Mémoires sur Socrate (trad. Talbot)/Livre I

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Mémoires sur Socrate (trad. Talbot)
Traduction par Eugène Talbot.
Mémoires sur SocrateHachetteTome 1 (p. Mémoires sur Socrate - Livre premier-90).
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MÉMOIRES SUR SOCRATE[1].


LIVRE PREMIER.


CHAPITRE PREMIER.

C’est faussement qu’on a accusé Socrate de mépriser les dieux de l’État et d’en introduire de nouveaux.

J’ai souvent admiré par quels arguments les accusateurs de Socrate ont jadis persuadé aux Athéniens qu’il méritait la mort, comme criminel d’État. Voici, en effet, quels étaient à peu près les termes de l’accusation : « Socrate est coupable de ne point reconnaître les dieux que reconnaît la cité et d’introduire des extravagances démoniaques : il est coupable de corrompre les jeunes gens[2]. »

Et d’abord, il ne reconnaissait pas les dieux que reconnaît la cité. Mais quelles preuves en donnait-on ? On le voyait sacrifier souvent, soit dans sa maison, soit sur les autels publics, et il recourait notoirement à la divination. Socrate disait, et c’était un bruit général, qu’un démon[3] venait l’inspirer ; et voilà particulièrement pourquoi on l’accusa d’introduire des extravagances démoniaques. Cependant il n’introduisait pas plus de nouveautés que tous ceux qui croient à la divination, et qui interrogent les oiseaux, les voix, les phénomènes naturels, les entrailles des victimes. Ces gens-là, en effet, ne supposent ni aux oiseaux, ni à ceux qu’ils rencontrent, la connaissance de ce qui les intéresse, mais ils pensent que les dieux se servent de ces moyens pour les avertir : c’était aussi la croyance de Socrate. Seulement, le vulgaire dit que les oiseaux et les rencontres l’entraînent ou le détournent ; Socrate parlait selon sa pensée : il se disait guidé par un démon. Aussi conseillait-il à bon nombre de ses disciples de faire une chose ou de n’en pas faire une autre, suivant les inspirations de cet être surnaturel. Obéissait-on, l’on s’en trouvait bien ; négligeait-on ses conseils, on avait lieu de s’en repentir. Or, qui ne conviendrait que Socrate ne voulait passer aux yeux de ses disciples ni pour un insensé, ni pour un imposteur ? Il aurait cependant été regardé comme l’un et l’autre, si, annonçant des faits qui lui avaient été révélés par un dieu, il eût été ensuite convaincu de mensonge. Il est donc évident qu’il n’aurait pas prédit, s’il n’avait pas eu foi qu’il disait la vérité. Mais à quel autre accorder cette foi, si ce n’est à un dieu ? Et si Socrate avait foi aux dieux, comment aurait-il douté de leur existence ?

Mais, en outre, voici ce qu’il faisait avec ses amis. Dans les choses d’un résultat certain[4], il leur conseillait d’agir de la manière qu’il croyait la meilleure ; mais dans celles d’une issue douteuse, il les renvoyait à la divination, pour savoir s’ils devaient agir. Par exemple, ceux qui ont à bien gouverner une maison, un État, doivent, selon lui, recourir à la divination : l’architecture, en effet, la métallurgie, l’agriculture, la politique, la théorie des autres sciences analogues, le calcul, l’économie, la stratégie, sont toutes connaissances accessibles, disait-il, à l’intelligence humaine ; mais ce qu’il y a de plus grand en elles, les dieux, suivant lui, se le réservent, sans en rien laisser voir à l’homme. Celui qui plante bien un verger ne sait pas qui en recueillera les fruits ; celui qui fait bâtir une jolie maison ne sait pas qui l’habitera ; un stratégiste ignore s’il lui est avantageux de commander ; un politique ignore s’il est de son intérêt de gouverner l’État ; l’homme qui épouse une belle femme, pour être heureux, ignore si elle ne fera pas son tourment ; celui qui s’allie aux puissants de la cité ne sait pas s’ils ne le banniront pas un jour. Ceux qui ne croyaient pas que ces événements fussent dirigés par un être surnaturel, mais qui les attribuaient tous à la prudence humaine, il les appelait fous, et fous également ceux qui consultent les oracles sur ce que les dieux nous ont donné de connaître par nous-mêmes : comme si on leur demandait s’il faut confier son char à un cocher habile ou maladroit, son vaisseau à un bon ou à un mauvais pilote, ou si on les interrogeait sur ce qu’on peut savoir à l’aide du calcul, de la mesure, de la balance. Consulter les dieux sur de tels objets lui semblait une conduite impie. Il disait qu’il faut apprendre ce que les dieux nous ont accordé de savoir, mais que, pour ce qui est caché aux hommes, il faut essayer, au moyen de la divination, d’interroger les dieux ; car les dieux le révèlent à ceux qu’ils favorisent.

Du reste, il vécut sans cesse au grand jour : le matin, il allait aux promenades et aux gymnases, se montrait sur l’agora à l’heure où elle est pleine de monde, et se tenait le reste de la journée aux endroits où la foule était la plus nombreuse ; il y parlait souvent, et qui voulait pouvait l’entendre. Or, jamais personne n’a vu Socrate ou ne l’a entendu rien faire ou rien dire de contraire à la morale ou à la religion. Il ne discourait point, comme la plupart des autres philosophes, sur la nature de l’univers, recherchant l’origine spontanée de ce que les sophistes[5] appellent cosmos, à quelles lois fatales obéissent les phénomènes célestes ; il prouvait même la folie de ceux qui se livrent à de pareilles spéculations. Et d’abord il examinait s’ils croyaient avoir assez approfondi les connaissances humaines, pour aller s’occuper de semblables matières, ou bien si, négligeant ce qui est du domaine de l’homme pour aborder ce qui appartient aux dieux, ils s’imaginaient agir d’une façon convenable. Il s’étonnait qu’ils ne vissent pas clairement que ces secrets sont impénétrables à l’homme, puisque ceux même qui se piquent d’en parler le mieux sont loin d’être d’accord les uns avec les autres, mais se regardent mutuellement comme des fous. En effet, parmi les fous, les uns ne craignent pas ce qui est à craindre, les autres redoutent ce qui n’est pas à redouter : les uns pensent que l’on peut sans honte tout dire et tout faire en public ; les autres, qu’il ne faut avoir aucun commerce avec les hommes : les uns ne respectent ni temple, ni autel, ni quoi que ce soit de divin ; les autres honorent les pierres, les premiers bois, les premiers animaux venus. Quant à ceux qui se préoccupent de la nature de l’univers, ceux-ci affirment l’unité de l’être[6], ceux-là sa multiplicité infini[7]. Les uns croient au mouvement perpétuel des corps[8], les autres à leur inertie absolue[9]. Ici l’on prétend que tout naît et meurt[10] ; là, que rien n’a été engendré et que rien ne doit périr[11]. Il se demandait encore si, de même qu’en étudiant ce qui concerne l’homme on se propose de faire tourner cette étude à son profit et à celui des autres, ceux qui étudient ce qui concerne les dieux s’imaginent, une fois instruits des lois fatales du monde, pouvoir faire à leur gré les vents, la pluie, les saisons et tout ce dont ils auront besoin en ce genre, ou bien si, sans espérer rien de tel, il leur suffit de savoir comment se produit chacun de ces phénomènes. Voilà ce qu’il disait de ceux qui s’ingèrent dans ces sortes de recherches ; mais lui, il discourait sans cesse de tout ce qui est de l’homme, examinant ce qui est pieux ou impie, ce qui est beau ou honteux, ce qui est juste ou injuste ; ce que c’est que la sagesse ou la folie, la valeur ou la lâcheté, l’État ou l’homme d’État, le gouvernement et celui qui gouverne ; et ainsi des autres choses dont la connaissance, selon lui, est essentielle pour être vertueux, et dont l’ignorance fait mériter le nom d’esclave.

Qu’on se soit donc trompé sur ses pensées intimes, il n’y a rien qui doive étonner de la part de ses juges ; mais ce que tout le monde savait, n’est-il pas étonnant que ces mêmes juges s’y soient mépris ? Membre du sénat[12], il avait prononcé le serment exigé des sénateurs, de juger conformément aux lois. Or, devenu épistate de l’assemblée populaire, et le peuple voulant, contrairement aux lois, condamner à mort collectivement par un seul vote neuf généraux, parmi lesquels Thrasylle et Érasinide, il refusa de faire voter, malgré la colère du peuple et les menaces d’un grand nombre de citoyens puissants ; mais il aima mieux demeurer fidèle à son serment que de complaire à la multitude en dépit de la justice et de se garantir des menaces. C’est qu’il pensait que les dieux ont l’œil sur les actions humaines, mais non pas comme le croient la plupart des hommes. Le vulgaire s’imagine que les dieux savent certaines choses et n’en savent pas certaines autres ; Socrate croyait que les dieux connaissent tout, paroles, actions, pensées secrètes, qu’ils sont présents partout, et qu’ils révèlent aux hommes tout ce qui est du ressort de l’humanité.

Je m’étonne donc que les Athéniens aient pu croire que Socrate avait sur les dieux des opinions extravagantes, lui qui n’a jamais rien dit, jamais rien fait d’impie, lui dont les paroles et les actions ont toujours été telles, qu’elles feraient considérer celui qui parlerait et agirait de la même manière comme le plus pieux des hommes.

CHAPITRE II.

Fausseté du second chef d’accusation : Socrate n’a point corrompu la jeunesse. Loin de mériter la mort, il a droit à des récompenses publiques.

Ce qui m’étonne encore, c’est que quelques esprits aient pu se laisser persuader que Socrate corrompait les jeunes gens, lui qui, outre ce que nous avons dit, était d’abord le plus sobre des hommes dans les plaisirs des sens et de la table, et en second lieu le plus endurci contre l’hiver, l’été, les travaux de toute espèce, et tellement habitué à la médiocrité que sa mince fortune[13] lui suffisait et par delà. Comment donc, avec de telles mœurs, aurait-il pu rendre les autres impies, ennemis des lois, intempérants, débauchés, sans énergie contre la fatigue ? Au contraire, il réprimait ces vices dans la plupart des hommes, leur faisait aimer la vertu, et leur suggérait l’espoir, en veillant sur eux-mêmes, de devenir un jour vertueux. Cependant il ne se proposait jamais pour un maître de sagesse ; mais, se montrant tel qu’il était, il faisait espérer à ceux qui passaient leur temps avec lui de lui ressembler en l’imitant. Toutefois il ne négligeait pas le corps, et n’approuvait pas ceux qui le négligent. Ainsi, il défendait de manger avec excès pour se livrer à un exercice outré ; mais l’exercice qui agrée à l’âme, il recommandait de s’y livrer sans aller au delà, attendu qu’un pareil régime est aussi hygiénique que possible, et qu’il ne nuit en rien aux soins dus à l’âme. En outre, il ne se montrait ni élégant, ni affecté dans ses vêtements, dans sa chaussure, dans toute sa manière de vivre. Il ne faisait pas non plus de ses disciples des hommes avides d’argent : car, en les délivrant des autres désirs, il ne tirait aucun argent de ceux qui désiraient vivre près de lui. Il croyait par cette abstention[14] garder mieux sa liberté : et quant à ceux qui reçoivent un salaire pour leurs entretiens, il les appelait esclaves volontaires, puisqu’ils s’imposent la nécessité d’avoir une conversation avec ceux qui leur en payent le prix. Il s’étonnait qu’un homme qui fait profession d’enseigner la vertu exigeât un salaire : qu’au lieu de regarder l’acquisition d’un ami vertueux comme le plus grand profit, il craignît de voir un cœur rendu vertueux ne pas payer le plus grand des bienfaits par la plus grande reconnaissance. Aussi Socrate ne promettait jamais rien de semblable à personne ; mais il avait la confiance de se créer chez ceux qui adopteraient ses principes des amis dévoués à sa personne durant toute leur vie, et s’aimant entre eux d’une mutuelle amitié. Comment donc un tel homme aurait-il corrompu les jeunes gens ? à moins que les soins donnés à la vertu ne soient un acte de corruption.

Mais, par Jupiter, dit l’accusateur, il excitait ses disciples au mépris des lois établies, disant que c’est folie de choisir avec une fève les magistrats d’une république[15], tandis que personne ne voudrait employer un pilote désigné par la fève, ni un architecte, ni un joueur de flûte, ni aucun de ces hommes, dont les fautes sont pourtant bien moins nuisibles que les erreurs de ceux qui gouvernent les États. De tels discours, ajoute-t-il, inspirent aux jeunes gens le mépris de la constitution en vigueur, et les rendent violents. Pour moi, je pense que ceux qui pratiquent la sagesse et qui se croient capables de donner des conseils utiles à leurs concitoyens, ne sont aucunement des gens violents. Pour moi, je pense que ceux qui pratiquent la sagesse et qui se croient capables de donner des conseils utiles à leurs concitoyens, ne sont aucunement des gens violents, vu qu’ils savent que la violence engendre la haine et les dangers, tandis que la persuasion fait agir sans péril et sans nuire à l’affection. En effet, celui que nous contraignons nous hait comme si nous lui avions fait tort ; celui que nous persuadons nous aime comme si nous lui avions rendu service. La violence n’est donc point le propre de ceux qui pratiquent la sagesse ; mais ceux qui possèdent la force sans la raison ont l’habitude d’agir violemment. En outre, pour être violent, il faut de nombreux auxiliaires ; pour persuader, on n’a besoin de personne : seul, on peut se croire capable de persuader. Aussi jamais l’on n’a vu de tels hommes se souiller d’un meurtre : car, qui aimerait mieux tuer quelqu’un que de le laisser vivre et de se le rendre utile par la persuasion ?

Mais du moins, dit l’accusateur, avec Socrate ont vécu familièrement Critias et Alcibiade, qui, tous deux, ont fait le plus grand mal à l’État[16]. Critias, de tous ceux qui ont gouverné durant l’oligarchie, a été le plus avide, le plus violent, le plus sanguinaire ; Alcibiade, de tous ceux qui ont gouverné sous la démocratie, a été le plus débauché et le plus insolent. Pour moi, si ces deux hommes ont fait quelque mal à la république, je ne les justifierai point ; mais quels ont été leurs rapports communs avec Socrate, c’est ce que je vais dire[17]. Ces deux hommes étaient, de leur nature, les plus ambitieux des Athéniens : ils voulaient que tout se fît par eux, que leur nom fût dans toutes les bouches ; ils savaient que Socrate vivait content de la plus médiocre fortune, qu’il était maître absolu de toutes ses passions, que par ses discours il dirigeait à son gré l’esprit de ceux qui conversaient avec lui. Ils le voyaient, et, avec le caractère que j’ai dit, croira-t-on que ce fût par le désir d’imiter la vie de Socrate et sa tempérance, qu’ils recherchaient son entretien, ou bien dans l’espoir de devenir, en le fréquentant, excellents dans l’art de parler et d’agir ? Je pense, pour ma part, que, si un dieu leur eût donné à choisir, ou de vivre jusqu’à la fin comme ils voyaient vivre Socrate, ou de mourir, ils auraient tous deux préféré mourir[18]. La preuve en est dans ce qu’ils ont fait : aussitôt qu’ils se crurent supérieurs à leurs compagnons, ils abandonnèrent à l’instant Socrate pour se lancer dans la politique, qui avait été la cause de leur liaison avec Socrate.

Peut-être m’objectera-t-on à cela que Socrate n’aurait pas dû enseigner la politique à ceux qui s’attachaient à lui, avant de leur enseigner la sagesse. Je ne le nie point ; mais je vois que tous ceux qui enseignent montrent à leurs disciples comment ils pratiquent eux-mêmes ce qu’ils disent, et les confirment par leur parole. Or, je sais que Socrate aussi se montrait à ses disciples comme un modèle de vertu et leur faisait les plus belles leçons sur la vertu et les autres devoirs des hommes ; je sais que les deux hommes dont nous parlons furent sages tant qu’ils vécurent près de Socrate, non qu’ils craignissent d’être punis ou frappés par Socrate ; mais ils pensaient alors que le mieux était d’agir comme ils agissaient.

Peut-être plusieurs de nos prétendus philosophes diront-ils que jamais l’homme juste ne saurait devenir injuste, ni le sage insolent ; que celui qui possède une science ne saurait perdre ce qu’il a une fois appris. Moi, je suis loin de penser comme eux. Je vois en effet que, si l’on ne s’exerce point le corps, on devient impropre aux œuvres du corps, et de même que, si l’on ne s’exerce point l’âme, on devient incapable des œuvres de l’âme, on ne peut ni faire ce qu’on doit, ni s’abstenir de ce qu’on ne doit pas faire. Voilà pourquoi les pères, quelle que soit la sagesse de leurs fils, les éloignent cependant des hommes pervers, convaincus que le commerce des bons développe la vertu, et que celui des méchants la détruit. En voici le témoignage dans ces vers d’un poète[19] :

L’honnête homme du bien te montre le sentier ;
Le méchant te corrompt et te perd tout entier.

Et dans cet autre[20] :

Parfois le sage est bon, parfois il est méchant.

À ces témoignages j’ajoute le mien ; car je vois que si, par le défaut d’exercice, on oublie les vers, malgré le secours de la mesure, de même, par un effet de la négligence, on oublie la parole du maître. Or, quand on oublie ces exhortations, on oublie aussi les impressions qui induisent l’âme à désirer la sagesse ; et ces impressions oubliées, il n’est pas étonnant qu’on oublie la sagesse elle-même. Je vois encore que ceux qui s’adonnent au vin ou qui se jettent dans les plaisirs des sens sont moins capables de veiller à ce qu’ils doivent faire, et de s’abstenir de ce qu’ils doivent éviter.

Plusieurs, avant d’aimer, savaient ménager leur fortune ; aimant, ils ne le peuvent plus ; et leurs biens perdus, ils ne s’abstiennent plus de ces profits dont ils s’abstenaient, parce qu’ils les croyaient honteux. Implique-t-il donc contradiction que l’homme sage d’abord ne soit plus sage ensuite, que celui qui pratiquait la justice cesse de la pratiquer ? Pour moi, je pense que toutes les vertus ont besoin d’être pratiquées, et notamment la tempérance. Innées dans l’âme avec le corps, les passions lui persuadent de rejeter la sagesse et de satisfaire au plus tôt les appétits sensuels.

Ainsi Critias et Alcibiade, tant qu’ils fréquentèrent Socrate, purent, grâce à son secours, commander à leurs mauvais désirs : une fois loin de lui, Critias, réfugié en Thessalie[21], vécut avec des hommes plus habitués à l’illégalité qu’à la justice ; Alcibiade, pourchassé par un essaim de femmes de distinction à cause de sa beauté, et corrompu à cause de son pouvoir dans la ville et chez nos alliés par une foule d’habiles flatteurs, honoré par le peuple, porté sans efforts au premier rang, semblable enfin à ces athlètes qui, triomphant sans peine dans toutes les luttes, négligent tout exercice, Alcibiade de même se négligea tout à fait. Placés dans de telles circonstances, et d’ailleurs enflés de leur naissance, fiers de leur richesse, enivrés de leur pouvoir, amollis par une foule de complaisants, corrompus de tant de côtés à la fois, éloignés depuis longtemps de Socrate, qu’y a-t-il d’étonnant que leur insolence ait passé les bornes ? Et puis, les fautes qu’ils ont commises, l’accusateur les impute à Socrate ! Mais quand ils étaient jeunes tous les deux, à un âge où ils devaient être plus que jamais déréglés et intempérants, Socrate les a contenus dans la sagesse : l’accusateur ne le croit-il pour cela digne d’aucun éloge ? En toute autre occurrence on ne juge point ainsi. Où est le joueur de flûte, le cithariste, le maître quelconque, que l’on rende responsable, si les élèves qu’il a formés deviennent mauvais sous d’autres maîtres ? Où est le père qui, lorsque son fils, demeuré sage dans le commerce d’un ami, est devenu mauvais dans la société d’un autre, s’avise d’accuser le premier ami ? N’est-il pas vrai, au contraire, que plus le fils est devenu vicieux avec le second, plus le père donne d’éloges au premier ? Mais les pères eux-mêmes, qui vivent avec leurs fils, quand ces enfants tournent mal, n’en sont point responsables, s’ils sont sages de leur côté. C’est ainsi qu’il était juste de juger Socrate : si, de lui-même il a fait quelque chose de mal, on a raison de le traiter d’homme pervers ; mais s’il n’a pas cessé de vivre en homme de bien, est-il juste de l’accuser d’une dépravation qui n’était point en lui ?

Si pourtant, en s’abstenant du mal, il eût vu, sans les désapprouver, les honteuses actions des autres, on serait en droit de le blâmer. Mais s’étant aperçu que Critias, épris d’Euthydème, voulait en jouir à la manière de ceux qui abusent de leur corps pour satisfaire à leurs désirs amoureux, il s’efforça de l’en détourner : il lui dit qu’il était indigne d’un homme libre, et inconvenant pour un ami de la vertu d’aller, comme un mendiant, solliciter une chose de l’objet aimé, auprès duquel on tient surtout à se faire valoir, et notamment une chose qui n’a rien d’estimable. Critias faisait la sourde oreille et ne consentait point à s’éloigner ; alors on prétend que Socrate dit devant une nombreuse assistance, et en présence d’Euthydème, que Critias avait, selon lui, quelque ressemblance avec un porc, puisqu’il voulait se frotter contre Euthydème, comme les porcs se frottent contre les pierres.

De ce moment Critias devint l’ennemi juré de Socrate. Aussi, lorsqu’il fut nommé un des Trente, et nomothète avec Chariclès[22], il lui garda rancune, et défendit par une loi d’enseigner l’art de la parole : c’était faire insulte à Socrate ; et comme Critias n’avait pas par où le prendre, il le rendait solidaire du reproche communément adressé aux philosophes, et le calomniait auprès de la multitude : car moi, je n’ai jamais entendu Socrate rien dire qui autorisât cette accusation, et je ne sais personne qui dise avoir rien entendu. L’événement le prouva bien. Les Trente avaient fait périr un grand nombre des citoyens les plus distingués, et en avaient entraîné beaucoup vers l’injustice ; Socrate dit quelque part qu’il trouverait étrange que le gardien d’un troupeau, qui rendrait ses bœufs moins nombreux et plus maigres, ne voulût pas convenir qu’il est un mauvais pasteur ; mais qu’il lui semblerait plus étrange encore qu’un homme placé à la tête d’une cité, dont il rendrait les citoyens moins nombreux et pires, ne rougît pas de ses actes et ne convînt pas qu’il est un mauvais magistrat. Cette parole est rapportée à Critias et à Chariclès : ils font venir Socrate, lui montrent la loi, et lui interdisent tout entretien avec les jeunes gens. Socrate leur demande s’il peut les interroger sur ce que cette défense a d’obscur pour lui. Ils le lui permettent. « Je suis prêt, dit-il, à obéir aux lois ; mais, afin qu’il ne m’arrive pas de les enfreindre par ignorance, voici ce que je veux clairement savoir de vous. Faites-vous consister l’art de la parole dans ce qui est bien dit ou dans ce qui est mal dit, quand vous défendez de s’en servir ? Si c’est dans ce qui est bien dit, il est clair qu’il faut s’abstenir de bien dire ; mais si c’est dans ce qui est mal dit, il est clair qu’il faut essayer de dire bien. » Alors Chariclès s’emportant : « Puisque tu ne comprends pas, Socrate, nous te défendons expressément, ce qui est plus net, de parler jamais aux jeunes gens. — Afin donc, reprend Socrate, qu’il n’y ait pas le moindre doute que je ne fais rien hors ce qui est prescrit, déterminez-moi jusqu’à quel âge les hommes sont censés être jeunes gens. — Tant qu’on ne peut être sénateur, dit Chariclès, faute d’avoir assez de raison : ne parle donc pas aux jeunes gens au-dessous de trente ans[23]. — Donc, si j’achète à un homme qui n’ait pas encore trente ans, je ne pourrai lui demander combien il vend ? — Passe pour cela, dit Chariclès ; mais tu as la manie, Socrate, d’interroger toujours sur ce que tu sais ; épargne ici tes questions. — Ainsi, je ne répondrai pas à un jeune homme qui me demanderait si je sais où demeure Chariclès, où est Critias ? — Passe encore pour cela, » dit Chariclès. Alors Critias : « Oui, Socrate, il faudra laisser là les cordonniers, les charpentiers et les forgerons : il y a longtemps qu’ils sont excédés de figurer sans cesse dans tes entretiens. — Eh bien ! dit Socrate, je laisserai donc là tout ce qui s’ensuivait, le juste, le saint et le reste ? — Oui, par Jupiter, dit Chariclès, et même les bouviers : autrement, prends garde de diminuer à ton tour le nombre des bœufs. » Ces mots faisaient bien voir qu’on leur avait rapporté le propos au sujet des bœufs et qu’ils en voulaient à Socrate.

Quelle avait donc été la liaison de Critias et de Socrate, et quelles étaient leurs dispositions mutuelles, nous l’avons exposé. Pour moi, je n’hésite point à dire qu’il n’y a pas d’enseignement possible avec un maître qui ne plaît pas. Or, Critias et Alcibiade passèrent auprès de Socrate tout le temps qu’ils y voulurent passer, sans que Socrate leur plût, mais avec l’idée préconçue et bien arrêtée de gouverner l’État, et, tant qu’ils vécurent auprès de Socrate, ils s’efforcèrent, avant tout, de converser avec ceux qui étaient mêlés aux affaires politiques.

Ainsi l’on dit qu’Alcibiade, avant l’âge de vingt ans, eut avec Périclès, son tuteur et le premier citoyen d’Athènes, cette conversation au sujet des lois[24] : « Dis-moi, Périclès, pourrais-tu m’apprendre ce que c’est qu’une loi ? — Assurément, dit Périclès. — Apprends-le-moi donc, au nom des dieux, reprit Alcibiade ; car j’entends louer certains hommes de leur respect pour les lois, et je pense qu’on ne saurait mériter cet éloge sans savoir ce que c’est qu’une loi. — Tu désires, Alcibiade, une chose fort aisée, dit Périclès, si tu veux savoir ce que c’est qu’une loi : on appelle loi toute délibération en vertu de laquelle le peuple assemblé décrète ce qu’on doit faire ou non. — Et qu’ordonne-t-il de faire, le bien ou le mal ? — Le bien, jeune homme, par Jupiter ! et le mal jamais. — Et, lorsqu’au lieu du peuple, c’est, comme dans une oligarchie, une réunion de quelques personnes qui décrète ce qu’il faut faire, comment cela s’appelle-t-il ? — Tout ce que le pouvoir qui commande dans un État ordonne, après en avoir délibéré, s’appelle une loi. — Mais si un tyran qui commande dans un État ordonne aux citoyens de faire telle ou telle chose, est-ce encore une loi ? — Oui, tout ce qu’ordonne un tyran qui a le pouvoir s’appelle loi. — Qu’est-ce donc, Périclès, que la violence et l’illégalité ? N’est-ce pas un acte par lequel le plus fort, au lieu de persuader le plus faible, le contraint à faire ce qu’il lui plaît ? — C’est mon avis, dit Périclès. — Ainsi, toutes les fois qu’un tyran, au lieu d’employer la persuasion, contraint les citoyens par un décret, c’est une illégalité ? — Je le crois ; aussi ai-je eu tort de dire que les ordres d’un tyran, qui se passe de la persuasion, sont aussi des lois. — Et quand le petit nombre n’use pas de la persuasion auprès de la multitude, mais abuse de son pouvoir pour faire des décrets, dirons-nous que c’est de la violence ou que ce n’en est pas ? — Tout ce qu’on exige de quelqu’un, sans employer la persuasion, que ce soit ou non un décret, me paraît être de la violence plutôt qu’une loi. — Et tout ce que la multitude, exerçant le pouvoir, impose aux riches, sans employer la persuasion, sera-ce encore de la violence plutôt qu’une loi ? — À merveille, Alcibiade, dit Périclès : et nous aussi, à ton âge, nous étions habiles sur de pareilles matières ; nous les prenions pour texte de déclamations et d’argumentations sophistiques, comme tu m’as l’air de sophistiquer en ce moment avec moi. » Alors Alcibiade : « Que n’ai-je pu, Périclès, converser avec toi, à cette époque où tu te surpassais toi-même ! »

Dès que Critias et Alcibiade se crurent plus habiles que les administrateurs de la cité, ils cessèrent devoir Socrate, qui ne leur avait jamais plu, et qui les blessait en leur faisant sentir leurs fautes, et se mêlèrent de politique, motif de leur liaison avec Socrate. Mais Criton s’attacha à Socrate, ainsi que Chéréphon, Chérécrate, Hermocrate, Simmias, Cébès, Phédondès[25], et tant d’autres qui vivaient pris de lui, non pour se former à l’éloquence de l’agora ou du tribunal, mais pour devenir vertueux et pour s’acquitter de leurs devoirs envers leur famille, leurs parents, leurs serviteurs, leurs amis, leur patrie, leurs concitoyens : or, jamais aucun d’eux, ni dans sa jeunesse, ni dans un âge plus avancé, ne fit le mal et ne fut accusé de le faire.

Mais Socrate, dit l’accusateur, enseignait à outrager les pères[26], en persuadant à ses disciples qu’il les rendait plus habiles que leurs pères, en leur disant que la loi permet de lier son père convaincu de folie, et en donnant pour preuve que l’homme instruit a le droit d’entraîner l’ignorant. Socrate pensait, au contraire, que, si un homme en entraînait un autre sous prétexte d’ignorance, il mériterait, à son tour, d’être entraîné par quiconque saurait ce qu’il ne sait pas : et voilà pourquoi il examinait souvent en quoi l’ignorance diffère de la folie : il croyait qu’on n’a pas tort d’enchaîner les fous dans leur propre intérêt et pour celui de leurs amis, tandis que les ignorants doivent apprendre ce qui leur est nécessaire de la bouche de ceux qui le savent.

Mais, dit l’accusateur, ce n’est pas seulement les pères, mais les autres parents que Socrate instruisait ses disciples à outrager, en leur disant que, quand on est malade ou engagé dans un procès, les parents ne servent à rien, mais bien les médecins ou les gens versés dans la chicane. De même, en parlant des amis, il disait que nous n’avons que faire de leur bienveillance, si elle ne peut nous servir ; que ceux-là seuls méritent notre estime qui savent ce qu’il faut savoir, et sont capables de l’enseigner. Et comme il persuadait aux jeunes gens qu’il était lui-même très-sage et très-capable de rendre les autres sages, il amenait ceux qui vivaient avec lui à n’avoir aucune estime pour les autres au prix de lui.

Je n’ignore point que Socrate tenait ce langage au sujet des pères, des parents et des amis : il ajoutait qu’après le départ de l’âme, en qui seule réside l’intelligence, on se hâte de faire disparaître le corps de la personne même la plus chère. Il disait aussi que l’homme, de son vivant, retranche de sa propre main, ou fait retrancher par d’autres, ce qui, dans ce corps, objet de sa plus vive affection, lui semble inutile et superflu : ainsi les hommes coupent eux-mêmes leurs ongles, leurs cheveux, leurs cors ; ils se donnent aux médecins à tailler et à brûler, avec force douleurs et souffrances, et ils croient encore leur devoir un salaire en échange ; enfin, ils crachent leur salive le plus loin possible de leur bouche, parce qu’elle ne leur sert à rien, en séjournant en eux, et qu’elle leur nuit bien plutôt. Or, il parlait ainsi, non pour apprendre à enterrer son père tout vivant, ni à se couper soi-même en morceaux ; mais, en montrant que ce qui est absurde est sans estime, il enseignait à faire tous ses efforts pour devenir le plus sage et le plus utile possible, afin que, voulant obtenir l’estime d’un père, d’un frère, ou de n’importe quelle autre personne, on ne se fiât pas aux liens seuls de la parenté, mais qu’on essayât d’être utile à ceux dont on souhaitait l’estime.

L’accusateur prétend que Socrate faisait un choix des passages les plus mauvais des poètes en renom, et s’en servait comme de preuves pour former ses disciples au crime et à la violence. Ainsi, quand il empruntait ce vers d’Hésiode[27] :

Agir n’est pas honteux, ne pas agir c’est mal,


c’était pour montrer le poète engageant à ne reculer devant rien d’injuste ou de honteux, mais à tout faire pour le gain. Nullement : lorsque Socrate reconnaissait que l’action est utile et honorable pour l’homme, tandis que l’inaction est nuisible et honteuse, que l’une est un bien et l’autre un mal, il disait que ceux qui font quelque chose de bien agissent, et agissent comme il faut, tandis que ceux qui jouent aux dés ou qui se livrent à d’autres occupations mauvaises ou funestes, il les appelait des oisifs. Compris ainsi, rien n’est plus vrai que le vers :

Agir n’est pas honteux, ne pas agir c’est mal.

L’accusateur dit encore que Socrate citait souvent ces vers d’Homère, où il est dit qu’Ulysse[28],

Quand il voyait un roi, quelque héros d’élite,
L’arrêtait, en tenant ce langage flatteur :
« Fils d’un dieu, ne fuis point comme un homme sans cœur ;

Reste assis, et fais seoir ta phalange guerrière. »
Mais, s’il apercevait quelque soldat vulgaire,
S’il entendait ses cris, il le frappait soudain
De son sceptre, et disait d’un ton brusque et hautain :
« Reste assis, misérable, écoute la parole
De qui vaut mieux que toi, race vaine et frivole,
Sans cœur dans les combats, sans valeur au conseil ! »

Ces vers, Socrate les expliquait comme si le poète eût approuvé qu’on frappât les plébéiens et les pauvres. Mais Socrate ne disait pas un mot de cela, ou bien il aurait cru qu’il fallait le frapper lui-même : il disait que les hommes nuls dans le conseil et dans l’action, incapables, au besoin, de venir en aide à l’armée, à l’État et au peuple, et, malgré cela, pleins d’audace, doivent être réprimés par tous les moyens, fussent-ils comptés parmi les riches. Tout au contraire, Socrate se montrait ouvertement ami du peuple et philanthrope. En effet, escorté de nombreux disciples, Athéniens et étrangers, il ne tira jamais aucun profit de ce commerce, mais il leur communiquait à tous, sans réserve, son propre bien ; de sorte que quelques-uns d’entre eux vendirent fort cher à d’autres ce qu’ils avaient reçu gratuitement de lui, et ne se montrèrent point, comme lui, amis du peuple, attendu qu’ils refusaient de s’entretenir avec qui ne pouvait les payer[29]. Ainsi Socrate a donné aux yeux des autres hommes beaucoup plus de relief à notre république que Lichas à celle des Lacédémoniens, bien que celui-ci se soit fait un nom par ce que nous allons dire. Ce Lichas[30], pendant les gymnopédies[31], recevait à sa table les étrangers qui se trouvaient à Lacédémone. Socrate, répandant son bien durant tout le cours de sa vie, rendait les plus grands services à tous ceux qui voulaient ; il renvoyait meilleurs ceux qui vivaient avec lui.

Ma conviction est donc que Socrate, avec un tel caractère méritait de notre cité plutôt des honneurs que la mort : et, si l’on examine le fait d’après les lois, on sera de cet avis. D’après les lois, quiconque est pris à voler, à dérober des habits, à couper des bourses, à percer des murs, à asservir des hommes, à piller des temples, est passible de la peine de mort : tous crimes dont Socrate s’est abstenu plus que personne. Jamais il n’est arrivé à la république d’échec à la guerre, de sédition, de trahison, ou tout autre mal qui lui fût imputable : jamais particulier ne fut dépouillé par lui de ses biens, ou plongé dans le malheur : non, jamais il ne fut accusé de rien de semblable. Comment donc pourrait-il être mis en jugement, lui qui, loin de prétendre qu’il n’y a pas de dieux, comme le porte l’acte d’accusation, s’est déjà montré plus que personne plein de respect pour les dieux ; loin de corrompre les jeunes gens, comme l’accusation le lui reproche, détruisait, aux yeux de tous, les mauvaises passions de ses disciples, et cherchait à leur inspirer l’amour de cette vertu si belle et si sublime qui a fait fleurir les cités et les maisons : en agissant ainsi, comment n’a-t-il pas mérité le plus grand honneur dans sa patrie ?


CHAPITRE III.


La vie de Socrate a été consacrée tout entière à la pratique et à l’exemple du bien. Plein de respect envers les dieux, il a toujours aussi fait preuve de tempérance.


Comment Socrate me paraissait rendre service à ses disciples, soit en se montrant dans la pratique tel qu’il était réellement, soit en conversant avec eux, c’est ce que je vais écrire en recueillant de mon mieux mes souvenirs. Pour ce qui regarde les dieux, on le voyait, dans sa conduite et ses paroles, se conformer aux réponses que fait la Pythie à ceux qui lui demandent de quelle manière il faut agir au sujet des sacrifices, des honneurs à rendre aux ancêtres, ou tout autre objet de cette nature. La Pythie déclare par un oracle que quiconque agit sur ce point conformément aux lois de la patrie agit pieusement. Or, Socrate agissait ainsi et engageait les autres à faire de même, regardant tous ceux qui tenaient une conduite différente comme des hommes étranges et insensés. Il demandait simplement aux dieux de lui accorder les biens, persuadé que les dieux savent parfaitement quels sont ces biens[32] : leur demander de l’or, de l’argent, le pouvoir, ou toute autre chose semblable, c’était, à son avis, leur demander l’issue d’un coup de dé, d’un combat, ou toute autre chose dont on ne peut savoir comment cela tournera. Modeste dans ses offrandes, parce que sa fortune était modeste, il croyait ne pas rester au-dessous de ces riches qui, avec de grands biens, offrent de nombreuses et grandes victimes. Les dieux, disait-il, agiraient mal, s’ils acceptaient avec plus de plaisir les grandes offrandes que les petites : car souvent les dons des méchants leur agréeraient plus que ceux des bons ; et l’homme, à son tour, croirait la vie peu de chose, si les dons des hommes vertueux étaient moins agréables aux dieux que ceux des méchants. Au contraire, il croyait que les offrandes des personnes les plus pieuses étaient celles qui plaisaient le plus aux dieux. Il louait aussi ce vers[33] :

Selon votre pouvoir offrez aux immortels ;


et il prétendait qu’avec les amis, les hôtes, dans toutes les circonstances de la vie, c’était un excellent précepte que celui-ci :

Selon votre pouvoir…


S’il lui semblait recevoir quelque avis des dieux, on l’eût moins facilement déterminé à agir contre cet avis qu’à prendre, dans une marche, un guide aveugle et ignorant le chemin au lieu d’un homme clairvoyant et connaissant la route : il accusait de folie ceux qui agissent contre les avis des dieux, pour se mettre à l’abri de la mauvaise opinion des hommes[34]. Pour lui, tout ce qui venait de l’homme lui paraissait bien inférieur aux avis de la divinité.

Il avait façonné son âme et son corps à un régime tel, qu’en l’adoptant, sauf une intervention d’en haut, on serait sûr de vivre en toute confiance et en pleine sécurité, avec de quoi suffire à une aussi modeste dépense. Il était si frugal, que je ne sais personne qui ne pourrait travailler assez peu pour ne pas gagner ce dont Socrate se contentait : il ne prenait de nourriture qu’autant qu’il avait plaisir à manger, et il arrivait à son repas dans une disposition telle que la faim lui servait d’assaisonnement[35] : toute boisson lui était agréable, parce qu’il ne buvait jamais sans avoir soif. S’il voulait bien se rendre à un repas où il était convié, ce soin si pénible à la plupart des hommes, de ne pas se gorger outre mesure, il le prenait avec la plus grande facilité : pour ceux qui ne pouvaient en faire autant, il leur conseillait de ne pas manger sans appétit, et de ne pas boire sans soif. « C’est là, disait-il, ce qui fait mal au ventre, à la tête et à l’âme. » Il ajoutait, en plaisantant, que, selon lui, Circé employait l’abondance des mets pour changer les hommes en pourceaux, et qu’Ulysse, devait aux conseils de Mercure[36], à sa tempérance naturelle et à son abstention de mets servis en surabondance, de n’avoir pas été changé en pourceau. C’est ainsi que, sur cette question, il mêlait le plaisant au sérieux.

Quant à ce qui regarde l’amour, il conseillait de fuir bravement la société des personnes belles. « Il n’est pas aisé, disait-il, de rester sage dans leur commerce. » Un jour donc ayant appris que Critobule, fils de Criton[37], avait donné un baiser au fils d’Alcibiade, garçon charmant, il tint ce discours à Xénophon, en présence même de Critobule : « Dis-moi, Xénophon, ne croyais-tu pas que Critobule fût un sage plutôt qu’un amoureux indiscret, un homme prudent plutôt qu’un insensé et un aventureux ? — Assurément, dit Xénophon. — Eh bien, regarde-le maintenant comme le plus bouillant et le plus entreprenant des hommes : il est capable de se jeter tête baissée sur les épées et de sauter dans le feu. — Que lui as-tu donc vu faire, dit Xénophon, pour l’accuser ainsi ? — N’a-t-il pas eu l’audace de donner un baiser au fils d’Alcibiade, ce garçon si joli et si frais ? — Mais si c’est là, dit Xénophon, l’acte d’un aventureux, il me semble que je pourrais bien moi-même courir pareille aventure. — Malheureux ! dit Socrate, sais-tu ce qui t’arriverait, si tu donnais un baiser à un joli garçon[38] ? Ignores-tu que de libre tu deviendrais aussitôt esclave ? que tu dépenserais beaucoup pour des plaisirs funestes ? que tu n’aurais plus de cœur à rechercher ce qui est beau et bien ? que tu serais contraint de poursuivre ce que ne poursuivrait pas même un fou ? — Par Hercule ! dit Xénophon, quelle terrible puissance tu donnes à un baiser ! — En es-tu donc étonné, dit Socrate ? Ne sais-tu pas que les tarentules, qui ne sont pas plus grosses que des demi-oboles, seulement approchées de la bouche, causent aux hommes des douleurs terribles et les privent de la raison ? — Par Jupiter ! c’est vrai, dit Xénophon ; mais c’est que les tarentules insinuent je ne sais quoi avec leur morsure. — Insensé, dit Socrate, ne crois-tu pas qu’il y a dans le baiser d’un beau garçon quelque chose que tu ne saurais voir ? Ignores-tu que ce monstre, qu’on appelle un homme frais et joli, est d’autant plus redoutable, comparé aux tarentules, que celles-ci blessent en touchant, tandis que l’autre, sans toucher, mais par son aspect seul, lance même de fort loin je ne sais quoi qui-jette dans le délire ? Peut-être même donne-t-on le nom d’archers aux Amours, parce que les beaux garçons blessent de loin. Ainsi, Xénophon, je te conseille, quand tu verras une personne belle, de fuir sans te retourner. Pour toi, Critobule, je te conseille de voyager une année entière : c’est à peine si tout ce temps suffit à guérir ta morsure. »

En amour donc il était d’avis que ceux qui ne peuvent maîtriser leur fougue, en usent comme de tout ce que l’âme réprouverait sans un besoin impérieux du corps, besoin dont la satisfaction ne doit pourtant imposer à l’âme aucune contrainte. Pour lui, on le voyait si bien armé contre ces sortes de délires, qu’il s’éloignait plus facilement des beaux et jolis garçons, que d’autres des gens laids et difformes.

Telle était sa manière d’être à propos du boire, du manger et des plaisirs des sens ; il pensait sur ce point éprouver autant de joie à se satisfaire que ceux qui s’y donnent beaucoup de mal, et s’exposer, d’autre part, à beaucoup moins de peine.


CHAPITRE IV.


Il y a des dieux et ils veillent sur les hommes.


Si quelques personnes s’imaginent, comme plusieurs l’écrivent et le disent par conjecture, que Socrate possédait le plus grand talent pour inviter les hommes à marcher vers la vertu, mais qu’il était incapable de les y faire pénétrer, qu’elles examinent non-seulement les questions au moyen desquelles il confondait, par manière de correction, ceux qui prétendaient tout savoir, ainsi que les entretiens qu’il avait chaque jour avec ses disciples, et qu’elles jugent alors s’il était capable de rendre meilleurs ceux qui vivaient auprès de lui. Je raconterai d’abord la conversation que je lui ai entendu tenir au sujet de la divinité, avec Aristodème, surnommé le Petit[39]. Il avait appris que cet Aristodème n’offrait aux dieux ni sacrifices, ni prières, qu’il n’avait point recours à la divination, qu’il raillait même ceux qui observaient ces pratiques. « Dis-moi, Aristodème, lui demanda-t-il, y a-t-il des hommes que tu admires pour leur habileté ? — Oui, certes. — Dis-nous donc leurs noms. — Dans la poésie épique j’admire surtout Homère, dans le dithyrambe Mélanippide[40], dans la tragédie Sophocle, dans la statuaire Polyclète[41], dans la peinture Zeuxis[42]. — Quels sont à tes yeux les plus dignes d’admiration, de ceux qui créent des images sans raison et sans mouvement ou bien des êtres intelligents et animés ? — Avant tout, par Jupiter, ceux qui créent des êtres animés, si cependant ces êtres ne sont pas l’œuvre du hasard, mais d’une intelligence. — Mais entre les œuvres dont la destination n’est pas manifeste, et celles dont l’utilité est incontestable, lesquelles considères-tu comme un produit du hasard ou bien d’une intelligence ? — Il est juste de dire que celles qui ont un but d’utilité sont le produit d’une intelligence[43]. — Ne te semble-t-il donc pas que celui qui, dès l’origine, a fait les hommes, leur a donné dans une vue d’utilité chacun des organes au moyen desquels ils éprouvent des sensations, des yeux pour voir ce qui est visible, des oreilles pour entendre ce qui peut être entendu ? Les odeurs, si nous n’avions pas de narines, à quoi nous serviraient-elles ? Y aurait-il une sensation de ce qui est doux, de ce qui est amer, de tout ce qui est agréable à la bouche, si la langue n’avait été créée pour le discerner ? En outre, ne trouves-tu pas qu’on doive regarder comme un acte de prévoyance que la vue étant un organe faible, elle soit munie de paupières, qui s’ouvrent au besoin et se ferment durant le sommeil ; que, pour la protéger contre les vents, elle soit munie d’un crible de cils ; que les sourcils forment une gouttière au-dessus des yeux, de sorte que la sueur qui découle de la tête ne puisse leur faire mal ; que l’oreille reçoive tous les sons, sans se remplir jamais ; que, chez tous les animaux, les dents de devant soient propres à couper, et les molaires à broyer les aliments qu’elles en reçoivent ; que la bouche, par où les animaux introduisent la nourriture qu’ils désirent, soit placée près des yeux et des narines, tandis que les déjections, qui nous dégoûtent, ont leur canaux éloignés et détournés aussi loin que possible de nos organes ? Tous ces ouvrages d’une si haute prévoyance, doutes-tu si tu dois les attribuer au hasard ou à une intelligence ? — Non, par Jupiter, dit Aristodème ; mais quand on y regarde, cela ressemble parfaitement à l’œuvre de quelque ouvrier sage et ami des êtres, qui respirent. — Et le désir donné aux créatures de se reproduire, et le désir inspiré aux mères de nourrir leur fruit, et chez ce fruit le plus grand amour de la vie et la plus grande crainte de la mort ? — Évidemment tout cela paraît des inventions d’un être qui avait décidé qu’il existerait des animaux. — Maintenant, crois-tu que tu sois un être pourvu de quelque intelligence et qu’ailleurs il n’y ait rien d’intelligent ; et cela, quand tu sais que tu n’as dans ton corps qu’une parcelle de la vaste étendue de la terre, une goutte de la masse des eaux, et que sur l’immense quantité des éléments quelques faibles parties ont servi à organiser ton corps ? Penses-tu que toi seul aurais eu le bonheur de ravir une intelligence qui, par suite, n’est nulle part ailleurs, et que ces êtres infinis, par rapport à toi, en nombre et en grandeur seraient maintenus en ordre par une force inintelligente ? — Je le nie, par Jupiter ! car je n’en vois pas les maîtres, comme je vois les artisans des œuvres qui se font ici-bas. — Tu ne vois pas non plus ton âme, qui est la maîtresse de ton corps, de sorte que tu pourrais dire, par la même raison, que tu ne fais rien avec intelligence, mais tout au hasard[44]. » Alors Aristodème : « Certes, Socrate, je ne méprise point la divinité, mais je la crois trop grande pour avoir besoin de mon culte. — Cependant, dit Socrate, plus l’être qui veut bien agréer tes hommages est grand, plus tu dois l’honorer. — Sache-le bien, si je croyais que les dieux ont quelque souci des hommes, je ne les négligerais point. — Comment ! tu ne crois pas qu’ils en aient souci, eux qui tout d’abord ont accordé à l’homme, seul de tous les animaux, la faculté de se tenir debout ? Or, cette attitude lui permet de porter plus loin sa vue, de mieux contempler les objets qui sont au-dessus de lui, et d’être moins exposé aux dangers. Ils ont placé en haut les yeux, les oreilles, la bouche ; et, tandis qu’ils donnaient aux autres animaux attachés au sol des pieds qui leur permissent seulement de changer de place, ils ont de plus accordé à l’homme des mains, à l’aide desquelles nous accomplissons la plupart des actes qui nous rendent plus heureux que les animaux. Tous les autres êtres ont une langue ; celle de l’homme est la seule qui soit faite de manière à ce qu’en touchant les diverses parties de la bouche, elle articule des sons et communique aux autres tout ce que nous voulons exprimer. Parlerai-je des plaisirs de l’amour, dont la faculté, bornée, pour les autres animaux, à une saison de l’année, s’étend pour nous sans interruption jusqu’à la vieillesse ? Il n’a donc pas suffi à la divinité de s’occuper du corps de l’homme, mais, ce qui est le point capital, elle a mis en lui l’âme la plus parfaite. En effet, quel est l’autre animal dont l’âme soit capable de reconnaître l’existence de ces dieux qui ont ordonné cet ensemble de corps immenses et splendides ? Quelle autre espèce, sauf les hommes, rend un culte aux dieux ? Quelle autre âme que celle de l’homme est plus en état de se prémunir contre la faim, la soif, le froid, le chaud, de guérir les maladies, de développer la force par l’exercice, de travailler pour acquérir la science, de se rappeler ce qu’elle a vu, entendu ou appris ? N’est-il pas évident pour toi qu’entre les autres animaux les hommes vivent comme les dieux, supérieurs par la nature de leur corps et de leur âme ? Avec le corps d’un bœuf et l’intelligence d’un homme, il serait impossible d’exécuter ce que l’on voudrait, à ce point que les êtres pourvus de mains, mais dénués d’intelligence, n’en sont pas plus avancés : et toi, qui as reçu ces deux avantages si précieux, tu ne crois pas que les dieux s’occupent de toi ? Que faudra-t-il donc qu’ils fassent pour t’en convaincre ? — Qu’ils m’envoient, comme tu dis qu’ils t’en envoient à toi-même, des avis sur ce que je dois faire ou ne point faire. — Mais quand ils parlent aux Athéniens qui les interrogent au moyen de la divination, crois-tu qu’ils ne te parlent pas aussi ? Et de même, lorsque par des prodiges ils manifestent leur volonté aux Grecs, à tous les hommes, es-tu le seul qu’ils aient choisi pour te laisser dans l’oubli ? Penses-tu que les dieux auraient mis dans les hommes cette croyance qu’ils sont capables de faire le bien et le mal, s’ils n’en avaient le pouvoir, et que les hommes, trompés par eux depuis tant de siècles, ne s’en seraient point encore aperçus ? Ne vois-tu pas que les établissements humains les plus antiques et les plus sages, les États et les nations, sont aussi les plus religieux, que les époques les plus éclairées sont celles de la plus grande piété ? Apprends, mon bon, que ton âme, enfermée dans ton corps, le gouverne comme il lui plaît. Il faut donc croire que l’intelligence qui réside dans l’univers dispose tout à son gré. Quoi ! ta vue peut s’étendre à plusieurs stades, et l’œil de la divinité ne peut tout embrasser à la fois ! Ton âme peut en même temps s’occuper de ce qui se passe ici, et en Égypte, et en Sicile, et l’intelligence de la divinité n’est pas capable de songer à tout dans un seul instant ! Certes, si, en obligeant les hommes, tu reconnais ceux qui veulent aussi t’obliger ; si, en leur rendant service, tu vois ceux qui sont prêts à te payer de retour ; si, en délibérant avec eux, tu distingues ceux qui sont doués de prudence ; de même, si en rendant hommage aux dieux tu essayes de voir jusqu’à quel point ils veulent bien éclairer les hommes sur ce qui est caché, tu connaîtras quelle est la nature et la grandeur de cette divinité, qui peut à la fois tout voir, tout entendre, être présente partout, et prendre soin de tout ce qui existe. »

En parlant ainsi, Socrate me semblait apprendre à ses disciples à s’abstenir de toute action impie, injuste et honteuse, non-seulement en présence des hommes, mais encore dans la solitude, puisqu’ils seraient convaincus que rien de ce qu’ils pourraient faire n’échapperait aux dieux.


CHAPITRE V.


Comment Socrate enseignait la tempérance à ses disciples.


Si l’on ne peut nier que la tempérance ne soit pour un homme une belle et utile acquisition, examinons si les paroles de Socrate y faisaient faire des progrès, quand il s’exprimait ainsi : « Citoyens, s’il nous survenait une guerre, et que, voulant choisir un homme capable, avant tout, de nous sauver et de soumettre les ennemis, nous en connussions un qui fût esclave de son ventre, du vin, des plaisirs de l’amour, de la mollesse et du sommeil, irions-nous le choisir ? Comment pourrions-nous supposer qu’un pareil homme nous sauvât et triomphât des ennemis ? Si nous voulions, à la fin de notre vie, confier à quelqu’un l’éducation de nos garçons, l’honneur de nos filles, le soin de notre bien, croirions-nous l’homme intempérant digne d’une telle confiance ? Donnerions-nous à un esclave intempérant la garde de nos troupeaux, de nos greniers, la surveillance de nos travaux ? L’accepterions-nous, même gratuitement, comme intendant et comme pourvoyeur ? Ainsi, puisque nous ne voudrions pas même d’un esclave intempérant, comment n’attacherions-nous pas de l’importance à nous défendre de lui ressembler ? En effet, on ne peut pas dire que, de même que les avares, en dépouillant les autres de leurs biens, se figurent qu’ils s’enrichissent, l’intempérant soit nuisible aux autres, mais utile à lui-même : au contraire, s’il fait du mal aux autres, il s’en fait plus encore, puisque ce qu’il y a de plus pernicieux c’est de ruiner, en même temps que sa maison, son corps et son esprit. Et dans le commerce de la vie, peut-on se plaire avec un homme qui préfère à ses amis le vin et la bonne chère, ou qui aime mieux les prostituées que ses compagnons ? N’est-ce pas un devoir, pour quiconque regarde la tempérance comme la base de la vertu, de l’affermir d’abord dans son âme ? Sans elle, comment apprendre le bien et le pratiquer dignement ? Quel homme, esclave de ses passions, ne dégrade pas honteusement son corps et son âme ? Il me semble, par Junon[45] ! que tout homme libre doit demander aux dieux de n’avoir pas un tel esclave, et tout homme esclave de ces passions de rencontrer de bons maîtres ; autrement il est perdu. » Voilà ce qu’il disait, et ses actions plus encore que ses paroles témoignaient de sa tempérance : supérieur non-seulement aux plaisirs des sens, mais à ceux que procure la richesse, il pensait que recevoir de l’argent du premier venu, c’était se donner un maître et s’asservir à la plus honteuse servitude.


CHAPITRE VI.


Socrate réfute le sophiste Antiphon, qui lui reprochait sa frugalité, sa simplicité et sa coutume d’enseigner gratuitement.


Il convient ici de ne point passer sous silence l’entretien qu’il eut avec le sophiste Antiphon[46]. Un jour, Antiphon, qui voulait enlever à Socrate ses disciples, l’aborde et lui dit en leur présence : « Je croyais, Socrate, que les philosophes de profession devaient être plus heureux ; mais toi, tu me parais avoir retiré tout le contraire de la philosophie. Tu vis de telle sorte qu’il n’y a pas d’esclave qui voulût vivre sous un pareil maître ; tu te nourris des plus grossiers aliments, tu bois les plus vils breuvages ; non-seulement tu as un méchant vêtement, mais il te sert l’été comme l’hiver ; tu vas sans chaussures ni tunique[47]. Et cependant tu ne reçois aucun argent, quoique l’argent soit agréable à prendre, et qu’il permette à ceux qui le possèdent de vivre avec plus d’indépendance et de douceur. Si donc, à la manière des autres maîtres, qui forment leurs disciples à leur ressembler, tu instruis ainsi les tiens, tu peux te considérer comme un professeur de misère. À ces mots Socrate répond : « Tu t’es fait, je crois, Antiphon, une si triste idée de mon existence, que je t’ai conduit à mieux aimer mourir que de vivre comme moi. Eh bien donc, examinons en quoi tu trouves ma vie si pénible. Est-ce parce que, à l’opposé de ceux qui, exigeant un salaire, sont obligés de faire ce qui le leur rapporte, moi qui ne reçois rien, je ne suis pas forcé de m’entretenir avec qui je ne veux pas ? Trouves-tu mon existence misérable, parce que ma nourriture est moins saine que la tienne, ou moins fortifiante ? ou bien parce que mes aliments sont plus difficiles à trouver que les tiens, plus rares, plus délicats ? ou bien encore parce que les mets que tu prépares t’agréent plus que les miens à moi ? Ne sais-tu pas que celui qui mange avec plaisir n’a pas besoin d’assaisonnement ; que celui qui boit avec plaisir se passe aisément de la boisson qu’il n’a pas ? Quant aux vêtements, tu sais que ceux qui en changent n’en changent qu’à cause du froid et de la chaleur ; que si l’on porte des chaussures, c’est pour que les pieds ne soient point arrêtés dans leur marche par ce qui peut les blesser. T’es-tu jamais aperçu que le froid m’ait fait rester davantage à la maison ? que, pendant la chaleur, je me sois battu pour avoir de l’ombre ? qu’un mal de pieds m’ait empêché d’aller où je voulais ? Ignores-tu que des personnes faibles de corps, deviennent, grâce à certains exercices, plus fortes que celles qui ne s’y sont pas exercées, et capables de les supporter plus aisément ? Et tu ne crois pas que moi, qui me suis exercé le corps à braver toutes les influences, je les supporte plus aisément que toi qui ne t’y es point exercé ? Si je ne suis point esclave de mon ventre, du sommeil, de la lubricité, penses-tu qu’il y en ait une cause plus puissante que l’expérience de plaisirs plus doux, lesquels ne flattent pas seulement à l’instant même, mais font espérer des avantages continuels ? Tu sais que, sans l’espoir du succès, on ne goûte aucune jouissance, tandis que si l’on pense réussir dans l’agriculture, dans la navigation ou dans toute autre profession que ce soit, on s’y livre avec autant de joie que si l’on réussissait déjà. Crois-tu cependant que ce soit là un bonheur égal à celui que donne l’espoir de se rendre meilleur soi-même et ses amis ? Telle est pourtant l’opinion dans laquelle je persiste. S’il faut servir ses amis ou sa patrie, qui donc en aura plus le loisir, de celui qui vit comme je fais, ou de celui qui embrasse la manière de vivre dont tu te glorifies ? Qui se mettra le plus aisément en campagne, de celui qui ne saurait vivre sans une table somptueuse ou de celui qui se contente de ce qu’il a sous la main ? Qui capitulera le plus promptement, de celui qui a besoin des mets les plus difficiles à trouver, ou de celui qui est satisfait des aliments les plus vulgaires ? Tu sembles, Antiphon, mettre le bonheur dans les délices et la magnificence ; pour moi, je crois que la divinité n’a besoin de rien ; que, moins on a de besoins, plus on se rapproche d’elle ; et, comme la divinité est la perfection même, ce qui se rapproche le plus de la divinité, se rapproche le plus de la perfection. »

Un autre jour, Antiphon disait encore à Socrate : « Socrate, je te crois un homme juste, mais pas tout à fait un homme sage. Il me paraît d’ailleurs que tu es aussi de cet avis ; et voilà pourquoi tu ne fais point argent de tes leçons. Cependant ton manteau, ta maison, et rien de ce qui t’appartient et que tu crois valoir quelque argent, tu ne le donnerais gratuitement à personne, ni pour un prix au-dessous de sa valeur. Il est clair que, si tu estimais aussi tes leçons, tu te les ferais payer ce qu’elles valent. Tu es donc un honnête homme, puisque tu ne trompes pas par cupidité, mais non point un sage, puisque tu ne sais rien qui soit de quelque valeur. » À cela Socrate répondit : « Antiphon, n’est-il pas d’usage parmi nous qu’on peut faire de la beauté comme de la sagesse un emploi honnête ou honteux ? Quiconque trafique de la beauté avec qui veut la lui payer, s’appelle un prostitué ; mais celui qui, connaissant un homme épris de la vertu, cherche à s’en faire un ami, on le regarde comme un homme sensé. Il en est de même de la sagesse : ceux qui en trafiquent avec qui veut la leur payer, s’appellent sophistes ou bien prostitués ; mais celui qui, reconnaissant dans un autre un bon naturel, lui enseigne tout ce qu’il sait de bien et s’en fait un ami, on le regarde comme fidèle aux devoirs d’un bon citoyen. Moi de même, Antiphon : ainsi qu’un autre est heureux d’avoir un bon cheval, un chien, un oiseau, je suis heureux, et plus encore, d’avoir de bons amis. Tout ce que je sais de bien, je le leur apprends, et j’y ajoute tout ce qui peut les aider à devenir vertueux. Les trésors que les anciens sages nous ont laissés dans leurs livres, je les parcours en société de mes amis ; si nous rencontrons quelque chose de bien, nous le recueillons, et nous regardons comme un grand profit de nous être utiles les uns aux autres. »

Pour moi, quand j’entendais ces paroles, je croyais que Socrate était heureux et qu’il conduisait ses auditeurs à la vertu.

Une autre fois encore, Antiphon lui ayant demandé pourquoi, s’il se flattait de rendre les autres habiles dans la politique, il ne s’occupait pas lui-même de la politique, qu’il prétendait connaître : « Lequel vaut donc mieux, Antiphon, répondit Socrate, de m’occuper tout seul de politique ou de consacrer mes soins à rendre un grand nombre de gens capables de s’en occuper ? »


CHAPITRE VII.


Comment Socrate détournait ses disciples du charlatanisme et de l’ostentation.


Examinons encore si, en détournant ses disciples du charlatanisme, il les tournait à la pratique de la vertu ; car il disait toujours qu’il n’y a pas de plus beau chemin vers la gloire que quand un homme de bien est réellement tel qu’il veut paraître. Et la vérité de son assertion, il la prouvait ainsi : « Supposons, disait-il, qu’un homme, qui ne serait pas bon joueur de flûte, voulût le paraître, que devrait-il faire ? Ne lui faudrait-il pas se donner artificiellement tous les dehors des bons joueurs de flûte ? Et d’abord, comme les bons artistes possèdent un bel attirail, et s’entourent de nombreux acolytes, il lui faudrait faire de même ; ensuite, comme ils ont un grand nombre dé gens qui les prônent, il devrait aussi se procurer beaucoup de preneurs[48]. Cependant il ne devrait jamais se mettre à l’œuvre, ou bien il se couvrirait aussitôt de ridicule, et serait convaincu d’être non-seulement un mauvais artiste, mais un charlatan[49] Malgré cela, dépensant beaucoup sans y rien gagner, perdu, en outre, de réputation, comment n’aurait-il pas une vie pénible, inutile et ridicule ? De même, si un homme voulait se donner pour bon pilote et pour bon général, sans l’être réellement, voyons ce qui lui arriverait. Est-ce que son désir de passer pour un homme capable de remplir ces emplois, sans pouvoir le persuader, ne le rendrait pas malheureux ? Et parvînt-il à le persuader, ne serait-il pas plus malheureux encore ? En effet, chargé de conduire un vaisseau sans le savoir, ou bien de commander une armée, il perdrait ceux même qu’il voudrait sauver, et se retirerait chargé de honte et de mépris. »

Socrate faisait voir de la même manière qu’il n’y a nul profit à se faire passer pour un homme riche, courageux ou robuste, quand on ne l’est pas. Chargé d’emplois au-dessus de ses forces, et ne pouvant les remplir, tout en en paraissant capable, on n’obtient aucune indulgence. Il appelait fourbe insigne celui qui vole de l’argent ou tout autre objet qu’il a reçu de confiance, mais fourbe plus grand encore l’homme sans valeur, dont l’effronterie cherche à convaincre qu’il est capable de diriger l’État. Pour moi, je crois que Socrate détournait ses disciples du charlatanisme, en leur tenant ce langage.


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  1. Nous avons eu sous les yeux pour la traduction et pour les notes les éditions classiques de MM. H. Martin et Sommer. Le titre de Mémoires ou Souvenirs a été donné à cet ouvrage par Xénophon lui-même, et c’est celui sous lequel Diogène de Laërte et les autres écrivains grecs l’ont cité. Ce nom exprime parfaitement la nature de l’ouvrage. Diogène de Laërte dit que Xénophon publia sous le titre de Mémoires les notes qu’il avait eu soin de prendre pendant les entretiens de Socrate. — Cf. le Mémoire sur Socrate de M. Adolphe Garnier, dans le compte rendu de l’Académie des sciences morales et politiques, t. XXXII, p. 407 et suivantes.
  2. « Voici comment cet acte est reproduit par Diogène de Laërte, tel qu’il était encore conservé de son temps (iie siècle avant J.-C.), au témoignage du philosophe Phavorinus, dans le temple de Cybèle, qui servait de greffe aux Athéniens : « Mélétus, fils de Mélétus, du bourg de Pithos, accuse par serment Socrate, fils de Sophronisque, du bourg d’Alopèce. Socrate est coupable en ce qu’il ne reconnaît pas les dieux de la république et met à leur place des extravagances démoniaques. Il est coupable en ce qu’il corrompt les jeunes gens. Peine, la mort. » Victor Cousin.
  3. Voy. le Théagès de Platon, les ouvrages d’Apulée et de Plutarque : Du dieu de Socrate, et le livre de M. Lélut, qui a pour titre : Du démon de Socrate. Cf. Cicéron, De la Divination, I, LIV.
  4. Cf. Cyropédie, I, vi.
  5. Les sophistes, dont il s’agit ici, et dont le nom n’était point alors considéré comme une désignation injurieuse, sont les Pythagoriciens. Ce sont les ennemis de Socrate qui ont déshonoré le nom de sophiste, autrefois synonyme de philosophe.
  6. Les Éléates Xénophane, Parménide, Zénon et Mélissus.
  7. Les atomistes Leucippe et Démocrite.
  8. Héraclite ; cf. le Cratyle de Platon.
  9. École d’Élée. Cf. Aristote, Physiq., VI, IX.
  10. Les atomistes, les disciples d’Héraclite et l’école ionienne
  11. Les Éléates.
  12. « Le sénat athénien se composait de 500 membres tirés au sort annuellement, 50 dans chacune des dix tribus. Chacune de ces tribus, suivant un ordre fixé par le sort, avait chaque année pendant 35 ou 36 jours la prytanie on préséance. Les 50 sénateurs de la tribu qui avait actuellement la prytanie se nommaient prytanes. Chacun d’eux, suivant un ordre fixé par le sort, devenait épistate, et comme tel présidait le sénat et l’assemblée du peuple. Socrate était épistate l’an 406 avant notre ère, et comme tel refusa de meure aux voix la condamnation à mort que le peuple voulait obtenir contre Thrasylle, Érasinide et les autres généraux vainqueurs dans le combat naval des îles Arginuses, pour n’avoir pas enseveli les morts malgré la tempête. » H. Martin. Cf. Xénophon, Helléniq., I, viii, pour les détails.
  13. Cette fortune s’élevait à 5 mines, moins de 500 francs. Cf. Économiq., II. Libanius, dans son Apologie de Socrate, élève cette fortune à 80 mines, près de 8 000 francs.
  14. Le texte de Weiske porte ἀπεχθομένους, ceux qui s’abstiennent : j’ai suivi de préférence la leçon ἀπεχόμενος, s’abstenant lui-même, adoptée par MM. Martin, Dindorf et Sommer.
  15. Lucien se moque également de cet usage : Sectes à l’encan, 6. Voy. notre traduction, t. I, p. 201 et 202.
  16. Voy., pour la biographie d’Alcibiade, Plutarque et Corn. Népos, et cf. celle de Thrasybule, par ce dernier historien. Sur la vie de Critias, voy. Xénophon, Helléniq., II, iii et iv.
  17. Le texte grec offre ici un exemple de ce balancement antithétique qui plaisait beaucoup aux rhéteurs et même aux orateurs, et qu’il est impossible de reproduire en français. Le premier membre de la phrase se termine par ἀπολογήσομαι, et le second par διηγὴσομαι. Ces sortes de rencontres sont également assez fréquentes en latin, et quelques-uns de nos grands écrivains français ne les ont pas dédaignées.
  18. Cf. Platon, Alcibiade, I, p. 7 de l’édition spéciale de Stalbaum.
  19. Théognis, v. 36 et 37, p. 6 de l’édition Boissonade.
  20. Auteur inconnu.
  21. Voy. Helléniq., II, iii.
  22. Voy. Hellèniq., II, iii. Les nomothètes étaient un conseil de magistrats chargés de proposer au besoin l’abrogation ou la refonte des lois anciennes, inconciliables avec des lois plus récentes.
  23. C’était l’âge requis chez les Athéniens pour être sénateur.
  24. Voy., sur cette conversation, un article de M. Villemain dans la Revue des Deux-Mondes du 1er janvier 1858.
  25. Criton, auteur de dialogues philosophiques et principal disciple de Socrate, a donné son nom à l’un des plus célèbres dialogues de Platon. Chéréphon, ami intime de Socrate, figure dans le Gorgias et le Charmide de Platon, et Aristophane, dans les Nuées, répand ses sarcasmes sur lui et sur son maître. Chérécrate, frère de Chéréphon, figurera plus loin dans ces Mémoires. Hermocrate n’est pas autrement connu. Simmias de Thèbes parait dans le Phédon, le Phèdre et le Criton de Platon : c’était un des disciples les plus fidèles de Socrate. Cébès, de Thèbes, l’un des interlocuteurs du Phédon, était auteur de quelques dialogues ; on lui attribue un Tableau de la vie humaine, dont il est question dans Lucien : Maître de rhétorique, 6 ; Sur ceux qui sont aux gages des grands, 12. On trouve ordinairement ce tableau à la suite des Caractères de Théophraste et du Manuel d’Épictète, édition Tauchnitz. Phédondès, de Cyrène, suivant Platon, assistait à la mort de Socrate.
  26. Voy., dans les Nuées d’Aristophane, la scène où Phidippide apprend à l’école de Socrate à battre son père et à prouver qu’il en a le droit. Aristophane, trad, de M. Artaud, p. 116 et suivantes.
  27. Travaux et Jours, v. 313.
  28. Iliade, II, v. 188-191, 198-202.
  29. Ce reproche s’adresse spécialement à Aristippe de Cyrène.
  30. Lichas, fils d’Arcésilas, avait coutume de nourrir à ses frais les étrangers attirés dans sa patrie par quelque grande fête nationale. Voici ce qu’en dit Plutarque dans la Vie de Cimon, chap. x : « Lichas le spartiate s’est fait un nom célèbre parmi les Grecs, uniquement parce qu’il recevait chez lui les étrangers au temps des gymnopédies. » Cf. ce que dit Valère-Maxime, IV, viii, sur la bienfaisance d’un certain Gillias d’Agrigente.
  31. Les gymnopédies étaient des fêtes lacédémoniennes, pendant lesquelles un chœur d’enfants et un chœur d’hommes dansaient nus en chantant des péans autour des statues d’Apollon, de Diane et de Latone, en commémoration de la victoire remportée à Thyrée sur les Argiens. Voy. Athénée, xv, p. 78 ; Lucien, de la Danse, 12, t. I, p. 483 de notre traduction.
  32. Cf. Platon, 2e Alcibiade, et Valère Maxime, VII, ii.
  33. Hésiode, Trav. et jours., v. 336.
  34. Dans le Phèdre de Platon on trouve cette maxime du poète Ibycus : Qu’il ne faut point commettre une faute devant les dieux pour acheter à ce prix l’estime des hommes.
  35. Le mot ὄψον dit plus en grec, « Les anciens Athéniens donnaient ce nom à l’ensemble des mets qui composaient soit un simple repas, soit un festin. Originairement on désignait ainsi tous les aliments qui n’étaient pas une préparation de grains. Du temps de Platon, l’opson comprenait le sel, les olives, le fromage, les choux, les figues, les baies de myrte, les noix, les légumes secs, toutes sortes de légumes, ainsi que les préparations de chair et de poisson. Plus tard, la signification changea, et l’on n’entendit plus par opson que le poisson, mets favori des gourmands et des gens délicats. » Ch. Dezobry. — Cf. Cicéron, Tusculanes, V, xxxiv.
  36. Voy. dans Homère, Odyssée, X, 239 et suivantes, la fable de Circé.
  37. Son frère, d’après Schneider et Weiske.
  38. Cf. Banquet, chap. iv ; et Lucien, les Sectes à l’encan, 10 ; 1.1, p. 209 de notre traduction.
  39. Aristodème, l’un des amis les plus dévoués de Socrate, est également appelé le Petit dans le Banquet de Platon.
  40. Mélanippide de Mélos, fils de Criton, florissait vers 530 avant l’ère chrétienne : il ne reste de lui que très-peu de fragments.
  41. Polyclète, ou plus correctement Polyclite, que Socrate place ici au-dessus de Phidias, était de Sicyone ou d’Argos. Son chef-d’œuvre était une Junon de 10 mètres de hauteur, dont la tête, la poitrine, les bras et les pieds étaient d’ivoire, et les vêtements d’or. Il avait fait aussi une statue modèle, dite le canon, c’est-à-dire la règle, où il avait établi la perfection des formes humaines, Voy. Lucien, de la Danse, 75, et Pérégrinus, 9.
  42. Le célèbre peintre Zeuxis de Samos florissait vers l’an 460 avant J. C. Voy., sur un de ses plus célèbres tableaux, Lucien, Zeuxis ou Antiochus, t. 1, p. 338 et suivantes de notre traduction.
  43. « Remarquons ici le principe des causes finales, appliqué à la démonstration de l’existence de la divinité. Ce principe, méconnu par l’école d’Ionie en général, posé par Anaxagore, mais resté trop peu fécond entre ses mains, a été largement développé par Socrate et Platon. Comparez toute la suite de ce chapitre avec ce que dit Cicéron, De nat. Deor., II, LVI et suivants. » H. Martin. Cf. le Traité de l’existence de Dieu de Fénelon, et le Traité de la connaissance de Dieu et de soi-même de Bossuet.
  44. Cf. un beau passage de Cicéron, Tuscul., 1, chap. xxvii, xxviii et xxix.
  45. Ce serment, quoique particulier aux femmes, est souvent dans la bouche de Socrate.
  46. Il y a eu plusieurs Antiphon, entre autre un poète tragique et un orateur distingué du bourg de Rhamnuse, surnommé Nestor à cause de son éloquence ; mais il ne faut pas les confondre avec le sophiste dont il s’agit ici, que son style apprêté avait fait surnommer l’assaisonneur de mots, et dont le désintéressement n’était pas la vertu dominante.
  47. Les Cyniques ont renchéri sur ces habitudes de Socrate. Voy. le dialogue de Lucien intitulé le Cynique, t. II, p. 487 de notre traduction.
  48. Lucien, dans son Maître de rhétorique, 21, parle ainsi de ces sortes de claqueurs : « Ayez des amis qui trépignent sans cesse et vous payent ainsi le prix de vos dîners. S’ils s’aperçoivent que vous allez faiblir, ils doivent alors vous tendre la main, et vous ménager, en applaudissant, le temps de retrouver ce que vous voulez dire. Un de vos premiers soins, en effet, est de vous former un chœur dévoué et qui chante avec ensemble. »
  49. On lira avec intérêt, je l’espère, comme un commentaire naturel de ce passage, l’anecdote racontée par Lucien sur un certain Évangélus qui vint se faire siffler et fouetter aux jeux pythiques. Voy. Lucien, Contre un ignorant bibliomane, t. II, p. 275 et suivantes de notre traduction.