Mémoires (Saint-Simon)/Tome 5/19

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CHAPITRE XIX.


Duc de Noailles capitaine des gardes, sur la démission de son père. — Puysieux conseiller d’État d’épée. — Curiosités sur Poissy et ses deux dernières abbesses. — Mort de Roquette, évêque d’Autun ; son caractère. — Bals à la cour ; comédies à Sceaux et à Clagny. — Généraux d’armée : Tessé en Italie battu par le parlement de Grenoble ; Villars sur le Rhin ; Vendôme en Flandre ; Berwick resté en Espagne sous M. le duc d’Orléans ; duc de Noailles en Roussillon. — Mot étrangement plaisant du roi sur Fontpertuis. — Exclusion du duc de Villeroy de servir ; curieuse anecdote. — Rage du maréchal de Villeroy ; ses artifices. — Mon éloignement pour le maréchal de Villeroy. — Faiblesse du roi pour le maréchal de Villeroy et pour ses ministres. — Cause intime de l’extrême haine du maréchal de Villeroy pour Chamillart. — Peu de sens du maréchal de Villeroy.


Le maréchal de Noailles étoit malade dès le commencement de février ; son énorme grosseur et les accidents de sa maladie firent peur à sa famille. Le roi étoit inexorable sur les survivances, excepté pour les secrétaires d’État. Toute la faveur des Noailles, celle même de Mme de Maintenon, n’avoient osé rien tenter là-dessus en faveur du duc de Noailles. La charge de capitaine des gardes du corps avoit à cet égard l’inconvénient de plus que le roi n’y vouloit que des maréchaux de France. La compagnie de Noailles étoit l’écossaise, la première, la distinguée, et le duc de Noailles n’avoit que vingt-sept ans. Ils se mirent donc tous après le maréchal de Noailles, pour l’engager à donner sa démission et tâcher, en levant l’obstacle de la survivance, de faire passer la charge à son fils. Ce ne fut pas chose facile à persuader ; mais à force d’y travailler, ils arrachèrent sa démission et une lettre au roi en conséquence plutôt qu’ils ne l’obtinrent. Tout étoit de concert avec Mme de Maintenon. Le roi reçut l’une et l’autre le 17 février, revenant de se promener à Marly, et passa à son ordinaire chez Mme de Maintenon. Un peu après qu’il y fut entré, il envoya quérir le duc de Noailles, et lui dit d’aller apprendre à son père que, suivant son désir, il lui donnoit sa charge. Dès le lendemain matin, il prêta son serment, prit le bâton et acheva le quartier qui étoit le sien. Ce même jour, qui étoit un vendredi (et ces jours-là point de conseil), Puysieux, revenu de Suisse faire un tour, eut une audience du roi, à la fin de laquelle il lui demanda une place de conseiller d’État d’épée qui n’étoit pas remplie depuis fort longtemps. Le roi la lui donna sur-le-champ et lui dit qu’il la lui destinoit depuis deux ans. On a vu plus haut (t. IV, p. 236, 375-377) quel étoit Puysieux et comment il s’étoit mis sur le pied de ces retours de Suisse et de ces audiences, que nul autre ambassadeur n’obtenoit, et combien il en sut profiter.

Mme de Mailly, sœur de l’archevêque d’Arles, depuis cardinal de Mailly, eut en ce même temps le beau et riche prieuré ou abbaye de Poissy, au bout de la forêt de Saint-Germain, dont elle étoit professe. Cette nomination avoit été longtemps contestée ; les religieuses se prétendoient avoir droit d’élection, et pour en dire le vrai, elles en avoient conservé la possession depuis le concordat. Le voisinage de la cour qui demeuroit à Saint-Germain la tenta de disposer d’une si belle place.

En dernier lieu, le roi y avoit nommé une sœur du duc de Chaulnes l’ambassadeur. Le pape ne s’y étoit pas opposé, mais les religieuses fermèrent les portes à la reine qui l’y avoit conduite elle-même, tellement que les gardes les enfoncèrent. Ce fut un vacarme horrible que cette installation des cris, des protestations, des insultes à l’abbesse, beaucoup de grands manques de respect à la reine, force religieuses chassées et mises en d’autres couvents. Malgré tout cela, Mme de Chaulnes fut bien des années sans être paisible. C’étoit aussi une grosse créature qui faisoit peur, et qui ressembloit de taille et de visage à son frère comme deux gouttes d’eau, plus abbesse, plus glorieuse, plus impertinente que toutes les abbesses ensemble, et qui, à force d’avoir été tourmentée en arrivant, s’étoit mise à faire enrager ses religieuses. Pour s’en faire plus respecter, elle s’étoit avisée de se faire annoncer par quelque tourière affectionnée tantôt M. Colbert, tant M. de Louvois ou M. Le Tellier dans un temps où elle étoit avec toute la communauté où la portière la venoit avertir. Elle faisoit la surprise, après l’importunée, car les visites étoient fréquentes ; elle alloit s’enfermer dans son parloir d’où pas une religieuse n’osoit approcher pendant ces importants entretiens qui duroient le temps qu’elle jugeoit à propos, puis, toute fatiguée de consultations et d’affaires de la cour et du monde qu’elle n’avoit pas quitté, disoit-elle, pour y perdre son temps dans l’état qu’elle avoit embrassé, elle revenoit se reposer avec ses religieuses de tant de soins dont elle auroit voulu n’ouïr jamais parler, et n’être point distraite des devoirs d’abbesse. À la fin, ces ministres revenoient si souvent et occupoient si longtemps Mme l’abbesse que quelque religieuse, plus avisée que les autres, commença à se douter du jeu. À la première visite de ces messieurs, trois ou quatre montèrent en lieu de voir dans les cours et les dehors où elles n’aperçurent point de carrosse. Après cette épreuve le doute se fortifia, et se communiqua de plus en plus par le redoublement de la même épreuve, et il demeura constant parmi toutes que jamais aucun de ces ministres n’avoit mis le pied à Poissy. À la fin, l’abbesse qui se vit découverte, également honteuse et furieuse, n’osa plus continuer la tromperie ; mais elle en fit payer chèrement la découverte. Son règne fut également dur et long. Sur la fin, elle prit en aversion, et bientôt en persécution celles qu’elle crut lui pouvoir succéder, Mme de Mailly, sur toutes, qui par son mérite et sa parenté sembloit y avoir plus de part, et la réduisit à chercher ailleurs un repos qu’elle ne pouvoit plus goûter à Poissy. Elle se retira à Longchamp, et elle y étoit lorsqu’elle fut nommée.

Pour y parvenir après Mme de Chaulnes sans rumeur et sans dispute, le roi profita d’un accident qui étoit arrivé à ce beau monastère quelque temps avant la mort de Mme de Chaulnes. Le tonnerre avoit enfoncé la voûte du chœur et mis le feu à l’église. La fonte du plomb qui la couvroit empêcha tout secours, en sorte que ce dommage fut extrêmement grand, et à l’église qui est magnifique et aux lieux du monastère qui en étoient voisins. Dans l’impossibilité où la maison se trouva de le réparer même en partie, le roi s’en chargea à condition qu’elle lui céderoit pour toujours ses prétentions d’élire, que le pape en feroit une abbaye, et qu’il en donneroit la collation au roi. Cela fut fait ainsi au grand regret des religieuses, qui n’osèrent pas résister, et le pape accorda tout. Cependant on ne se pressoit pas de la part du roi de réparer les désordres du feu. On ne s’y mit que lorsque la santé de Mme de Chaulnes fit craindre des difficultés sur cette non-exécution ; alors on l’entreprit, et elle a coûté près d’un million. Néanmoins Mme de Mailly trouva beaucoup d’opposition. Toutes l’aimoient et l’estimoient, protestoient qu’elles l’auroient préférée dans l’élection, mais ne pouvoient souffrir la nomination. La vertu, la patience, la douceur, l’esprit, l’art du gouvernement, parurent avec éclat et succès dans la nouvelle abbesse. Elle laissa sortir les plus opiniâtres, et gagna les autres par ses talents, son grand exemple et sa bonté ; mais pour n’y pas revenir, dès que le roi fut mort, les protestations, jusque-là cachées, parurent, et il se forma un véritable procès entre Mme de Mailly et les prétendantes au droit d’élire, opprimées, disoient-elles, par l’autorité du feu roi. La plupart de celles qui étoient à Poissy, et qui avoient le plus goûté le gouvernement de leur abbesse, s’y joignirent. Elle demeura la même à leur égard. Nous jugeâmes ce procès au conseil de régence ; Mme de Mailly le gagna. Il n’étoit pas possible qu’elle le pût perdre avec toutes les précautions qui avoient été prises ici et à Rome pour assurer cette nomination pour toujours. À la fin, les religieuses, vaincues par la douceur, le mérite et la conduite de Mme de Mailly envers toutes, l’ont aimée comme la meilleure mère, et vivent là plus heureuses, à ce qu’il en revient même de toutes parts par elles-mêmes, qu’aucune religieuses du royaume.

Il mourut alors un vieux évêque, qui toute sa vie n’avoit rien oublié pour faire fortune, et être un personnage. C’étoit Roquette, homme de fort peu, qui avoit attrapé l’évêché d’Autun, et qui à la fin, ne pouvant mieux, gouvernoit les états de Bourgogne à force de souplesses et de manège autour de M. le Prince. Il avoit été de toutes les couleurs à Mme de Longueville, à M. le prince de Conti son frère, au cardinal Mazarin, surtout abandonné aux jésuites. Tout sucre et tout miel, lié aux femmes importantes de ces temps-là, et entrant dans toutes les intrigues, toutefois grand béat. C’est sur lui que Molière prit son Tartufe, et personne ne s’y méprit. L’archevêque de Reims, passant à Autun avec la cour, et admirant son magnifique buffet : « Vous voyez là, lui dit l’évêque, le bien des pauvres. — Il me semble, lui répondit brutalement l’archevêque, que vous auriez pu leur en épargner la façon. » Il remboursoit accortement ces sortes de bourrades ; il n’en sourcilloit pas, il n’en étoit que plus obséquieux envers ceux qui les lui avoient données, mais alloit toujours à ses fins sans se détourner d’un pas. Malgré tout ce qu’il put faire, il demeura à Autun, et ne put faire une plus grande fortune. Sur la fin, il se mit à courtiser le roi et la reine d’Angleterre. Tout lui étoit bon à espérer, à se fourrer, à se tortiller. M. de Bayeux, Nesmond, les courtisoit d’une autre façon. Il ne les voyoit guère, leur donnoit dix mille écus tous les ans, et fit si bien, qu’on ne l’a jamais su qu’après sa mort.

M. d’Autun, pour achever par ce dernier trait, avoit une fistule lacrymale. Peu après la mort du roi d’Angleterre, il s’en prétendit miraculeusement guéri par son intercession. Il l’alla dire à la reine d’Angleterre, à Mme de Maintenon, au roi. En effet, son œil paraissoit différent ; mais peu de jours après il reprit sa forme ordinaire, la fistule ne se put cacher. Il en fut si honteux qu’il s’enfuit dans son diocèse, et qu’il n’a presque point paru depuis. Les restes de son crédit et de ses manèges trompèrent vilainement l’abbé Roquette, son neveu, qui s’étoit fourré dans le grand monde, qui prêchoit et qui avoit passé sa vie avec lui. Il obtint sa coadjutorerie pour un autre neveu, et l’abbé Roquette, avec ses sermons, ses intrigues, ses cheveux blancs et tant d’espérances, n’a pu parvenir à l’épiscopat. Il a fini chez Mme la princesse de Conti, fille de M. le Prince, dont il se fit aumônier, et son frère son écuyer.

Il y eut tout l’hiver force bals à Marly ; le roi n’en donna point à Versailles, mais Mme la duchesse de Bourgogne alla à plusieurs chez Mme la Duchesse, chez la maréchale de Noailles et chez d’autres personnes, la plupart en masques. Elle y fut aussi chez Mme du Maine, qui se mit de plus en plus à jouer des comédies avec ses domestiques et quelques anciens comédiens. Toute la cour y alloit ; on ne comprenoit pas la folie de la fatigue de s’habiller en comédienne, d’apprendre et de déclamer les plus grands rôles, et de se donner en spectacle public sur un théâtre. M. du Maine, qui n’osoit la contredire de peur que la tête ne lui tournât tout à fait, comme il s’en expliqua une fois nettement à Mme la Princesse en présence de Mme de Saint-Simon, étoit au coin d’une porte, qui en faisoit les honneurs. Outre le ridicule, ces plaisirs n’étoient pas à bon marché.

Cependant le roi régla les généraux et les officiers généraux de ses armées. Le maréchal de Tessé fut déclaré dès le commencement de février pour le commandement de l’armée destinée à repasser en Italie. Il partit bientôt après pour le Dauphiné avec une patente de commandant en chef dans cette province. Il y prétendit du parlement les mêmes honneurs dont y jouit le gouverneur de la province, qui sont entre autres d’être visité par une nombreuse députation du parlement, traité de monseigneur dans le compliment, et de seoir au-dessus du premier président dans le coin du roi. Cela lui fut disputé ; le parlement de Grenoble députa à la cour, où ses raisons furent si, bien expliquées, qu’il gagna l’un et l’autre point et d’autres moindres, dont le maréchal de Tessé eut le dégoût entier. Le maréchal de Villars fut destiné pour l’armée du Rhin et M. de Vendôme à celle de. Flandre sous l’électeur de Bavière. Le maréchal de Berwick étoit demeuré en Espagne ; M. le duc d’Orléans, qui ne vouloit pas demeurer sur sa mauvaise bouche d’Italie, et qui voyoit peu d’apparence d’y faire rentrer une armée, désira d’aller en Espagne. Il n’auroit pu obéir à l’électeur de Bavière qu’on ne vouloit pas mécontenter en lui proposant ce supérieur. Villars avoit, comme on l’a vu, fait ses preuves de ne pas vouloir servir sous ce prince ; il étoit trop bien soutenu pour lui être sacrifié. Il ne resta donc que l’Espagne aux dépens du duc de Berwick, sur lequel l’expérience funeste de ce qui étoit arrivé avec le maréchal de Marsin fit donner au prince l’autorité absolue. Ce fut une grande joie pour lui que de continuer à commander une armée, et de la commander, non plus en figure, mais en effet. Il fit donc ses préparatifs. Le roi lui demanda qui il menoit en Espagne. M. le duc d’Orléans lui nomma parmi eux Fontpertuis. « Comment, mon neveu reprit le roi avec émotion, le fils de cette folle qui a couru M. Arnauld partout, un janséniste ! je ne veux point de cela avec vous. — Ma foi, sire, lui répondit M. d’Orléans, je ne sais point ce qu’a fait la mère ; mais pour le fils être jansénistes il ne croit pas en Dieu. — Est-il possible, reprit le roi, et m’en assurez-vous ? Si cela est, il n’y a point de mal ; vous pouvez le mener. » L’après-dînée même, M. le duc d’Orléans me le conta en pâmant de rire ; et voilà jusqu’où le roi avoit été conduit de ne trouver point de comparaison entre n’avoir point de religion et le préférer à être janséniste ou ce qu’on lui donnoit pour tel.

M. le duc d’Orléans le trouva si plaisant qu’il ne s’en put taire, on en rit fort à la cour et à la ville, et les plus libertins admirèrent jusqu’à quel aveuglement les jésuites et Saint-Sulpice pouvoient pousser. Leur art fut que le roi n’en sut nul mauvais gré à M. le duc d’Orléans ; qu’il ne lui en a jamais ni parlé, ni rien témoigné, et que Fontpertuis le suivit en toutes ses deux campagnes en Espagne. Il étoit débauché et grand joueur de paume, avec de l’esprit, fort ami de Nocé, de M. de Vergagne et d’autres gens avec qui M. le duc d’Orléans vivoit quand il étoit à Paris. Tout cela l’avoit fait goûter à ce prince. Le duc de Noailles [commandait] en chef en Roussillon avec trois maréchaux de camp sous lui.

Parmi les officiers généraux nommés pour les armées, le duc de Villeroy fut oublié, qui fut un rude coup de poignard pour lui et pour son père. C’est un fait qui mérite d’être un peu expliqué pour réparer ce que j’ai trop croqué en parlant du retour et de la disgrâce du père ; et j’ai estropié la curiosité en faveur de la brièveté. Il faut donc retourner un moment sur mes pas.

Le maréchal de Villeroy, qui toujours frivole vouloit faire le jeune et le galant, avoit, à Paris, une petite maison écartée, mode assez nouvelle des jeunes gens. Ce fut là qu’il arriva tout droit de Flandre, avec défenses expresses à la maréchale de Villeroy de l’y venir voir et à tous ses amis de l’y venir chercher, et par ce bizarre procédé fit craindre quelque dessein plus bizarre à sa famille. Harlay, premier président, dont je n’ai eu que trop occasion de parler, étoit son parent et s’en honoroit fort avec tout son orgueil, et de tout temps son ami intime. Il hasarda de forcer la barricade, il perça, après quoi il n’y eut pas moyen de refuser la maréchale de Villeroy. Il leur avoua qu’il avoit dans sa poche les démissions de sa charge et de son gouvernement, toutes signées, prêt à les envoyer au roi dans la résolution de ne le voir jamais. Ce sont de ces extrémités où le dépit emporte et contre lesquelles la volonté réclame intérieurement. Sans cette pause ridicule dans un lieu de Paris écarté qui n’étoit bon qu’à s’y faire chercher, il étoit tout court d’envoyer ses démissions, tout droit de sa dernière couchée, de traverser Paris sans s’y arrêter, et d’aller à Villeroy. C’étoit là être chez soi à la campagne, à portée d’y recevoir qui il eût voulu, et point d’autres, éloigné de dix lieues de Paris et de quatorze de la cour, dans la bienséance d’un homme outré qui s’éloigne, et dans la décence de ne se tenir pas tout auprès des lieux d’où il attendroit des nouvelles dans l’espérance que ses démissions lui seroient renvoyées.

Mais c’étoit un homme à éclats, et à rien de sage, de suivi, ni de solide. Il se fit donc beaucoup tirailler, puis jeta ses démissions au feu, et s’en alla à Versailles, où il fut reçu comme je l’ai raconté.

Sa conduite sur Chamillart, que j’ai aussi rapportée, aigrit le roi de plus en plus. Le maréchal, de plus en plus enragé de voir sa disgrâce s’approfondir, se mit à montrer au plus de gens qu’il put des morceaux de lettres du roi et de Chamillart, pour appuyer ce qu’il avoit déjà répandu, savoir qu’il n’avoit rien fait que sur des ordres exprès, et qu’il étoit cruellement dur de porter l’infortune d’une bataille à laquelle il avoit été excité, même d’une façon piquante, et qu’on lui eût encore moins pardonné de n’avoir pas donnée. Ces propos spécieux, soutenus de ces fragments de lettres qu’il ne montroit qu’avec un apparent mystère pour leur donner plus de poids, commencèrent enfin à persuader que Chamillart, abattu des mauvais succès, s’en prenoit à qui n’en pouvoit répondre, et qu’embarrassé d’avoir conseillé la bataille, il écrasoit celui qui l’avoit perdue, sous prétexte de l’avoir hasardée de son chef, et abusoit ainsi de sa toute puissance de ministre favori, pour perdre un général qui avoit en main de quoi le confondre pour peu qu’il pût être écouté.

Quelque ami que je fusse de la maréchale de Villeroy, jamais je n’avois pu m’accommoder des airs audacieux de son mari, dont jusqu’aux caresses étoient insultantes. Il m’étoit quelquefois arrivé les matins, au sortir de la galerie, de dire que j’allois chercher de l’air pour respirer, parce que le maréchal, qui y faisoit la roue, en avoit fait aussi une machine pneumatique. J’étois d’ailleurs ami intime de Chamillart, et je devois l’être pour les services qu’il m’avoit rendus, et la confiance avec laquelle il vivoit avec moi. Alarmé donc du progrès des discours du maréchal de Villeroy, j’en parlai à l’Étang à Chamillart, qui ému contre son ordinaire me dit qu’il étoit bien étrange que le maréchal, non content d’avoir tant démérité de l’État, du roi et de soi-même, puisqu’il s’étoit perdu sans raison, voulût encore entreprendre des justifications qu’il ne pouvoit douter qui ne lui tournassent à crime, pour peu qu’elles fussent approfondies et qu’il osât le pousser assez pour l’obliger d’en demander justice au roi, qui savoit tout : qu’il vouloit cependant être plus sage que le maréchal, mais qu’il me vouloit faire voir, à moi, les pièces justificatives des faits dont il me demandoit le secret, et me les montreroit dès que nous serions à Versailles. En effet, à peine y fûmes-nous de retour, que j’allai chez lui un soir qu’il soupoit seul dans sa chambre, avec du monde familier autour de lui, comme il avoit accoutumé. Dès qu’il me vit, il me pria de m’approcher de lui, et me dit qu’il alloit me tenir parole. Là-dessus il me donna la clef de son bureau, me dit où je trouverois les dépêches dont il m’avoit parlé, et me pria de passer dans son cabinet et de les lire avec attention.

J’en trouvai trois. Deux minutes du roi au maréchal, et une du maréchal au roi ; celle-là en original et signée de lui. La première du roi portoit : « Que la prudence et la circonspection trop grandes, dont les généraux de ses armées avoient usé depuis quelque temps en Flandre, avoient enflé le courage à ses ennemis, et leur avoient laissé croire qu’on craignoit de se commettre avec eux : qu’il étoit temps de les faire apercevoir du contraire et de leur montrer de la vigueur et de la résolution. Que, pour cela, il avoit mandé au maréchal de Marsin de se mettre en marche de l’Alsace avec le détachement de l’armée du maréchal de Villars (qui étoit là détaillé) et de le joindre. Qu’il lui ordonnoit de l’attendre, et, après leur jonction, d’aller ensemble faire le siège de Lewe, de telle sorte qu’il fût formé des troupes de Marsin, et, si elles ne suffisoient pas, d’un détachement des siennes, le tout commandé par le maréchal de Marsin, tandis qu’avec les siennes il (le maréchal de Villeroy) observeroit les ennemis ; que, pour peu qu’ils fissent mine de s’approcher trop du siège, il ne les marchandât pas, et que, s’il ne se trouvoit pas assez fort pour les combattre, il ne laissât au siège que le nécessaire, et qu’avec le reste il donnât bataille. » Voilà exactement le contenu de cette première lettre, que le maréchal montroit par morceaux, s’avantageant du commencement qu’il ajustoit à sa mode sur ce qu’il s’y prétendoit piqué d’honneur, incité vivement aux partis vigoureux, mais il se gardoit bien d’en montrer le reste qui faisoit voir si clairement que cette vigueur ne lui étoit ni prescrite ni conseillée qu’au cas que les ennemis entreprissent de troubler le siège de Lewe, bien moins de leur prêter le collet sans cette raison, et encore sans avoir reçu le renfort du maréchal de Marsin.

La seconde lettre du roi ne consistoit qu’en raisonnements de troupes, revenant en deux mots au projet susdit qu’elle confirmoit tel qu’il vient d’être exposé.

La lettre du maréchal de Villeroy étoit datée de la veille de la bataille. Elle contenoit le détail de sa marche et de celle des ennemis, ne parloit d’aucun dessein de les combattre, et finissoit en marquant seulement que, s’ils s’approchoient si fort de lui, il auroit peine à se contenir. Ce mot ne manquoit rien moins qu’un dessein formé de combattre ; il montroit seulement une excuse prématurée de ce qui pouvoit arriver, bien éloigné de l’exécution d’un ordre qu’il prétendoit l’avoir dû piquer d’honneur. Ainsi, bien loin d’avoir reçu celui de donner bataille dans le temps et dans la circonstance qu’il livra celle de Ramillies, quelque victoire qu’il y eût remportée ne l’eût pas dû garantir du blâme d’avoir hasardé le projet du siège par un événement douteux, et de n’avoir attendu ni l’occasion seule où la bataille lui étoit prescrite ni le renfort qui le devoit joindre, sans lequel il ne lui étoit pas permis de rien entreprendre. Il le sentit si bien lui-même, que, dans le dessein qu’il avoit conçu de combattre, sans l’occasion du siège qui lui étoit ordonné, surtout sans le renfort que lui amenoit Marsin pour vaincre par ses seules forces, même à l’insu de l’électeur de Bavière, auquel il étoit subordonné en toute manière, comme au gouverneur général des Pays-Bas, au milieu desquels il étoit, et comme généralissime et en faisant effectivement la fonction, il faisoit d’avance des excuses obscures, obscures, dis-je, pour ne pas découvrir son dessein arrêté, excuses pour qu’elles se trouvassent faites avant l’événement, mais desquelles il n’auroit pas eu besoin, si, comme il voulut le prétendre depuis, il eût agi conformément aux ordres qu’il avoit reçus. Avec un peu de sens, il devoit se contenter d’une désobéissance aussi formelle, et devenue aussi funeste que ses fautes, et lors de la bataille, et dans toutes ses suites, la rendirent, et se contenir dans le silence, puisqu’il ne pouvoit douter de ce qu’il avoit à perdre par le plus facile éclaircissement.

Je fus surpris jusqu’à l’indignation d’un procédé si peu droit ; je rapportai les clefs à Chamillart et lui dis à l’oreille ce qu’il m’en sembla. Je lui en reparlai une autre fois plus à mon aise, parce que ce fut tout haut, tête à tête, et alors je connus que le roi, tout piqué qu’il étoit contre le maréchal, ou par son ancien goût d’habitude, ou par la constante protection de Mme de Maintenon, ne vouloit pas l’exposer à ce que méritoit une si étrange conduite ; que, par cette raison, il la vouloit ignorer, et que Chamillart en étoit lui-même si persuadé, que, quelque désir qu’il eût de pousser le maréchal à bout là-dessus, il n’osa l’entreprendre, quoique l’ayant si belle, ou que, s’il le hasarda, ce fut sans succès, et qu’il cacha l’un ou l’autre sous l’apparence du mépris, que je sentis bien n’être qu’un voile à l’impuissance.

Dans cette situation, plus je les vis tous deux irréconciliables, plus je me mis en soin du duc de Villeroy, devenu de mes amis par sa femme, dont je l’étois depuis longtemps. Je sondai Chamillart, je leur parlai ensuite, et ce fut alors que je sus d’eux que le père avoit défendu au fils de voir le ministre. Un homme de guerre, quel qu’il fût, n’en pas voir le ministre, se rompit le cou sans ressource auprès du roi, quelques talents et quelques services qu’il eût, et ne pouvoit espérer de continuer à servir, encore moins les récompenses ni le chemin militaire. Ils me prièrent d’en parler à Chamillart, et de tâcher de lui faire passer cela le plus doucement qu’il me seroit possible. Je le fis deux jours après, et j’y mis tout ce qu’il me fut possible. Je trouvai un homme doux, poli, sensible aux avances, mais, sur la visite, ministre, et qui me dit nettement que si le duc de Villeroy n’en franchissoit le pas, il ne serviroit point. J’eus beau représenter à Chamillart la situation du fils avec le père, la déraison et l’autorité de ce père, la délicatesse du fils qui n’en avoit éprouvé que des duretés dans sa splendeur, à ne le pas choquer dans sa disgrâce ; rien ne put vaincre Chamillart. Il me chargea pour le duc de Villeroy de tous les compliments du monde, de toutes les offres, de services possibles, hors sur la guerre, et il n’y avoit que sur la guerre où il pût lui en rendre. Faute de mieux, il me fallut contenter d’avoir rapproché les choses, dans l’espérance qu’elles se pourroient raccommoder tout à fait.

J’allai souper en tiers avec le duc et la duchesse de Villeroy, qui s’affligea amèrement d’une réponse si dure parmi tant de compliments. Son mari la sentit vivement. Je lui représentai son âge, ses services, son grade de lieutenant général, et ce à quoi l’un et l’autre le devoient fout naturellement conduire. Je lui parlai du bâton et du commandement des armées ; je lui représentai qu’il rendroit douteux l’espèce de droit qu’il pouvoit prétendre de succéder à la charge de capitaine des gardes de son père, à laquelle l’exemple du duc de Noailles lui frayoit un chemin assuré ; que l’éclat qui avoit fait chasser Mme de Caylus avoit fait une impression qui n’étoit effacée que pour elle, et qui subsistoit contre lui et Mme de Maintenon, comme il n’en pouvoit douter, malgré son amitié pour le maréchal de Villeroy ; enfin, que son père avoit travaillé trop peu solidement pour lui, et lui avoit toute sa vie trop durement appesanti le joug pour que sciemment et volontairement il se perdît sur une chose inutile, vaine, de purs travers et de pure fantaisie, que son père même ne devoit jamais exiger de lui. En un mot, je n’oubliai rien, ni sa femme non plus ; mais tout fut inutile.

Le duc de Villeroy avoit promis à son père, qui avoit exigé sa parole. Accoutumé à trembler devant lui comme un enfant, il n’osa la refuser ; il ne put se résoudre à en manquer, même en ne voyant Chamillart qu’en secret, ce que je me faisois fort de faire passer au ministre. Il fallut donc se réduire à essayer qu’il se contentât d’un compliment du duc de Villeroy, chez le roi, sur ce qu’il ne le voyoit point chez lui. J’en parlai à Chamillart de toute mon affection ; mais il me répondit que ce qui eût été bon d’abord venoit trop tard, après deux mois de retour. J’eus recours à la maréchale de Villeroy, de laquelle j’avois reçu cent fois de vives plaintes sur toute cette affaire ; je la reconnus si éloignée de s’adoucir, que je n’osai pousser mon projet. Toutefois la solide piété qui étoit en elle lui fit faire quelques réflexions. D’elle-même elle permit à son fils de tâcher à fléchir son père. Le fils n’y gagna rien. Il trouva son père plus entêté et plus furieux que jamais.

Le vrai motif de cette rage fut l’énoncé de la patente de M. de Vendôme pour aller commander l’armée en Flandre en sa place. Véritablement il appesantissoit la honte du maréchal et sans nécessité, et la rendoit immortelle. Ses amis en furent avertis à temps de l’arrêter, ce qui en augmenta le bruit, et M. le Grand, ami de Chamillart, obtint de lui que cet endroit de la patente seroit réformé et changé. Elle étoit déjà scellée lorsque Chamillart l’envoya retirer du chancelier sous prétexte que son commis l’avoit mal dressée. Le chancelier, ami du maréchal, et scandalisé pour lui, ne fit pas difficulté de la rendre, ni le commis de lui avouer que cet énoncé injurieux étoit l’ouvrage de son maître, auquel un subalterne comme lui n’eût pas osé attenter. De cette sorte fut expédiée une autre patente, sans que l’injure de la précédente pût s’effacer du cœur du maréchal, qui ne manqua, pas de prétextes différents et moins humiliants pour colorer sa haine.

S’il eût su céder au temps et embrasser de bonne grâce le sauve l’honneur que nous avons vu le roi lui présenter avec tant de bonté et d’affection, après toutes ses fautes, il fût revenu à la cour plus puissant et plus en faveur que jamais. On a vu (t IV, p. 59 et suiv.) qu’au retour de sa prison de Gratz il ne tint qu’à lui d’entrer au conseil en quittant la guerre, et le salutaire conseil que lui en donna son ami le chevalier de Lorraine, et avec quel travers insensé il le refusa. La maréchale de Villeroy me l’a avoué depuis avec une douleur amère. Le bon est qu’il est certain que sans qu’il ait été depuis nulle mention de lui communiquer aucune affaire étrangère, il voulut quitter la guerre l’hiver qui précéda la bataille de Ramillies, et c’étoit alors la quitter pour rien ; qu’il fit tout ce qu’il put pour engager le roi à disposer du commandement de l’armée de Flandre, et lui permettre de demeurer auprès de lui, et qu’il ne put jamais l’obtenir. C’est ainsi que la plus haute faveur montre ce que vaut celui qui la possède, et se trouve toujours inférieure à quelque peu de sens que ce soit. La fin de tout ceci fut que le duc de Villeroy ne servit plus, et que Chamillart se rabattit sur le fils, n’ayant pu pousser à bout le père. Il en coûta dans la suite au duc de Villeroy le bâton de maréchal de France qu’il vit donner à de ses camarades qui ne l’avoient pas mieux mérité que lui, et qui n’en étoient pas plus capables, mais qui avoient toujours continué à servir.