Mémoires (Saint-Simon)/Tome 5/4

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CHAPITRE IV.


Mort de la première présidente Lamoignon ; sa famille. — Caractère et fortune du premier président Lamoignon. — Corruption des premiers présidents successeurs de Bellièvre. — Catastrophe singulière de Fargues. — Mort et singularités de Ninon, dite Mlle de L’Enclos. — Mort de Rossignol. — Inquisition de ce prince. — Mort du comte de Tonnerre. — La Feuillade proposé par le roi à Chamillart pour faire en chef le siège de Turin. — Gratitude et grandeur d’âme de Vauban. — Vendôme grand courtisan. — Siège de Turin différé. — Darmstadt tué devant le mont Joui. — Lerida et Tortose saisis par les Catalans révoltés. — Siège de Badajoz levé par les ennemis. — Barcelone rendu à l’archiduc. — La garnison prisonnière de guerre. — Retour de Fontainebleau par Villeroy et Sceaux. — Couronnement de Stanislas en Pologne. — Mort du fameux Tekeli. — Prises de mer ; Saint-Paul tué. — Cruelle méprise de La Feuillade. — Augmentation des compagnies. — Nouveaux régiments. — Force milice. — Idées de nos ministres bien différentes sur la paix. — Aguilar à Paris ; sa mission, son caractère, sa fortune. — Ordres d’Espagne devenus compatibles avec ceux de la Toison et du Saint-Esprit. — Ronquillo gouverneur du conseil de Castille. — Duc de Noailles en Roussillon. — Mort des deux fils du duc de Beauvilliers. — Piété du père et de la mère. — Jésuites emportent la cure de Brest devant le roi. — Retour de Marsin, Villars et Villeroy. — Surville à la Bastille. — Roquelaure tâche de se justifier au roi ; sa femme. — Mariage du fils aîné de Tessé avec la fille de Bouchu, du duc de Duras avec Mlle de Bournonville, de Listenois avec une fille de la comtesse de Mailly. — Folies de la duchesse du Maine. — Duc de Berry délivré de ses gouverneurs. — Montmélian rendu par les ennemis. — Aventure étrange de l’évêque de Metz.


Deux personnes fort différentes moururent en ce même temps : la première présidente Lamoignon et Ninon. Mme de Lamoignon (car ces avocats renforcés et qui, du barreau où ils gagnoient leur vie il n’y a pas longtemps, sont devenus des magistrats considérables, ont pris le de), Mme de Lamoignon, dis-je, étoit Potier, fille du secrétaire d’État Ocquerre, frère de cet évêque de Beauvois qui pensa quelques jours être premier ministre à la mort de Louis XIII, et que le cardinal Mazarin culbuta. Elle étoit sœur du père du président de Novion, qui succéda à son mari à la place de premier président, et mère de Lamoignon, président à mortier à Paris, de Bâville, conseiller d’État, intendant ou plutôt roi de Languedoc, de Mme de Broglio, dont le mari et le second fils sont devenus depuis si peu maréchaux de France, et de la défunte femme d’Harlay qui succéda à Novion son cousin germain, lorsque, comme je l’ai rapporté, il fut chassé en 1689 de la place de premier président. Lamoignon, beau, agréable, et sachant fort le monde et l’intrigue, avec tous les talents extérieurs, avoit brillé au conseil dans la place de maître des requêtes. On a vu comment, par l’adresse des ministres qui craignoient l’humeur de Novion, il refusa, à l’instigation de sa maîtresse à qui ils donnèrent gros, la place de premier président, vacante en 1658, par la mort de Bellièvre, et y portèrent Lamoignon. Les grâces de sa personne, son affabilité, le soin qu’il prit de se faire aimer du barreau et des magistrats, une table éloignée de la frugalité de ses prédécesseurs, son attention singulière à capter les savants de son temps, à les assembler chez lui à certains jours, à les distinguer, quels qu’ils fussent, lui acquirent une réputation qui dure encore, et qui n’a pas été inutile à ses enfants. Il est pourtant vrai qu’à lui commença la corruption de cette place qui ne s’est guère interrompue jusqu’à aujourd’hui. Pour Lamoignon j’en raconterai ici un seul trait, parce qu’il est historique et curieux.

Il se fit à Saint-Germain une grande partie de chasse. Alors c’étoient les chiens, et non les hommes, qui prenoient les cerfs ; on ignoroit encore ce nombre immense de chiens, de chevaux, de piqueurs, de relais et de routes à travers les pays. La chasse tourna du côté de Dourdan, et se prolongea si bien que le roi s’en revint extrêmement tard et laissa la chasse. Le comte de Guiche, le comte depuis duc du Lude, Vardes, M. de Lauzun qui me l’a conté, je ne sais plus qui encore, s’égarèrent, et les voilà à la nuit noire à ne savoir où ils étoient. À force d’aller sur leurs chevaux recrus, ils avisèrent une lumière ; ils y allèrent, et à la fin arrivèrent à la porte d’une espèce de château. Ils frappèrent, ils crièrent, ils se nommèrent, et demandèrent l’hospitalité. C’étoit à la fin de l’automne, et il étoit entre dix et onze heures du soir. On leur ouvrit. Le maître vint au-devant d’eux, les fit débotter et chauffer, fit mettre leurs chevaux dans son écurie, et pendant ce temps-là leur fit préparer à souper, dont ils avoient grand besoin. Le repas ne se fit point attendre ; il fut excellent, et le vin de même, de plusieurs sortes. Le maître poli, respectueux, ni cérémonieux, ni empressé, avec tout l’air et les manières du meilleur monde. Ils surent qu’il s’appeloit Fargues, et la maison Courson ; qu’il y étoit retiré ; qu’il n’en étoit point sorti depuis plusieurs années ; qu’il y recevoit quelquefois ses amis, et qu’il n’avoit ni femme ni enfants. Le domestique leur parut entendu, et la maison avoir un air d’aisance. Après avoir bien soupé, Fargues ne leur fit point attendre leur lit. Ils en trouvèrent chacun un parfaitement bon, ils eurent chacun leur chambre, et les valets de Fargues les servirent très-proprement. Ils étoient fort las et dormirent longtemps. Dès qu’ils furent habillés, ils trouvèrent un excellent déjeuner servi, et au sortir de table, leurs chevaux prêts, aussi refaits qu’ils l’étoient eux-mêmes. Charmés de la politesse et des manières de Fargues, et touchés de sa bonne réception, ils lui firent beaucoup d’offres de service, et s’en allèrent à Saint-Germain. Leur égarement y avoit été la nouvelle ; leur retour et ce qu’ils étoient devenus toute la nuit en fut une autre.

Ces messieurs étoient la fleur de la cour et de la galanterie, et tous alors dans toutes les privances du roi. Ils lui racontèrent leur aventure, les merveilles de leur réception, et se louèrent extrêmement du maître, de sa chère et de sa maison. Le roi leur demanda son nom ; dès qu’il l’entendit : « Comment Fargues, dit-il, est-il si près d’ici ? » Ces messieurs redoublèrent de louanges, et le roi ne dit plus rien. Passé chez la reine mère, il lui parla de cette aventure, et tous deux trouvèrent que Fargues étoit bien hardi d’habiter si près de la cour, et fort étrange qu’ils ne l’apprissent que par cette aventure de chasse, depuis si longtemps qu’il demeuroit là.

Fargues s’étoit fort signalé dans tous les mouvements de Paris contre la cour et le cardinal Mazarin. S’il n’avoit pas été pendu, ce n’avoit pas été faute d’envie de se venger particulièrement de lui ; mais il avoit été protégé par son parti, et formellement compris dans l’amnistie. La haine qu’il avoit encourue, et sous laquelle il avoit pensé succomber, lui fit prendre le parti de quitter Paris pour toujours, afin d’éviter toute noise, et de se retirer chez lui sans faire parler de lui, et jusqu’alors il étoit demeuré ignoré. Le cardinal Mazarin étoit mort ; il n’étoit plus question pour personne des affaires passées ; mais, comme il avoit été fort noté, il craignoit qu’on lui en suscitât quelque autre nouvelle, et pour cela vivoit fort retiré et fort en paix avec tous ses voisins, fort en repos des troubles passés, sur la foi de l’amnistie et depuis longtemps. Le roi et la reine sa mère, qui ne lui avoient pardonné que par force, mandèrent le premier président Lamoignon, et le chargèrent d’éplucher secrètement la vie et la conduite de Fargues ; de bien examiner s’il n’y auroit point moyen de châtier ses insolences passées, et de le faire repentir de les narguer si près de la cour dans son opulence et sa tranquillité. Ils lui contèrent l’aventure de la chasse qui leur avoit appris sa demeure ; et témoignèrent à Lamoignon un extrême désir qu’il pût trouver des moyens juridiques de le perdre.

Lamoignon, avide et bon courtisan, résolut bien de les satisfaire et d’y trouver son profit [1]. Il fit ses recherches, en rendit compte et fouilla tant et si bien, qu’il trouva moyen d’impliquer Fargues dans un meurtre commis à Paris au plus fort des troubles, sur quoi il le décréta sourdement, et un matin l’envoya saisir par des huissiers, et mener dans les prisons de la Conciergerie. Fargues, qui depuis l’amnistie étoit bien sûr de n’être tombé en quoi que ce fût de répréhensible, se trouva bien étonné. Mais il le fut bien plus, quand par l’interrogatoire il apprit de quoi il s’agissoit. Il se défendit très bien de ce dont on l’accusoit, et, de plus, allégua que le meurtre dont il s’agissoit ayant été commis au fort des troubles et de la révolte de Paris dans Paris même, l’amnistie qui les avoit suivis effaçoit la mémoire de tout ce qui s’étoit passé dans ces temps de confusion, et couvroit chacune de ces choses qu’on n’auroit pu suffire ni exprimer à l’égard de chacun, suivant l’esprit, le droit, l’usage et l’effet, non mis en doute aucun jusqu’à présent, des amnisties. Les courtisans distingués qui avoient été si bien reçus chez ce malheureux homme firent toutes sortes d’efforts auprès de ses juges et auprès du roi ; mais tout fut inutile. Fargues eut très promptement la tête coupée, et sa confiscation donnée en récompense au premier président. Elle étoit fort à sa bienséance, et fut le partage de son second fils. Il n’y a guère qu’une lieue de Bâville à Courson. Ainsi le beau-père et le gendre s’enrichirent successivement dans la même charge, l’un du sang de l’innocent, l’autre du dépôt que son ami lui avoit confié à garder, qu’il déclara ensuite au roi qui le lui donna, et dont il sut très-bien s’accommoder. Novion, qui fut entre-deux depuis 1677 jusqu’en 1688, ne fut chassé que pour avoir sans cesse vendu la justice, comme je l’ai raconté en son lieu. Nous verrons en leur temps leurs successeurs ; ce n’est pas encore celui d’en parler. La première présidente Lamoignon mourut dans une grande et longue piété. Avec tant d’enfants bien pourvus, elle ne laissa pas de mourir avec plus de un million cinq cent mille livres de bien.

Ninon, courtisane fameuse, et depuis que l’âge lui eut fait quitter le métier, connue sous le nom de Mlle de L’Enclos, fut un exemple nouveau du triomphe du vice conduit avec esprit, et réparé de quelque vertu. Le bruit qu’elle fit, et plus encore le désordre qu’elle causa parmi la plus haute et la plus brillante jeunesse, força l’extrême indulgence que, non sans cause, la reine mère avoit pour les personnes galantes et plus que galantes, de lui envoyer un ordre de se retirer dans un couvent. Un de ces exempts de Paris lui porta la lettre de cachet, elle la lut, et remarquant qu’il n’y avoit pas de couvent désigné en particulier : « Monsieur, dit-elle à l’exempt sans se déconcerter, puisque la reine a tant de bonté pour moi que me laisser le choix du couvent où elle veut que je me retire, je vous prie de lui dire que je choisis celui des grands cordeliers de Paris, » et lui rendit la lettre de cachet avec une belle révérence. L’exempt, stupéfoit de cette effronterie sans pareille, n’eut pas un mot à répliquer, et la reine la trouva si plaisante qu’elle la laissa en repos. Jamais Ninon n’avoit qu’un amant à la fois, mais des adorateurs en foule, et quand elle se lassoit du tenant, elle le lui disoit franchement, et en prenoit un autre. Le délaissé avoit beau gémir et parler, c’étoit un arrêt ; et cette créature avoit usurpé un tel empire qu’il n’eût osé se prendre à celui qui le supplantoit, trop heureux encore d’être admis sur le pied d’ami de la maison. Elle a quelquefois gardé à son tenant, quand il lui plaisoit fort, fidélité entière pendant toute une campagne.

La Châtre, sur le point de partir, prétendit être de ces heureux distingués. Apparemment que Ninon ne lui promit pas bien nettement. Il fut assez sot, et il l’étoit beaucoup et présomptueux à l’avenant, pour lui en demander un billet. Elle le lui fit. Il l’emporta et s’en vanta fort. Le billet fut mal tenu, et à chaque fois qu’elle y manquoit : « Oh ! le bon billet, s’écrioit-elle, qu’a La Châtre ! » Son fortuné à la fin lui demanda ce que cela vouloit dire, elle le lui expliqua ; il le conta, et accabla La Châtre d’un ridicule qui gagna jusqu’à l’armée où il était.

Ninon eut des amis illustres de toutes les sortes, et eut tant d’esprit qu’elle se les conserva tous, et qu’elle les tint unis entre eux, ou pour le moins sans le moindre bruit. Tout se passoit chez elle avec un respect et une décence extérieure que les plus hautes princesses soutiennent rarement avec des faiblesses. Elle eut de la sorte pour amis tout ce qu’il y avoit de plus trayé et de plus élevé à la cour, tellement qu’il devint à la mode d’être reçu chez elle, et qu’on avoit raison de le désirer par les liaisons qui s’y formoient. Jamais ni jeux, ni ris élevés, ni disputes, ni propos de religion ou de gouvernement ; beaucoup d’esprit et fort orné, des nouvelles anciennes et modernes, des nouvelles de galanteries, et toutefois sans ouvrir la porte à la médisance ; tout y étoit délicat, léger, mesuré, et formoit les conversations qu’elle sut soutenir par son esprit, et par tout ce qu’elle savoit de faits de tout âge. La considération, chose étrange, qu’elle s’étoit acquise, le nombre et la distinction de ses amis et de ses connoissances [continuèrent] quand les charmes cessèrent de lui attirer du monde, quand la bienséance et la mode lui défendirent de plus mêler le corps avec l’esprit. Elle savoit toutes les intrigues de l’ancienne et de la nouvelle cour, sérieuses et autres ; sa conversation étoit charmante ; désintéressée, fidèle, secrète, sûre au dernier point, et, à la faiblesse près, on pouvoit dire qu’elle étoit vertueuse et pleine de probité. Elle a souvent secouru ses amis d’argent et de crédit, est entrée pour eux dans des choses importantes, a gardé très-fidèlement des dépôts d’argent et des secrets considérables qui lui étoient confiés. Tout cela lui acquit de la réputation et une considération tout à fait singulière.

Elle avoit été amie intime de Mme de Maintenon, tout le temps que celle-ci demeura à Paris. Mme de Maintenon n’aimoit pas qu’on lui parlât d’elle, mais elle n’osoit la désavouer. Elle lui a écrit de temps en temps jusqu’à sa mort avec amitié. L’Enclos, car Ninon avoit pris ce nom depuis qu’elle eut quitté le métier de sa jeunesse longtemps poussée, n’y étoit pas si réservée avec ses amis intimes, et quand il lui est arrivé de s’intéresser fortement pour quelqu’un ou pour quelque chose, ce qu’elle savoit rendre rare et bien ménager, elle en écrivoit à Mme de Maintenon qui la servoit efficacement et avec promptitude ; mais, depuis sa grandeur, elles ne se sont vues que deux ou trois fois, et bien en secret. L’Enclos avoit des reparties admirables. Il y en a deux entre autres au dernier maréchal de Choiseul, qui ne s’oublient point : l’une est une correction excellente, l’autre un tableau vif d’après nature. Choiseul, qui étoit de ses anciens amis, avoit été galant et bien fait. Il étoit mal avec M. de Louvois, et il déploroit sa fortune lorsque le roi le mit, malgré le ministre, de la promotion de l’ordre de 1688. Il ne s’y attendoit en façon du monde, quoique de la première naissance et des plus anciens et meilleurs lieutenants généraux. Il fut donc ravi de joie, et se regardoit avec plus que de la complaisance paré de son cordon bleu. L’Enclos l’y surprit deux ou trois fois. À la fin impatientée : « Monsieur le comte, lui dit-elle devant toute la compagnie, si je vous y prends encore, je vous nommerai vos camarades. » Il y en avoit eu en effet plusieurs à faire pleurer, mais quels et combien en comparaison de ceux de 1724, et de quelques autres encore depuis ! Le bon maréchal étoit toutes les vertus mêmes, mais peu réjouissantes et avec peu d’esprit. Après une longue visite, L’Enclos baille, le regarde, puis s’écrie :

« Seigneur, que de vertus vous me faites haïr ! »

qui est un vers de je ne sais plus quelle pièce de théâtre. On peut juger de la risée et du scandale. Cette saillie pourtant ne les brouilla point. L’Enclos passa de beaucoup quatre-vingts ans, toujours saine, visitée, considérée. Elle donna à Dieu ses dernières années, et sa mort fit une nouvelle. La singularité unique de ce personnage m’a fait étendre sur elle.

Rossignol, président aux requêtes du palais, mourut en ce même temps. Son père avoit été le plus habile déchiffreur de l’Europe. Je ne sais comment il s’avisa de s’appliquer à une connoissance jusqu’à lui si cachée, ni comment M. de Louvois le connut et l’employa à ce talent. Aucun chiffre ne lui échappoit, il y en avoit qu’il lisoit tout de suite. Cela lui donna beaucoup de particuliers avec le roi et en fit un homme important. Il instruisit son fils dans cette science, il y devint habile, mais non pas au point de son père. C’étoient d’honnêtes gens et modestes, qui l’un et l’autre tirèrent gros du roi, qui même laissa cinq mille livres de pension à sa famille qui n’étoit pas d’âge à déchiffrer.

Peu de temps après qu’on fut à Fontainebleau, il arriva à Courtenvaux une aventure terrible. Il étoit fils aîné de M. de Louvois, qui lui avoit fait donner puis ôter la survivance de sa charge dont il le trouva tout à fait incapable. Il l’avoit fait passer à Barbezieux son troisième fils, et il avoit consolé l’aîné par la survivance de son cousin Tilladet, à qui il avoit acheté les Cent-Suisses, qui, après les grandes charges de la maison du roi, en est sans contredit la première et la plus belle. Courtenvaux étoit un fort petit homme obscurément débauché, avec une voix ridicule, qui avoit peu et mal servi, méprisé et compté pour rien dans sa famille, et à la cour où il ne fréquentoit personne ; avare et taquin, et quoique modeste et respectueux, fort colère, et peu maître de soi quand il se capriçoit : en tout un fort sot homme, et traité comme tel, jusque chez la duchesse de Villeroy et la maréchale de Coeuvres, sa sœur et sa belle-soeur ; on ne l’y rencontroit jamais.

Le roi, plus avide de savoir tout ce qui se passoit, et plus curieux de rapports qu’on ne le pouvoit croire (quoiqu’on le crût beaucoup), avoit autorisé Bontems, puis Bloin, gouverneur de Versailles, à prendre quantité de Suisses outre ceux des portes, des parcs et des jardins, et ceux de la galerie et du grand appartement de Versailles, et des salons de Marly et de Trianon, qui, avec une livrée du roi, ne dépendoient que d’eux. Ces derniers étoient secrètement chargés de rôder, les soirs, les nuits et les matins dans tous les degrés, les corridors, les passages, les privés, et quand il faisoit beau, dans les cours et les jardins, de patrouiller, se cacher, s’embusquer, remarquer les gens, les suivre, les voir entrer et sortir des lieux où ils alloient, de savoir qui y étoit, d’écouter tout ce qu’ils pouvoient entendre, de n’oublier pas combien de temps les gens étoient restés où ils étoient entrés, et de rendre compte de leurs découvertes. Ce manège, dont d’autres subalternes et quelques valets se mêloient aussi, se faisoit assidûment à Versailles, à Marly, à Trianon, à Fontainebleau et dans tous les lieux où le roi était. Ces Suisses déplaisoient fort à Courtenvaux, parce qu’ils ne le reconnoissoient en rien, et qu’ils enlevoient à ses Cent-Suisses des postes et des récompenses qu’il leur auroit bien vendus, tellement qu’il les tracassoit souvent. Entre la grande pièce des Suisses et la salle des gardes du roi à Fontainebleau, il y a un passage étroit entre le degré et le logement occupé lors par Mme de Maintenon, puis une pièce carrée où est la porte de ce logement qui, en la traversant droit, donne dans la salle des gardes, et qui a une autre porte sur le balcon qui environne la cour en ovale, lequel communique aux degrés et en beaucoup d’endroits. Cette pièce carrée est un passage public de communication indispensable à tout le château, pour qui ne va point par les cours, et par conséquent fort propre à observer les allants et venants, et par elle-même et par ses communications. Jusqu’à cette année, il y avoit toujours couché quelques gardes du corps, et quelques Cent-Suisses, qui, lorsque le roi entroit et sortoit de chez Mme de Maintenon, s’y mettoient mêlés sous les armes, de sorte que cette pièce passoit pour une extension de salle des gardes et des Cent-Suisses. Le roi s’avisa cette année d’y faire coucher des Suisses de Bloin au lieu des Cent-Suisses et de gardes.

Courtenvaux, sans en parler au capitaine des gardes en quartier, puisqu’on en avoit ôté les gardes aussi bien que les Suisses, eut la sottise de prendre ce changement pour une nouvelle entreprise de ces Suisses sur les siens, et s’en mit en telle colère qu’il n’y eut menaces qu’il ne leur fît, ni pouilles qu’il ne leur chantât. Ils le laissèrent aboyer sans s’émouvoir ; ils avoient leurs ordres et furent assez sages pour ne rien répondre. Le roi, qui n’en fut averti que sur le soir, au sortir de son souper, entré à son ordinaire dans son grand cabinet ovale avec ce qui avoit accoutumé de l’y suivre, de sa famille, et des dames des princesses, qui, à Fontainebleau, faute d’autres cabinets, se tenoient toutes dans celui-là autour du roi, envoya chercher Courtenvaux. Dès qu’il parut dans ce cabinet, le roi lui parla d’un bout à l’autre sans lui donner loisir d’approcher, mais dans une colère si terrible, et pour lui si nouvelle et si extraordinaire, qu’il fit trembler non seulement Courtenvaux, mais princes, princesses, dames, et tout ce qui étoit dans le cabinet. On l’entendoit de sa chambre. Les menaces de lui ôter sa charge, les termes les plus durs et les plus inusités dans sa bouche, plurent sur Courtenvaux, qui, pâmé d’effroi et prêt à tomber par terre, n’eut ni le temps ni le moyen de proférer un mot. La réprimande finit par lui dire avec impétuosité : « Sortez d’ici ! » À peine en eut-il la force et de se traîner chez lui.

Quelque peu de cas que sa famille fît de lui elle fut étrangement alarmée ; chacun eut recours à quelque protection. Mme la duchesse de Bourgogne, qui aimoit fort la duchesse de Villeroy et la maréchale de Cœuvres, parla de son mieux à Mme de Maintenon, et même au roi. À la fin, il s’apaisa, mais avec avis qu’il chasseroit Courtenvaux à la première de ses sottises et lui ôteroit sa charge. Après cela il osa en reprendre les fonctions. La cause d’une scène si étrange étoit que Courtenvaux avoit mis le doigt sur la lettre à toute la cour, par le vacarme qu’il avoit fait d’un changement dont le motif sautoit aux yeux dès qu’on y prenoit garde ; et le roi, qui cachoit avec le plus grand soin ses espionnages, avoit compté que ce changement ne s’apercevroit pas, et étoit outré de colère du bruit qu’il avoit fait et qui l’avoit appris et fait sentir à tout le monde. Quoique déjà sans considération, sans agrément, sans familiarité la moindre, il en demeura plus mal avec le roi et ne s’en releva de sa vie ; sans sa famille, il étoit chassé et sa charge perdue.

Il mourut en même temps un autre homme encore plus méprisé, qui fut le comte de Tonnerre ; ce n’est pas que la naissance ou l’esprit lui manquassent ; mais tout le reste entièrement. Avec une poltronnerie qui lui faisoit tout souffrir, il s’attiroit cent affaires par son escroquerie et ses bons mots, et il étoit tombé enfin à un tel point d’abjection qu’on avoit honte de l’insulter quand il disoit quelque sottise. Il avoit été longtemps premier gentilhomme de la chambre de Monsieur, et il étoit fils du frère aîné de cet évêque de Noyon dont il a été parlé ici plus d’une fois, et frère de l’évêque de Langres dont il le sera encore.

Quoique le combat de Cassano eût été sans aucun fruit, le siège de Turin, si mal à propos annoncé dès l’entrée du printemps, et peut-être aussi peu à propos conçu, n’en demeuroit pas moins résolu. Le roi, si différent sur La Feuillade de ce qu’on le vit lorsque Chamillart lui en proposa le mariage avec sa fille, ou plutôt occupé de plaire à son ministre par l’endroit qui lui étoit le plus sensible, lui proposa lui-même de charger son gendre de ce grand siège en chef. Chamillart, surpris et comblé, s’en excusa faiblement. Le roi lui fit des amitiés, lui dit du bien de La Feuillade et qu’il vouloit essayer des jeunes gens qui montroient des talents et de l’application. Ce choix arrêté, La Feuillade eut ordre de s’approcher de Turin, après le siège de Chivas achevé, et de se préparer pour en faire le siège ; il y arriva le 6 septembre. On peut juger que rien ne lui manqua : il y eut soixante bataillons, soixante-dix escadrons, onze cent milliers de poudre, quarante mortiers, quatre-vingts pièces de canon de batterie et vingt-six autres pièces pour tirer à ricochet, de disposés à ses ordres. Mais il se trouva des difficultés à résoudre pour lesquelles La Feuillade envoya Dreux, son beau-frère, qui, le jour même que le roi arriva à Fontainebleau, fut mené par Chamillart lui rendre compte de ce qui l’amenoit, chez Mme de Maintenon. Le lendemain ils y retournèrent, et le maréchal de Vauban avec eux, et le surlendemain, Dreux s’en retourna trouver La Feuillade.

Vauban fit là une grande action, il s’offrit au roi et le pressa de l’envoyer à Turin pour y donner ses conseils et se tenir, dans les intervalles, à deux lieues de l’armée, sans s’y mêler de rien quand il y seroit. Il ajouta qu’il mettroit son bâton derrière la porte, qu’il n’étoit pas juste que l’honneur auquel le roi l’avoit élevé le rendît inutile à son service, et que, plutôt que cela fût, il aimeroit mieux le lui rendre. Cette offre romaine ne fut point acceptée ; le contraste de Vauban et de La Feuillade eût été trop grand et l’obscurcissement de ce dernier trop accablant. La Feuillade, contre l’avis de Vauban, vouloit attaquer par la citadelle et ne point faire de circonvallation de l’autre côté du Pô.

M. de Vendôme manda par un courrier, arrivé en cadence, qu’il étoit du même avis ; que, pour les difficultés extérieures, il ne falloit point s’en embarrasser ; qu’il n’y avoit rien à craindre du prince Eugène ; qu’il étoit de la dernière importance de faire alors le siège de Turin, sans quoi les conquêtes faites sur le duc de Savoie demeureroient inutiles ; et il offrit d’envoyer de ses troupes si on n’en avoit pas assez pour le siège. Il fit sa cour au roi, plut au ministre, ce fut tout. Dreux étoit parti avec l’ordre de ne point faire ce siège. La Feuillade, opiniâtre, dépêcha Marignane, qui ne vit point le roi, et que Chamillart, qui gardoit sa chambre pour un torticolis, renvoya sur-le-champ. À son retour, La Feuillade contremanda tout ce qui lui devoit arriver, retira ce qui l’étoit déjà, quitta la Vénerie, où il s’étoit établi, et envoya un gros détachement à Vendôme.

Le siège de Barcelone étoit mieux concerté ; mais l’archiduc y fit une grande perte. Ils emportèrent, le 16 septembre, des ouvrages nouvellement augmentés au mont Joui. La résistance fut grande, ils y perdirent huit cents hommes, et le prince de Darmstadt dont il a été tant parlé y fut tué ; mais ces ouvrages coupant toute communication avec la ville, et la garnison du mont Joui manquant de tout, elle s’ouvrit un passage l’épée à la main, et rentra dans Barcelone, n’ayant perdu à cette belle action que douze ou quinze hommes. Ce fut un grand point pour l’archiduc que d’être maître du mont Joui. Ce malheur fut incontinent suivi d’un autre. Les Catalans révoltés se saisirent de Lérida et de Tortose. D’autre part, vers le Portugal, les ennemis levèrent le siège de Badajoz aux approches de Tessé. Ruvigny, qui portoit le nom de milord Galloway, y commandoit les Anglois et y eut un bras emporté. C’étoit un très bon officier parmi eux, qui se retira en Angleterre et n’a pas servi depuis. Ils furent plus heureux devant Barcelone, qui se rendit le 4 octobre, la garnison prisonnière de guerre, excepté le vice-roi, le duc de Popoli et quelques officiers distingués. On voulut longtemps douter de cette nouvelle, et [de] beaucoup de cruautés exercées par les Allemands.

Le roi partit le 26 octobre de Fontainebleau, s’en retournant par Villeroy et par Sceaux, où il séjourna. Il apprit en même temps le couronnement du roi Stanislas Lesczinski. Il ne prévoyoit pas alors assurément, et s’il se peut beaucoup moins auparavant, que dans sa chute la plus profonde, sans pain et sans un pouce de terre, il deviendroit beau-père de son héritier, et aussi peu encore de qui seroit cet ouvrage. Il apprit aussi en même temps la mort du fameux Tekeli, arrivée à Constantinople, jeune encore, mais perdu de goutte et depuis longtemps ne pouvant plus se remuer. Il étoit sur un grand pied de considération et de rang, à peu près comme un grand souverain en asile ; et y touchoit fort gros, et très exactement payé.

La mer auroit été plus heureuse par la quantité de riches et grosses prises et de combats particuliers de nos vaisseaux et de nos armateurs sans la mort de Saint-Paul, qui s’y étoit le plus signalé, et qui fut fort regretté. Il mourut en se rendant maître de onze vaisseaux marchands venant de la mer Baltique par la prise de trois gros vaisseaux anglois qui les convoyoient. Cette action se passa le dernier octobre. Saint-Paul ne laissa que trois neveux fort jeunes ; le roi donna des pensions à tous les trois.

La Feuillade, ou son secrétaire, fit une méprise qui coûta bon. Il manda au gouverneur d’Acqui de le venir joindre avec sa garnison. Au lieu d’Acqui, il mit d’Asti ; et le gouverneur de cette dernière place obéit. M. de Savoie, incontinent averti d’une évacuation si peu attendue, se saisit d’Asti tout aussitôt, et mit tout le Montferrat à contribution. La Feuillade marcha pour la reprendre ; il fallut emporter des postes sur le chemin. En arrivant sur Asti, il trouva toutes les troupes du duc de Savoie et du comte de Staremberg, qui étoient derrière la place, dans laquelle ils firent passer beaucoup de cavalerie et d’infanterie, qui tomba rudement sur la tête de la petite armée que La Feuillade amenoit. On fit fort valoir qu’il mit pied à terre à la tête des grenadiers, qu’il rétablit le combat, qu’il poussa les ennemis jusque sur la contrescarpe, qu’il prit deux étendards. On ne se vanta point de la perte, et on mit sur le compte des pluies et du débordement des rivières la retraite qu’il fit d’Asti, où il étoit arrivé pour en faire le siège, mais où il avoit trouvé ce combat à soutenir, à Casal, où son dessein n’avoit pas été d’aller. On perdit à ce combat d’Asti Imécourt et force gens, et Asti demeura au duc de Savoie.

Les pertes d’hommes en Allemagne et en Italie, plus grandes par les hôpitaux que par les actions, firent prendre le parti d’une augmentation de cinq hommes par compagnie, et d’une levée de vingt-cinq mille hommes de milice, laquelle fut une grande ruine et une grande désolation dans les provinces. On berçoit le roi de l’ardeur des peuples à y entrer ; on lui en montroit quelques échantillons de deux, de quatre, de cinq à Marly, en allant à la messe, gens bien trayés, et on lui faisoit des contes de leur joie et de leur empressement. J’ai entendu cela plusieurs fois, et le roi les rendre après en s’applaudissant, tandis que moi par mes terres et par tout ce qui s’en disoit, je savois le désespoir que causoit cette milice, jusque-là que quantité se mutiloient eux-mêmes pour s’en exempter. Ils crioient et pleuroient qu’on les menoit périr ; et il étoit vrai qu’on les envoyoit presque tous en Italie, dont il n’en étoit jamais revenu un seul. Personne ne l’ignoroit à la cour. On baissoit les yeux en écoutant ces mensonges et la crédulité du roi, et après on s’en disoit tout bas ce qu’on pensoit d’une flatterie si ruineuse. On donna aussi quantité de régiments à lever, ce qui fit une foule étrange de colonels et d’états-majors à payer, qui fut d’un grand préjudice ; au lieu de donner un bataillon et un escadron de plus aux régiments déjà faits qui en auroient bientôt pris l’esprit, et n’auroient point eu l’inconvénient de nouvelles troupes et de petits régiments, qui par leur peu de nombre se détruisent promptement.

Je voyois souvent Callières ; il avoit pris de l’amitié pour moi, et je trouvois une grande instruction avec lui. Hochstedt, Gibraltar, Barcelone, la triste campagne de Tessé, la révolte de la Catalogne et des pays voisins, les misérables succès de l’Italie, l’épuisement de l’Espagne, celui de la France qui se faisoit fort sentir d’hommes et d’argent, l’incapacité de nos généraux que l’art de la cour protégeoit contre leurs fautes, toutes ces choses me firent faire des réflexions. Je pensai qu’il étoit temps, avant de courir les risques de tomber plus bas, de finir la guerre, et qu’elle se pouvoit terminer en donnant à l’archiduc ce que nous pourrions difficilement soutenir, et faisant un partage qui n’auroit pas l’inconvénient de ne pouvoir soutenir le nôtre comme celui du traité de partage fait d’abord en Angleterre et accepté jusqu’au testament de Charles II ; et un partage qui laisseroit Philippe V un grand roi en lui donnant toute l’Italie, excepté ce qu’y tenoient le grand-duc et les républiques de Venise et de Gênes, l’État ecclésiastique de Naples et Sicile, trop éloignés et coupés du reste par l’État du pape ; avoir pour le roi la Lorraine et quelques autres arrondissements et placer ailleurs les ducs de Savoie, de Lorraine, de Parme et de Modène. J’en fis le plan dans ma tête sans l’écrire, et je le dis à Callières, plutôt pour m’instruire que par croire avoir rien imaginé de fort bon et de praticable ; je fus surpris de le lui voir goûter. Il m’exhorta à le mettre sur du papier, et à le montrer comme un projet aux trois ministres avec qui j’étois dans une liaison intime. Je résistai plusieurs jours ; enfin, pressé par Callières, je lui promis d’en parler à ces messieurs, mais je ne pus me résoudre de rien mettre par écrit. M. de Beauvilliers, à qui j’en parlai le premier, trouva ce plan fort bon et fort raisonnable ; M. de Chevreuse aussi. Ils voulurent que j’en parlasse aux deux autres. Le contraste de leur réponse perdroit trop, si la modestie m’empêchoit de rapporter leur réponse, qui les peint tous deux au naturel. Le chancelier me répondit, après m’avoir écouté fort attentivement, qu’il voudroit me baiser au cul et que cela fût exécuté, et Chamillart, avec gravité, que le roi ne céderoit pas un moulin de toute la succession d’Espagne. Dès lors je compris l’étourdissement où nous étions, et combien les suites en étoient à craindre.

Vers la fin de novembre arriva le comte d’Aguilar à Paris, qui fut présenté au roi par le duc d’Albe. Le roi d’Espagne l’envoyoit au roi pour lui persuader le siège de Barcelone, et de trouver bon qu’il le fît en personne, avec le secours des vaisseaux et des troupes du roi. Aguilar ne réussit que trop dans sa commission, au malheur des deux couronnes, et qui mit celle du roi d’Espagne dans le plus extrême péril. Il étoit ou prétendoit être Manrique de Lara, grand d’Espagne par sa mère et fils unique de ce comte de Frigilliane dont il a été parlé à l’occasion du testament de Charles II, et qui en apprit publiquement les dispositions à l’ambassadeur de l’empereur d’une manière si cruelle et si plaisante, comme je l’ai raconté alors. Il y auroit bien des choses curieuses et singulières à raconter de ce comte de Frigilliane, qui disoit de soi-même qu’il seroit le plus méchant homme d’Espagne et le plus laid, s’il n’avoit pas un fils. Ce dernier étoit jeune, plein d’ambition, de ruse, de fausseté, de noirceur. Je ne sais si la similitude avoit fait cette union, mais le duc de Noailles et lui avoient lié une amitié étroite en Espagne, qui a toujours duré intime et avec une confiance entière. En sus de son ami, le premier homme d’Espagne en capacité, et le premier aussi en esprit et à être dangereux dans une cour ; grand poltron, grand pillard, et ne put pourtant s’enrichir. Les premières places lui passèrent successivement par les mains : jamais content d’aucune, et pas une aussi ne lui demeura. Il étoit lors l’un des quatre capitaines des gardes du corps, et fut successivement colonel du régiment des gardes espagnoles, chef des finances, et plus longtemps de la guerre avec tout pouvoir ; capitaine général et commandant en chef, gentilhomme de la chambre et favori, enfin conseiller d’État, c’est-à-dire ministre, et tout cela rapidement. Toujours craint et généralement haï, il a passé les vingt dernières années de sa vie en disgrâce, presque toujours exilé à sa commanderie de Saint-Jacques, à plus de quarante lieues de Madrid, et de lieues d’Espagne, et d’ailleurs éloignée de tout. Il y aura plus d’une fois occasion de parler de lui. Cette commanderie étoit de plus de trente mille livres de rente, affectée au chancelier de l’ordre.

Aguilar, qui avoit la Toison, brigua cette place de chancelier, l’obtint et quitta la Toison, alors incompatible. Le duc de Frias, qu’on connoît mieux sous le nom de connétable de Castille, le même dont j’ai parlé, fut si indigné de cette action, que par rodomontade il remit sa croix de SaintJacques avec une commanderie de vingt mille livres de rente qu’il avoit, et demanda et eut la Toison qu’Aguilar avoit quittée. Ces grosses commanderies, assez communes dans les trois ordres d’Espagne, faisoient négliger la Toison aux seigneurs espagnols, qui étoit répandue aux grands seigneurs sujets ou affectionnés à l’Espagne, en Italie et aux Pays-Bas, qui en étoient fort avides, outre quelques-unes que l’empereur demandoit pour des seigneurs principaux qui le servoient. Mais douze ou quinze ans depuis l’avènement de Philippe V à la couronne, ils ont trouvé moyen de s’accommoder avec Rome, qui a rendu ces trois ordres compatibles en payant tous les cinq ans une modique annate sur leurs commanderies quand ils ont d’autres ordres, dont ils obtiennent encore de fortes remises. Depuis cette invention, les plus grands seigneurs d’Espagne sont devenus fort empressés pour la Toison, et peut-être plus encore pour l’ordre du Saint-Esprit. En ce même temps Ronquillo, dont j’ai parlé, fut fait gouverneur du conseil de Castille.

Tout étant réglé avec Aguilar pour le siège de Barcelone, le duc de Noailles, qui n’avoit pu faire les deux dernières campagnes, et qui se portoit mieux, aiguillonné par l’exemple de La Feuillade et par celui de son père, voulut se servir du même chausse-pied pour arriver rapidement au commandement des armées. Il demanda d’aller commander dans son gouvernement de Roussillon, l’obtint et se hâta de s’y rendre, pour l’exercer quelque temps avant d’être effacé en servant au siège de Barcelone.

Je partageai en même temps, avec la plus sensible amertume, le malheur de M. et de Mme de Beauvilliers ; ils avoient deux fils de seize, et dix-sept ans, bien faits et qui promettoient toutes choses. L’aîné venoit d’avoir un régiment sans avoir eu d’autre emploi, et le cadet en alloit avoir un autre. Le cadet mourut de la petite vérole à Versailles, le 25 novembre. La même maladie commençoit à prendre à l’aîné, qui en mourut aussi le 2 décembre. Le père et la mère pénétrés de douleur à la mort du premier, allèrent sur-le-champ en faire un sacrifice à la messe, et y communièrent l’un et l’autre ; à la mort de l’autre ils eurent la même foi, le même courage, la même piété. Leur affliction fut extrême et ce ver rongeur dura le reste de leur vie : l’extérieur n’en changea point. M. de Beauvilliers continua ses fonctions ordinaires. Pour chez lui, il se donna relâche, et pendant quelques jours ne vit que sa plus étroite famille et ses plus intimes amis. Je ne connois point de sermon si touchant que la douleur et la résignation profonde de l’un et de l’autre. Leur sensibilité entière, sans rien prendre sur leur soumission et leur abandon à Dieu ; un silence, un extérieur doux, apparemment tranquille, mais concentré et toujours quelques paroles de vie qui sanctifioient leurs larmes. Après les premiers temps, je détournois doucement la conversation quand M. de Beauvilliers me parloit de ses enfants ; il s’en aperçut et me dit que je croyois bien faire pour détourner l’objet de la douleur, qu’il m’en remercioit, mais qu’il y avoit un si petit nombre de personnes à qui il se permît d’en parler, qu’il me prioit d’en continuer les discours quand il m’en parleroit, parce que cela le soulageoit, et qu’il ne le faisoit que quand il s’en sentoit pressé ; je lui obéis, et très souvent tête à tête il m’en parloit, et je vis en effet que de continuer avec lui là-dessus le soulageoit. Son gendre n’étoit pas tourné à lui donner de la consolation, il tenoit toujours sa femme à Paris, et toutes les autres filles de M. de Beauvilliers étoient religieuses. Je n’aurai que trop occasion de parler du duc de Mortemart.

Les jésuites cherchoient depuis longtemps à s’emparer de la cure de Brest, et d’en faire un bon bénéfice. Ils en trouvèrent la jointure, et ils ne la manquèrent pas ; mais ils y trouvèrent aussi tous les habitants si opposés, qu’ils ne les purent gagner avec toutes leurs douces et fines industries. Ils se gardèrent bien de commettre leur affaire à aucun tribunal. Ils obtinrent une évocation pour être jugés devant le roi. Quel que fût leur crédit et le désir du roi de leur accorder toutes leurs demandes, il fut impossible de briser toute règle et toute équité devant eux. Le roi pourtant de son autorité leur accorda la cure, mais avec des modifications qui ne leur plurent pas, et qui ne consolèrent pas les habitants d’avoir de tels pasteurs malgré eux.

Les armées de Flandre et d’Allemagne étant séparées, Marsin et peu après Villars arrivèrent. Le maréchal de Villeroy fut le dernier ; il prit son temps de paroître la nuit de Noël pendant matines. Le roi lui fit une réception dont il fut d’autant plus content qu’elle fut plus publique, et qu’il avoit fait bien du brouhaha en entrant. Il s’occupa le reste de l’office à galantiser les dames, à recevoir les compliments de ce qu’il y avoit là de principal, les respects des autres, et à battre la mesure de la meilleure grâce du monde, avec une justesse que lui-même admiroit.

Surville, dont l’affaire en vieillissant ne devenoit pas meilleure, fut amené d’Arras à la Bastille, La Barre demeurant en pleine liberté.

Roquelaure eut peu après son retour une petite audience du roi pour se justifier de sa négligence à garder les lignes, de sa fuite et de tout le désordre qui s’en étoit suivi. Le roi épris de Mlle de Laval, fille d’honneur de Mme la Dauphine, la maria à Biran, fils de Roquelaure, duc à brevet, moyennant un autre brevet de duc pour lui. On n’oubliera guère le bon mot qui lui échappa en nombreuse compagnie à la naissance de sa fille aînée. « Mademoiselle, dit-il, soyez la bienvenue, je ne vous attendois pas sitôt. » En effet, elle ne s’étoit pas fait attendre. C’étoit un plaisant de profession, qui, avec force bas comique, en disoit quelquefois d’assez bonnes et jusque sur soi-même, comme on le voit ici. Le roi eut toujours de la considération et de la distinction pour Mme de Roquelaure, née aussi plus que personne que j’aie connu pour cheminer dans une cour. Il ne put enfin résister à ses peines sur la situation de son mari. On verra bientôt de quelle façon il fut tiré du service pour toujours. Elle n’apporta pas un écu en mariage dans une maison fort obérée. Son art et son crédit la rendirent une des plus solidement riches ; mais la beauté heureuse étoit sous Louis XIV la dot des dots, dont Mme de Soubise est bien un autre exemple.

Vers la fin de l’année Tessé maria son fils aîné à la fille de Bouchu, conseiller d’État, duquel j’ai parlé il n’y a pas longtemps. Ce fut le contraire de celui de Mme de Roquelaure, ni esprit, ni art, ni naissance, ni beauté, mais des écus sans nombre, et c’est ce qu’il falloit à Tessé.

Le duc de Duras en fit un plus assorti. Il épousa Mlle de Bournonville, dont tout le bien, qui étoit fort grand, étoit acquis par la mort de son père et de sa mère. Elle étoit à Paris dans un couvent ; la maréchale de Noailles l’avoit souvent chez elle à la cour pour les bals, où elle dansoit à ravir. Jamais personne ne représenta mieux la déesse de la Jeunesse. Elle en avoit tous les agréments et toute la gaieté. La maréchale en fit tellement comme de sa fille qu’elle la maria chez elle et y logea et nourrit les mariés. Qui l’auroit dit au maréchal de Duras qui haïssait le maréchal de Noailles et qui le ménageoit si peu ?

Listenois épousa aussi vers le même temps une fille de la comtesse de Mailly ; ces deux mariages signés et déclarés les derniers jours de cette année ne furent célébrés que les premiers jours de la suivante. Mme du Maine depuis longtemps avoit secoué le joug de l’assiduité, de la complaisance et de tout ce qu’elle appeloit contrainte ; elle ne se soucioit ni du roi ni de M. le Prince qui n’auroit pas [été] bien reçu à contrarier où le roi ne pouvoit plus rien, qui étoit entré dans les raisons de M. du Maine. À la plus légère représentation il essuyoit toutes les hauteurs de l’inégalité du mariage, et souvent pour des riens, des humeurs et des vacarmes qui avec raison lui firent tout craindre pour sa tête. Il prit donc le parti de la laisser faire, et de se laisser ruiner en fêtes, en feux d’artifice, en bals et en comédies qu’elle se mit à jouer elle-même en plein public, et en habit de comédienne, presque tous les jours à Clagny, maison près Versailles et comme dedans, superbement bâtie pour Mme de Montespan qui l’avoit donnée à M. du Maine depuis qu’elle n’approchoit plus de la cour.

À la fin de l’année M. le duc de Berry fut délivré de ses gouverneurs. Jamais jeune homme ne fut si aise.

Enfin Montmélian, bloqué depuis si longtemps, se rendit le 12 décembre. On prit le bon parti aussitôt après de le faire sauter.

L’année finit et la suivante commença par un cruel fracas sur l’évêque de Metz. Jamais aventure si éclatante ni plus ridicule. Un enfant de chœur, qu’on dit après être chanoine de l’église de Metz, fils d’un chevau-léger de la garde, sortit fuyant et pleurant de l’appartement de M. de Metz où il étoit seul pendant que ses domestiques dînoient, et s’alla plaindre à sa mère d’avoir été fouetté cruellement par M. de Metz. De ce fouet fort indiscret et, s’il fut vrai, fort peu du métier d’un évêque, des gens charitables voulurent faire entendre pis, et le chapitre de la cathédrale à s’émouvoir et à instrumenter. Le chevau-léger accourut en poste à Versailles où il se jeta aux pieds du roi avec un placet, demandant justice et réparation. La maréchale de Rochefort m’envoya chercher partout, m’apprit l’aventure, et me pria de prévenir Chamillart, qui avoit Metz dans son département, et de ne rien oublier pour l’engager à servir efficacement M. de Metz dans une affaire si cruelle que ses ennemis lui suscitoient, et qui intéressoit l’honneur de toute sa famille. Je m’en acquittai sur-le-champ, et Chamillart, naturellement obligeant, s’y porta le mieux du monde. Il se fit donc ordonner par le roi d’écrire à l’intendant de Metz d’assoupir cette affaire, et de faire en sorte qu’il n’en fût plus parlé. Mais le cardinal de Coislin, averti à Orléans de ce fracas, qui étoit l’honneur, la piété et la pureté même, accourut dans l’instant qu’il l’apprit, et supplia le roi pour lui et pour son neveu que l’affaire fût éclaircie, qu’on punît ceux qui méritoient de l’être ; que, si c’étoit son neveu, il perdît son évêché et sa charge dont il étoit indigne ; mais qu’il étoit juste aussi, s’il étoit innocent, que la réparation de la calomnie fût publique, et proportionnée à la méchanceté qu’on lui avoit voulu faire. L’affaire dura depuis Noël, que le cardinal de Coislin arriva, jusqu’au 18 janvier, que le roi ordonna que le chevau-léger avec toute sa famille irait demander pardon en public à M. de Metz chez lui, dans l’évêché, et que les registres du chapitre de la cathédrale seroient visités, et tout ce qui pouvoit y avoir été mis et qui pouvoit blesser M. de Metz entièrement tiré et ôté, tellement que ce vacarme, épouvantable d’abord, s’en alla bientôt en fumée.

Le rare est que M. de Metz s’étoit fait prêtre de concert avec son oncle, malgré et à l’insu de son père qui le vouloit marier, voyant le marquis de Coislin, son fils aîné (et il n’avoit que ces deux-là), impuissant plus que reconnu depuis son mariage. On crut donc que l’abbé de Coislin, qui avoit une petite abbaye et la survivance de son oncle, se sentant impuissant comme son frère, n’avoit pas voulu, comme lui, s’exposer au mariage, et que cette raison l’en avoit plus éloigné que la peur de mourir de faim, encore plus que son frère. La vérité est qu’il n’avoit que si peu de barbe, qu’on pouvoit dire qu’il n’en avoit point, et qu’encore que sa vie n’eût jamais été ni dévote ni bien mesurée, on n’avoit jamais pu attaquer ses mœurs. La suite de sa vie toujours singulière, parce qu’il l’étoit beaucoup, et qui a été infiniment réglée, appliquée à son diocèse jusqu’à sa mort arrivée en 1733, et tout éclatante des plus grandes et des meilleures couvres en tout genre, et cachées et publiques, a magnifiquement démenti ou l’imprudence ou le guet-apens dont son oncle et lui pensèrent mourir de douleur, et dont la santé du premier ne s’est jamais bien rétablie.


  1. Voy., note à la fin du volume sur le procès, la condamnation et l’exécution de Fargues.