Mémoires (Saint-Simon)/Tome 5/20

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CHAPITRE XX.


Accablement, vapeurs, instances de Chamillart pour être soulagé. — Sa manière d’écrire au roi, et du roi à lui. — Réponse étonnante. — Personnes assises et debout aux conseils. — Impôts sur les baptêmes et mariages ; abandonnés par les désordres qu’ils causent. — Mort de du Chesne, premier médecin des enfants de France. — Mariage de Mezières avec Mlle Oglthorp ; leur famille, leur fortune, leur caractère. — Livre du maréchal de Vauban sur le dîme royale ; livres de Boisguilbert sur la même matière. — Mort du premier et exil du second. — Origine de l’impôt du dixième. — Mort du marquis de Lusignan ; sa maison, sa famille, sa fortune, son caractère. — Mort de Pointis. — Mort du chevalier d’Aubeterre. — Comte d’Aubeterre, son neveu ; sa fortune, son caractère, leur extraction.


Chamillart, accablé du double travail de la guerre et des finances, n’avoit le temps de manger ni de dormir. Des armées détruites presque toutes les campagnes par des batailles perdues, des frontières immensément rapprochées tout à coup par le tournement de têtes des généraux malheureux épuisoient toutes les ressources d’hommes et d’argent. Le ministre à bout de temps à en chercher et à vaquer cependant au courant, avoit plus d’une fois représenté son impuissance à suffire à deux emplois, qui dans des temps heureux auroient même fort occupé deux hommes tout entiers. Le roi, qui l’avoit chargé de l’un et de l’autre pour se mettre à l’abri des démêlés entre la finance et la guerre qui l’avoient si longtemps fatigué, du temps de MM. Colbert et de Louvois, ne put se résoudre à décharger Chamillart des finances. Il fit donc de nécessité vertu, mais à la fin, la machine succomba. Il lui prit des vapeurs, des éblouissements, des tournements de tête. Tout s’y portoit, il ne digéroit plus. Il maigrit à vue d’œil. Toutefois il falloit que la roue marchât sans interruption, et dans ces emplois il n’y avoit que lui qui pût la faire tourner.

Il écrivit au roi une lettre pathétique pour être déchargé. Il ne lui dissimula rien de la triste situation de ses affaires et de l’impossibilité où leur difficulté le mettoit d’y remédier, faute de temps et de santé. Il le faisoit souvenir de plusieurs temps et de plusieurs occasions où il les lui avoit exposées au vrai par des états abrégés : il le pressoit par les cas urgents et multipliés qui se précipitoient les uns sur les autres, et qui chacun demandoient un travail long, approfondi, continu, assidu, auquel, quand sa santé le lui permettroit, la multitude de ses occupations, toutes indispensables, ne lui laissoit pas une heure à s’y appliquer. Il finissoit que ce seroit bien mal répondre à ses bontés et à sa confiance, s’il ne lui disoit franchement que tout alloit périr, s’il n’y apportoit ce remède.

Il écrivoit toujours au roi à mi-marge, et le roi apostilloit à côté, de sa main, et lui renvoyoit ainsi ses lettres, Chamillart me montra celle-là, après qu’elle lui fut revenue. J’y vis avec grande surprise cette fin de la courte apostille de la main du roi : Eh bien ! nous périrons ensemble.

Chamillart en fut également comblé et désolé ; mais cela ne lui rendit pas les forces. Il manqua des conseils, et surtout il se dispensa de ceux des dépêches lorsqu’il pouvoit éviter d’y rapporter ; ou s’il y avoit des affaires, le roi lui donnoit d’abord la parole, qui d’ailleurs va par ancienneté entre les secrétaires d’État, et dès qu’il avoit fait il s’en alloit. La raison étoit qu’il ne pouvoit demeurer debout, et qu’au conseil des dépêches, tous les secrétaires d’État, même ministres, demeurent toujours debout, tant qu’il dure. Il n’y a que les princes qui en sont, c’est-à-dire, Monseigneur, Mgr le duc de Bourgogne, Monsieur, lorsqu’il vivoit, le chancelier ; et s’il y a des ducs, comme M. de Beauvilliers, qui en étoit, assis. Aux autres conseils, tous ceux qui en sont s’assoient, excepté s’il y entre, comme il arrive quelquefois, des maîtres des requêtes qui viennent rapporter quelque procès au conseil de finances, où ils ne s’assoient jamais, et y entrent en ces occasions avec les conseillers d’État du bureau où le même maître des requêtes avoit auparavant rapporté la même affaire. Alors, les conseillers d’État de ce bureau opinent immédiatement après lui, assis, et coupent par ancienneté de conseillers d’État les ministres, les secrétaires d’État et le contrôleur général, et les uns et les autres y cèdent en tout aux ducs et aux officiers de la couronne, lorsqu’il s’en trouve au conseil, comme M. de Beauvilliers, qui étoit de tous, et les deux maréchaux de Villeroy avant et après lui.

La nécessité des affaires avoit fait embrasser toutes sortes de moyens pour avoir de l’argent. Les traitants en profitèrent pour attenter à tout, et les parlements n’étoient plus en état, depuis longtemps, d’oser même faire des remontrances. On établit donc un impôt sur les baptêmes et sur les mariages sans aucun respect pour la religion et pour les sacrements, et sans aucune considération pour ce qui est le plus indispensable et le plus fréquent dans la société civile. Cet édit fut extrêmement onéreux et odieux. Les suites, et promptes, produisirent une étrange confusion. Les pauvres et beaucoup d’autres petites gens baptisoient eux-mêmes leurs enfants sans les porter à l’église, et se marièrent sous la cheminée par le consentement réciproque devant témoins, lorsqu’ils ne trouvoient point de prêtre qui voulût les marier chez eux et sans formalité. Par là plus d’extraits baptistaires, plus de certitude des baptêmes, par conséquent des naissances, plus d’état pour les enfants de ces sortes de mariages qui pût être assuré. On redoubla donc de rigueurs et de recherches contre des abus si préjudiciables, c’est-à-dire qu’on redoubla de soins, d’inquisition et de dureté pour faire payer l’impôt.

Du cri public et des murmures on passa à la sédition en quelques lieux. Elle alla si loin à Cahors qu’à peine deux bataillons qui y étoient purent empêcher les paysans armés de s’emparer de la ville, et qu’il y fallut envoyer des troupes destinées pour l’Espagne, et retarder leur départ et celui de M. le duc d’Orléans. Mais le temps pressoit, et il en fallut venir à mander à Le Gendre, intendant de la province, de suspendre l’effet ; on eut grand’peine à dissiper le mouvement du Quercy et, les paysans armés et attroupés, à les faire retirer dans leurs villages. En Périgord, ils se soulevèrent tous, pillèrent les bureaux, se rendirent maîtres d’une petite ville et de quelques châteaux, et forcèrent quelques gentilshommes de se mettre à leur tête. Ils n’étoient point mêlés de nouveaux convertis. Ils déclaroient tout haut qu’ils payeroient la taille et la capitation, la dîme à leurs curés, les redevances à leur seigneur, mais qu’ils n’en pouvoient payer davantage, ni plus ouïr parler des autres impôts et vexations. À la fin, il fallut laisser tomber cet édit d’impôt sur les baptêmes et les mariages, au grand regret des traitants qui, par la multitude et bien autant par les vexations, les recherches inutiles et les friponneries, s’y enrichissoient cruellement.

Du Chesne, fort bon médecin, charitable et homme de bien et d’honneur, qui avoit succédé auprès des fils de France à Fagon, lorsque celui-ci devint premier médecin du roi, mourut à Versailles à quatre-vingt-onze ans, sans avoir été marié ni avoir amassé grand bien. J’en fais la remarque, parce qu’il conserva jusqu’au bout une santé parfaite et sa tête entière, soupant tous les soirs avec une salade et ne buvant que du vin de Champagne. Il conseilloit ce régime. Il n’étoit ni gourmand ni ivrogne, mais aussi il n’avoit pas la forfanterie de la plupart des médecins.

Mezières, capitaine de gendarmerie, estimé pour son courage et pour son application à la guerre, épousa une Anglaise, dont il étoit amoureux, qui étoit catholique. Elle s’appeloit Mlle Oglthorp. Elle étoit bien demoiselle, mais sa mère avoit été blanchisseuse de la reine, femme du roi Jacques II, et M. de Lauzun m’a dit souvent l’avoir vue et connue dans cette fonction à Londres. Elle avoit beaucoup de frères et de sœurs dans la dernière pauvreté. Elle avoit beaucoup d’esprit insinuant, et se faisant tout à tous, méchante au dernier point et intrigante également, infatigable et dangereuse. Elle a eu des filles de ce mariage qui ne lui ont cédé sur aucun de ces chapitres ; dont elles et leur mère ont rendu et rendent encore des preuves continuelles avec une audace, une hardiesse, une effronterie qui se prend à tout et n’épargne rien, et qui a mené loin leur fortune.

Mezières étoit un homme de fort peu, du nom de Béthisy, dont on voit l’anoblissement assez récent. Il y a eu une maison de Béthisy, avec qui il ne le faut pas confondre, qui peut-être n’est pas encore éteinte. Avec cette naissance, la figure en étoit effroyable ; bossu devant et derrière à l’excès, la tête dans la poitrine au-dessous de ses épaules, faisant peine à voir respirer, avec cela squelette et un visage jaune qui ressembloit à une grenouille comme deux gouttes d’eau. Il avoit de l’esprit, encore plus de manège, une opinion de lui jusqu’à se regarder au miroir avec complaisance, et à se croire fait pour la galanterie. Il avoit lu et retenu. Je pense que la conformité d’effronterie et de talent d’intrigue fit un mariage si bien assorti. Sa sœur étoit mère de M. de Lévi, gendre de M. le duc de Chevreuse. Il en sut tirer parti. Sa fortune, qui lui donna un gouvernement et le grade de lieutenant général, le rendit impertinent au point de prétendre à tout et de le montrer. Il en demeura là pourtant avec tous ses charmes, et se fit peu regretter des honnêtes gens. Sa femme, depuis, a bien fait des personnages, et à force d’artifices a su marier ses filles hautement, et bien faire repentir leurs maris de cette alliance.

On a vu (t. IV, p. 87 et suiv.) quel étoit Vauban à l’occasion de son élévation à l’office de maréchal de France. Maintenant nous l’allons voir réduit au tombeau par l’amertume de la douleur pour cela même qui le combla d’honneur, et qui, ailleurs qu’en France, lui eût tout mérité et acquis. Il faut se souvenir, pour entendre mieux la force de ce que j’ai à dire, du court portrait de cette page (87), et savoir en même temps que tout ce que j’en ai dit et à dire n’est que d’après ses actions, et une réputation sans contredit de personne, ni tant qu’il a vécu, ni depuis, et que jamais je n’ai eu avec lui, ni avec personne qui tînt à lui, la liaison la plus légère.

Patriote comme il l’étoit, il avoit toute sa vie été touché de la misère du peuple et de toutes les vexations qu’il souffroit. La connoissance que ses emplois lui donnoient de la nécessité des dépenses, et du peu d’espérance que le roi fût pour retrancher celles de splendeur et d’amusements, le faisoit gémir de ne voir point de remède à un accablement qui augmentoit son poids de jour en jour.

Dans cet esprit, il ne fit point de voyage (et il traversoit souvent le royaume de tous les biais) qu’il ne prît partout des informations exactes sur la valeur et le produit des terres, sur la sorte de commerce et d’industrie des provinces et des villes, sur la nature et l’imposition des levées, sur la manière de les percevoir. Non content de ce qu’il pouvoit voir et faire par lui-même il envoya secrètement partout où il ne pouvoit aller, et même où il avoit été et où il devoit aller, pour être instruit de tout, et comparer les rapports avec ce qu’il auroit connu par lui-même. Les vingt dernières années de sa vie au moins furent employées à ces recherches auxquelles il dépensa beaucoup. Il les vérifia souvent avec toute l’exactitude et la justesse qu’il y put apporter, et il excelloit en ces deux qualités. Enfin il se convainquit que les terres étoient le seul bien solide, et il se mit à travailler à un nouveau système.

Il étoit bien avancé lorsqu’il parut divers petits livres du sieur de Boisguilbert, lieutenant général au siège de Rouen, homme de beaucoup d’esprit, de détail et de travail, frère d’un conseiller au parlement de Normandie, qui, de longue main, touché des mêmes vues que Vauban, y travailloit aussi depuis longtemps. Il y avoit déjà fait du progrès avant que le chancelier eût quitté les finances. Il vint exprès le trouver, et, comme son esprit vif avoit du singulier, il lui demanda de l’écouter avec patience, et tout de suite lui dit que d’abord il le prendroit pour un fou, qu’ensuite il verroit qu’il méritoit attention, et qu’à la fin il demeureroit content de son système. Pontchartrain, rebuté de tant de donneurs d’avis qui lui avoient passé par les mains, et qui étoit tout salpêtre, se mit à rire, lui répondit brusquement qu’il s’en tenoit au premier et lui tourna le dos. Boisguilbert, revenu à Rouen, ne se rebuta point du mauvais succès de son voyage. Il n’en travailla que plus infatigablement à son projet, qui étoit à peu près le même que celui de Vauban, sans se connoître l’un l’autre. De ce travail naquit un livre savant et profond sur la matière, dont le système alloit à une répartition exacte, à soulager le peuple de tous les frais qu’il supportoit et de beaucoup d’impôts, qui faisoit entrer les levées directement dans la bourse du roi, et conséquemment ruineux à l’existence des traitants, à la puissance des intendants, au souverain domaine des ministres des finances. Aussi déplut-il à tous ceux-là, autant qu’il fut applaudi de tous ceux qui n’avoient pas les mêmes intérêts. Chamillart, qui avoit succédé à Pontchartrain, examina ce livre. Il en conçut de l’estime, il manda Boisguilbert deux ou trois fois à l’Étang, et y travailla avec lui à plusieurs reprises, en ministre dont la probité ne cherche que le bien.

En même temps, Vauban, toujours appliqué à son ouvrage, vit celui-ci avec attention, et quelques autres du même auteur qui le suivirent ; de là il voulut entretenir Boisguilbert. Peu attaché aux siens, mais ardent pour le soulagement des peuples et pour le bien de l’État, il les retoucha et les perfectionna sur ceux-ci, et y mit la dernière main. Ils convenoient sur les choses principales, mais non en tout.

Boisguilbert vouloit laisser quelques impôts sur le commerce étranger et sur les denrées, à la manière de Hollande, et s’attachoit principalement à ôter les plus odieux, et surtout les frais immenses, qui, sans entrer dans les coffres du roi, ruinoient les peuples à la discrétion des traitants et de leurs employés, qui s’y enrichissoient sans mesure, comme cela est encore aujourd’hui et n’a fait qu’augmenter, sans avoir jamais cessé depuis.

Vauban, d’accord sur ces suppressions, passoit jusqu’à celle des impôts mêmes. Il prétendoit n’en laisser qu’un unique, et avec cette simplification remplir également leurs vues communes sans tomber en aucun inconvénient. Il avoit l’avantage sur Boisguilbert de tout ce qu’il avoit examiné, pesé, comparé, et calculé lui-même en ses divers voyages depuis vingt ans ; de ce qu’il avoit tiré du travail de ceux que dans le même esprit il avoit envoyés depuis plusieurs années en diverses provinces ; toutes choses que Boisguilbert, sédentaire à Rouen, n’avoit pu se proposer, et l’avantage encore de se rectifier par les lumières et les ouvrages de celui-ci, par quoi il avoit raison de se flatter de le surpasser en exactitude et en justesse, base fondamentale de pareille besogne. Vauban donc abolissoit toutes sortes d’impôts, auxquels il en substituoit un unique, divisé en deux branches, auxquelles il donnoit le nom de dîme royale, l’une sur les terres par un dixième de leur produit, l’autre léger par estimation sur le commerce et l’industrie, qu’il estimoit devoir être encouragés l’un et l’autre, bien loin d’être accablés. Il prescrivoit des règles très simples, très sages et très faciles pour la levée et la perception de ces deux droits, suivant la valeur de chaque terre, et par rapport au nombre d’hommes sur lequel on peut compter avec le plus d’exactitude dans l’étendue du royaume. Il ajouta la comparaison de la répartition en usage avec celle qu’il proposoit, les inconvénients de l’une et de l’autre, et réciproquement leurs avantages, et conclut par des preuves en faveur de la sienne, d’une netteté et d’une évidence à ne s’y pouvoir refuser ; aussi cet ouvrage reçut-il les applaudissements publics et l’approbation des personnes les plus capables de ces calculs et de ces comparaisons, et les plus versées en toutes ces matières qui en admirèrent la profondeur, la justesse, l’exactitude et la clarté.

Mais ce livre avoit un grand défaut. Il donnoit à la vérité au roi plus qu’il ne tiroit par les voies jusqu’alors pratiquées ; il sauvoit aussi les peuples de ruines et de vexations, et les enrichissoit en leur laissant tout ce qui n’entroit point dans les coffres du roi à peu de chose près, mais il ruinoit une armée de financiers, de commis, d’employés de toute espèce ; il les réduisoit à chercher à vivre à leurs dépens, et non plus à ceux du public, et il sapoit par les fondements ces fortunes immenses qu’on voit naître en si peu de temps. C’étoit déjà de quoi échouer.

Mais le crime fut qu’avec cette nouvelle pratique, tomboit l’autorité du contrôleur général, sa faveur, sa fortune, sa toute-puissance, et par proportion celle des intendants des finances, des intendants de provinces, de leurs secrétaires, de leurs commis, de leurs protégés qui ne pouvoient plus faire valoir leur capacité et leur industrie, leurs lumières et leur crédit, et qui de plus tomboient du même coup dans l’impuissance de faire du bien ou du mal à personne. Il n’est donc pas surprenant que tant de gens si puissants en tout genre à qui ce livre arrachoit tout des mains ne conspirassent contre un système si utile à l’État, si heureux pour le roi, si avantageux aux peuples du royaume, mais si ruineux pour eux. La robe entière en rugit pour son intérêt. Elle est la modératrice des impôts par les places qui en regardent toutes les sortes d’administration, et qui lui sont affectées privativement à tous autres, et elle se le croit en corps avec plus d’éclat par la nécessité de l’enregistrement des édits bursaux.

Les liens du sang fascinèrent les yeux aux deux gendres de M. Colbert, de l’esprit et du gouvernement duquel ce livre s’écartoit fort, et furent trompés par les raisonnements vifs et captieux de Desmarets, dans la capacité duquel ils avoient toute confiance, comme au disciple unique de Colbert son oncle qui l’avoit élevé et instruit. Chamillart si doux, si amoureux du bien, et qui n’avoit pas, comme on l’a vu, négligé de travailler avec Boisguilbert, tomba sous la même séduction de Desmarets. Le chancelier, qui se sentoit toujours d’avoir été, quoique malgré lui, contrôleur général des finances, s’emporta ; en un mot, il n’y eut que les impuissants et les désintéressés pour Vauban et Boisguilbert, je veux dire l’Église et la noblesse ; car pour les peuples qui y gagnoient tout, ils ignorèrent qu’ils avoient touché à leur salut que les bons bourgeois seuls déplorèrent.

Ce ne fut donc pas merveille si le roi prévenu et investi de la sorte reçut très mal le maréchal de Vauban lorsqu’il lui présenta son livre qui lui étoit adressé dans tout le contenu de l’ouvrage. On peut juger si les ministres à qui il le présenta lui firent un meilleur accueil. De ce moment, ses services, sa capacité militaire unique en son genre, ses vertus, l’affection que le roi y avoit mise, jusqu’à croire se couronner de lauriers en l’élevant, tout disparut à l’instant à ses yeux. Il ne vit plus en lui qu’un insensé pour l’amour du public, et qu’un criminel qui attentoit à l’autorité de ses ministres, par conséquent à la sienne. Il s’en expliqua de la sorte sans ménagement.

L’écho en retentit plus aigrement encore dans toute la nation offensée, qui abusa sans aucun ménagement de sa victoire ; et le malheureux maréchal, porté dans tous les cœurs françois, ne put survivre aux bonnes grâces de son maître pour qui il avoit tout fait, et mourut peu de mois après, ne voyant plus personne, consumé de douleur et d’une affliction que rien ne put adoucir, et à laquelle le roi fut insensible, jusqu’à ne pas faire semblant de s’apercevoir qu’il eût perdu un serviteur si utile et si illustre. Il n’en fut pas moins célébré par toute l’Europe, et par les ennemis même, ni moins regretté en France de tout ce qui n’étoit pas financiers ou suppôts de financiers.

Boisguilbert, que cet événement auroit dû rendre sage, ne put se contenir. Une des choses que Chamillart lui avoit le plus fortement objectées étoit la difficulté de faire des changements au milieu d’une forte guerre. Il publia donc un livret fort court, par lequel il démontra que M. de Sully, convaincu du désordre des finances que Henri IV lui avoit commises, en avoit changé tout l’ordre au milieu d’une guerre, autant ou plus fâcheuse que celle dans laquelle on se trouvoit engagé, et en étoit venu à bout avec un grand succès ; puis, s’échappant sur la fausseté de cette excuse par une tirade de : Faut-il attendre la paix pour…, il étala avec tant de feu et d’évidence un si grand nombre d’abus, sous lesquels il étoit impossible de ne succomber pas, qu’il acheva d’outrer les ministres, déjà si piqués de la comparaison du duc de Sully et si impatients d’entendre renouveler le nom d’un grand seigneur qui en a plus su en finances que toute la robe et la plume.

La vengeance ne tarda pas : Boisguilbert fut exilé au fond de l’Auvergne. Tout son petit bien consistoit en sa charge ; cessant de la faire, il tarissoit. La Vrillière, qui avoit la Normandie dans son département, avoit expédié la lettre de cachet. Il l’en fit avertir, et la suspendit quelques jours comme il put. Boisguilbert en fut peu ému, plus sensible peut-être à l’honneur de l’exil pour avoir travaillé sans crainte au bien et au bonheur public qu’à ce qu’il lui en alloit coûter. Sa famille en fut plus alarmée et s’empressa à parer ce coup. La Vrillière, de lui-même, s’employa avec générosité. Il obtint qu’il fît le voyage, seulement pour obéir à un ordre émané qui ne se pouvoit plus retenir, et qu’aussitôt après qu’on seroit informé de son arrivée au lieu prescrit, il seroit rappelé. Il fallut donc partir ; La Vrillière, averti de son arrivée, ne douta pas que le roi ne fût content, et voulut en prendre l’ordre pour son retour, mais la réponse fut que Chamillart ne l’étoit pas encore.

J’avois fort connu les deux frères Boisguilbert, lors de ce procès qui me fit aller à Rouen et que j’y gagnai ; comme je l’ai dit en son temps. Je parlai donc à Chamillart ; ce fut inutilement : on le tint là deux mois, au bout desquels enfin j’obtins son retour. Mais ce ne fut pas tout. Boisguilbert mandé, en revenant, essuya une dure mercuriale, et pour le mortifier de tous points fut renvoyé à Rouen suspendu de ses fonctions, ce qui toutefois ne dura guère. Il en fut amplement dédommagé par la foule de peuple et les acclamations avec lesquelles il fut reçu.

Disons tout, et rendons justice à la droiture et aux bonnes intentions de Chamillart. Malgré sa colère, il voulut faire un essai de ces nouveaux moyens. Il choisit pour cela une élection près de Chartres, dans l’intendance d’Orléans qu’avoit Bouville. Ce Bouville, qui est mort conseiller d’État, avoit épousé la sœur de Desmarets. Bullion avoit là une terre où sa femme fit soulager ses fermiers. Cela fit échouer toute l’opération si entièrement dépendante d’une répartition également et exactement proportionnelle. Il en résulta de plus que ce que Chamillart avoit fait à bon dessein se tourna en poison, et donna de nouvelles forces aux ennemis du système.

Il fut donc abandonné, mais on n’oublia pas l’éveil qu’il donna de la dîme ; et quelque temps après, au lieu de s’en contenter pour tout impôt, suivant le système du maréchal de Vauban, on l’imposa sur tous les biens de tout genre en sus de tous les autres impôts ; on l’a renouvelée en toute occasion de guerre ; et même en paix le roi l’a toujours retenue sur tous les appointements, les gages et les pensions. Voilà comment il se faut garder en France des plus saintes et des plus, utiles intentions, et comment on tarit toute source de bien. Qui auroit dit au maréchal de Vauban que tous ses travaux pour le soulagement de tout ce qui habite la France auroient uniquement servi et abouti à un nouvel impôt de surcroît, plus dur, plus permanent et plus cher que tous les autres ? C’est une terrible leçon pour arrêter les meilleures propositions en fait d’impôts et de finances.

Il mourut un autre homme de plus haut parage assurément, et de bien loin, mais bien inférieur en tout le reste. Ce fut M. de Lusignan, de la branche de Lezay, sortie d’Hugues VII, sire de Lusignan par Simon, son quatrième fils, vers l’an 1100. À cette époque c’étoient déjà de fort grands seigneurs, mais dans la maison desquels les comtés de la Marche, d’Angoulême et d’Eu, ni les couronnes de Chypre et de Jérusalem n’étoient pas encore entrés. Cette branche de Lezay subsistoit seule de toute cette grande maison, et cette branche même étoit restreinte en ce marquis de Lusignan, son frère l’évêque de Rodez et ses deux fils. Il avoit aussi une sœur mariée à M. de La Roche-Aymon. M. de Lusignan étoit un fort honnête homme, et qui n’auroit pas été sans talents si l’extrême misère ne l’avoit pas abattu. Il avoit été lieutenant des gens d’armes écossois. Mme de Maintenon qui l’avoit connu en province lorsque Mme de Neuillant la retira chez elle en arrivant des îles de l’Amérique, et qui depuis sa fortune vouloit avoir l’honneur de lui appartenir, lui procura quelque subsistance, mais petitement, à sa manière. Il fut envoyé extraordinaire à Vienne, où on en fut content, puis à la cour de Lunebourg. Sa femme étoit Bueil. Son frère de Rodez fut un étrange évêque.

M. de Lusignan mourut fort pauvre à soixante-quatorze ans, et laissa deux fils. Le cadet, prêtre avec une petite abbaye, fut grand vicaire de son oncle, et ne valut pas mieux. L’aîné, marié à une La Rochefoucauld de la branche d’Estissac, n’a jamais rien fait. S’il n’a point eu d’enfants, toute cette maison de Lusignan est éteinte ; car ceux qui en prennent le nom ne sauroient en montrer de jonction. Les Saint-Gelais aussi qui s’en sont avisés n’en sont point et ne peuvent le montrer. Le premier d’eux à qui cette imagination vint est Louis de Saint-Gelais, baron de La Mothe-Sainte-Heraye, et par sa femme seigneur de Lansac, qui fut un personnage en son temps, chevalier d’honneur de Catherine de Médicis, capitaine de la seconde compagnie des cent gentilshommes de la maison du roi, ambassadeur à Rome en 1554, chevalier du Saint-Esprit en la seconde promotion 1579, mort en 1589 à soixante-seize ans, dont le petit-fils fut M. de Lansac, gendre du maréchal de Souvré, mari de la gouvernante de Louis XIV.

Peu après mourut Pointis, si connu par sa brave et heureuse expédition de Carthagène, par d’autres actions et par beaucoup d’esprit, de valeur et de capacité dans son métier. C’étoit un homme à aller dignement à tout et utilement pour l’État dans la marine. Mais il n’étoit plus jeune, et mourut pour s’être sondé lui-même et blessé. Il s’étoit puissamment enrichi et n’avoit ni femme ni enfants.

Le chevalier d’Aubeterre le suivit de près. Il avoit quatre-vingt-douze ans dont il abusoit pour dire toutes sortes d’ordures et d’impertinences. Il étoit le plus ancien lieutenant général de France. Il s’étoit démis depuis peu du gouvernement de Collioure, et l’avoit fait donner à son neveu, dont le plus grand mérite étoit ici d’être le complaisant et le courtisan des garçons bleus et des principaux commis des ministres qu’il régaloit souvent chez lui, et à l’armée d’être le plus bas valet de M. de Vendôme qui le fit faire lieutenant général, et de M. de Vaudemont qui lui valut bien de l’argent qu’il fricassa en panier percé qu’il était. Ses bas manèges le firent chevalier de l’ordre en 1724. Son mérite ne l’y auroit pas porté ; pour sa naissance il n’y avoit rien à dire, surtout dans une pareille promotion. Le plus triste état que j’aie guère connu étoit celui d’être sa femme ou son fils. Leur nom n’est point Aubeterre, c’est Esparbès. Le maréchal d’Aubeterre, mort en 1628 et maréchal de France en 1620, étoit gouverneur de Blaye. Il épousa la fille unique et héritière de David Bouchard, vicomte d’Aubeterre, chevalier du Saint-Esprit, gouverneur de Périgord, dont leurs enfants prirent le nom et les armes, mais sans quitter les leurs. Le chevalier d’Aubeterre, dont je viens de dire la mort, étoit le cinquième fils de ce mariage, dont le second fils fut père du chevalier de l’ordre, duquel aussi je viens de parler. Il commença extrêmement tard à servir.