Malherbe et ses sources (Counson)/6/2

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H. Vaillant-Carmanne (p. 190-195).


II. Les Espagnols.


Le poète de Henri IV, dans ses vers, a dit des Espagnols tout le mal qu’on en pensait au sortir des troubles de la Ligue, et il leur a souhaité les plus affreuses calamités : dans la Prière pour le roi allant en Limousin, il promet que grâce au dauphin

L’Espagne pleurera ses provinces désertes[1],

et sous la reine-mère il s’écrie, en voyant la puissance des lys de France :

Et l’Espagnol, prodige merveilleux !
Cesse d’être orgueilleux[2].

Cela ne l’a pas empêché, du reste, de célébrer ailleurs

les deux grands hyménées,
Dont le fatal embrassement
Doit aplanir les Pyrénées[3].

et il ne faut pas attacher trop d’importance aux indignations rimées du poète officiel. Ce poète n’ignorait pas l’espagnol : il donne le parabien à Peiresc[4], et il cite un autre jour le proverbe espagnol que Cervantes met dans la bouche de Sancho Pança[5] : a dineros pagados, brazos quebrados[6]. Il connaissait sans doute de la littérature espagnole ce que les Français en savaient de son temps[7], la Célestine, les Amadis, surtout la Diane de Montemayor, et il connaissait assez ce dernier auteur pour découvrir dans une complainte de Desportes une « imitation de Montemayor »[8] — si toutefois il est bien l’auteur de cette note de la copie B du commentaire, note dont les recherches de M. Lanson sur Desportes montrent l’à-propos. Malherbe a eu plus d’une fois l’occasion d’apprendre à connaître la poésie espagnole dans le monde qu’il fréquentait, et, par une véritable ironie de l’histoire littéraire, c’est sous son nom qu’a paru la première imitation de Gongora dans la poésie française, à savoir la chanson :

Qu’autres que vous soient désirées[9],


que Berthelot parodia en termes si cruels pour Malherbe ; cette chanson, en stances de six vers, dont le troisième et le sixième se répondent :

Cela se peut facilement…
Cela ne se peut nullement.


a pour modèle une letrilla satirique de Grongora, où le refrain, pareillement disposé, est : Bien puede ser au troisième vers de chaque stance, No puede ser au sixième. La composition en a été racontée par Racan, par Ménage et par Tallemant des Réaux : « J’ai ouï dire à M. de Racan, dit Ménage, que cette chanson fut faite dans la chambre de Mme de Bellegarde, par elle, par lui et par Malherbe, à l’imitation d’une chanson espagnole, dont le refrain étoit : Bien puede ser, No puede ser ; et que Mme de Bellegarde y avoit beaucoup plus de part, ni que lui, ni que Malherbe. Ainsi cette pièce n’a point dû être mise parmi celles de Malherbe. Cependant, de son temps même, elle passoit pour être de Malherbe, comme il paroit par ces vers que Berthelot fit contre lui, au sujet de cette chanson[10] ». Comment connaissait-on la pièce de Gongora « dans la chambre de Mme de Bellegarde » ? Peut-être est-ce par le recueil d’Espinosa, Flores de poetas illustres (1605) En tous cas, le gongorisme ne devait pas tenir une grande place dans l’œuvre ni même dans la pensée du réformateur français : « car l’estilo culto consiste en façons de parler trop personnelles ; et déjà, quel que soit le raffinement du fond, la communauté de l’expression, même délicate et travaillée, est requise chez nous. C’est une des conséquences de l’œuvre de Malherbe, que l’établissement de la société polie a encore consolidée[11] ». Et puis à cette époque, en France, le gongorisme n’était pas encore ce qu’on en fait dans certaines histoires littéraires ; il n’était du reste pas fait pour plaire à l’ennemi du marinisme ; et, comme Gongora devait surtout agir sur le genre burlesque[12], Malherbe n’en avait vraiment que faire. Il en est de même du théâtre espagnol, qui devait plus tard exercer une merveilleuse influence, et du roman ; et quant à d’autres auteurs espagnols alors répandus, le traducteur de Sénèque n’aurait pas trouvé de plus belles sentences que les latines dans ce Guevara qu’on lisait tant en France depuis le XVIe siècle[13] ; et en relisant Los siete libros de la Diana de George de Montemayor, édition de Venise, 1585, que Malherbe a peut-être eue sous les yeux en Provence, ou d’autres éditions ou traductions de Barcelone ou de Paris, on ne voit vraiment rien qu’il n’eût pu trouver aussi bien dans l’Aminte du Tasse et chez les écrivains italiens, ou même dans ce qui avait passé de littérature espagnole chez Desportes. En 1613, il va voir les comédiens espagnols venus à Paris, et il en rapporte une fâcheuse impression : « Je viens tout à cette heure, écrit-il, de la comédie des Espagnols, qui ont aujourd’hui commencé à jouer à la porte Saint-Germain dans le faubourg ; ils ont fait des merveilles en sottises et en impertinences ; il n’y a eu personne qui ne s’en soit revenu avec mal de tête ; mais, pour une fois, il n’y a point eu de mal de savoir ce que c’est. Je suis de ceux qui s’y sont excellemment ennuyés, et en suis encore si étourdi que je vous jure que je ne sais où je suis ni ce que je fais ![14] ». Il pourrait en dire autant de tout ce qu’il connaît de littérature espagnole : « pour une fois, il n’y a point eu de mal de savoir ce que c’est ». Mais il ne discute pas la poésie espagnole, il ne la juge nulle part ; on sent qu’il n’y a pas encore de « question espagnole » pour les critiques de 1605. À Malherbe s’appliquent très exactement les observations de M. Morel-Fatio sur cette époque : « Si l’on apprend l’espagnol en France, c’est plutôt par genre, pour émailler la conversation de mots exotiques — comme nous faisons aujourd’hui avec l’anglais — que pour lire des livres… Si d’autres livres (que le roman picaresque) trouvent accès chez nous, ce ne sont guère que des pastorales, mêlées de vers et de prose, qui plaisent parce que le genre venu d’Italie s’est acclimaté depuis longtemps en France. On est curieux de comparer au Sannazar et la Diane de Montemayor et l’Arcadie de Lope de Vega ![15] ».



  1. Malh., I, 74.
  2. id., I, 195.
  3. id., I, 215.
  4. id. III, 303. L’article consacré à Malherbe dans les Jugements des savants de Baillet (no 1411) dit : « Enfin Malherbe n’a pas dédaigné même d’imiter les Modernes, parmi lesquels Mr. Colletet (au Discours de l’éloquence et de l’imitation des Anciens, p. 33, 34, à la fin de son Art Poétique, etc.) a remarqué quelques Italiens et quelques Espagnols ». La note de La Monnoye (édit. d’Amsterdam, 1725, t. 4, p. 195) ajoute justement : « Colletet dans l’endroit cité ne nomme aucun auteur Espagnol que Malherbe ait imité »
  5. Cervantes, Don Quichote, 2e  partie, chap. LXXI. Malherbe a certainement lu Don Quichote, et il y a une allusion à la nouvelle du Curieux impertinent (Don Quichote, Ire partie, chapitre XXXIII, nouvelle particulièrement célèbre et publiée notamment à part par César Oudin) dans un mot de Malherbe rapporté dans les Historiettes de Tallemant, t. I, p. 281, note 1.
  6. Malh., III, 351.
  7. Voy. à ce sujet Morel-Fatio, Études sur l’Espagne, t. 1 ; G. Lanson, Études sur les rapports de la littérature française et de la littérature espagnole au XVIIe siècle (Revue d’histoire littéraire de la France, 1896) ; Martinenche, La comedia espagnole en France, p. 301, 302 et suiv. ; Huszar, Corneille et le théâtre espagnol (1903), et surtout l’article que M. Brunetière a consacré à ce livre dans la Revue des Deux Mondes (1903).
  8. Dans la copie B, on lit à la marge, un peu plus bas que le titre : « Imitation de Montemayor » (Malh., éd. Lalanne, IV, 457, no 2). Cette copie B est l’une de celles de la Bibliothèque de l’Arsenal : « les additions proviennent peut-être d’un autre exemplaire pareillement annoté par Malherbe. Il serait encore possible qu’il les eût écrites sur des morceaux de papier détachés qui se seraient perdus plus tard » Malh., IV, Préface, p. II). Cf. Lanson, Études sur les rapports, etc., art. Desportes, (Revue d’histoire littéraire de la France, 1897, p. 63).
  9. Malh., I, 90.
  10. Ménage, o. c. : Malh., I, 96 ; Lanson, o. c. (Revue d’histoire littéraire de la France, 1896, p. 325) ; Tallemant des Réaux, Les Historiettes, 3e  éd. par P. Paris et de Montmerqué, I, 296 et 319 ; Arnould, Anecdotes inédites, p. 61 ; id., Racan, p. 63.
  11. Lanson (Revue d’histoire littéraire, 1896, p. 323).
  12. Lanson, ibid., p. 326. Malherbe, on l’a vu plus haut, connaissait assez ce Martial auquel Lope de Vega comparait Gongora pour le sel de la plaisanterie.
  13. L. Clément, Antoine de Guevara, ses lecteurs et ses imitateurs français au XVIe siècle (Revue d’histoire littéraire, 1900, p. 590 et suiv.) ; Lanson (Revue d’hist. litt., 1896, p. 53).
  14. Malh., III, 350 (27 octobre 1613) ; Lanson, Revue d’histoire littéraire, 1896, p. 64 ; Malherbe écrit encore (III, 358) : « Les Espagnols ne plaisent à personne : ils jouent au faubourg Saint-Germain, mais ils ne gagnent pas le louage du jeu de paume où ils jouent ». Cf. aussi Rigal, Alexandre Hardy, p. 107, n. 2 : Martinenche, La comedla esp. en Fiance, p. 306.
  15. A. Morel.-Fatio, Études sur l’Espagne, I, 38 et 40.