Mémoires sur les contrées occidentales/Préface

La bibliothèque libre.
Traduction par Stanislas Julien.
(tome 1p. xxix-xxxi).

PRÉFACE DU SI-YU-KI[1].




AVIS AU LECTEUR[2].


Un auteur chinois écrit rarement la préface de son ouvrage. Pour se dispenser de parler de lui-même, il aime mieux confier le soin de sa réputation à un ami dévoué, ou à un grand personnage dont l’estime lui est acquise d’avance et lui répond de celle du public. Mais, en général, ces sortes de préfaces ne nous apprennent presque rien de ce qui pourrait nous intéresser. Un Européen, qui aimerait à y trouver la vie intime de l’auteur, les principes qui ont présidé à la composition de son livre, et les sources où il a puisé, n’y voit souvent qu’un panégyrique ampoulé, plein de métaphores ambitieuses, d’allusions obscures, et de figures de langage qui ressemblent aussi peu au style ordinaire des livres que la nuit ressemble au jour. Le morceau qu’on va lire offre un spécimen bien caractérisé de ces éloges pompeux et vides, et présente, par conséquent, les plus grandes difficultés, non-seulement à un traducteur de l'Occident, mais encore à tout lettré chinois qui ne connaîtrait que les idées et la langue de l’école de Confucius.

J’ai traduit ce morceau aussi fidèlement que possible, sans me flatter de l’avoir compris d’un bout à l’autre. Je me suis efforcé de reproduire les expressions figurées ou d’une difficulté particulière, en me réservant de les expliquer de mon mieux dans des notes perpétuelles. Si je n’avais craint d’être aussi obscur que le texte chinois, j’en aurais constamment donné le sens littéral, sans ajouter les transitions et les sous-entendus nécessaires. Le lecteur se serait fait ainsi une juste idée des difficultés prodigieuses que de telles compositions présentent à un sinologue européen, qui n’a sous la main aucun dictionnaire où il puisse trouver le sens des mots, aucun docteur bouddhiste qui lui apprenne l’acception cachée et conventionnelle des expressions figurées. Si je publie ce morceau, quoiqu’il n'ajoute pas le moindre intérêt au Si-yu-ki, c’est uniquement pour que son omission ne donne pas lieu, de nouveau, à des suppositions malveillantes, et pour empêcher que les personnes, à qui ce pathos de mauvais goût est heureusement inconnu, ne s'imaginent que je les aurais privées, en supprimant cette préface, de la pièce la plus belle et la plus importante du Si-yu-ki. Pour venir à bout de ces logogriphes littéraires, il faudrait, comme ce sinologue russe, qui a résidé dix ans à Péking, avoir pu profiter (sans grand mérite, il est vrai) des lumières et presque de la collaboration de ces Lamas, qui ne peuvent rien ignorer des idées creuses, des tropes ambitieux et des expressions techniques qu’a inventés le pédantisme des écrivains bouddhistes.

L’introduction du Si-yu-ki, également composée par Tchang-choue, affiche les mêmes prétentions littéraires, et pèche, quoique à un moindre degré, par l’emphase et l’obscurité du style. Cependant, comme les idées et les faits qui y sont exposés me sont un peu plus familiers, j’ose garantir, avec une certaine assurance, l’exaclitude de ma traduction.

Les notes perpétuelles, destinées à éclaircir les mots et les phrases de la préface, qui avaient besoin d’une courte explication ou d’un commentaire développé, réduiront à leur juste valeur les opinions tranchantes de l’orientaliste russe, qui était à la fois juge et partie dans la question. Elles montreront, en outre, aux personnes compétentes que si, dans la seconde partie de mon premier volume. J’ai passé, après en avoir averti le lecteur, les rapports, les lettres et les décrets dont elle abonde, ce n’était point, comme il l’a dit d’un ton malveillant, faute d’avoir pu tes comprendre, car aucun de ces morceaux n’était aussi difficile que la préface de Tchang-choue. J’ai dit mes raisons et je les justifierai sans peine. Si j’ai omis ces pièces ampoulées de rhétorique chinoise, où l’auteur s’est étudié à être obscur pour arriver au sublime du genre, c’était, je le répète, parce qu’elles ne contenaient aucun fait de quelque valeur qui fût propre à faire connaître la géographie de l’Inde, ou la littérature et les doctrines bouddhiques.

  1. On a vu par la Notice bibliographique, que cette préface a pour auteur Tchang-choue.
  2. Les personnes étrangères à l’étude du chinois ne considéreront sans doute, la traduction de cette préface et son commentaire, que comme un objet de curiosité philologique ; mais le traducteur espère que tous les sinologues, frappés de la situation que lui avait faite une critique inqualifiable, sauront en apprécier la valeur et la portée.