Mémoires (Saint-Simon)/Tome 5/3

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CHAPITRE III.


Belle campagne de Villars. — Roquelaure battu et culbuté dans nos lignes. — Belle action et récompense de Caraman. — Reste de la campagne de Flandre. — Ambition, art et malignité de Lauzun. — Des Aides tué. — Haguenau pris par les Impériaux ; Peri et Arling récompensés. — Siège de Chivas. — Prince d’Elbœuf tué. — Fascination du roi sur MM. de Vendôme. — Combat de Cassano. — Mort de Praslin. — Disgrâce du grand prieur sans retour. — La connétable Colonne près de Paris. — Archevêque d’Arles tancé pour son commerce à Rome ; ma liaison avec lui et avec le nonce depuis cardinal Gualterio. — Fantaisie des nonces sur la main, cessée depuis. — Caractère de Gualterio. — La Feuillade achève le siège de Chivas. — L’archiduc passe par mer devant Barcelone et l’assiège. — Fâcheux démêlé entre Surville et La Barre ; leur état et leur caractère. — Affaire du banquillo. — Connétable de Castille majordome-major. — Voyage de Fontainebleau par Sceaux. — Mariage de Bercy à une fille de Desmarets. — Mort, famille et caractère de Bournonville. — Mort, caractère et famille de Virville. — Mort et caractère d’Usson. — Comte de Toulouse et maréchal de Coeuvres à Toulon, et reviennent tout court. — Comte de Toulouse achète Rambouillet à Armenonville, à qui on donne la capitainerie de la Muette et du bois de Boulogne seulement.


Villars fit cette année une campagne digne des plus grands généraux. Le projet des ennemis étoit de pénétrer par le côté de la Sarre, de prendre l’Alsace à revers, de tomber sur les Évêchés, et de là plus avant en France, où leur bonheur les pourroit conduire. Marlborough y menoit une armée de plus de quatre-vingt mille hommes. Villars se posta à Circk, où il l’attendit de pied ferme, et où il n’osa jamais l’attaquer, quoique très supérieur en nombre. Le prince Louis de Bade s’approcha de son côté et s’avança de sa personne pour conférer avec Marlborough. Là-dessus le maréchal de Villeroy envoya d’Alègre joindre Villars avec vingt escadrons et quinze bataillons qu’il attendit sans inquiétude dans l’excellent poste qu’il avoit pris : aussi n’en eut-il pas besoin. L’impossibilité de réussir en l’attaquant et de subsister devant lui dans un pays qui ne pouvoit suffisamment fournir de fourrages obligea Marlborough de se retirer sur Trèves, ce qui fit que Villars envoya dire à d’Alègre de s’arrêter où son courrier le rencontreroit, parce qu’il n’avoit plus besoin du renfort qu’il lui amenoit. Marlborough, enragé de voir tous ses projets avortés par le poste que Villars avoit su prendre, lui manda par un trompette qu’il l’eût attaqué le 10 juin, comme il se l’étoit proposé, sans le prince Louis de Bade, qui, au lieu d’arriver le 9 à Trèves comme il avoit promis, n’étoit arrivé que le 15, et encore avec ordre de ne point combattre, dont il se plaignoit amèrement. Villars, délivré de tout soupçon, envoya un détachement fort nombreux mené par quatre lieutenants généraux au maréchal de Villeroy, sur qui les ennemis paraissoient se proposer de retomber par les mouvements qu’ils faisoient vers lui. Avec cette occupation qu’il leur donna, il marcha avec le reste de son armée en Alsace, où Marsin l’attendoit, où il prit Weissembourg, chassa les Impériaux de leurs lignes sur la Lauter, prit plusieurs petits châteaux et cinq cents prisonniers, et s’étendit dans le pays qu’ils occupoient. Ainsi par le poste de Circk il obligea les ennemis de changer tous les projets de leur campagne, et profita par sa diligence de l’éloignement de l’armée du prince Louis de Bade, pour renverser les lignes de Lauterbourg avant qu’elle pût être revenue, qui étoffent une barrière de la montagne au Rhin, qui nous resserroit entièrement dans notre Alsace ; mais le poste particulier de Lauterbourg fut toujours soutenu par eux.

Les ennemis abandonnèrent Trèves précipitamment et arrivèrent le 17 juin sous Maestricht. Le duc de Marlborough, retourné en Flandre, y fit divers mouvements jusque vers le 20 juillet qu’ayant donné le change au maréchal de Villeroy, il fit une marche, sur nos lignes entre Lave et Heylesem, les força, les rasa en grande partie, et y fit un grand désordre. Roquelaure, qui les gardoit avec peu de précaution, arriva tard au combat. D’Alègre, le comte d’Horn et deux des commandants des gardes d’Espagne et plusieurs autres y furent pris ; le troisième commandant de ces gardes et Chamlin, brigadier, tués avec beaucoup d’autres, et tout auroit été perdu sans Caraman, qui forma un bataillon carré de son infanterie avec lequel il arrêta les ennemis et sauva notre cavalerie ; il avoit onze bataillons. Il en eut sur-le-champ promesse de la première grand’croix de Saint-Louis vacante et permission de la porter en attendant, ce que le roi n’avoit encore fait pour personne. Le maréchal de Villeroy, ami de Roquelaure, le protégea en cette occasion comme il put par son silence ; mais les armées ne le gardèrent pas ; on n’ouït jamais tant crier contre personne ; et quelque effronté qu’il frit, il n’osoit plus paroître devant les troupes. Le roi en fut très bien informé et résolut de ne s’en servir jamais. Nous verrons bientôt qu’il avoit une femme qui toute sa vie l’a bien servi, mais qui à la vérité y étoit plus que doublement obligée. Les derniers jours de juillet, n’y ayant que la Dyle entre le maréchal de Villeroy et les ennemis, ils tentèrent de la passer. Un gros détachement s’étoit déjà emparé de deux villages en deçà, lorsque l’électeur et le maréchal s’en aperçurent et le firent rechasser au delà fort loin et fort heureusement. Huy, que Gacé avoit pris, fut repris par les ennemis. Artagnan prit Diest tout à la fin de la campagne, et les ennemis Lave et Saint-Wliet, que le comte de Noyelles fit raser. Les garnisons de ces trois places furent respectivement prisonnières de guerre : ainsi finit la campagne en Flandre, et les armées se séparèrent tout à la fin d’octobre.

Je ne puis quitter la Flandre sans rapporter un trait plaisant de la malignité de M. de Lauzun. On a vu en son temps qu’il ne s’étoit marié que pour essayer de se rapprocher de l’ancienne confiance du roi et entrer avec lui dans ce qui regardoit l’Allemagne, où M. le maréchal de Lorges commandoit les armées ; qu’ayant trouvé tout fermé de ce côté par un ordre secret au maréchal, il se brouilla avec lui d’une manière éclatante ; que la même espérance de rentrer dans quelque chose lui avoit fait presser et terminer le mariage du duc de Lorges avec la fille de Chamillart, pour tâcher de s’introduire à l’appui de ce ministre ; à bout de voie là-dessus, il imagina, se portant à merveille, de faire le dolent et de demander la permission d’aller aux eaux d’Aix-la-Chapelle. Il ne persuada à personne qu’il en eût besoin, mais aux sots qui, ignorant tout, veulent être pénétrants, et de ceux-là il y en a beaucoup, que ce voyage étoit mystérieux. Il l’étoit en effet, mais non comme ils le pensèrent. Ce n’étoit pas les eaux qu’il alloit chercher, mais, sous ce prétexte, d’y voir les étrangers qui y abondoient, de discerner les plus considérables ou les plus importants, de lier avec eux, d’en tirer ce qu’il pourroit, et, de retour ici, d’en rendre compte au roi et de faire valoir ses découvertes, en sorte qu’il obtînt ordre de les suivre, et par ce moyen quelque commerce direct d’affaires avec le roi. Il fut trompé ; la guerre occupoit trop tout ce qu’il y avoit de considérable et d’important, pour qu’il pût trouver ce qu’il y cherchoit. À ces eaux, il ne vit d’un peu distingué qu’Hompesch, lors général-major dans les troupes de Hollande, et qui y monta presque à tout dans la suite, mais qui alors n’étoit pas du genre de ce que M. de Lauzun cherchoit, quoique à son retour il ne parlât que de lui, faute de mieux.

Son séjour à Aix-la-Chapelle ne fut pas long, faute de matière. Il revint par l’armée du maréchal de Villeroy qui le craignoit, et qui lui fit rendre tous les honneurs militaires comme à un seigneur qui avoit eu en chef le commandement de l’armée du roi en Irlande. Il le logea chez lui pendant trois jours qu’il demeura dans l’armée ; il lui fit voir les troupes et il lui donna des officiers généraux pour le promener : les deux armées étoient lors comme en présence, extrêmement proches, et rien ne les séparoit. On s’attendoit donc à une bataille qu’on n’ignoroit pas que le roi désiroit, et c’étoit ce qui avoit donné envie à M. de Lauzun d’aller en cette armée. Ceux à qui le maréchal de Villeroy le remit pour lui faire les honneurs du camp le promenèrent à vue des grandes gardes de l’armée ennemie ; et, fatigués de ses questions et de ses propos, auxquels ils n’étoient pas accoutumés, l’exposèrent fort au coup de pistolet, et même à être enveloppé, folie qu’ils eussent bien payée, puisqu’ils l’auroient été avec lui. Il étoit très brave, et avec tout son feu il avoit une valeur froide qui connoissoit le péril dans tous ses divers degrés, qui ne s’inquiétoit d’aucun, qui reconnoissoit tout, remarquoit tout, comme s’il eût été dans sa chambre. Comme il n’avoit là qu’à voir et rien à décider ni à faire, il se divertit à redoubler ses propos et ses questions, à s’arrêter dans les endroits les plus jaloux, dès qu’il s’aperçut de la conduite de ces messieurs avec lui, et leur en donna tant et si bien qu’ils le voulurent écarter plusieurs fois, sentant d’une part leur indiscrétion, et de l’autre qu’ils avoient affaire à un homme qui les mèneroit toujours au delà de ce qu’ils voudroient.

Revenu à la cour, on s’empressa autour de lui sur la situation des armées. Il fit le réservé, le disgracié à son ordinaire, l’homme rouillé et l’aveugle qui ne discerne pas deux pas devant soi. Le lendemain de son retour il alla chez Mme la princesse de Conti faire sa cour à Monseigneur, qui ne l’aimoit point, mais qu’il savoit n’aimer point aussi le maréchal de Villeroy. Monseigneur lui fit force questions sur la situation des armées et sur ce qui les avoit empêchées de se joindre. M. de Lauzun se défendit en homme qui veut être pressé, ne cacha pas qu’il s’étoit fort promené entre les deux armées et fort près des grandes gardes de celle des ennemis, se rabattant incontinent sur la beauté de nos troupes, sur leur gaieté de se trouver si proches et en si beau début, et sur leur ardeur de combattre. Poussé enfin au point où il vouloit l’être : « Je vous dirai, Monseigneur, puisque absolument vous me le commandez, lui dit-il, [que] j’ai très-exactement reconnu le front des deux armées de la droite à la gauche, et tout le terrain entre-deux. Il est vrai qu’il n’y avoit point de ruisseau, et que je n’y ai vu ni ravins ni chemins creux, ni à monter ni à descendre ; mais il est vrai aussi qu’il y avoit d’autres empêchements que j’ai fort bien remarqués. — Mais quels encore, lui dit Monseigneur, puisqu’ils n’y avoit rien entre-deux ? » M. de Lauzun se fit encore battre longtemps là-dessus, répétant toujours les mêmes empêchements qui n’y étoient pas ; enfin, poussé à bout, il tira sa tabatière de sa poche : « Voyez-vous, dit-il à Monseigneur, il y avoit une chose qui embarrasse fort les pieds, une bruyère, à la vérité point mêlée de rien, de sec ni d’épineux, peu pressée encore, c’est la vérité, je ne puis pas dire autrement, mais une bruyère haute, haute, comment vous dirai-je ? (regardant partout pour trouver sa comparaison) haute, je vous assure, haute comme cette tabatière. » L’éclat de rire prit à Monseigneur et à toute la compagnie, et M. de Lauzun à faire la pirouette et à s’en aller. C’étoit tout ce qu’il en avoit voulu. Le conte courut la cour et bientôt gagna la ville. Il fut rendu le soir même au roi. Ce fut le grand merci de M. de Lauzun de tous les honneurs que le maréchal de Villeroy lui avoit fait faire, et sa consolation de n’avoir rien trouvé à Aix-la-Chapelle de ce qu’il y étoit allé chercher.

Villars, n’ayant rien à craindre au deçà du Rhin, le passa le 6 août sur le pont de Strasbourg avec toute sa cavalerie et deux brigades d’infanterie dont il laissa le reste en deçà, derrière nos lignes sur la Lauter. Il fit attaquer un poste de six cents hommes qui fut emporté, et tout ce qui y étoit, tué ou pris. Il n’en coûta pas une vingtaine d’hommes, mais on y perdit des Aides, officier très-entendu et fort brave homme, d’un esprit agréable et orné, et qui avoit été un des six aides de camp choisis par distinction, envoyés en Italie au roi d’Espagne lors de la découverte de cette conspiration à son arrivée à Milan, dont j’ai parlé en son lieu. La subsistance que Villars étoit allé chercher pour sa cavalerie ne fut pas longue. Il s’oublia encore moins pour les contributions, à son ordinaire, mais le prince Louis de Bade ne lui en laissa pas le temps. Il passa le Rhin, obligea Villars à le repasser aussi et à faire des marches forcées pour prévenir le mal qu’il en pouvoit recevoir. Là-dessus il amusa le roi d’une bataille avec ses fanfaronnades accoutumées, mais dont le roi étoit aussi volontiers la dupe que de celles de M. de Vendôme. Il arriva pourtant que, n’osant prêter le collet au prince Louis, à qui il étoit, dit-il, arrivé du renfort, il se retira vers Strasbourg et lui laissa toute liberté de faire le siège de Haguenau.

Peri, très-brave Italien, d’esprit et fort entendu, y commandoit et s’y défendit avec tout le courage possible huit jours durant ; mais, la place n’étant pas tenable, il battit la chamade au bout de ce temps. Thungen, qui faisoit ce siège, les voulut prisonniers de guerre, sur quoi le feu recommença. Alors, Peri, qui s’étoit secrètement ménagé un trou pour sortir, en fit usage à l’entrée de la nuit suivante avec la plupart de sa garnison et ordonna à Arling, colonel d’infanterie, d’amuser quelques heures les ennemis avec cinq cents hommes qu’il lui laissoit, puis de le venir joindre en un lieu qu’il lui marqua, où il l’attendroit. Arling étoit Allemand, élevé page de Madame. Elle avoit beaucoup de bonté pour lui, et lui avoit obtenu un régiment. Il exécuta très-heureusement et très-adroitement les ordres de Peri. Il le joignit et ils arrivèrent à Saverne avec quinze cents hommes, qui étoit toute leur garnison, au moins ce qui en restoit en état de les suivre. Cette ruse de guerre fut extrêmement louée, Peri en fut fait lieutenant général et Arling brigadier. C’étoit à la mi-octobre, après quoi les armées de part et d’autre ne tardèrent pas à se séparer.

M. de Vendôme avoit assiégé Chivas, et encore sans pouvoir l’investir, tant il étoit incorrigible même par sa propre expérience. M. de Savoie, campé à Castagnette, communiquoit avec la place par un pont sur le Pô tant qu’il vouloit.

Le 25 juin, le prince d’Elboeuf, posté avec cinq cents chevaux derrière un naviglio [1] avec défense de le passer, ne put résister à l’envie de combattre trois escadrons des ennemis qu’il avisa de l’autre côté. Il n’avoit pas tout vu : ils étoient là quinze cents chevaux. Il passa donc le naviglio ; mais, apercevant ce grand nombre triple du sien, il voulut repasser. Il n’en eut pas le temps. Il fut chargé brusquement ; il soutint vaillamment leur effort avec trois cents chevaux qui n’avoient encore pu repasser, et fut tué d’un coup de pistolet. Ce fut grand dommage par toute l’espérance qu’il donnoit à son âge. Il étoit fils unique du duc d’Elboeuf, point encore marié et brigadier. Marcillac, qui a depuis fait un si triste personnage, mais fortune en Espagne, étoit avec lui comme mestre de camp. Il sortoit d’exempt des gardes du corps et avoit eu l’agrément d’un régiment. Il avoit reçu là dix blessures, dont une dans le ventre, et eut toutes les mains estropiées et mutilées. Cette triste échauffourée se passa le 23 juin. Quinze jours après, le grand prieur, qui par connivence de son frère conservoit toujours sa petite armée à part, prit si mal ses précautions que quatre bataillons de ses troupes furent enveloppés et pris.

Le roi, en apprenant cette nouvelle par un billet de Chamillart, comme il regardoit jouer au mail à Marly, la dit à ce qui étoit autour de lui et ajouta tout de suite que M. de Vendôme joindroit bientôt le grand prieur, et qu’il raccommoderoit tout cela. Cette fascination ne se pouvoit comprendre. De temps en temps Vendôme faisoit attaquer quelques petits postes de rien, quand ils étoient faciles à emporter, quoique ce succès ne servît de quoi que ce pût être ; mais pour dépêcher un courrier, grossir l’objet, et entretenir le roi de ces exploits que lui seul ne vouloit pas voir ce qu’ils étoient. Enfin, il s’y passa, le 16 août, une affaire véritable et où l’opiniâtreté de Vendôme pensa tout perdre.

Il étoit auprès de Cassano, d’où le combat prit le nom. Le prince Eugène crut le lieu propre à l’attaquer. Il marcha à lui sans que Vendôme en voulût jamais croire les avis très-réitérés qu’il en eut, disant toujours qu’il n’oseroit seulement y penser. Enfin Eugène osa si bien, que Vendôme en vit lui-même les premières troupes. Celles de son frère étoient avec lui alors. Dans cette précipitation de faire ses dispositions, il ordonna à son frère de prendre un nombre de troupes et de les porter où il lui marqua, d’y demeurer avec elles, d’y observer les mouvements des ennemis, et de faire, suivant l’occasion, ce qu’il lui prescrivit. L’attaque ne tarda pas de la part du prince Eugène : elle fut vive et heureuse contre des gens mal préparés et à peine disposés. Vendôme, avec tout son mépris et son audace, crut si bien l’affaire sans ressource, qu’il poussa à une cassine fort éloignée pour considérer de là comment et par où il pourroit faire sa retraite avec le débris de son armée. Pour achever de tout perdre, le grand prieur, dès le premier commencement du combat, quitta son poste et s’enfuit à une cassine à plus de demi-lieue de là, emmenant avec lui quelques troupes pour l’y garder, tellement que son frère, qui comptoit sur le poste où il l’avoit envoyé, et sur ce qu’il lui avoit ordonné d’y faire, demeura à découvert de ce côté-là, où le grand prieur, en s’en allant, n’avoit laissé nul ordre. Vendôme mangeoit un morceau à cette autre cassine ; d’où il considéroit quelle pourroit être sa retraite, et il faut avouer que ce moment à prendre pour manger fut singulièrement étrange, lorsque Chemerault, lieutenant général des meilleurs, et intimement dans sa confiance, inquiet au dernier point de le voir si longtemps disparu du combat, le découvrit mangeant dans la cassine, y courut, et lui apprit que la brigade de la vieille marine avoit fait des prodiges sous Le Guerchois qui la commandoit, lequel, par des efforts redoublés, avoit rétabli le combat. Vendôme eut peine à l’en croire, demanda pourtant son cheval, poussa avec Chemerault au lieu du combat et l’acheva glorieusement. Le champ de bataille lui demeura, et le prince Eugène se retira avec son armée à Treviglio. Il y perdit le comte de Linange, qui commandoit l’armée avant son arrivée, le comte de Guldenstein, un prince d’Anhalt, un frère de M. de Lorraine qui mourut après de sa blessure, et un prince de Würtemberg eut le bras cassé et mourut aussi, et beaucoup de leurs officiers généraux [furent] blessés. M. de Vendôme eut dix-huit cents prisonniers et quelques drapeaux. Le combat dura plus de quatre heures ; mais la cavalerie n’y eut aucune part. Le Guerchois, qui avoit si bien fait, Mirebaut et quelques autres furent pris ; Chaumont, colonel de Soissonnois, gendre de Mme de Jussac, de Mme la duchesse d’Orléans, Moriac, brigadier distingué de cavalerie, qui, impatient de ne rien faire, s’y mêla de sa personne, le chevalier de Fourbin, maréchal des logis de la cavalerie, et Vaudray, officier général extrêmement brave et capable y furent tués. Praslin y faisant des merveilles de soldat et de capitaine, qui fit marcher la brigade de la marine et qui redonna une nouvelle face au combat, reçut une blessure mortelle. Ainsi périssent dans des emplois communs des seigneurs de marque dont le génie supérieur soutiendroit avec gloire le faix des plus grandes affaires et de guerre et de paix, si la naissance et le mérite n’étoient pas des exclusions certaines, surtout quand ils sont joints à un cœur élevé, qui ne peut se frayer un chemin par des bassesses et qui ne connoît que la vérité. J’ai eu occasion de parler de lui assez dans ces Mémoires pour me contenter d’en marquer ici mon extrême regret. J’eus la consolation que les trois ou quatre mois qu’il dura après sa blessure lui ouvrirent les yeux sur ce qu’il y a de plus important, et qu’il fit une fin aussi chrétienne et ferme qu’il avoit mené une vie honnête et courageuse. Saint-Nectaire, chevalier de l’ordre en 1724, apporta au roi la nouvelle de Cassano.

Vendôme, à son ordinaire, manda ses triomphes avec tout ce qui les pouvoit rendre tels. Accoutumé à être cru sur sa parole et à n’être contredit de nulle part au milieu de tant d’yeux qui voyoient clair et de tant d’épaules qui se haussoient, il osa mander la perte des ennemis à plus de treize mille hommes, et la nôtre à moins de trois mille. La vérité bien reconnue fut pourtant que la perte fut du moins égale, et que la suite de ce combat fut totalement nulle et sans en tirer le moindre avantage, pas même de commodités de guerre. Cet exploit néanmoins retentit à la cour et à la ville comme un avantage le plus complet, le plus décisif, le plus dû à la prudence, à la vigilance, à la valeur et à la capacité de Vendôme. On se garda bien de parler de cassine, et en Italie d’en faire mention. On ne sut ce fait que par le retour des officiers généraux et particuliers, de ceux qui eurent permission de faire un tour à Paris ou chez eux. Les uns le contèrent, les autres l’écrivirent à leurs amis de leur province, se croyant là en sûreté contre la poste de l’armée d’Italie, et tous ne se pouvoient lasser d’admirer que leur général pût avoir recueilli tant d’applaudissements de ce qui, en tout genre, lui méritoit tant de blâme.

Dès qu’après le combat il revit son frère, il ne put s’empêcher de lui demander pourquoi il avoit quitté le poste dont il l’avoit chargé ; quoiqu’il le fît avec mesure, l’orgueilleux cadet, qui se sentoit sans excuse, ne le paya que d’emportement devant tout le monde. Vendôme, avec qui il ne conservoit presque que de l’extérieur depuis qu’il lui avoit ôté, et à l’abbé de Chaulieu, le pillage de ses affaires, et qui lui avoit causé tant d’inconvénients toute cette campagne, se trouva hors d’état, et peut-être de volonté de l’excuser pour se délivrer d’un si fâcheux second. La désobéissance étoit formelle, la poltronnerie publique par sa fuite, et le crime complet par la licence d’emmener des troupes pour s’en faire garder dans la cassine si éloignée où il s’étoit relaissé. La brouillerie des deux frères éclata. Le grand prieur n’osant plus se montrer redoubla de crapule obscure ; mais peu après il reçut un ordre de quitter l’armée et de repasser les monts. Il s’en vint droit à Lyon, puis, par permission qu’il dut à son frère, à sa maison de Clichy, près de Paris, d’où il prétendit être admis devant le roi à se justifier. Il le demanda avec une hauteur et une audace qu’avoit nourries l’expérience du pouvoir de sa naissance et de tout ce qu’elle lui avoit fait pardonner. Pour cette fois il se trompa. Le roi ne voulut ni le voir ni l’entendre, et ne le revit jamais. Plus outré du châtiment, quelque léger qu’il fût, que honteux de ce qui l’avoit mérité, il retourna à Lyon et avec la permission du roi s’en alla à Rome et y demeura quelque temps. Lassé d’y vivre dans le commun, sans pouvoir parvenir, dans un pays si réglé pour le cérémonial, à aucune de ses prétentions, il en sortit. Il s’accrocha à la marquise de Richelieu qui couroit le monde depuis quelque temps. Ils passèrent ensemble quelque temps à Gènes, d’où il revint en France, y vit son frère à la Ferté-Alais, et sans être entré dans Paris, s’en alla à Châlons-sur-Saône, qui lui fut fixé pour exil, où il vécut dans l’excès de ses débauches et de son obscurité ordinaire. D’ici à la régence on n’en entendra plus parler.

Cette race demi-mazarine me fait souvenir de la connétable Colonne que le roi avoit eu en sa jeunesse tant d’envie d’épouser, qui ne contraignit pas ses mœurs à Rome, ni de courir le bon bord du vivant et surtout depuis la mort de son mari. C’étoit la plus folle, et toutefois la meilleure de ces Mazarines. Pour la plus galante on auroit peine à décider, excepté la mère de M. de Vendôme et du grand prieur, qui mourut trop jeune dans la première innocence des mœurs. Cette connétable s’avisa cette année de venir d’Italie débarquer en Provence. Elle y fut plusieurs mois sans permission d’approcher plus près. Enfin elle l’obtint à la sollicitation de sa famille pour la voir sans l’aller chercher si loin, à condition qu’elle ne mettroit pas le pied dans Paris, beaucoup moins à la cour. Elle vint à Passy dans une petite maison du duc de Nevers, son frère. Hors sa famille, elle ne connoissoit plus personne. Tout étoit renouvelé depuis qu’elle étoit partie de France pour s’aller marier avant le mariage du roi. L’ennui lui prit d’être si mal accueillie, et d’elle-même elle s’en retourna assez promptement.

Il arriva en ce temps-ci une aventure imprudente à un de mes amis qui me donna de la peine, et qui seroit fade à rapporter ici, sans les suites tardives auxquelles elle donna commencement. L’abbé de Mailly étoit extrêmement de mes amis ; nos maisons, souvent alliées, avoient dans tous les temps été unies. Son père, plus connu par l’hôtel qu’il bâtit au bout du pont Royal que par une vie plus marquée, quoique extrêmement longue, et sa mère que son long nez faisoit appeler la bécasse, et qui avoit, à force de successions et de procès gagnés, comblé cette maison de biens, ne bougeoient de chez mon père pendant sa vie, et depuis de chez ma mère. L’abbé de Mailly, frère du marquis de Nesle, tué devant Philippsbourg en 1688, et du comte de Mailly dont la dame d’atours de Mme la duchesse de Bourgogne étoit femme, avoit été mis jeune à Saint-Victor avec un autre de ses frères, qui, plus pieux et plus aisé à réduire, y avoit pris l’habit, étoit devenu prieur, puis évêque de Lavaur. L’abbé de Mailly, qui n’avoit jamais voulu tâter de la moinerie, n’avoit pas plus d’inclination à la profession ecclésiastique. Sa mère l’y força et lui laissa percer les coudes dans l’extérieur de ce couvent jusqu’à ce qu’il fût prêtre. On peut juger quel prêtre ce fut, et quelles études il fit ; mais il avoit de l’honneur, et fit de nécessité vertu. Il eut enfin une méchante petite abbaye, une place d’aumônier du roi et une autre abbaye ensuite encore fort chétive. Ce n’étoit pas un homme de beaucoup d’esprit, mais il n’en manquoit pas, avoit des vues et une vaste ambition, étoit suivi dans toutes ses idées, et fort attentif à ne se barrer sur rien et à s’aplanir les chemins à tout. Il rouit longtemps dans ce petit état enviant celui des soldats à qui il voyoit monter la garde, à ce qu’il m’a souvent avoué. Dès lors il pensoit au cardinalat, il faisoit sa cour à Saint-Germain pour s’en frayer la route à la nomination. Je me moquois de lui, d’idées si éloignées de sa portée. Il me répondoit qu’en dirigeant toute sa conduite sur un même projet, et ne s’en lassant point, souvent on y réussissoit. Enfin il fut nommé à l’archevêché d’Arles où je le servis fort en excitant sa belle-soeur, et par d’autres amis. C’étoit un pas fort extraordinaire que celui d’être fait archevêque sans avoir été évêque, et je ne sais que l’archevêque de Bourges, Gesvres, à qui cela fût arrivé auparavant lui, encore par les circonstances que j’ai rapportées en leur temps. Mon ami fut moins touché de se voir sorti de l’état commun où il étoit, et d’être tout à coup archevêque, que de l’être d’Arles. Bordeaux qui fut donné le même jour à Besons, évêque d’Aire, mort depuis archevêque de Rouen, ne lui auroit pas plu de même.

La position d’Arles, par rapport à l’Italie et à Avignon, le charma. Il se proposa bien d’en tirer tout le parti possible, et il me le confia. Dans ses vues il voulut joindre le mérite du courtisan avec celui de la résidence. Il dit au roi, en prenant congé, qu’il ne pouvoit se résoudre à être longtemps sans le voir, et qu’il le supplioit de trouver bon qu’il vînt passer trois semaines tous les ans à Versailles, qui seroit le seul objet de son voyage. En effet, il n’y manqua point et ne s’arrêtoit point à Paris. Il débarquoit chez moi ; je le couchois dans un trou d’entresol qui me servoit de cabinet, et le roi lui savoit le meilleur gré du monde d’une conduite qui lui manquoit un attachement dont il étoit jaloux, sans entamer les devoirs de l’épiscopat et de la résidence ; et l’archevêque en profitoit pour voir par lui-même tous les ans ce que les lettres ne lui pouvoient pas apprendre. Son premier soin, en arrivant à Arles, fut de prévenir le vice-légat d’Avignon de toutes sortes de civilités et de devoirs. Le vice-légat y répondit avec empressement : c’étoit Gualterio qui mouroit d’envie de venir ici nonce. Il avoit dressé ses batteries à Rome pour cela, et il faisoit de ce côté-ci tout ce qu’il croyoit l’y pouvoir faire réussir. Les trois grandes couronnes, c’est-à-dire l’empereur, le roi et le roi d’Espagne, ont le privilège que le pape leur propose trois ou quatre sujets, et celui qu’ils choisissent est nommé à la nonciature auprès d’eux, de laquelle il est comme certain qu’ils ne retournent que cardinaux.

Gualterio avoit infiniment d’esprit, et un esprit réglé, sensé, sage, prudent, mais gai et souple, beaucoup d’agrément et de douceur, avec cela beaucoup d’érudition, une grande connoissance du monde et une fort aimable conversation, avec toute l’aisance d’un homme accoutumé aux grandes cours, et à la meilleure compagnie ; il la faisoit lui-même, et sa conversation étoit charmante et souvent instructive sur une infinité de choses. Ce qu’il avoit de plus recommandable, mais de plus singulier pour un homme de son pays et de son état, c’étoit la probité, la vérité, la fidélité et la candeur, avec tout l’art nécessaire pour les conserver entières dans le maniement des affaires et parmi le commerce du monde. Mieux informé de notre cour que la plupart de ceux qui la composoient, il répondit aux avances de son voisin en homme qui connoissoit ce que sa belle-soeur étoit à Mme de Maintenon, tellement qu’à force de civilités, de visites, de désir de se plaire l’un à l’autre, ils lièrent ensemble une véritable amitié. Au bout de deux ou trois ans, Gualterio eut la nonciature de France. L’archevêque d’Arles me le recommanda fort. Il lui avoit parlé de moi, et le prélat italien, qui n’ignoroit rien de notre cour, même avant d’y arriver, ne désiroit pas moins que l’archevêque de pouvoir lier avec un homme qu’il savoit si étroitement uni avec le duc de Beauvilliers, le chancelier et Chamillart, et avec d’autres personnes considérables. Alors encore les nonces conservoient la morgue de refuser chez eux la main aux ducs et aux princes étrangers, tandis qu’ils la donnoient sans difficulté aux secrétaires d’État. Les ducs et les princes étrangers ne les voyoient donc jamais chez eux, et ce ne fut que depuis la nonciature de Gualterio, que cette prétention finit, que les nonces ne firent plus difficulté de donner la main chez eux, et que les ducs et les princes étrangers les virent. Gualterio et moi ne nous visitâmes donc d’abord que par des messages, et quand il venoit les mardis à Versailles, nous nous y voyions dans les appartements. Nous nous plûmes réciproquement, à moi parce que je lui trouvai bientôt de quoi plaire, à lui parce qu’il avoit résolu de devenir de mes amis. Quand nous nous fûmes un peu plus connus, cette gêne de lieu tiers nous fatigua. Il me proposa son escalier secret et qu’à porte fermée il me recevroit sans façon. Ce mezzo termine ne m’accommoda pas, et je le lui dis franchement. Cela lui fit prendre son parti de venir chez moi et à Paris où je n’étois presque point, et à Versailles toutes les fois qu’il y venoit. Du commerce fréquent nous vînmes à l’amitié et à la confiance qui a duré entre nous jusqu’à sa mort, avec un commerce réglé de lettres toutes les semaines depuis son départ, et presque toujours en chiffre.

M. d’Arles avoit profité de la facilité du commerce par mer de la Provence avec l’Italie. Il s’étoit servi à Rome de moines et d’émissaires obscurs, par le moyen desquels il étoit parvenu à se mettre bien avec les principaux ministres et avec le pape même. Il parvint jusqu’à se procurer des occasions de lui écrire, d’en recevoir des marques d’estime et de bonté, enfin d’en recevoir des brefs, et peu à peu de se faire considérer comme un prélat distingué par son siège et par sa naissance, dont l’attachement méritoit d’être ménagé et qui pouvoit raisonnablement aspirer à la pourpre. En ces temps-là, les cabales de la constitution Unigenitus n’étoient pas nées et n’étoient pas corrompu le clergé ni la politique si sage et si constante de la cour. Elle regardoit comme un crime tout commerce direct d’un évêque avec Rome. Ce qui regardoit les bénéfices, ils le traitoient par des banquiers ; sur toute autre matière ils étoient obligés de passer par la permission du roi et par le secrétaire des affaires étrangères. Écrire directement au pape, à ses ministres ou à des personnes en place de cette cour, ou en recevoir des lettres, sans qu’à chacune le roi et son secrétaire d’État sût pourquoi et l’eût permis, c’étoit un crime d’État qui ne se pardonnoit point et qui étoit puni, de sorte que l’usage s’en étoit entièrement aboli. M. d’Arles avoit donc mené ce commerce fort secrètement.

Le nonce et moi étions dans cette confidence. Nous l’avions souvent averti du danger, mais le désir du cardinalat et les espérances que cette cour fait si aisément naître et remplit si difficilement, étoient des aiguillons auxquels il ne put résister. Le pape, dans une lettre qu’il lui fit écrire, lui parla de saint Trophime, l’apôtre et le premier évêque d’Arles. L’archevêque lui écrivit là-dessus pour lui en faire désirer des reliques ; il n’y réussit que trop. Le pape lui écrivit lui-même et lui en demanda. L’archevêque lui en envoya avec une belle lettre et il en reçut un bref de remerciements. Détacher des reliques du principal corps saint qui repose à Arles et ce commerce subséquent si près à près, ne put demeurer secret ; l’affaire fut éventée. Torcy, par ordre du roi, en écrivit très-fortement à l’archevêque, et en parla au nonce sur le même ton, qui vint tout courant me le conter. Nous eûmes grand’peine à le tirer d’affaire ; il en fut pourtant quitte pour une dure réprimande et pour un ordre bien exprès de prendre garde de plus avoir aucun commerce à Rome, sous peine de l’indignation du roi. L’archevêque fit l’ignorant, le piteux, le désespéré d’avoir déplu au roi pour une bagatelle qu’il avoit crue innocente, protesta merveilles ; mais il ne quittoit pas prise aisément. Il se croyoit avancé à Rome pour ses espérances ; c’étoit les perdre que de cesser de les cultiver. L’excès d’ambition lui fit continuer son commerce. Il essaya de se faire un mérite à Rome de ce qu’il venoit de lui arriver, mais il prit de meilleures précautions pour se cacher, et si bonnes qu’il ne fut plus découvert. Il eut peine pourtant à effacer l’impression que le roi avoit prise ; le secours quoique assez froid de sa belle-soeur en vint à bout par Mme de Maintenon.

La Feuillade avoit eu ordre de mener en Lombardie dix bataillons et trois escadrons de dragons. Il n’avoit plus rien à faire en Savoie et il alloit en pays ami. Vendôme, que son beau-père servoit si bien, n’avoit garde de lui faire sentir le poids de son commandement. Il envoya d’Estaing au-devant de lui, avec trois mille cinq cents chevaux et vingt compagnies de grenadiers, qui chassèrent quelques troupes ennemies postées au pont de Lens sur la Sture pour empêcher la jonction. On fit fort valoir la marche de La Feuillade, suivi trois jours durant par mille chevaux qui ne l’attaquèrent point. Il n’eut pas la peine d’aller jusqu’en Lombardie. Vendôme le chargea de la continuation du siège de Chivas. Trois semaines après, M. de Savoie abandonna Chivas, Castagnette et toutes les hauteurs qu’il occupoit entre ces places, pour se retirer vers Turin avec le peu de troupes qu’il avoit là. Quelques jours auparavant, La Feuillade avoit fait pousser quelque cavalerie entre le Melo et la Sture, pour déposter un petit camp, qui prit la fuite dès qu’il vit la tête de ses troupes. Il manda qu’on leur avoit tué trois cents hommes et pris cinquante officiers ou cavaliers, six étendards et deux paires de timbales, sans y avoir perdu personne, et que c’étoit cette action qui avoit fait prendre à M. de Savoie le parti qu’il venoit de prendre. Lambert, conduit par Chamillart, apporta ces nouvelles au roi à Marly, qu’on fit fort valoir. Ces merveilles précédèrent de dix-huit jours le combat de Cassano.

L’archiduc, ennuyé d’une campagne assez stérile jusqu’alors, quoique fort supérieur à l’armée d’Espagne sur les frontières de Portugal, où tout s’étoit passé en prises et reprises de postes et de petites places, mécontent d’ailleurs de la cour de Portugal, fut conseillé d’aller donner vigueur à ses amis de Catalogne et d’Aragon, de s’embarquer sur la flotte anglaise et hollandaise, et d’aller tenter Barcelone. Il y fit mettre pied à terre, le 23 août, à quinze bataillons et plus de mille chevaux, qui furent aussitôt joints par six mille révoltés de Vigo, et ils envoyèrent, quinze vaisseaux devant Palamos, cinq mille autres du royaume de Valence allèrent les grossir, et ils ouvrirent la tranchée devant Barcelone, le 1er septembre. Le vice-roi de Catalogne mit dehors Rose, gouverneur de la ville, et le major, fort soupçonné d’intelligences avec l’archiduc. La garnison étoit nombreuse, mais de mauvaises troupes.

Il arriva une fâcheuse affaire à l’armée de Flandre entre Surville et La Barre. Étant à table, et Surville pris de vin, il maltraita cruellement La Barre de paroles. La compagnie qui les vit se lever se jeta entre-deux, chose fort ordinaire et dont ordinairement aussi elle se repent après. Malgré cela, ils se rapprochèrent, et La Barre crut avoir essuyé quelque mainmise dans ces moments si peu mesurés, et où tout est pêle-mêle. Surville, ayant cuvé son vin, mit en usage tout ce qu’il put honnêtement pour satisfaire La Barre et finir cette affaire. Ce fut en vain. L’électeur de Bavière, de l’avis du maréchal de Villeroy, envoya Surville à Bruxelles, et mit La Barre aux arrêts. Surville étoit frère cadet d’Hautefort, tous deux lieutenants généraux, mais de réputation fort différente. Rien de plus corrompu que les mœurs de Surville, rien de plus équivoque que son courage, personne plus grossièrement borné. On a vu en son lieu de quelle façon il épousa une fille du maréchal d’Humières, veuve de Vassé. Malgré tant de choses exclusives, je ne sais par quelle intrigue il avoit eu le régiment d’infanterie du roi, place qui donnoit des rapports continuels immédiatement avec lui, parce que le roi faisoit sa poupée de son régiment, entroit dans tous les détails comme un simple colonel, et le distinguoit en toutes manières : c’étoit donc une source de privances, de grâces et d’utilité ; car Surville en tiroit fort gros, et il étoit de tous les Marlys.

La Barre étoit un simple gentilhomme pauvre et de fortune, capitaine-lieutenant de la compagnie colonelle du régiment des gardes, et par conséquent ayant brevet, nom et rang de capitaine aux gardes. Il étoit très-malvoulu dans son corps, et peu accueilli ailleurs. Sa réputation sur le courage n’étoit pas meilleure que celle de Surville ; mais il montra depuis qu’on s’y étoit fort trompé. C’étoit un compagnon d’esprit, de manège, de souterrains, ami de plusieurs garçons bleus les plus intérieurs et des valets principaux du roi. Accusé de plus de lui tout rapporter, et ce qui en fortifioit la pensée, c’étoit de le voir bien traité et distingué par le roi, fort au-dessus d’un homme de son état. Le roi qui avoit de la bonté pour ces deux hommes, et qui vit la difficulté qui se rencontreroit à les accommoder, même au tribunal naturel des maréchaux de France, voulut bien pour la première fois de sa vie entre des personnes comme ils étoient s’en charger lui-même. Il fit mettre Surville en prison pour en sortir peu après, aller demander pardon à l’électeur, dans l’armée et le voisinage duquel la querelle étoit arrivée, et faire en sa présence satisfaction à La Barre. Pendant tous ces procédés, la gloire des Hautefort s’offensa. Ils tinrent des propos de hauteur qui gâtèrent tout. La Barre cria à la nouvelle injure, tellement qu’Arras fut donné pour prison à Surville, jusqu’à là fin de la campagne que La Barre acheva à l’armée, pour finir cette affaire ensuite par le roi seul de manière à n’y laisser aucunes suites. Nous les verrons l’année suivante telles que Surville demeura perdu. Secouru depuis et remis à flot par la générosité du maréchal de Boufflers, il se perdit de nouveau lui-même et sans ressource ; mais il n’est pas temps d’en parler.

L’affaire du banquillo fit en ce temps-ci un grand bruit en Espagne, et donna ici de l’inquiétude. Je l’ai expliquée d’avance (t. III, p. 287) lorsque je me suis étendu sur les grands d’Espagne ; je n’en répéterai donc rien ici. Mme des Ursins, qui aperçut de loin ce petit orage se former en arrivant à Madrid, saisit la conjoncture de disposer de la charge de majordome-major. On a vu la juste prétention du duc d’Albe fort appuyée du roi, et la raison qui y rendoit la princesse des Ursins contraire. Elle prit donc cette occasion de la donner à un seigneur actuellement sur les lieux, qui, par la considération qu’elle lui donnoit parmi les grands dont elle le faisoit comme le chef, les pût ramener, et que lui-même, gagné par cet honneur, se rangeât pour le roi dans cette affaire, services qui ne se pouvoient tirer d’un absent. Le connétable de Castille avoit été peu compté depuis l’avènement de Philippe V à la couronne d’Espagne. On l’estimoit peu, on le soupçonnoit d’être un peu autrichien. Il croyoit avoir reçu un grand dégoût sur sa prétention de commander les armées par son titre de connétable. La campagne de Portugal n’avoit pas bien basté ; on avoit perdu Gibraltar, la Catalogne et les provinces voisines étoient plus que suspectes ; toutes ces circonstances persuadèrent la princesse des Ursins de ramener un aussi grand seigneur et si distingué que l’étoit le connétable de Castille, et lui fit donner la charge de majordome-major, qui consentit contre son droit et l’usage jusqu’alors observé qu’au lieu de lui porter tous les soirs les clefs des portes du palais, elles le seroient au capitaine des gardes du corps en quartier, charge jusqu’alors inconnue en Espagne, et fit par cette adresse approuver au roi que sa recommandation en faveur du duc d’Albe n’eût pas lieu.

Le roi partit le 22 septembre pour Fontainebleau par Sceaux où il alla de Marly, et y séjourna un jour. Le roi d’Angleterre y arriva le ter octobre, et s’en retourna à Saint-Germain le 12. La reine, qui étoit fort incommodée d’un mal au sein dont on craignoit de funestes suites, qu’il n’eut pourtant pas, ne put aller à Fontainebleau cette année. En ce même temps, Desmarets maria une de ses filles au fils de Bercy, maître des requêtes, extrêmement riche.

Le prince de Bournonville mourut à Bruxelles. C’étoit un homme d’honneur, fort brave, qui avoit beaucoup de savoir, et qui ne manquoit point d’esprit ; mais d’un esprit tout à fait désagréable. Il étoit riche, fils et petit-fils de deux hommes qui avoient fort figuré sous la maison d’Autriche. Il étoit veuf, avec un fils et deux filles, d’une sœur du duc de Chevreuse du second lit ; et la maréchale de Noailles et lui étoient enfants des deux frères, laquelle l’aimoit à cause de cette proximité. J’en eus beaucoup dans la suite avec ses enfants, car sa fille aînée épousa le duc de Duras, et la veuve de son fils mon fils aîné. Avec tous ses proches, Bournonville ne parvint à rien et servit toute sa vie. Il étoit sous-lieutenant des gens d’armes sous le prince de Rohan, cousin germain de sa femme. Il n’avoit aucun rang ni honneurs.

Virville mourut en même temps, du nom de Groslée, illustre en Dauphiné. Il avoit été capitaine de gendarmerie, brave et fort bon officier, mais perdu de gouttes qui l’obligèrent à quitter et qui à la fin le tuèrent. C’étoit un fort aimable homme, de beaucoup d’esprit, et fort orné, et de très-bonne compagnie, fort honnête homme aussi, et fort aimé et considéré. Le maréchal de Tallard avoit épousé sa sœur ; et lui, qui vouloit tout laisser à son fils unique, donna pour rien sa fille à Senozan, homme de rien, dès lors fort riche, et qui le devint énormément depuis. Il arriva ce qu’on voit ordinairement de ces mariages : le fils de Virville le survécut peu, la veuve du même Virville hérita de ses frères et de ses oncles ; il se forma de tout cela une succession prodigieuse qui tomba à la femme de Senozan.

Usson, lieutenant général distingué, dont il a été mention ici plus d’une fois, mourut aussi à Marseille ; il commandoit dans les pays de Nice et Villefranche. C’étoit un petit homme, fait comme un potiron, mais plein d’esprit, de valeur, et de talent pour la guerre. Il n’étoit point marié ; Bonrepos étoit son frère aîné.

Pontchartrain se tint exactement ce qu’il s’étoit promis. Le comte de Toulouse et le maréchal de Cœuvres allèrent à Toulon, comptant monter une flotte. Tantôt un retardement, tantôt une difficulté, tantôt un manquement de quelque chose ; bref, tous deux demeurèrent au port, et la flotte ennemie maîtresse de la mer. L’amiral, pour charmer son ennui, alla visiter Antibes et se promener par les ports du pays, et revint à Fontainebleau, où le maréchal de Cœuvres aussi peu content que lui ne tarda pas à le suivre. Pontchartrain, qui avoit de longue main prévenu le roi sur la dépense d’une puissante flotte, sur le grand nombre de gros vaisseaux des Anglois et des Hollandois joints ensemble, sur le danger de la personne du comte de Toulouse si sa valeur étoit écoutée, s’en tira à joints pieds et se moqua d’eux tout à son aise, au grand malheur de Barcelone et des extrémités dont cette perte fut suivie, comme on les verra en leur temps.

Ce fut à ce retour du comte de Toulouse qu’il acheta d’Armenonville la terre de Rambouillet, à six lieues de Versailles, près de Maintenon, dont le comte fit un duché-pairie, érigé pour lui, et une terre prodigieuse par les acquisitions qu’il y fit dans la suite. Armenonville, qui ne vendoit que par respect, eut en pot-de-vin, pour lui et pour son fils après lui, l’usage du château et des jardins de la Muette[2] et du bois de Boulogne, que le roi détacha de la capitainerie de Catelan, en l’en dédommageant.




  1. Petit bâtiment.
  2. Saint-Simon écrit toujours la Meute en parlant du château qu’on appelle aujourd’hui la Muette. Nous prévenons, une fois pour toutes, que nous avons conservé l’orthographe ordinaire.