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Mémoires secrets de Bachaumont/1770/Novembre

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Texte établi par M. J. Ravenel, Brissot-Thivars éditeurs & A. Sautelet et Compagnie (Tome III (1769-1772)p. 226-236).
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Novembre 1770

1er Novembre. — Le sieur Linguet, croyant avoir lieu de se plaindre de la manière dont il a été traité par le sieur de La Harpe, rédacteur d’un article inséré au premier volume du Mercure d’octobre, concernant cet auteur, a jugé devoir muleter le journaliste par l’épigramme suivante :


Monsieur La Harpe, en son Mercure,
Blâme le feu de mes écrits.
Monsieur La Harpe, je vous jure,
D’un défaut de cette nature
Vous ne serez jamais repris :
Et s’il me vient un jour envie
D’abandonner ce vilain ton,
Pour bien refroidir mon génie,
J’étudierai Timoléon,
Warwick, Gustave et Mélanie.

Ce sont quatre tragédies du sieur de La Harpe.

2. — On a donné pour première nouveauté, sur le théâtre de la cour, à Fontainebleau, Thémire, comédie en un acte, mêlée d’ariettes, avec divertissement, dont les paroles sont du sieur Sédaine, et la musique du sieur Duni[1]. Cette pièce a déjà été exécutée sur le théâtre du sieur Bertin, trésorier des parties casuelles.

Le samedi 27 on y a exécuté les Deux Avares, comédie aussi mêlée d’ariettes, en deux actes, paroles du sieur de Falbaire, musique du sieur Grétry[2]. Cette pièce paraît avoir eu beaucoup de succès ; car on ne peut trop en décider à la représentation, où l’on sait que personne ne peut applaudir, et que les battemens de mains sont interdits, ce qui rend le spectacle très-froid.

Le samedi, 10 novembre, on doit donner la Closière, ou le Vin nouveau, comédie nouvelle en un acte, mêlée d’ariettes, paroles de M. le marquis de Pezai, musique de M. Kohaut, avec divertissement ; et pour quatrième et dernière nouveauté en opéras comiques, on jouera, le mardi 13, l’Amitié à l’épreuve, comédie en deux actes, mêlée d’ariettes, paroles du sieur Favart, musique du sieur Grétry, avec divertissement. L’Opéra devait exécuter deux actes nouveaux, la Fête de Flore, paroles de M. de Saint-Marc, musique du sieur Trial ; et Zénis et Almasie, paroles de M. Champfort, musique du sieur La Borde, premier valet de chambre du roi.

3. — Depuis le voyage de Fontainebleau, comme il y a eu des articles changés aux spectacles, on a fait ce qu’on appelle un nouveau répertoire, c’est-à-dire une liste qu’on a portée à M. le Dauphin. Ce prince l’a reçue et jetée au feu sur-le-champ, sans la lire, en disant : « Voilà le cas que je fais de ces choses-là. » Les courtisans ont jugé différemment de cette action, suivant leur façon de voir. En général, elle annonce un prince fort décidé, et qui aime à fronder hautement les choses qui ne lui plaisent pas.

4. — On a parlé, l’année dernière, de la visite que le sieur Gerbier, avocat, avait reçue du prince de Conti, dans sa terre d’Aulnoy[3]. Madame la duchesse de Chartres vient de faire le même honneur à ce jurisconsulte célèbre, qui, comme l’orateur romain, après avoir étonné le barreau par son éloquence sublime, se délasse de ses importantes fonctions en travaillant lui-même à son champ. Le sieur Gerbier est un grand économiste, qui fait beaucoup d’expériences en choses utiles, et qui d’ailleurs a singulièrement embelli son habitation par toutes sortes de décorations nouvelles et peu connues dont il a emprunté l’idée des Anglais ; c’est ce qui attire la curiosité des grands.

6. — Le Mémoire de M. de Voltaire, en faveur habitans de Saint-Claude, qu’on a annoncé il y a déjà du temps[4], réveille l’attention du public, aujourd’hui qu’il est question de juger cette affaire portée au Conseil des Dépêches. Il y est question de plusieurs villages renfermés entre deux montagnes, sans aucune communication avec le reste de la terre, sur lesquels le Chapitre de Saint-Claude, en Franche-Comté, ci-devant couvent de Bernardins, prétend exercer le droit, contre nature, de servitude. Ce canton comprend environ douze mille âmes. Il veut faire valoir sa prétention, sans autre titre qu’une jouissance centénaire, que ces despotes opposent à la réclamation des malheureux habitans en question. La cause de l’humanité à plaider d’une part, et de l’autre la satire à faire des moines et des prêtres, étaient un double sujet, trop beau pour ne pas enflammer l’imagination de notre poète philosophe. Il a traité la matière supérieurement et avec tout l’intérêt possible. On ne doute pas que le Chapitre de Saint-Claude ne perde, par la loi générale du royaume, qui n’admet pas de serfs en France.


7. — M. l’abbé Xaupi, doyen des abbés de France, et doyen de la Faculté de Théologie, ne laisse échapper aucune occasion de faire briller son éloquence, soit dans la langue latine, soit dans la française, soit dans le grec, soit dans l’hébreu, s’il était nécessaire, ou que ses lecteurs fussent à porté de l’entendre : chargé par état, lors de tous les événemens célèbres, de porter la parole, il s’en est acquitté jusqu’à ce jour avec un talent singulier dans les différens discours qu’il a prononcés, et paraît posséder à merveille l’art de l’adulation. Il fait tourner vers ce genre son génie, son esprit et son savoir. Le recteur de l’Université ayant été en procession à l’église de l’abbaye royale de Saint-Antoine, M. Xaupi y officiant a saisi cette occasion pour adresser à la maison un discours latin, où il a très-heureusement ménagé l’éloge de madame de Beauvau, abbesse de ce couvent ; il a parlé de la maison de cette princesse avec toute l’emphase d’un orateur, et veut qu’elle soit alliée de toutes les têtes couronnées de l’Europe ; il a joint à son discours imprimé toutes les notes qui peuvent servir au développement de ses assertions sur l’illustration de cette maison.

8. — Il est parvenu depuis quelque temps à Paris un Journal helvétique, qui commence à faire bruit. Cet ouvrage périodique, destiné surtout à traiter les matières scientifiques, avait été jusqu’ici monté sur un ton très-grave ; il le conserve encore sur tous les articles étrangers ; mais celui de France est traité tout différemment. Depuis le mois de septembre, on y remarque une touche nationale qui annonce la correspondance d’un homme d’esprit très au fait des anecdotes littéraires, et qui n’ignore pas que la méchanceté est l’âme de ces feuilles éphémères. Le sieur De Rosoy passe pour le rédacteur en titre. Cependant on croit qu’il a lui-même un associé dont la plume brillante saupoudre le tout d’un sel léger et piquant.

11. — Les nouveautés n’ont pas fait encore une sensation extraordinaire sur le théâtre de la cour : une ancienne pièce, qu’on a jouée hier, a plus amusé que tout le reste ; ce sont les Carrosses d’Orléans, farce de La Chapelle qu’on ne joue jamais à la ville, mais qu’on donne de temps en temps à la cour, où elle a toujours réussi. Elle a encore eu plus de succès cette fois-ci par un divertissement qu’on y a ajouté, analogue aux circonstances. C’est madame la duchesse de Villeroi qui a principalement contribué à cette innovation. Plusieurs amateurs s’en sont mêlés, et le sieur Favart a broché sur le tout. Il y a, entre autres choses, ajouté des couplets qui contiennent un éloge indirect et délicat de madame la Dauphine ; ils ont été extrêmement applaudis. Les jeunes princes, par extraordinaire, étaient à ce spectacle, qui les a beaucoup fait rire, ainsi que la princesse leur belle-sœur. M. le Dauphin, plus sérieux, n’a pas paru prendre une part bien marquée à cette grosse gaieté.

12. — Les Comédiens Français ont joué samedi dernier, 10 de ce mois, une tragédie nouvelle, intitulée Florinde. L’invasion des Maures en Espagne, appelés par le comte Julien pour venger sa fille, est le sujet de cette pièce, et présentait sans contredit un très-beau canevas ; mais l’auteur n’en a pas profité. Cette tragédie a paru si mauvaise, qu’elle a été huée généralement et a eu beaucoup de peine à finir. L’ouvrage est d’un jeune auteur, nommé Le Fèvre, qui avait donné pour début, en 1767, Cosroes. Quelques amateurs avaient cru reconnaître du talent dans ce jeune homme, et prétendaient qu’il fallait l’encourager : les véritables connaisseurs avaient jugé, au contraire, que c’était un poètereau monstrueux, né pour le malheur des oreilles du public, qu’il fallait étouffer dès sa naissance. Il paraît que ces derniers l’avaient bien décidé : rien de si dur et de si tudesque que sa versification.

15. — Le sieur Paradis de Moncrif, lecteur de la feue reine et de madame la Dauphine, languissait depuis deux mois, ayant les jambes ouvertes ; comme il avait quatre-vingt-deux ans et au-delà, il n’a pas douté que sa fin n’approchât ; mais il l’a envisagée en vrai philosophe ; il s’entretenait de ce dernier moment avec beaucoup de présence d’esprit et sans aucun trouble ; il a ordonné lui-même les apprêts de ses funérailles. Après avoir satisfait à l’ordre public et aux devoirs de citoyen, il a voulu semer de fleurs le reste de sa carrière ; il a toujours reçu du monde : accoutumé à voir des filles et des actrices, il égayait encore ses regards du spectacle de leurs charmes. Ne pouvant plus aller à l’Opéra, où il était habituellement, il avait chez lui de la musique, des concerts, de la danse ; en un mot, il est mort en Anacréon, comme il avait vécu. Presque tous ses ouvrages sont dans un genre délicat et agréable ; il excellait surtout dans les romances, marquées à un coin de naïveté qui lui est propre. Il a fait quelques actes d’opéra qui ont eu beaucoup de succès, et il a eu la satisfaction de se voir encore joué sur le théâtre de Fontainebleau, au moment de sa mort. Il avait les mœurs douces, comme ses écrits, il aimait beaucoup la parure, et a conservé ce qu’à la fin. C’était vraiment un homme de société, qualité qui s’allie rarement avec celle d’auteur, et surtout incompatible avec ce qu’on appelle le vrai génie.

17. — La fureur incroyable de jouer la comédie gagne journellement, et malgré le ridicule dont l’immortel auteur de la Métromanie a couvert tous les histrions bourgeois, il n’est pas de procureur qui, dans sa bastide, ne veuille avoir des tréteaux et une troupe. Il ne faut pas mettre au rang de ces spectacles misérables ceux que donne M. de Magnanville, garde du trésor royal, dans son château de la Chevrette. Le théâtre, les auteurs et les acteurs y sont également dirigés par le génie et par le bon goût. Quant au local et aux décorations, tout y est entendu à merveille, et la magnificence n’y laisse rien à désirer. On y a joué ces jours derniers deux pièces nouvelles de la composition de gens de la société, qui ont eu le plus grand succès, et le méritent. L’une est Roméo et Juliette, par M. le chevalier de Chastellux. Ce drame, tiré du théâtre anglais, et accommodé au nôtre, est plein d’intérêt, et présente des situations neuves, conduites avec beaucoup d’art. L’autre est une comédie dans le haut genre, ayant pour titre : les Deux Orphelins. M. de Magnanville en est l’auteur, et l’on y a trouvé beaucoup de gaieté, de finesse et de sentiment. La première est en cinq actes, et la seconde en trois. Dans le nombre des acteurs, presque tous excellens, on distingue madame la marquise de Gléon, qui à la plus charmante figure joint un jeu décent, aisé et noble, et surpasse de beaucoup les tons maniérés et les allures factices de nos meilleures héroïnes de théâtre. Une demoiselle Savalette fait les rôles de soubrette à donner de la jalousie à mademoiselle Dangeville : en un mot, autant la belle nature est au-dessus de l’art le plus recherché, autant cette troupe de comédiens bénévoles l’emporte sur tout ce qu’on connaît faisant le métier et affichant le talent. Le public se porte en foule à cette campagne, quoique à trois lieues de Paris, et l’on comptait plus de deux cents carrosses à la dernière représentation.

20. — On a parlé, il y a quelque temps[5], d’une machine à feu pour le transport des voitures, et surtout de l’artillerie, dont M. de Gribeauval, officier en cette partie, avait fait faire des expériences. On l’a perfectionnée depuis, au point que, mardi dernier, la même machine a traîné dans l’arsenal une masse de cinq milliers, servant de socle à un canon de quarante-huit, du même poids à peu près, et a parcouru en une heure cinq quarts de lieue. La même machine doit monter sur les hauteurs les plus escarpées, et surmonter tous les obstacles de l’inégalité des terrains ou de leur affaissement.

23. — Depuis peu de jours il paraît deux traductions de Suétone ; l’une, par le sieur Henri Ophellot de La Pause[6], en 4 volumes in-8°, avec des mélanges philosophiques et des notes du sieur Delisle, auteur de la Philosophie de la Nature ; l’autre du sieur de La Harpe. Celui-ci a profité de la facilité qu’il a de faire parler divers ouvrages périodiques pour annoncer la sienne avec beaucoup d’emphase, et prémunir le public contre toute surprise qui pourrait lui être faite par la présentation des œuvres de l’autre traducteur. Il a annoncé plusieurs fois qu’il ne fallait pas confondre les deux traductions ; en un mot, il a mis dans ces avertissemens la présomption ordinaire qu’on lui connaît, et cette morgue littéraire dont ne l’ont pas encore guéri les diverses mortifications qu’elle lui a causées et la haine presque universelle des auteurs, ses confrères.

24. — Le président Hénault, surintendant de la maison de madame la Dauphine, membre de l’Académie Française et de celle des Inscriptions, vient de mourir ce soir, après avoir lutté contre la mort depuis plusieurs années, âgé de près de quatre-vingt-six ans. Tout le monde connaît son Abrégé chronologique de l’Histoire de France, qui lui a fait tant de réputation, loué tour à tour, et dénigré outre mesure par M. de Voltaire, et qui ne méritait ni tant de célébrité, ni une critique si amère. Il était fort riche. Sa table était ouverte à tous les gens de lettres, ses confrères, et surtout aux Académiciens. Il n’était pas moins fameux par son cuisinier que par ses ouvrages. Le premier passait pour le plus grand Apicius de Paris, et tout le monde connaît la singulière Épître du philosophe de Ferney à ce Lucullus moderne, qui débute ainsi :


Hénault, fameux par vos soupers,
Et par votre Chronologie, etc.

25. — Extrait d’une lettre de Marseille du 17 novembre. « M. Séguier, avocat-général du Parlement Paris, a passé ici. Il est d’usage lorsqu’un membre de l’Académie Française vient à Marseille, que l’Académie de cette ville députe vers lui, par une déférence due à la première, qu’on regarde comme la mère des autres. On a agité, à l’occasion de M. Séguier, ce qu’on ferait, et il a été décidé non-seulement de ne pas le complimenter, mais de ne fraterniser en rien avec lui. Cette délibération a été prise, d’après le compte rendu par un membre, du Réquisitoire de ce magistrat, de ce qui s’était passé à l’Académie Française à la scène de réception de M. l’archevêque de Toulouse, et de l’indécence des démarches ultérieures de M. l’avocat-général, pour provoquer la défense d’imprimer le discours du sieur Thomas. »

30. — Thémire, jouée depuis peu par les Comédiens Italiens, est une espèce de pastorale qui roule sur l’Églogue connue de Fontenelle, dont le refrein est :

Mais n’ayons point d’amour, il est trop dangereux.

Elle n’est composée que de trois acteurs, Thémire, père, et un berger, amoureux de la jeune fille. Celle-ci l’aime aussi, mais d’amitié seulement, et ne veut pas entendre prononcer le mot d’amour, ni conséquemment celui de mariage. Le père et l’amant en sont également désolés ; le premier conseille à l’autre, pour développer le cœur de la bergère, de feindre d’aimer une de ses compagnes, en l’assurant qu’il conserve toujours pour elle les sentimens de l’amitié la plus parfaite, mais qu’il porte son amour ailleurs, puisqu’elle n’en veut pas. Cette ruse éveille la jalousie dans le cœur de son amante ; elle reconnaît ses propres sentimens qu’elle se dissimulait, et ils s’épousent.

Ce canevas, assez simple, présente pourtant les mœurs, inconnues au village, d’un père instruisant lui-même l’amoureux de sa fille, et le dirigeant dans la manière de la séduire. On sent que ce raffinement de métaphysique du cœur n’est pas fait pour des paysans, et le sieur Sédaine, qui se pique de connaître si bien le naturel, aurait dû transporter la scène ailleurs, ou la traiter différemment. La musique est monotone comme le poëme, et n’a aucun caractère. Il paraît que la ville sera d’accord cette fois-ci avec la cour, et l’on ne croit pas que cet opéra comique très-médiocre ait un succès décidé. Le sieur Caillot faisait le rôle du père, la dame La Ruette celui de la fille, et Clairval était l’amoureux. La pièce a été fort bien jouée, et l’auteur ne peut s’en prendre aux acteurs si elle n’a pas eu plus d’applaudissemens.

  1. V. 30 novembre 1770. — R.
  2. V. 7 décembre 1770. — R.
  3. V. 19 août 1769. — R.
  4. V. 19 août 1770. — R.
  5. V. 23 octobre 1769. — R.
  6. Ce nom supposé, qui servit de masque à Delisle de Sales, est l’anagramme de ces mots : Le philosophe de la nature. — R.