Mémoires (Saint-Simon)/Tome 5/9

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CHAPITRE IX.


Généraux des armées. — Du Bourg attaqué à Versailles. — Joyeux ; son être ; sa mort. — Du Mont ; sa famille ; son caractère. — Catastrophe curieuse de Maulevrier. — Départ de l’abbé de Polignac, etc. — Prince Emmanuel d’Elbœuf passe aux Impériaux et est pendu en effigie. — Langallerie, lieutenant général, puis Bonneval, brigadier, passent aux ennemis et sont pendus en effigie. — Vastes projets pour la campagne ; réflexions. — Billet signé du roi à M. de Vendôme, qui s’engage à faire recevoir l’ordre de lui et obéir par un maréchal de France, en Italie seulement. — Cardinal de Médicis veut se marier de la main du roi ; Mlle d’Armagnac le refuse. — Villars, maître de la Mutter et de la Lauter, prend Haguenau et délivre le fort Louis. — Le roi d’Espagne et Tessé devant Barcelone. — Berwick foible contre les Portugais. — Chavagnac ravage les Anglois aux îles de l’Amérique.


Le roi régla ses armées à peu près comme les années précédentes : M. de Vendôme en Italie, Tessé pour la Catalogne, alors en Espagne, Berwick pour la frontière de Portugal. Le maréchal de Villars en Alsace, Marsin sur la Moselle, et le maréchal de Villeroy en Flandre, avec chacun leurs officiers généraux.

Du Bourg, lieutenant général, destiné pour l’Alsace où il étoit directeur de la cavalerie, et depuis maréchal de France, étoit alors à Versailles. Il avoit fait casser un capitaine de cavalerie du régiment de Bourgogne. Cet officier l’attendit le 4 mars, au soir, à Versailles, comme il se retiroit chez lui, l’attaqua, le blessa légèrement de deux coups. Saint-Sernin qui passoit par là, se retirant aussi, les sépara. Le capitaine y laissa son chapeau, sa perruque et son épée, et s’enfuit tant qu’il put. Il s’appeloit Boile. Il fut rattrapé près de Fontainebleau. Du Bourg se jeta aux pieds du roi pour lui demander la grâce de cet officier sans la pouvoir obtenir, avec raison. Il fut condamné à un bannissement perpétuel que le roi commua en une prison de dix ans.

Le vieux Joyeux, premier valet de chambre de Monseigneur et gouverneur de Meudon, mourut bientôt après à Versailles dans une extrême vieillesse, sans avoir jamais été marié, et donna tout son bien, qui étoit considérable, aux enfants du feu bonhomme Bontems, son ancien ami et camarade. Ce Joyeux étoit une espèce toute singulière et très dangereuse, avec qui Monseigneur se mesuroit fort, et avec qui sa cour intérieure étoit en grand ménagement et fort en contrainte. Il avoit été à la reine mère, puis au roi, et dans toutes les intrigues serviles de ses amours. Bel homme et fort bien fait, dansant mieux qu’homme de France, et avoit été de tous les ballets du roi avec les meilleurs danseurs. Le dos lui étoit resté fort plat, mais il s’étoit comme rompu par le bas ; il faisoit une pointe, et Joyeux marchoit presque ployé en deux. Son vêtement étoit rare et toujours le même : grande perruque et grand rabat, habit brun fort ample, culottes très larges, d’ailleurs bien chaussé. Il avoit de l’esprit beaucoup, et de cet esprit de cour et de remarque, de l’emportement, de la malignité, de l’entêtement, quelquefois serviable et bon homme par fantaisie. Le roi l’avoit mis auprès de Monseigneur comme un homme de confiance. Il ne faisoit pas bon lui déplaire. Monseigneur n’avoit osé lui refuser le gouvernement de Choisy, quand il l’eut, puis de Meudon, où il ordonnoit de tout comme d’abord Bontems faisoit à Marly. Il le traitoit bien et le ménageoit ; il s’en consola encore mieux. Joyeux avoit une bonne abbaye et je crois quelques prieurés.

Du Mont eut le gouvernement de Meudon. C’étoit un gentilhomme de bon lieu. Mon père, étant premier gentilhomme de la chambre et premier écuyer de Louis XIII, fit la petite fortune de son père, qui se trouva un homme de mérite et qui l’acheva. Il fut sous-gouverneur du roi, et mourut dans cet emploi fort estimé. La Bourlie, père de Guiscard, fut mis en sa place. Le roi prit son fils tout enfant encore, et en chargea le vieux Beringhen, premier écuyer, et dans la suite l’attacha à Monseigneur, duquel il commandoit toute l’écurie particulière, sous le premier écuyer du roi. C’étoit un grand homme, bien fait et de bonne mine, extrêmement court d’esprit, mais qui, né et élevé à la cour où il avoit passé sa vie, en savoit la routine et le manège, fort homme d’honneur et bienfaisant, mais avec des fantaisies et des manières comme les gens de fort peu d’esprit et gâtés par la faveur. Il posséda toujours toute celle de Monseigneur, sa plus intime confiance sur tous les chapitres ; gouvernoit sa bourse particulière et ordonnoit ses plaisirs ; fort honnête homme pourtant, et qui eut le sens de se maintenir toujours fort bien avec le roi. Avec toute cette enflure, il n’a jamais oublié ce que son père devoit au mien ; il le publioit, il lui rendoit toutes sortes de respects, et est toujours venu au-devant de moi pour tout et en tout, avec respect et amitié, et se piquant et s’honorant de l’une et de l’autre à mon égard, ce qui se trouvera curieusement dans la suite. Il fut malheureux en famille. Le comte de Brionne en usa avec un éclat qui l’obligea à confiner sa femme à la campagne pour toujours. Sa fille unique lui donna plus de consolation. Elle avoit du mérite, et avoit épousé un homme fort riche et qu’on ne voyoit jamais, presque toujours en Normandie. Il s’appeloit M. de Flers, du séditieux nom de Pellevé. Avec Monseigneur, du Mont perdit tout ce qu’on peut perdre, et toutefois il conserva toujours de la considération par estime, et fut toujours bien traité du roi. Il obtint dans la régence la survivance de Meudon pour Pellevé, son petit-fils, qui avoit une compagnie de gendarmerie, et qui avoit de la valeur et de l’estime dans le monde. Il avoit épousé la fille de La Chaise, capitaine de la porte, neveu du P. de La Chaise. Du Mont n’eut pas la douleur de voir sa catastrophe. Il devint fou par intervalles ; on ne put lui laisser Meudon où il se conduisoit avec toutes sortes d’extravagances. Cela acheva de lui tourner la tête ; il finit enfin par s’aller noyer dans la Seine, vers le moulin de Javelle.

Une folie me conduit à une autre, pour ne pas interrompre des matières importantes et liées, en remettant de la rapporter au temps où elle arriva. Maulevrier, de retour d’Espagne, et débarquant à Marly où j’étois, et comme je l’ai dit, parce que sa femme étoit du voyage, y trouva la princesse des Ursins au plus brillant de son triomphe, et Mme de Maintenon également entêtée d’elle et impatiente de la renvoyer à Madrid. Le compagnon saisit la conjoncture. Il étoit chargé de mémoires de la reine d’Espagne et de Tessé. Il profita des premiers temps de la reconnoissance de Mme des Ursins qu’il avoit si bien servie, il la cultiva, il eut soin de la laisser apercevoir des privances qu’il surprit avec Mme la duchesse de Bourgogne, et qu’il s’étoit ménagées avant son voyage avec Mgr le duc de Bourgogne, qui lui avoit trouvé de l’esprit. Il ne négligea pas de les grossir aux yeux de son importante amie ; à qui il avoit appris à Toulouse tant de choses secrètes et importantes qu’elle n’eut pas peine à croire sur sa parole plus encore qu’elle n’en voyoit. Quelque nombre d’amis qu’elle laissât en ce pays-ci, elle ne fut pas indifférente à se bien assurer de celui-ci, qu’elle vit, et crut encore plus qu’il n’étoit, tenir par les liens les plus intimes.

Elle avoit plus d’une fois éprouvé la force de ceux-là, qui si souvent gouvernent les cours, les affaires et les succès. Les secrets réciproques qu’ils s’étoient confiés à Toulouse, ceux qu’il rapportoit d’Espagne les lièrent étroitement. Maulevrier s’en fit une clef de la chambre de Mme de Maintenon, si curieuse de l’intérieur de la cour d’Espagne, qu’elle alloit, comptoit-elle, gouverner plus que jamais par Mme des Ursins, à qui elle ne put refuser d’entretenir Maulevrier. Il fut donc admis chez elle tête à tête. Ces conversations se multiplièrent et se prolongèrent quelquefois plus de trois heures. Il eut soin de les nourrir par des lettres et par des mémoires. Mme de Maintenon, toujours éprise des nouvelles connoissances, avec un épanchement fort singulier, admira tout de Maulevrier, et fit goûter au roi ce qu’il lui envoyoit.

Maulevrier, revenu perdu, et subitement relevé de la sorte, commença à perdre terre, à mépriser les ministres, à faire peu de compte de ce que son beau-père lui mandoit. Les affaires qui lui passoient par les mains, des commerces secrets qu’il entretenoit en Espagne, lui donnèrent des occasions continuelles de particuliers avec Mgr et Mme la duchesse de Bourgogne, chacun séparément, à celle-ci de le ménager et à lui de tout, prétendre. Nangis le désespéroit, l’abbé de Polignac aussi. Il ne prétendoit à rien moins qu’à toutes sortes de sacrifices, et il n’en pouvoit obtenir aucun. Sa femme, piquée contre lui, se mit à faire des avances à Nangis ; celui-ci, pour se couvrir mieux, à y répondre. Maulevrier s’en aperçut. C’étoit trop lui en vouloir. Il connoissoit sa femme assez méchante pour la craindre. Tant de vifs mouvements du cœur et de l’esprit le transportèrent.

Un jour qu’il étoit chez lui, et qu’il y avoit apparemment quelque chose à raccommoder, la maréchale de Coeuvres le vint voir. Il lui ferma la porte de sa chambre, la barricada au dedans ; et à travers la porte la querella jusqu’à lui chanter pouille une grosse heure entière qu’elle eut la patience d’y demeurer, sans avoir pu parvenir à le voir. De cette époque il se rendit rare à la cour et se tint fort à Paris. Il sortoit souvent seul à des heures bizarres, prenoit un fiacre loin de chez lui, se faisoit mener derrière les Chartreux et en d’autres lieux écartés. Là il mettoit pied à terre, s’avançoit seul, siffloit ; tantôt un grison, sortant d’un coin, lui remettoit des paquets, tantôt ils lui étoient jetés d’une fenêtre, une autre fois il ramassoit une boîte, auprès d’une borne, qui se trouvoit remplie de dépêches. J’ai su dans le temps même ces mystérieux manèges par des gens qu’il eut quelquefois l’indiscrète vanité d’en rendre témoins. Il écrivoit après à Mme de Maintenon et à Mme la duchesse de Bourgogne, mais sur les fins presque uniquement à la dernière par l’entremise de Mme Cantin. Je sais gens, et M. de Lorges entre autres, à qui Maulevrier a extérieurement montré des bottes de ses lettres et des réponses, et lut entre autres une que Mme Cantin lui écrivoit, par laquelle elle tâchoit de l’apaiser sur Mme la duchesse de Bourgogne, et lui mandoit, de sa part, en termes les plus exprès et les plus forts, qu’il devoit toujours compter sur elle.

Il fit un dernier voyage à Versailles où il la vit en particulier et la querella cruellement. Il dîna ce jour-là chez Torcy, avec qui il étoit resté en mesures extérieures, et eut la folie de conter sa rage et sa conversation à l’abbé de Caumartin qu’il y trouva, qui étoit ami intime de Tessé et d’eux tous, et qui me la redit mot pour mot ensuite, et de là s’en alla à Paris. Là, déchiré de mille sortes de rages d’amour qui étoit venu à force de le faire, de jalousie, d’ambition, sa tête se troubla au point qu’il fallut appeler des médecins, et ne le laisser voir qu’aux personnes indispensables, et encore aux heures où il étoit le moins mal. Cent visions lui passoient par la tête. Tantôt, comme enragé, il ne parloit que d’Espagne, que de Mme la duchesse de Bourgogne, que de Nangis qu’il vouloit tuer, d’autres fois le faire assassiner. Tantôt plein de remords sur l’amitié de Mgr le duc de Bourgogne, à laquelle il manquoit si essentiellement, il faisoit des réflexions si curieuses à entendre qu’on n’osoit demeurer avec lui et qu’on le laissoit seul. D’autres fois doux, détaché du monde, plein des idées qui lui étoient restées de sa première éducation ecclésiastique, ce n’étoient que désirs de retraite et de pénitence. Alors il lui falloit un confesseur pour le remettre sur ses désespoirs de la miséricorde de Dieu. Souvent encore il se croyoit bien malade et prêt à mourir.

Le monde cependant, et jusqu’à ses plus proches, se persuadoient que tout cela n’étoit qu’un jeu ; et dans l’espérance d’y mettre fin, ils lui déclarèrent qu’il passoit pour fou dans le monde, et qu’il lui importoit infiniment de sortir d’un état si bizarre et de se montrer. Ce fut le dernier coup qui l’accabla. Outré de fureur de sentir que cette opinion ruinoit sans ressource tous les desseins de son ambition, sa passion dominante, il se livra au désespoir. Quoique veillé avec un extrême soin par sa femme, par quelques amis très particuliers et par ses domestiques, il fit si bien que le vendredi saint de cette année, il se déroba un moment d’eux tous sur les huit heures du matin, entra dans un passage derrière son appartement, ouvrit la fenêtre, se jeta dans la cour et s’y écrasa la tête contre le pavé. Telle fut la catastrophe d’un ambitieux à qui les plus folles et les plus dangereuses passions parvenues au comble renversèrent la tête et lui ôtèrent la vie, tragique victime de soi-même.

Mme la duchesse de Bourgogne apprit la nouvelle le même jour, à ténèbres, avec le roi et toute la cour. En public, elle ne témoigna pas s’en soucier ; en particulier, elle donna quelque cours aux larmes. Ces larmes pouvoient être de pitié, mais ne furent pas si charitablement interprétées. On remarqua fort que, dès le samedi saint, Mme Cantin alla à Paris chez ce malheureux, où dès auparavant elle avoit fait divers voyages. Elle étoit tout à Tessé, le prétexte fut de lime de Maulevrier, mais personne n’y prit, et on crut qu’il y avoit eu des raisons importantes pour ce voyage.

La douleur de la veuve ne lui ôta aucune liberté d’esprit. On ne douta pas qu’elle ne se fût saisie de tous les papiers avant de se jeter dans le couvent où elle passa sa première année. Elle y reçut une lettre de Mme la duchesse de Bourgogne, dont elle se para fort, et la visite des dames les plus avant auprès de cette princesse. Elle les reçut froidement, et Mme de La Vallière si mal, que d’amies intimes qu’elles étoient elles s’en brouillèrent.

Incontinent après Pâques nous fûmes à Marly, Mme de Maintenon y parut triste, embarrassée, sévère contre son ordinaire avec Mme la duchesse de Bourgogne. Elle la tint souvent et longtemps tête à tête, la princesse en sortoit toujours en larmes. On ne douta plus que Mme de Maintenon n’en eût appris enfin ce que chacun voyoit depuis longtemps. On soupçonna Maulevrier de s’être vengé par des papiers qu’il lui avoit envoyés sur les fins. On imagina même que Desmarets, cousin germain de Maulevrier, et qui s’étoit toujours mêlé de ses affaires domestiques, avoit été saisi de papiers importants, que, par le canal de Chamillart, il avoit fait passer à Mme de Maintenon et au roi même. J’étois ami particulier de toute ma vie de Desmarets, après mon père, comme je l’ai rapporté en son lieu, et à portée de tout avec lui. Je le pris un jour de conseil de finances que nous avions dîné ensemble chez Chamillart, et en nous promenant dans les jardins de Marly tête à tête je lui en demandai la vérité. Il m’avoua que Maulevrier l’avoit souvent entretenu de ses visions et de ses amours, et lui en avoit tant conté de toutes les sortes que, désespérant de l’en pouvoir déprendre, et ne doutant pas que la fin n’en fût fâcheuse, il lui avoit depuis fermé la bouche toutes les fois qu’il avoit voulu lui en parler. Il me dit que c’étoit lui qui avoit ordonné du scellé, qu’il ne doutoit pas qu’il n’y eût là bien des lettres et bien des papiers fort curieux ; qu’il savoit que, peu avant sa mort, Maulevrier en avoit brûlé beaucoup et mis d’autres en dépôt dont il n’avoit pas voulu se charger ; qu’il ne doutoit pas que Mme de Maulevrier n’eût mis la main sur tout ce qui s’en étoit pu trouver ; mais il me jura qu’il n’avoit eu à cet égard ni ordre ni rien de semblable, et qu’aussi il n’avoit rien trouvé.

Je fus bien aise d’être éclairci d’un fait si important. Comme il n’y avoit donc plus rien qui le fût là-dessus à l’égard de Desmarets, je contai cette conversation à la duchesse de Villeroy, à Mme de Lévi, à Mme de Nogaret, à Mme du Châtelet auprès desquelles nous étions logés, Mme de Saint-Simon et moi, lesquelles nous disoient aussi tout ce qu’elles découvroient. À l’empressement avec lequel Mme de Nogaret m’avoit pressé de confesser Desmarets, et sa joie de ce que je lui en rapportai, j’eus beaucoup de soupçon qu’elle ne l’avoit pas fait d’elle-même, et de l’inquiétude de Mme la duchesse de Bourgogne là-dessus. Cependant cette tristesse profonde, et ces yeux si souvent rouges de Mme la duchesse de Bourgogne, commencèrent à inquiéter Mgr le duc de Bourgogne. Peu s’en fallut qu’il n’aperçût plus qu’il n’étoit besoin. Mais l’amour est crédule ; il prit aisément aux raisons qui lui en furent données. Les romancines s’épuisèrent ou du moins se ralentirent, la princesse comprit la nécessité de se montrer plus gaie. Nous ne laissâmes pas de douter longtemps si le roi n’avoit pas été instruit. Je me licenciai de traiter avec le duc de Beauvilliers cette matière en plein. Il n’en ignoroit pas le fond ; il souffroit cruellement pour Mgr le duc de Bourgogne, et il trembloit sans cesse de le voir tomber dans l’horrible désespoir d’apprendre ce qui à la fin se sait presque toujours. M. de Beauvilliers n’avoit jamais estimé Maulevrier ; il plaignit en bon chrétien sa fin funeste, mais il se sentit fort soulagé. Tessé, par d’autres raisons, ne le fut pas moins quand il apprit en Espagne qu’il étoit délivré d’un gendre si embarrassant. Il ne s’en cacha même pas assez.

Achevons tout d’un temps cette délicate matière. L’abbé de Polignac étoit pressé par Torcy de partir et ne s’y pouvoit résoudre, quoique cette aventure qui tenoit les yeux si ouverts sur lui le dût persuader, et une autre encore fort désagréable qu’il venoit d’avoir avec l’abbé de Caumartin, à propos du procès de M. de Bouillon avec son fils. À la fin pourtant il fallut prendre congé. On remarqua beaucoup que Mme la duchesse de Bourgogne lui souhaita un heureux voyage tout d’une autre façon qu’elle n’avoit accoutumé de congédier ceux qui prenoient congé d’elle. Peu de gens eurent foi à une migraine qui la tint tout ce même jour sur un lit de repos chez Mme de Maintenon, les fenêtres entièrement fermées, et qui ne finit que par beaucoup de larmes. Ce fut la première fois qu’elle ne fut pas épargnée. Madame, se promenant peu de jours après dans les jardins de Versailles, trouva, sur une balustrade et sur quelques piédestaux, deux vers aussi insolents qu’ils furent intelligibles, et Madame n’eut ni la bonté ni la discrétion de s’en taire. Tout le monde aimoit Mme la duchesse de Bourgogne ; ces vers firent moins de bruit, parce que chacun l’étouffa.

Le prince Emmanuel, frère du duc d’Elboeuf, après avoir fait bien des personnages différents et la plupart fort honteux, et tiré souvent du roi de l’argent et de la protection, étoit allé à Milan trouver sa sœur et Vaudemont son beau-frère. Il fit là son marché et passa à l’armée de l’empereur, où il eut un régiment. Le roi, qui en fut piqué, lui fit faire son procès comme on l’avoit fait au prince d’Auvergne, et comme lui, par arrêt du parlement, il fut pendu à la Grève en effigie.

Langallerie passa aussi au service de l’empereur. Son père fut tué à Fleurus, lieutenant général fort estimé. Le fils étoit brave et réglé, il étoit appliqué et bon officier, il étoit parvenu assez vite à être lieutenant général, il avoit toujours paru sage et modeste. Il servoit en Italie. Je ne sais ce qui lui tourna la tête ; l’ambition le saisit. Il se piqua de quelque pillage qui lui fait reproché de la cour, tandis qu’il en voyoit faire sans cesse de bien plus considérables à d’autres à qui on ne disoit mot, parce qu’ils étoient plus appuyés. Il avoit épousé une vieille femme avec qui il ne vivoit point, dont il n’avoit point d’enfants, et qui avoit été gouvernante des filles d’honneur de Madame tant qu’elle en avoit eu. C’étoit pour le plus un très simple gentilhomme et fort court d’esprit. Il s’en alla à Venise pendant l’inaction de l’hiver ; il y fit son traité et en partit pour Vienne, avec le même grade militaire chez l’empereur qu’il avoit ici.

Ces deux passèrent aux ennemis en mars. Quinze jours après Langallerie, le chevalier de Bonneval, qui étoit aussi allé à Venise, en fit autant. C’étoit un cadet de fort bonne maison, avec beaucoup de talents pour la guerre, et beaucoup d’esprit fort orné de lecture, bien disant, éloquent avec du tour et de la grâce, fort gueux, fort dépensier, extrêmement débauché, grand escroc et qui se peut dire sans honneur ni conscience, fort pillard. Il avoit rudement vexé ces petits princes d’Italie que nous ménagions assez mal à propos, comme il y a bien paru depuis. Il avoit pris aussi assez d’argent des contributions ; les plaintes des princes et des trésoriers lui attirèrent des lettres de Chamillart, qui lui voulut faire rendre gorge. Il avoit un régiment d’infanterie. Il y eut ordre de lui retenir tout ce qu’il pouvoit toucher, en attendant qu’on pût lui faire payer le reste. La misère et le dépit lui firent faire son traité ; et, comme Langallerie, il partit de Venise pour Vienne, où le prince Eugène en fit son favori, et le fit avancer fort vite aux premiers grades, dont nous verrons qu’il eut tout lieu de se repentir. Fort peu après les avoir présentés à l’empereur et à sa cour ; le prince Eugène partit de Vienne pour venir commander en Italie. Il les y mena tous deux avec lui, et ils y servirent sous ses ordres. Le roi leur fit aussi faire leur procès comme il venoit de le faire faire au prince d’Elboeuf, et tous deux, comme lui, représentèrent à la Grève en effigie. On verra en son temps leur diverse, mais incroyable catastrophe.

Les projets pour la campagne qui alloit commencer étoient dignes des années de la prospérité du roi et de ces temps heureux d’abondance d’hommes et d’argent, de ces ministres et de ces généraux qui par leur capacité donnoient la loi à l’Europe. Le roi voulut débuter par deux batailles, l’une en Italie, l’autre en Flandre ; devancer l’assemblée de l’armée impériale sur le Rhin et renverser les lignes des ennemis ; enfin, faire le siège de Barcelone et celui de Turin. L’épuisement de l’Espagne, celui où la France tomboit, répondoit peu à de si vastes idées. Chamillart, accablé sous le double ministère de Colbert et de Louvois, ressembloit peu à ces deux grands ministres, les généraux des armées aussi peu à M. le Prince, à M. de Turenne, et aux élèves de ces héros qui n’étoient plus. C’étoient des généraux de goût, de fantaisie, de faveur, de cabinet, à qui le roi croyoit donner, comme à ses ministres, la capacité avec la patente. Louvois, outré d’avoir eu à compter avec ces premiers généraux, se garda bien d’en former d’autres. Il n’en voulut que de souples et dont l’incapacité eût un continuel besoin de sa protection. Pour y parvenir, il éloigna le mérite et les talents, au lieu qu’on les recherchoit avant le comble de sa puissance. On tâchoit de les démêler de bonne heure dans les sujets ; on les éprouvoit par des commandements à part pour sonder leurs forces ; et, s’ils répondoient à ce qu’on en espéroit, on les poussoit. On leur faisoit faire des projets pour les former ; quand ils étoient bons, on les chargeoit de leur exécution. On s’appliquoit à démêler la nature de leurs fautes. Il y en avoit qui ne se pardonnoient point, parce qu’elles venoient de manque de fond ; pour les autres qui partoient de trop d’ardeur ou de surprise, on se souvenoit du grand mot de M. de Turenne : qu’il falloit avoir été battu pour devenir bon, et avoir fait des fautes pour se mieux instruire. Mais c’étoit des corps séparés ou des détachements, non des armées, qu’on hasardoit sous ceux qu’on essayoit de la sorte, qu’on grossissoit après, et qui devenoient enfin des armées, suivant qu’on les voyoit réussir. Par là une émulation, conséquemment une application générale, une formation continuelle de généraux et d’officiers généraux encore, qui, n’ayant pas assez de fond pour conduire une armée, en avoient assez pour y briller utilement en second et en troisième, et en sous-ordre quantité d’officiers particuliers sur qui rouloient souvent de moindres choses, mais avec lumière et succès. On les récompensoit à mesure par quelque grâce ou par un avancement. Personne n’y trouvoit à redire ; et, dans l’espérance d’une occasion à se distinguer aussi, chacun se faisoit justice, et chacun ne cherchoit et ne songeoit qu’à s’appliquer, à apprendre et à bien faire. C’est ainsi qu’on formoit toujours des sujets, et qu’un commandant de bataillon d’alors en savoit plus que nos lieutenants généraux modernes. C’est ce que j’ai ouï souvent raconter et discuter à M. le maréchal de Lorges, déplorer la conduite substituée à celle-là, et prédire les malheurs qui en sont arrivés.

M. de Louvois, pour être pleinement le maître, mit dans la tête du roi l’ordre du tableau et les promotions, ce qui égala tout le monde, rendit l’application et le travail inutiles à tout avancement, qui ne fut dû qu’à l’ancienneté et aux années, avec toujours de rares exceptions pour ceux que M. de Louvois eut des raisons particulières de pousser. Il persuada encore au roi que c’étoit à lui-même à diriger ses armées de son cabinet. Cette flatterie ne servit qu’à le tromper pour les diriger, lui Louvois, à son gré, sous le nom du roi au détriment des affaires, dont les généraux en brassières n’eurent plus la disposition, ni la liberté de profiter d’aucune conjoncture qui se trouvoit échappée avant le retour du courrier dépêché pour en rendre compte et recevoir les ordres ; tellement que le général, toujours arrêté, toujours en brassières, toujours dans la crainte, dans l’incertitude, dans l’attente des ordres de la cour à chaque pas, ne trouvoit encore nul soulagement dans ses officiers généraux, parvenus là par leur ancienneté sans avoir jamais été proprement que des subalternes, ni que rien eût roulé sur eux, et qui aussi, certains de ne monter qu’en leur rang d’ancienneté, ne s’étoient, pour le très grand nombre, jamais donné la peine de chercher à rien apprendre. Aussi l’ignorance étoit telle dans presque tous, que le maréchal de camp venu de l’infanterie n’avoit pas la première notion de l’assiette ni de la disposition d’un fourrage ; que celui venu de la cavalerie ne savoit ce que c’étoit qu’une tranchée ni rien qui eût rapport à une attaque de place, ni à une défense ; que presque aucun ne savoit faire un camp, ni placer les gardes, ni conduire un convoi, ni mener un détachement ; et les lieutenants généraux n’en savoient guère davantage, sinon quelque routine forcément apprise pendant qu’ils étoient maréchaux de camp.

Le luxe qui avoit inondé les armées, où on vouloit vivre aussi délicatement qu’à Paris, empêchoit les officiers généraux de vivre avec les officiers, de les connoître, d’en être connus ; par conséquent, de savoir choisir et discerner pour des commandements qui demandent de la confiance en la capacité des gens. Nuls propos de guerre comme autrefois où on s’instruisoit par les récits et les dissertations réciproques, où il eût été honteux de parler et de se remplir d’autre chose, où les jeunes écoutoient les anciens, et où ceux-ci s’entretenoient de ce qu’ils avoient vu bien et mal faire, avec des raisons et des réflexions. Ceux d’aujourd’hui de tout âge ne pouvant parler de ce qu’ils ignorent, ne parlent que jeu, que femmes, les vieux que fourrages et qu’équipages, les officiers généraux épargnent ou vivent ensemble, le général ne voit que foule, en particulier ne fait qu’écrire, ce qui consume tout son temps en courriers, la plupart très chers et encore plus inutiles ; le soir il est abandonné à trois ou quatre hommes du détail, qui souvent ne savent pas le faire.

Le 11 mars M. de Vendôme eut à Versailles une fort longue audience du roi dans son cabinet, où il prit congé pour aller passer deux jours dans la maison de Crosat à Clichy, et partir de là pour l’Italie. Il avoit [su] se retourner par degrés. Porté par l’intérêt de M. du Maine et par tout le crédit de Mme de Maintenon, il avoit représenté au roi l’extrême dégoût qu’il avoit eu en Italie de la présence de Tessé ; que, puisqu’il avoit bien voulu lui donner la patente de maréchal général, telle que l’avoit eue M. de Turenne pour commander tous les maréchaux de France, il lui demandoit au moins la grâce de commander en Italie ceux qu’il y pourroit envoyer. Le roi, combattu dans son plus intérieur, épris comme il l’étoit de M. de Vendôme, voulant qu’il donnât bataille en arrivant, comptant sur lui pour protéger le siège de Turin qui étoit résolu, ne voulut pas le renvoyer mécontent. Il se tint quitte à bon marché de la restriction que lui-même proposoit à la grâce qu’il demandoit, et mis au large sur ce qu’il ne parloit plus du motif de sa naissance. Chamillart eut donc ordre d’écrire de sa main un simple billet à Vendôme que le roi signa de la sienne, par lequel le roi lui promettoit qu’en cas que le bien de ses affaires l’obligeât d’envoyer un maréchal de France en Italie, il ordonneroit à ce maréchal de France de lui obéir et de prendre l’ordre de lui, en Italie seulement, en considération des grands services qu’il lui avoit rendus en ce pays-là. Vendôme en fut content, l’emporta avec lui, s’en vanta fort au point précis de son départ, bien résolu à s’en faire un échelon à monter à sa prétention de commander à tous les maréchaux de France à la fin, sans patente, et par naissance. Cette première écorne les mortifia fort, et le maréchal, de Villeroy sur tous qui avoit paré le grand coup, dont celui-ci lui fit avec raison prévoir et craindre le retour. Le roi ne recommanda rien davantage à Vendôme que de chercher les ennemis partout en arrivant et les combattre. M. de Vendôme le lui promit, et on va voir qu’il tint parole.

Il s’alla embarquer à Antibes avec son frère sur deux galères du roi qui le portèrent à Gènes ; d’où le grand prieur s’en alla à Rome, dans le dessein de se retirer, malgré l’épreuve qu’il en avoit déjà faite une fois qu’il n’avoit pu supporter, et M. de Vendôme joindre son armée.

Il y trouva tout en bon état, et ne laissa pas de faire courir le bruit qu’elle étoit si affaiblie et si en désordre, qu’il ne pouvoit rien entreprendre. L’absence du prince Eugène ne le pressoit pas moins que les ordres du roi. Revenclaw, en l’attendant, commandoit son armée. Vendôme assembla diligemment cinquante-huit bataillons et six mille chevaux à son quartier général, qui étoit Castiglione delle Stivere, et, le 19 avril, marcha de grand matin à Montechiaro, où les ennemis s’étoient fortifiés tout l’hiver, qu’ils abandonnèrent pourtant à son approche. Ils se retirèrent à Calcinato, où tous leurs quartiers s’étoient rassemblés. Vendôme, qui les suivit de fort près, les trouva en bataille sur la hauteur de Calcinato, les attaqua vivement et brusquement, et comme la partie n’étoit pas égale, car les ennemis n’étoient pas là plus de dix ou de onze mille hommes, il les battit et les défit en fort peu de temps, leur tua trois mille hommes, prit vingt drapeaux, dix pièces de canon, huit mille prisonniers, et parmi eux un colonel.

Le chevalier de Maulevrier apporta cette nouvelle avec un billet de huit lignes au roi, de sur le champ de bataille à midi. Deux jours après arriva Conches, aide de camp de M. de Vendôme, avec une longue dépêche du 20. L’après-midi du 19, Vendôme poursuivit sa victoire. De deux mille cinq cents hommes qui se retiroient, onze cents furent tués et le reste pris ; et avec ce reste, le comte de Falkenstein, officier général, trois colonels et plusieurs officiers moindres. Le nombre des prisonniers étoit, selon le rapport de Conches, de plus de deux mille cinq cents, outre cinq cents déserteurs. Il apporta vingt-quatre drapeaux et douze étendards. Nos troupes s’accommodèrent de douze cents habits neufs trouvés dans Calcinato ; il ne s’y rencontra rien autre chose. Les ennemis jetèrent six mille fusils que Vendôme fit rechercher en donnant un écu de la pièce. Le chevalier du Héron y fut tué, et ce fut une perte ; il étoit brigadier de dragons. Vendôme perdit peu de monde ; ce fut une déroute plutôt qu’un combat. Il marcha le 22 pour achever sa victoire, mais les ennemis se retirèrent le soir qu’il arriva sur eux, lui dérobèrent leur marche, et y surent si bien pourvoir que leur dernière arrière-garde ne put être entamée. Le prince Eugène étoit arrivé le lendemain du combat. Il rétablit si promptement les affaires que nous ne pûmes tirer aucun fruit de ce succès. On ne laissa pas d’abord d’en espérer tout, et d’élever M. de Vendôme aux nues. Ce qui avoit retardé le prince Eugène, c’est qu’il n’avoit jamais voulu partir qu’il n’eût vu ses recrues, ses renforts, et l’argent qu’il avoit demandé fort avancé vers l’Italie. Ces secours le joignirent peu après son arrivée, il s’en sut trop bien servir ; et M. de Vendôme, loin d’attaquer, ne fut occupé qu’à parer le reste du temps qu’il demeura en Italie.

Avant que de sortir d’Italie, il faut dire un mot de la démarche que le cardinal de Médicis fit auprès du roi. On a vu lors du séjour du roi d’Espagne à Naples combien ce cardinal avoit le cœur françois. Il n’avoit aucun ordre, il avoit été cardinal fort jeune, il étoit protecteur des affaires de France et d’Espagne, il voyoit le grand-duc son frère avançant en âge, brouillé avec la grande-duchesse, qui, depuis grand nombre d’années, s’étoit retirée en France pour toujours. De ce mariage, il n’y avoit eu que deux fils : l’aîné, Ferdinand, étoit mort sans avoir laissé d’enfants de la sœur de feu Mme la Dauphine ; Gaston, le cadet, étoit brouillé depuis longues années avec sa femme dont il n’avoit point d’enfants. C’étoit une sœur de la princesse de Bade, mère de la feue duchesse d’Orléans, les deux seuls restes de la maison de Saxe-Lauenbourg. La princesse de Toscane vivoit chez elle en Allemagne, et il n’étoit plus question de retour avec son mari. Il n’y avoit aucune autre postérité des grands-ducs. La branche de Médicis-Ottaïano établie dans le royaume étoit aînée de celle des grands-ducs, laquelle en étoit séparée longtemps avant d’avoir usurpé la souveraineté. Éloignement, aversion même de tout temps entre ces deux branches. E n’en subsistoit plus d’autre des Médicis.

Le cardinal, quoique vieux, songea à rendre son chapeau, à continuer sa maison, s’il pouvoit, et à se marier. Il le voulut être de la main du roi et à une Française. Il lui en écrivit. Le roi, comme on l’a souvent vu, aimoit M. le Grand. Il n’avoit pas sur la Toscane les mêmes raisons, à l’égard de la maison de Lorraine, qu’il avoit eues pour Mantoue, à cause du Montferrat. Il se souvenoit toujours qu’il avoit empêché le comte de Toulouse d’épouser Mlle d’Armagnac, chassé Longepierre, qu’il avoit mis auprès de lui, pour avoir brassé cette affaire, et fait longuement sentir son indignation à Mlle d’Armagnac pour l’avoir poussée aussi loin qu’elle avoit pu. Il songea donc à dédommager M. le Grand par un mariage qui pouvoit faire sa fille grande-duchesse de Toscane. Il en parla à M. le Grand qui en fut comblé, mais le supplia de trouver bon qu’il consultât sa fille. Mlle d’Armagnac vivoit à la cour depuis son enfance, adorée de sa mère qui étoit la maîtresse de la famille et de son mari. Elle étoit dans la maison de la plus grande et de la plus brillante représentation de la cour ; elle aimoit le jeu passionnément, on y jouoit jour et nuit le plus gros jeu du monde. Elle étoit encore belle comme le jour ; elle étoit en maison libre et du plus grand abord, où on ne le lui avoit pas laissé ignorer. Elle ne put consentir à changer une vie si agréable et si aisée contre un pays étranger, austère, jaloux, avare, avec un mari vieux, qui lui laisseroit peu de liberté dans un pays où elle n’étoit guère en, usage et où elle ne verroit personne que par audiences. Sa mère, qui ne s’en pouvoit passer, n’eut garde de la vouloir contraindre, et, dès qu’elle ne le voulut pas, le père fut du même avis. Il en fit sa cour, il dit au roi que sa fille préféroit l’honneur d’être sa sujette, et de vivre dans sa cour, aux plus grandes fortunes étrangères. Le roi lui en sut le meilleur gré du monde. Il ne trouva point d’autres partis françois à proposer au cardinal de Médicis, qui, à la fin, épousa une Guastalla, c’est-à-dire une Gonzague de branche cadette des ducs de Mantoue, qu’il rendit fort heureuse, mais dont il ne laissa point d’enfants.

Marsin avoit fait un projet pour forcer les lignes des ennemis avant que les Impériaux eussent assemblé leur armée sur le Rhin. Il fut approuvé ; il partit secrètement de Marly le 18 avril, sans avoir pris congé de personne. En même temps, tous les officiers généraux et particuliers destinés sur le Rhin eurent ordre de partir et de n’en rien dire, et le 21 avril, Villars partit aussi secrètement de Marly. Ces deux maréchaux s’abouchèrent à Phalsbourg et marchèrent chacun de leur côté. À leur approche, les ennemis abandonnèrent leurs lignes de la Mutter qu’on vouloit attaquer, et on ne vit de leurs troupes que sept ou huit cents chevaux que le fils du comte du Bourg poussa vigoureusement et qui prirent la fuite. Ils y perdirent une centaine d’hommes, et du Bourg fils deux ou trois seulement. Leur gros repassa le Rhin après avoir jeté quelque monde dans Haguenau. Cette expédition si heureuse et si facile délivra le fort Louis, dont la garnison fut relevée, et la place renouvelée de tout en munitions de guerre et de bouche, et les postes d’alentour qui la bloquoient pris.

Le comte de Frise, gouverneur de Landau, se retira très précipitamment de Bischweiller, où il laissa de grands magasins et même sa vaisselle d’argent, abandonna Lauterbourg où Villars mit des troupes, et fut maître par là de la Lauter comme il venoit de l’être de la Butter. Peri prit Haguenau et deux mille hommes qui étoient dedans prisonniers de guerre, soixante pièces de canon, cinq cents milliers de poudre, et grande quantité de farine et d’avoine. Tout ce dépôt étoit destiné à faire le siège de Phalsbourg. Villars s’étendit tout à son aise, et n’oublia pas les contributions jusque dans la plaine de Mayence.

Le roi d’Espagne étoit parti à la fin de février dans le dessein de réduire le royaume de Valence ; mais sur les ordres du roi, pour ne différer pas le siège de Barcelone, il changea sa marche et arriva le 3 devant Barcelone, où il trouva Legal arrivé de la veille avec toutes les troupes françaises, et tous nos bâtiments qui débarquoient tout ce qu’il falloit pour le siège ; d’autres bâtiments portèrent toute la garnison de Girone dans Barcelone avec toutes sortes de rafraîchissements, où plus de dix mille hommes animés de la présence de l’archiduc prirent les armes et se joignirent à la garnison. La tranchée fut ouverte la nuit du 5 au 6, par le marquis d’Ayetone, mais le canon ne tira que le 12, encore fort faiblement. Le duc de Noailles, qui devoit y servir de maréchal de camp, tomba malade de la petite vérole qui fut très heureuse, et qui acheva de le guérir de tous ses maux. Laparat, ingénieur principal, et le chef des autres depuis l’élévation de Vauban au bâton, étoit chargé de ce siège, et y fut tué le 15 avril en allant reconnoître des ouvrages qu’il vouloit faire attaquer.

On prétendit qu’on fit une grande faute d’avoir attaqué par le mont Joui ; que cette fortification séparée de celle de la ville seroit tombée avec la ville, au lieu que sa prise n’influoit point sur celle de la place. Quoi qu’il en soit, ce mont Joui dura le double de ce qu’on avoit cru, consuma beaucoup de nos munitions et coûta bien d’honnêtes gens, et Laparat même, qui y fut tué et qui fut mal remplacé. Les troupes qui faisoient le siège étoient peu nombreuses ; leur fatigue étoit continuelle ; il n’y avoit de repos que de trois nuits l’une, et fort souvent beaucoup moins. Les petits combats y étoient continuels avec les miquelets qui troubloient les convois, et qui assiégeoient tellement les assiégeants qu’il n’y avoit pas de sûreté à cent pas du camp, qui étoit exposé à des alarmes continuelles. Nuls rafraîchissements de France ni d’Espagne, tout à l’étroit pour tout. Les sorties étoient très fortes. Les habitants y secondoient la garnison, les moines étoient armés, et combattoient comme contre des Turcs et des hérétiques. Pendant ces sorties, le camp étoit attaqué par dehors, et c’étoit tout ce que les assiégeants pouvoient faire que de soutenir ces doubles attaques à la fois, par la vigueur des assiégés et le nombre et l’importunité des miquelets.

Tessé envoya son fils porter la nouvelle que les ennemis avoient le 25 avril abandonné le mont Joui, lequel en fut fait maréchal de camp. La garnison sortit ensemble en plein jour, et entra dans Barcelone sans presque aucune perte. Cifuentès, qui avoit quantité de barques à la côte, en faisoit toujours entrer quelques-unes dans la place aux dépens de quelques autres qu’il perdoit, et les avenues de l’armée du roi d’Espagne furent bientôt si resserrées par les miquelets qu’on rie vécut plus au siège que par la mer. Le comte de Toulouse et le maréchal de Cœuvres sous lui y commandoient une médiocre flotte arrivée assez tard, et mettoient rarement pied à terre sans découcher de dessus leurs bords et Tessé avoit sous le roi d’Espagne le commandement de tout ce qui regardoit la terre.

Berwick étoit arrivé tout au commencement d’avril en Estrémadure, où il avoit vingt-six bataillons et quarante escadrons. Les Portugois, et ce que l’archiduc leur avoit laissé, étoient bien plus nombreux, et firent contenance d’assiéger Badajoz avec quarante-cinq bataillons et cinquante-trois escadrons, où le marquis de Richebourg commandoit avec douze bataillons. Ils tirèrent du côté d’Alcantara, et se présentèrent en chemin au duc de Berwick, qui, avec quarante escadrons qu’il avoit, n’osa leur prêter le collet. Ils continuèrent leur chemin et prirent Alcantara, après une courte et molle, défense (très mauvaise place à la vérité), et dix bataillons espagnols qui étoient dedans prisonniers de guerre.

Chavagnac, avec quatre vaisseaux du roi, ravagea cependant toute l’île de Saint-Christophe en Amérique, dont les Anglois étoient les maîtres, y ruina tout, en emmena huit cents nègres, puis avec Iberville, qui le joignit au rendez-vous qu’il lui avoit donné, prit aux Anglois toute la petite île de Nièves, en détruisit les forts, les habitations, les sucreries, firent le dégât partout, emmenèrent les principaux habitants pour otages, prirent trente vaisseaux marchands, dont quelques-uns percés pour trente-six pièces de canon, emmenèrent sept mille nègres et firent un grand butin. Le gouverneur et le major de l’île furent tués. Il n’en conta à nos deux capitaines que quelques soldats et un enseigne de vaisseau. Ils n’avoient pour cette expédition que douze cents soldats et treize cents flibustiers. Le chevalier de Nangis apporta cette nouvelle.