche.

Une action qui eut de si grandes et de si rapides suites ne coûta pas quatre mille hommes, mais une grande dispersion qui revint presque toute et en fort peu de temps rejoindre chacun son corps. M. de Soubise y perdit un de ses fils cadets qui étoit dans les gens d’armes, et Gouffier. D’Aubigny, colonel de dragons, Bernière, major du régiment des gardes et major général de l’armée, milord Clare, maréchal de camp, Bar, brigadier de cavalerie, homme d’un singulier mérite et fort de nies amis, furent tués ; quelques blessés et beaucoup de prisonniers de marque que Marlborough traita avec une politesse infinie, et permit à beaucoup de revenir sur-le-champ pour trois mois sur leur parole.

Le roi n’apprit ce désastre que le mercredi, 26 mai, à son réveil. On admira la platitude du maréchal de Villeroy, qui, par le même courrier, écrivit à Dangeau merveilles de son fils, et que sa blessure à la tête d’un coup de sabre ne seroit rien. Il oublia tout le reste. J’étois à Versailles ; jamais on ne vit un tel trouble ni une pareille consternation. Ce qui y mit le comble fut que, ne sachant rien qu’en gros, on fut six jours sans courrier. La poste même fut arrêtée. Les jours sembloient des années dans l’ignorance du détail et des suites d’une si malheureuse bataille, et dans l’inquiétude de chacun pour ses proches et pour ses amis. Le roi fut réduit à demander des nouvelles aux uns et aux autres sans que personne lui en pût apprendre. Poussé à bout d’un silence si opiniâtre, il prit le parti d’envoyer Chamillart en Flandre, pour avoir par lui au moins sûrement des nouvelles, et pour qu’il lui rapportât l’état de l’armée, des progrès des ennemis, et le résultat des délibérations qui seroient prises entre l’électeur, le maréchal de Villeroy et lui. Le dimanche, 30 mai, Chamillart sortant de travailler avec le roi, sur les cinq heures, qui alloit après se promener à Trianon, monta en chaise de poste, disant qu’il s’en alloit à l’Étang, où j’avois dîné avec sa femme et ses filles, et s’en alla tout de suite à Lille. Ce fut un autre étonnement fort grand à la cour que la disparition d’un homme chargé tout à la fois des finances et de la guerre, et de tous les ordres divers, continuels et prompts à donner dans une si fâcheuse conjoncture.

Chamillart ne surprit pas moins l’armée. Il la trouva autour de Courtrai, où le maréchal de Villeroy l’alla trouver dès qu’il l’y sut arrivé ; et dès lors on s’aperçut de quelque refroidissement entre eux. Le ministre fut le lendemain voir l’électeur, qui le reçut en prince malheureux et qui sentoit ses besoins. Villeroy fut peu en tiers. Le tête-à-tête dura trois heures, d’où Chamillart retourna à Courtrai. Le lendemain, il revit encore l’électeur seul, mais moins longtemps. Retournant de là à Courtrai, Villeroy fit peu de chemin avec lui, puis tourna bride à son quartier. Chamillart entretint force officiers généraux et particuliers.

Chamillart, qui de Flandre avoit presque tous les jours dépêché des courriers au roi, arriva à Versailles sur les huit heures du soir du vendredi, 4 juin, et alla tout droit trouver le roi chez Mme de Maintenon, où il lui rendit compte de son voyage jusqu’à son souper. On sut donc enfin qu’après quelques marches précipitées l’armée se trouvant sous Gand, l’électeur avoit insisté à l’y faire demeurer et à garder le grand Escaut ; que le maréchal de Villeroy s’y étoit fort opposé ; qu’il avoit consenti avec grand’peine à un conseil de guerre, où le comte de La Mothe avoit librement appuyé l’avis de l’électeur, quoique le maréchal, en proposant d’abord le fait, eût opiné hautement en général qui vouloit contraindre les voix, qui toutes aussi, par la crainte qu’ils en conçurent, s’étoient rangées à son avis. L’électeur en fit, en public et en particulier, des plaintes amères, cria contre un si grand découragement, protesta sur un si mauvais parti à prendre et sur ses funestes suites, mais il ne voulut pas, user du pouvoir qu’il avoit de s’en faire croire, dans l’appréhension des retours d’une cour dont les malheurs communs le rendoient encore plus dépendant.

Gand fut donc abandonné. On revint sous Menin, on abandonna la campagne, on sépara toute l’infanterie et beaucoup de cavalerie dans les places avec des officiers généraux, on distribua le reste dans la châtellenie de Lille et des environs. De cette manière, à l’exception de Namur, Mons et fort peu d’autres places, tous les Pays-Bas espagnols furent perdus, et une partie des nôtres même. Jamais rapidité ne fut comparable à celle-là. Les ennemis en furent aussi étonnés que nous. La douleur s’en augmenta chaque jour par le retour de tout ce qui rejoignoit et qu’on croyoit perdu.

Mais ce qui le fut entièrement et qui perdit tout le reste, ce fut la tête du maréchal de Villeroy. Rien ne la put remettre, personne ne le put rassurer. Il ne voyoit et n’entendoit plus, il ne voyoit qu’ennemis, que périls, que défaites, de sûreté nulle part. Son fils et Sousternon, qui avoit fort sa confiance, mais à qui il s’étoit bien gardé de confier son projet, l’avoient pénétré la surveille de la bataille. Ils l’avoient conjuré de ne s’y pas commettre, ils se portèrent jusqu’à se mettre à genoux et embrasser les siens ; il demeura inflexible. Outré du sinistre succès d’un projet conçu par lui seul et qu’il avoit exécuté contre l’avis de ce peu qui l’avoit éventé, désespéré du remords de n’avoir pas attendu Marsin et ses troupes, nonobstant les ordres si réitérés qu’il en avoit, la tête lui tourna tout à fait. Il fut incapable d’écouter personne, également entêté devant et après ; et fit de son autorité, de la crainte de sa faveur, une plaie à l’État, qui, très large et très funeste dès lors, le mit bientôt après à deux doigts de sa perte. Jamais de bataille où la perte ait été plus légère, jamais aucune dont les rapides suites aient été plus prodigieuses.

Quelque tranquillement au dehors que le roi soutînt ce malheur, il le sentit en entier dans toutes ses parties. Il fut sensible à tout le mal qui se débita de ses gardes du corps, et se plaignit d’eux assez aigrement, touché de leur honneur, peut-être encore de sa sûreté. Il manda de l’armée Darignon, leur aide-major, homme de rien et vendu à la fortune. Des guerriers de cour rendirent de bons témoignages d’eux, qui ne persuadèrent personne. Cela ne veut pas dire qu’on eût raison de mal parler des gardes du corps ; mais, bien que ces témoignages eurent peu d’autorité, le roi les saisit avec tant de joie qu’il fit mander aux gardes, et qu’il envoya par les salles, les assurer qu’il étoit éclairci et fort content d’eux. Le monde le fut peu de cette espèce de réparation. Quoi qu’il en ait été dans une action si mal conduite, ils s’étoient auparavant distingués si fort, et ont toujours depuis si constamment fait des prodiges de valeur dans toutes les actions où ils se sont trouvés, qu’ils se sont acquis un nom qui a donné de l’émulation à toutes les troupes, et à celles des ennemis, de leur propre aveu, une jalousie et une crainte qui les a couverts de gloire.

Ce triste revers portoit sur le seul maréchal de Villeroy, à plomb. Le projet peu sensé et moins digéré, communiqué à personne et caché même à l’électeur quoique généralissime, l’exécution déplorable et un terrain proscrit en sa présence par M. de Luxembourg, les suites immenses uniquement dues au renversement de sa tête et à son opiniâtreté, sa précipitation et sa formelle désobéissance de n’attendre pas la jonction si prochaine des troupes que lui amenoit Marsin, le cri public de l’armée qui avoit perdu tout respect et toute mesure à son égard, le juste mécontentement de l’électeur sur tant de points si capitaux, firent enfin comprendre au roi qu’il étoit temps que la faveur cédât à la fortune. Un général d’armée de l’empereur en eût bien sûrement perdu la tête par le conseil aulique de guerre ; il ne tint qu’à celui-ci d’être mieux que jamais. Le roi le plaignit, le défendit, lui écrivit de sa main qu’il étoit trop malheureux à la guerre ; qu’il lui conseilloit et lui demandoit, comme à son ami, de lui mander sa démission du commandement de l’armée ; qu’il vouloit qu’il parut que ce n’étoit que sur ses instances qu’il l’en déchargeoit ; qu’il le verroit auprès de lui avec plus d’amitié que jamais ; et qu’il pouvoit s’assurer du gré et du compte qu’il lui tiendroit d’un sacrifice qui lui coûtoit autant ou plus qu’à lui-même, mais que la situation présente rendoit nécessaire, et qui ne seroit connu que de lui ; tandis qu’il lui promettoit qu’il n’y auroit personne qui ne demeurât persuadé, à la manière dont cela se passeroit et dont il le traiteroit, que c’étoit lui, maréchal, qui l’avoit forcé de lui mander la permission de quitter le commandement de l’armée et de revenir à sa cour.

À qui n’a pas vu ces faits ils peuvent paroître incroyables. Mais outre les minutes que Chamillart m’a fait voir des lettres signées du roi, envoyées au maréchal, toutes plus pressantes et plus tendres les unes que les autres, de ce même style, pour vaincre sa résistance, c’est que je l’ai su encore de gens à qui le roi, à la fin outré, s’en est amèrement plaint.

Villeroy, par cette première lettre de la main du roi, ne sentit qu’une faveur étonnante dans la situation où il se trouvoit, et cette faveur l’aveugla. Il crut se maintenir en tenant ferme, et qu’avec une amitié si singulière et si particulièrement témoignée, telle que le roi n’en auroit pu user mieux avec son propre frère, jamais il ne se résoudroit à l’arracher de son emploi malgré lui. Il répondit donc au roi, après force propos de courtisan comblé, qu’il n’étoit point faux, qu’il n’étoit ni blessé ni malade, qu’il étoit malheureux, mais qu’il croyoit n’avoir point failli, qu’il ne pouvoit demander sa démission sous aucun prétexte véritable, ni se déshonorer en se déclarant soi-même, par cette démarche, incapable et indigne du commandement de ses armées dont il l’avoit honoré, et faire en même temps la plus grande injure à son choix.

Cette première réponse fâcha le roi sans l’irriter. Il condescendit, avec sa première amitié, à l’état douloureux d’un homme à qui on demande la démission d’un si grand emploi, dans les circonstances fâcheuses où il se trouvoit. Il redoubla, tripla, quadrupla toujours en même style, et ne reçut que les mêmes réponses. Par la dernière, toujours comptant sur ce qui l’avoit séduit d’abord, il manda arrogamment au roi qu’il étoit maître de lui ôter le commandement de l’armée et de faire de lui tout ce qu’il lui plairoit, qu’il obéiroit avec soumission et sans se plaindre, mais qu’il n’attendît pas de lui qu’il en fût jamais de moitié. La résolution étoit prise, dès la première lettre, de le faire revenir, mais en couvrant ce retour de sa demande instante. À cette dernière, le roi se piqua et perdit patience et espérance de ramener un homme si fort égaré.

Pendant cette espèce de négociation de bonté avec lui, le roi avoit dépêché à M. de Vendôme pour lui proposer de venir commander l’armée de Flandre. Il lui étoit fatal de réparer les malheurs du maréchal de Villeroy, au moins d’être choisi pour cela. C’est ce qui, après l’affaire de Crémone, l’avoit mis à la tête de l’armée d’Italie. Vendôme, avec toutes ses thèses étranges, ses entêtements et ses appuis, sentoit alors toute la difficulté de réussir à Turin et de soutenir les affaires en Italie. Le prince Eugène et ses renforts de troupes arrivés aussitôt après le combat de Calcinato y avoient entièrement changé la face et le théâtre de la guerre. Vendôme, de victorieux et d’entreprenant, étoit réduit à la défensive ; et au milieu de tous ses tons avantageux s’en trouvoit fort embarrassé. Il regarda donc comme une délivrance la proposition qui lui étoit faite de quitter l’Italie. Il y laissoit, non pas à l’égard du pays ni des Impériaux, mais à l’égard de la cour et de ce qui s’appelle en France le monde, une réputation non entamée, qui lui avoit fait goûter, presque comme aux héros de l’ancienne Rome, tous les honneurs du triomphe au voyage qu’il venoit de faire à la cour et à Paris. Il fut comblé de joie de n’avoir point à la commettre, et de se tirer de la presse du beau-père et du gendre sur tout ce qu’il prévoyoit de Turin. Il se trouva flatté d’être regardé comme le réparateur, et à son aise en même temps sur l’emploi auquel il étoit appelé. Tout étoit regardé comme perdu en Flandre ; ce qu’il n’y pourroit soutenir ni réparer tomberoit sur celui qui y avoit tout perdu, et pour peu qu’il y pût faire seroit relevé comme des prodiges. En même temps il sut donner comme un sacrifice ce qu’il considéroit comme son salut ; et goûté et soutenu comme il l’étoit, ce prétendu sacrifice fut reçu comme un sacrifice très réel, dont le roi lui sut le plus grand gré du monde.

Tandis que toutes ces résolutions s’acheminoient dans le plus profond secret, il en fallut prendre une en même temps sur le choix d’un général en Italie. Chamillart, extrêmement en peine des malheurs accablants qui accompagnoient son ministère, sentit ce que pouvoit la présence d’un prince -du sang dans une armée de François. Il avoit déjà proposé le prince de Conti pour l’envoyer en Flandre. Il se vouloit concilier ces princes, et avec eux le public, en lui montrant que, uniquement touché du bien des affaires, il proposoit lui-même ce que ses prédécesseurs avoient le plus craint et éloigné. Il trouva l’opposition du roi si grande pour le prince de Conti, à qui il avoit peut-être encore moins pardonné son mérite et l’amour et l’estime universelle, par jalousie pour M. du Maine, que son voyage de Hongrie, que, le choix du roi fait de M. de Vendôme, il n’osa plus parler du prince de Conti pour l’Italie. Il craignit, avec raison, les fougues impétueuses de l’humeur farouche et continuelle de M. le Duc. Il proposa donc M. le duc d’Orléans comme celui dont le rang et l’aînesse ôtaient aux princes du sang tout sujet de se plaindre de la préférence. Le roi, jusqu’alors si éloigné de donner ses armées à commander à ceux de son sang, pour ne les pas trop agrandir, et plus encore par rapport à M. du Maine qu’il ne sentoit que trop douloureusement n’y être pas propre, mais pressé par la nécessité et par le poids accablant des conjonctures, se laissa vaincre à son ministre favori qui avoit eu soin de mettre Mme de Maintenon de son côté.

M. le duc d’Orléans, ni aucun des princes du sang, ne songeoit à servir. Ils en avoient perdu toute espérance depuis longtemps, et personne même ne pensoit à eux. Tout le monde étoit imbu de l’extrême répugnance du roi là-dessus, lorsque, le mardi 22 juin, à Marly, le roi, ayant donné le bonsoir à tout ce qui étoit dans son cabinet tous les soirs après son souper, rappela M. le duc d’Orléans qui sortoit avec les autres, et le retint seul un gros quart d’heure. Je m’étois, ce soir-là, amusé dans le salon, où la rumeur fut tout à coup grande de la nouveauté qui se passoit. On ne fut pas longtemps dans l’ignorance. M. le duc d’Orléans, sortant d’avec le roi, passa dans le salon pour aller chez Madame, y revint un moment après, et y apprit qu’il alloit commander l’armée d’Italie, que M. de Vendôme l’y attendroit et reviendroit incontinent après prendre le commandement de celle de Flandre, dont le maréchal de Villeroy étoit rappelé.

Le même soir, le roi à son coucher, où depuis sa longue goutte il n’y avoit plus que les entrées grandes et secondes, tout piqué qu’il étoit contre l’inflexibilité du maréchal de Villeroy, eut la bonté de dire qu’il lui avoit si instamment demandé son retour, qu’il n’avoit pu le lui refuser. C’étoit une dernière planche que le reste de son amitié lui tendoit encore après le naufrage. Il eut la folie de la repousser. C’est ce qui enfin fit sa disgrâce, comme je le dirai en un autre temps pour ne pas interrompre des choses plus intéressantes. Il eut ordre de revenir sur-le-champ. Puis le roi changea sa lettre et lui ordonna d’attendre M. de Vendôme en Flandre, où les ennemis prirent Ostende et Nieuport fort promptement ; sur quoi le maréchal de Vauban fut envoyé à Dunkerque commander à tout ce côté-là de la Flandre maritime.