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Mémoires secrets de Bachaumont/1770/Décembre

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Texte établi par M. J. Ravenel, Brissot-Thivars éditeurs & A. Sautelet et Compagnie (Tome III (1769-1772)p. 236-247).
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Décembre 1770

2 Décembre. — Depuis quelque temps on a inventé des galons factices, qui imitent l’or vrai et sont à très-bon marché ; des plaisans les ont appelés des galons à la chancelière, parce qu’ils sont faux et ne rougissent pas. C’est en effet une propriété de cette nouvelle découverte.

3. — Il paraît une nouvelle facétie de M. de Voltaire ayant pour titre : Épître au roi de la Chine sur son Recueil de vers qu’il a fait imprimer[1]. On se doute bien que c’est un nouveau cadre où le poète de Ferney enchâsse encore les victimes ordinaires, pour les passer en revue et les couvrir de nouveaux sarcasmes.

4. — Le sieur Piron, si fécond en saillies et en épigrammes, ne tarit pas sur le compte du sieur de La Harpe ; il en a fait encore trois à l’occasion de Suétone. Voici la première qu’on connaît :

Le voilà donc ce petit virtuose,
Toujours s’aimant, sans avoir de rivaux,
Écrivaillant, soit en vers, soit en prose,
Et sous Lacombe alignant ses journaux !
Comme aux sifflets chaque jour il s’expose !
Pour deux écus aux badauds de Paris,
Il vend en vain des Césars travestis,
C’est pour tomber qu’il joute avec La Pause[2].
Ce grand auteur, si j’en crois ses écrits,
De ses héros fait mal l’apothéose :
Timoléon meurt le jour qu’il est né.
Pour Mélanie, on baille à bouche close
En admirant ce drame fortuné ;
Et Suétone à périr condamné
Va dans la tombe où Gustave repose.

5. — L’acteur qu’on avait annoncé comme devant débuter cet hiver, a paru hier dans la tragédie d’Alzire ; il faisait le rôle de Zamore. Le public, prévenu depuis long-temps de ce début, s’y était porté en foule. Le goût particulier que la demoiselle Clairon avait pris pour lui, et ses soins pour le former, en avaient fait concevoir la plus haute opinion. Ce sujet n’a pas répondu à l’attente générale. Il a toutes les qualités extérieures ; mais sa voix est sourde, et, soit défaut d’organe, soit timidité, ne sortait point du tout. Il a rendu assez bien quelques morceaux de déclamation, talent qu’on acquiert par une grande étude et les leçons des bons modèles ; mais il a paru manquer de chaleur, et a raté tous les endroits de sentimens ; il n’a point d’entrailles : il pourra avec de l’art être un acteur brillant, mais il n’aura jamais ces élans de génie que saisissent les spectateurs dans la demoiselle Dumesnil et le sieur Le Kain.

6. — Épigramme sur le bruit qui a couru que le sieur Piron était mort en même temps que MM. de Moncrif et le président Hénault.


Piron est mort ! — Quel jour ? — Hier. — Hier, chose impossible !
Je le quittai le soir en parfaite santé,
Leste, plein d’enjouement, d’esprit et de gaîté ;
Tout son individu me parut impassible.
— Le fait n’est que trop sûr… Hélas ! apparemment,
Que le bon Alexis est mort subitement.
— Non, non, son âme existe et n’est point endormie ;
Il n’est ni mort, ni de l’Académie.


7. — Les Comédiens Italiens ont donné hier la première représentation des Deux Avares, comédie en deux actes et en prose, mêlée d’ariettes. Cet opéra comique, qui avait peu réussi à la cour, n’a pas eu plus de succès à la ville. Le poëme, de la composition du sieur de Falbaire, n’a pas le sens commun, à commencer par le titre. Quant à la musique, elle est du sieur Grétry, c’est-à-dire du plus grand maître que nous ayons en pareil genre.

9. — Tandis que le sieur de Voltaire ne cesse de s’égayer aux dépens de ses ennemis, ceux-ci cherchent à prendre leur revanche, et le sieur Marchand vient de faire paraître le Testament politique[3] de ce grand homme, qui n’est pas mal plaisant et contient une critique aussi fine que légère de ses ouvrages, et de ses caractère, vie et mœurs.

10 — Un plaisant a mis en épigramme le bon mot rapporté ci-dessus sur les galons modernes :


On fait certains galons de nouvelle matière,
Fort peu chers, mais fort bons pour habits de galas ;

On les nomme à la chancelière.
— Pourquoi ? — C’est qu’ils sont faux et ne rougissent pas.


Un autre plaisant a fait d’avance l’épitaphe de M. le duc de La Vrillière. Elle roule sur ses trois noms différens de Phelypeaux, Saint-Florentin et La Vrillière :


Ci gît, malgré son rang, un homme fort commun ;
Ayant porté trois noms et n’en laissant aucun.


11. — Il se répand un couplet de chanson qu’on met sur différens airs. Le voici :


Le bien-aimé de l’almanac
N’est pas le bien-aimé de France :
Il fait tout ab hoc et ab hac,
Le bien-aimé de l’almanac ;
Il met tout dans le même sac,
Et la justice et la finance :
Le bien-aimé de l’almanac
N’est pas le bien-aimé de France.


12. — Mardi on a donné sur le théâtre de l’Opéra la première représentation d’Ismène et Isménias, tragédie lyrique, exécutée pour la première fois à Paris, mais jouée en 1763 à Choisy, devant le roi, avec un médiocre succès. Le poëme, du sieur Laujon, est dénué de tout intérêt, fort embarrassé dans sa marche, et prête peu à l’appareil du spectacle que doit fournir un ouvrage de ce genre. La musique, du sieur La Borde, est excellente comme production d’un amateur, mais n’a pas de même cette chaleur qu’on admire et qu’on ressent dans les compositions des grands maîtres. Elle est triste, presque toujours dans le bas, peu d’airs chantans ou de symphonie ; quelques morceaux assez agréables, mais plus propres pour la Comédie Italienne, et qui, par leur disparate avec l’ensemble, font une dissonance qui révolte les moins connaisseurs.

14. — Outre les couplets dont on a parlé contre le vulgaire des nymphes de l’Opéra, on a fait des cantiques particuliers en l’honneur des principales actrices. Mademoiselle Rosalie a paru mériter spécialement l’attention du Santeuil du théâtre lyrique. On recherche beaucoup cet Hymne à sa gloire, très-méchant, très-ordurier, et qui par-là fait fortune ; mais il est très-rare[4].

15. — On a fait aussi en l’honneur de mademoiselle Dervieux un Cantique[5] non moins atroce que celui dont on a parlé contre mademoiselle Rosalie. On peut juger par le style de ces deux ouvrages, par leur tournure informe, qu’ils ne sont point composés par un poète véritable, mais qu’ils sont éclos dans les sociétés de ces demoiselles, dont les coryphées se sont évertués à qui injurierait le mieux la divinité adverse.

16. — On a fait ce distique sur les mots lex, rex :


Rex servat legem, regem lex optima servat ; Lex sine rege jacet, rex sine lege nocet.

17. — On répand un extrait des Centuries de Nostradamus, No 53, page 161, édition d’Amsterdam. CIↃ ICC LXVII. chez Daniel Winkerausan.


Peste, famine, feu, et ardeur non cessée,
Foudre, grand’grêle, temple du ciel frappé,
Édit, arrêt et griève loi cassée,
Chef inventeur, ses gens et lui chassé.

On croit, suivant l’usage, y voir la prédiction des événemens du jour, passés et futurs.

18. — L’abbé Alary, membre de l’Académie Française, vient de mourir dans un âge très-avancé. C’est la troisième place vacante par cette mort. Il était sous-doyen, ayant été reçu en 1753. C’était le fils d’un apothicaire, qui par ses intrigues était parvenu à la fortune. On ne sait trop à quel titre il s’est trouvé assis dans le sanctuaire des Muses, car on ne connaît aucun ouvrage de lui. C’est le pendant de cet Académicien, dont Boileau disait :


J’imite de Conrart le silence prudent.


Cependant il était beau diseur, bel homme et très-bien venu des femmes ; ce qui chez plus d’un de ses confrères a tenu lieu de mérite littéraire[6].

19. — La réponse du sieur de Valdahon au Mémoire du sieur Le Monnier, annoncée depuis long-temps, et retardée par divers obstacles, paraît enfin, et réveille l’attention du public sur cet amant infortuné, si célèbre par ses malheurs et par sa constance. L’orateur, après avoir retracé d’une façon pathétique tous les maux qu’a soufferts le sieur de Valdahon, sur lequel son impitoyable persécuteur a fait lancer plusieurs décrets, qu’il a obligé de fuir en pays étranger, qu’il a fait exiler pour vingt ans de sa patrie, qu’il a déchiré dans huit mémoires, diffamé dans cinq tribunaux, et presque ruiné, tant par les gros dommages-intérêts qu’il s’est fait adjuger, que par les frais énormes d’un procès qui dure depuis huit ans, discute ultérieurement les moyens du sieur Le Monnier. Il prouve par les lois que, quand même le sieur de Valdahon aurait séduit mademoiselle Le Monnier, il pourrait l’épouser, parce qu’elle est libre et majeure ; mais il prouve en outre par trois jugemens qu’il ne l’a point séduite. Il réfute toutes les calomnies inventées sur sa parenté et sur sa personne ; et après avoir également détruit les objections tirées du danger pour les mœurs, pour l’honnêteté publique, pour l’affaiblissement de l’autorité paternelle, que l’adversaire met en avant, il en conclut que l’opposition du sieur Le Monnier au mariage de sa fille avec son amant est aussi vaine qu’odieuse. Ce Mémoire, sorti de la plume éloquente du sieur Loyseau de Mauléon, est appuyé d’une Consultation, en date du 7 novembre, du sieur Pialez, un des avocats les plus accrédités en ces sortes de matières. On s’attend à recevoir incessamment la nouvelle de l’arrêt du Parlement de Metz, que tout le public désire trouver favorable au deux amans, et que les jurisconsultes annoncent être tel.

20. — Seconde épigramme de M. Piron sur ce que M. de La Harpe brigue une place à l’Académie.


FavorQuoi, grand Dieu ! La Harpe veut être
FavorDu doux Moncrif le successeur !
Favoris d’Apollon, songez à votre honneur :
Voudriez-vous qu’on prit le Louvre pour Bicêtre [7] ?

21. — De jeunes officiers, qui dans leurs garnisons se sont amusés à jouer la comédie avec les actrices, enhardis par leur succès en province, ont voulu déployer leurs talens à Paris. À cet effet, ils ont loué la salle d’Audinot, sur les boulevards, et, dans la nuit du 19 au 20 de ce mois, ont exécuté sur ce théâtre le Déserteur et les Sabots, deux opéras comiques fort en vogue. Ils avaient distribué environ six cents billets, et l’assemblée était très-nombreuse et composée de tout ce qu’il y a de plus distingué en gens de qualité et en amateurs. M. le duc de Chartres a bien voulu les honorer de sa présence. Malheureusement, cela n’a pas pris autant qu’ils s’en flattaient, et, malgré leur passion extrême pour leur talent, ils seront obligés de se borner à en amuser les provinciaux. Ils avaient fait tous les frais, et cette folie leur a coûté beaucoup d’argent.

22. — Troisième épigramme de M. Piron contre M. de La Harpe, à l’occasion de son Suétone.


SaveMonsieur La Harpe habille en jaune
SaveLes plats Césars qu’il publie aujourd’hui.
Savez-vous bien pourquoi ? C’est que son Suétone
SaveEst bilieux et méchant comme lui.


23. — Le sieur Sénac, premier médecin du roi, dont la santé périclitait depuis long-temps, vient enfin de mourir et a été enterré hier. Cet événement met toute la Faculté en mouvement. On ne sait encore qui sera nommé à une place aussi importante, qui le devient de plus en plus à mesure que le roi vieillit, et pour laquelle il y a quantité de concurrens. Le sieur Sénac était un homme de beaucoup d’esprit, qui avait écrit sur son métier, mais qui surtout possédait au suprême degré l’art de la cabale et de l’intrigue, dont il avait fait l’apprentissage chez les Jésuites, où il était d’abord entré. Le chemin qu’il a fait depuis ce temps-là vers la fortune, est une preuve de ses heureux talens en ce genre.

24. — Un nouveau critique s’est élevé sur les rangs, et a censuré plusieurs ouvrages nouveaux, entre autres celui du sieur de Saint-Lambert, auteur du poëme des Saisons. L’amour-propre de cet auteur a été blessé, et il a profité de son crédit pour faire arrêter le livre[8], et mettre à la Bastille le sieur Clément qui l’avait fait. Celui-ci en est sorti par composition et à condition mettre des cartons à son ouvrage ; mais il s’est vengé par l’épigramme suivante :


Pour avoir dit que tes vers sans génie
M’assoupissaient par leur monotonie,
Froid Saint-Lambert, je me vois séquestré ;
Si tu voulais me punir à ton gré,
Point ne fallait me laisser ton poëme.
Lui seul me rend mes chagrins moins amers :
Car de nos maux le remède suprême
C’est le sommeil… Je le dois à tes vers.

26. — Hymne en l’honneur de mademoiselle Rosalie Levasseur, actrice de l’Opéra.


Sur l’air : Babet, que t’es gentille.

Le sot Orgueil, un jour,
Convoita l’Impudence :
Un monstre à cet amour
Dut bientôt sa naissance :
DCe chef-d’œuvre heureux
DFut bien digne d’eux.
Jugez-en par sa vie !

Le crime excite tous ses sens,
L’appât de l’or fait ses penchans,
Son nom manque à ces traits touchans ;
LeEh bien ! c’est Rosalie.

LeD’un Lapon bien camard
LeDépeignez-vous la mine,
LeAvec le cœur et l’art
LeQu’eut jadis Messaline :
Le Un affreux venin
Le Circule en son sein,
LeLa mort est moins cruelle.
Si, par un immense détail,
Un seul objet vaut un sérail,
Si jour et nuit c’est nouveau bail,
LeEh bien ! c’est encore elle.

LePriape est le seul Dieu
LeQue cette nymphe adore,
LeMais son sceptre plaît peu
LeSi Plutus ne le dore.
Le Un mystère affreux
Le Fait cacher ses feux ;
Le C’est un Giton femelle.
Si l’on vous disait que Cypris
Prive d’une nuit Adonis
Pour la passer avec Laïs,
LeEh bien ! c’est encore elle.

LeVers un gouffre d’horreurs
LeUn vil penchant l’entraîne,
LeEt son perfide cœur
LeL’est comme son haleine.
Le Son demi-talent
Le Va toujours chantant :
LeHo ! le plaisant modèle !
Quand vous allez à l’Opéra

Croyez-vous entendre un castrat,
Payant pour qu’on le claque là…
LeEh bien ! c’est encore elle.

LeSon peu d’esprit est fait
LeAu jargon des coulisses ;
LeElle est le Poinsinet
LeDu sexe et des actrices,
Le Sans pudeur, sans foi,
Le Priape[9] est sa loi,
LeSon œil toujours l’appelle :
Cette boîte au repentir
Dont on vit tous les maux sortir,
Si quelqu’un veut encor l’ouvrir,
LeEh bien ! Messieurs, c’est elle[10].

30. — Le sieur Collé, lecteur de M. le duc d’Orléans, avait fait imprimer depuis long-temps une comédie en un acte et en prose, intitulée la Veuve, dont la lecture n’avait pas eu un grand succès. Il vient de s’aviser de la faire jouer par les Comédiens Français : on en a donné hier la première représentation qui lui a valu une chute complète. Ce drame n’est autre chose qu’un assemblage de conversations à la mode, c’est-à-dire pleines de mots et vides de sens, sans aucune action ni intrigue, terminées par un dénouement bizarre et romanesque. Les acteurs, d’ailleurs, par leur mauvais jeu, n’ont pas peu contribué à rendre l’ouvrage encore plus ennuyeux plus insipide.

31. — Aux couplets, cantiques et chansons qui ont amusé les amateurs de l’Opéra a succédé une caricature qui fait l’objet de leur curiosité et de leur empressement. Il faut se rappeler, pour son intelligence, ce qu’on a dit il y a déjà du temps, que M. le prince de Soubise donnait deux mille écus par mois à mademoiselle Guimard, célèbre danseuse du théâtre lyrique ; que le sieur La Borde composait la musique des spectacles de cette Terpsichore, et présidait à leur exécution, et qu’enfin le sieur Dauberval était l’ami du cœur, ce que ces demoiselles appellent en termes techniques le greluchon. En conséquence, dans l’estampe en question on voit d’une part le prince de Soubise jouant de la poche ; le sieur de La Borde tenant un ballet d’une main et de l’autre une règle ou bâton de mesure ; le sieur Dauberval donnant du cor, et la demoiselle Guimard se balançant comme en cadence, et tenant en main un papier chargé de quelques notes de musique avec ce titre en gros caractères : Concert a trois.


  1. La Correspondance littéraire de Grimm (lettre du 1er décembre 1770) contient une réponse du roi de la Chine, attribuée à La Harpe. On ne la trouve pas dans les Œuvres de cet auteur. — R.
  2. V. 23 novembre 1770. — R.
  3. Genève, 1770, in-8°. — R.
  4. V. 26 décembre 1770. — R.
  5. V. la note 2 de la page 246. — R.
  6. V. 30 août 1762. — R.
  7. V. 19 novembre 1769. — R.
  8. Observations critiques sur la nouvelle traduction en vers des Géorgiques de Virgile ; et les poëmes des Saisons, de la Déclamation et de la Peinture ; suivies de quelques Réflexions sur le poëme de Psyché (*). Paris Lejay, 1770, in-8°. — R.

    (*. ) Les Réflexions sur le poëme de Psyché sont de Meusnier de Querlon ; c’est Clément lui-même qui me l’a dit. (Beuchot, Biog. univ. article Clément.)

  9. À l’exemple d’un précédent éditeur nous altérons un peu la pureté du texte. — R.
  10. À la suite de cet Hymne, et à la date du 28 décembre 1770, on trouve dans les Mémoires secrets un Cantique en l’honneur de mademoiselle Dervieux, célèbre danseuse de l’Opéra. Comme il n’est remarquable que par son obscénité, nous n’avons pas cru devoir le conserver ; mais nous le mentionnons
    parce qu’il en a été question. ― R.